Voyage et recherches en Égypte et en Nubie/03
EN
EGYPTE ET EN NUBIE
LES PYRAMIDES.[1]
15 décembre.
Un petit bateau à vapeur transporte les voyageurs d’Alexandrie jusqu’à Atfeh, où le canal rejoint le Nil : là un autre bateau plus grand les reçoit et les porte au Caire, en remontant le fleuve. À ce canal, comme je l’ai dit, Alexandrie doit sa résurrection il lui apporte l’eau du Nil ; et la rattache à l’Égypte. Au temps des Français, il n’était guère navigable qu’un mois de l’année. Bonaparte conçut le projet de le réparer. Les plans furent levés, les devis furent faits, mais le temps et la fortune manquèrent à ce dessein ; après divers essais, parmi lesquels il faut citer ceux de M. Coste en 1820, le pacha résolut de reprendre l’œuvre des Ptolémées et des califes, et de réaliser le projet des Français. Malheureusement il accomplit cette grande résolution à sa manière, c’est-à-dire en prodiguant la vie des hommes, qui ne compte pas pour beaucoup en Orient. On fit une battue dans la Basse-Égypte, on traqua on pressa[2] les cultivateurs, les femmes, les vieillards, les enfans au nombre, dit-on, de cent mille. Là, sans abri, souvent sans nourriture, creusant avec les ongles un sol pestilentiel, ces malheureux, excités par le bâton dévorés par la faim, décimés par les maladies, achevèrent le canal en quelques mois. Le canal existe, il est très utile au commerce, très commode pour les voyageurs, et il n’a pas coûté beaucoup d’argent à creuser. MM. Lancret et Chabrol, de l’expédition d’Égypte, estimaient les frais à 750,000 francs, Méhémet-Ali n’a dépensé que trente mille hommes.
le ne sais si l’horreur de ce souvenir assombrissait pour moi le paysage, mais j’ai trouvé les bords du canal bien tristes. Je les crois réellement assez mornes et assez différens de ce qu’ils étaient au temps d’Aboul-Feda, quand celui-ci vantait l’agrément de ces rives bordées des deux côtes de prairies et de jardins, plantées, dit un poète arabe, de palmiers « semblables au col ondoyant d’une belle fille qui dort, et parés de leurs colliers de fruits » Pour me distraire, je cause avec un Arménien orthodoxe (ainsi se désignent eux-mêmes ceux que nous appelons schismatiques). Celui-ci est plein de colère contre les Arméniens catholiques. Ils ont cessé d’être Arméniens en se faisant romains, dit-il. le comprendrais ce patriotisme jaloux, s’il y avait une église arménienne véritablement indépendante ; mais on sait de quel souverain étranger le grand patriarche d’Eschmyadzin est le très humble serviteur, et les Arméniens qui ne veulent pas avoir leur pape à Rome risquent fort de l’avoir à Pétersbourg.
Dans les misérables huttes qui s’élèvent sur la rive, je remarque en passant ce goût naturel pour l’élégance et la décoration qui se rencontre ici allié à la dernière misère. La porte d’une cabane bâtie avec la boue du Nil m’a offert une ogive très bien tracée. Dans le pays du soleil, le beau, n’est jamais absent, la grace se mêle à tout.
Cependant le bateau marche, et nous approchons d’Atfèh, où le canal débouche dans le Nil. Tout à coup à la monotonie et à la nudité du paysage succèdent deux rangées de sycomores. Le soleil, qui est près de son coucher, sème de taches dorées l’ombre noire qui s’étend à leur pied. Nous glissons entre deux murs d’une noire verdure, et au bout de cette allée d ombre jaillit le minaret empourpré d’Atfèh. Voila un de ces momens dont le souvenir se détache de tous les souvenirs d’un voyage, et qui dédommagent de beaucoup de longueurs et d’ennuis, comme quelques momens dans la vie dédommagent de beaucoup de jours. A Atfèh s’opère le transbordement du petit bateau dans le bateau plus grand destiné à remonter le Nil jusqu’au Caire. Nous voilà donc sur le Nil. Désormais nous ne le quitterons plus ; il nous promènera à travers les monumens de l’Égypte, qui s’élèvent tous sur ses bords ; les anciens l’appelaient AEgyptos, et en effet il est toute l’Égypte.
Ce soir, nous remontons le cours majestueux de ce fleuve nouveau par un beau clair de lune, en prenant du thé sur le pont, et en causant avec un négociant français établi en Égypte des dernières mesures commerciales de Méhémet-Ali. Le chemin fut plus rude à l’armée française pour venir d’Alexandrie au Nil ; pendant plusieurs jours, elle se traîna à travers les sables, harcelée par les Arabes, mal pourvue de vivres, privée d’eau, et dévorée par un soleil de juillet. Faisant ainsi, dans les circonstances les plus pénibles, le cruel apprentissage du désert, elle conserva tout son courage, et, ce qui était plus héroïque, toute sa gaieté. Là, au milieu des horreurs de la soif, les soldats éprouvèrent pour la première fois cette déception cruelle qui semble une ironie de la nature, le mirage. C’est au milieu de ces épreuves qu’ils atteignirent Chebreis, où la fermeté de l’infanterie soutint sans broncher le choc de l’impétueuse cavalerie des mamelouks ; ceux-ci firent en vain des prodiges de courage et de désespoir pour briser une résistance qu’ils ne pouvaient comprendre. Nos soldats ont toujours donné le même exemple, en Égypte et en Algérie, depuis la bataille des Pyramides jusqu’à la bataille d’Isly ; mais c’est à la première rencontre surtout que fut merveilleuse cette immobilité des carrés assaillis par la meilleure cavalerie de l’Orient. Quelque hésitation eût peut-être été permise en présence d’un péril si formidable en apparence, et si nouveau, mais, dès le premier jour, nos fantassins furent inébranlables, et l’ennemi, qui croyait les anéantir, ne put les étonner.
Nous avons laissé la Grèce à Alexandrie, nous en retrouvons encore le souvenir en passant devant le lieu où fut Naucratis, la première ville grecque qu’ait vue l’Égypte ; Naucratis, célèbre partout ce qui tenait aux élégances et aux corruptions de la vie hellénique, par ses coupes, ses vases et ses courtisanes[3]. Le séjour de toutes ces brillantes fragilités n’a laisse aucun débris. Saïs, qui fut la résidence de la dernière dynastie nationale avant la conquête des Perses, a laissé plus de traces. On y voit encore une vaste enceinte en briques et quelques ruines. Du reste, ces ruines, reconnues par l’expédition française, visitées par Champollion, L’Hôte et Wilkinson, offrent, d’après ce qu’ils en disent, un médiocre intérêt. On n’y a presque point trouvé d’inscriptions hiéroglyphiques, et, sans hiéroglyphes, des débris informes ou des briques entassées ne méritent guère d’arrêter. J’ai vu à Rome, où il m’avait été indiqué par le respectable père Ungarelli, un monument venu certainement de Saïs et beaucoup plus curieux que tout ce qu’elle contient aujourd’hui. Ce monument suffirait à lui seul pour montrer quel jour peut répandre sur l’histoire d’Égypte la lecture des hiéroglyphes. Il est venu en aide à une opinion déjà énoncée par M. Letronne et appuyée sur d’autres preuves, à savoir que les destructions opérées par les Persans et leur roi Cambyse avaient été notablement exagérées. C’est une statuette d’un prêtre de la déesse Neith, patronne de Saïs ; elle porte une inscription hiéroglyphique attestant que Cambyse, loin de faire dans cette circonstance aucune violence à la religion nationale, lui a rendu au contraire un éclatant hommage. On peut lire avec certitude dans l’inscription que Cambyse a fait les cérémonies sacrées en l’honneur de la déesse Neith comme les anciens rois.
Les auteurs grecs parlent souvent de Saïs, la première grande ville de l’ancienne Égypte qu’on trouvait en remontant la branche canopique du Nil, long-temps ouverte seule aux étrangers. D’ailleurs Saïs était peu éloignée de Naucratis, dont la population était grecque aussi bien que le nom. C’est à Saïs que Platon place l’entretien de Solon et des prêtres sur l’Atlantide. À Saïs se rattachent deux grandes questions qu’on ne peut résoudre en passant devant ses ruines, mais que ces ruines rappellent la question des colonies égyptiennes en Grèce, et celle des mystères de l’Égypte. Cécrops, dont le nom a du reste une physionomie assez égyptienne, venait-il de Saïs ? Saïs était-elle la mère d’Athènes ? La déesse Athéné (Minerve) était-elle la même que la déesse Neith ? Ces choses que l’antiquité a crues ne sont point impossibles ; si elles étaient vraies, il faudrait saluer ici le berceau d’Athènes, mais elles me semblent loin d’être démontrées. Quelque opinion qu’on adopte sur la grande question des colonies égyptiennes, il faut reconnaître que les témoignages des anciens sur ce sujet, tous très postérieurs à l’événement, doivent être accueillis avec réserve. On a trouvé sur les monumens égyptiens des traces d’immigration ; on y a vu représentées des familles de pasteurs arrivant du dehors comme la tribu d’Abraham, mais on n’a pu découvrir jusqu’ici rien qui ressemble à une émigration. Les Égyptiens paraissent avoir été un peuple sédentaire. Attachés à leur pays, qui était pour eux l’univers, la singularité de ce pays extraordinaire contribuait, encore à les y fixer. En général, quand on est né dans une contrée qui diffère beaucoup des autres par sa physionomie physique et par ses institutions politiques, on est peu disposé à se faire ailleurs une patrie. Plus on a sujet d’être dépaysé par un changement de lieu, moins on est porté à s’établir dans un lieu nouveau ; c’est probablement ce qui fait que les habitans des montagnes tiennent si fortement aux régions qui les ont vus naître. Accoutumés au caractère tranché de leurs scènes et de leur vie alpestres, commet s’accommoderaient-ils au caractère si différent de la nature et des mœurs de la plaine ? Et cela n’est pas vrai seulement des montagnes. Tout pays dont la physionomie est bien marquée, toute civilisation qui a un caractère à part, détournent les hommes d’établir ailleurs leur existence. Il en est des marais de la Laponie comme des pâturages de l’Oberland ou des rochers du Tyrol.
La Chine, qui renferme tous les climats, qui est un pays de plaines et de montagnes, ne se répand point sur le monde, qu’elle inonderait, parce que sa civilisation très particulière l’isole et la circonscrit. Comment un Chinois vivrait-il hors de la Chine ? Pour lui, ce serait changer de planète. Cela était encore plus vrai des Égyptiens, car pour eux, à l’étranger, la nature était aussi nouvelle que la société. On est donc disposé à priori à reconnaître aux Égyptiens un penchant très prononcé, à rester chez eux. Ces réflexions ne tranchent point la question des colonies égyptiennes en Grèce, mais peuvent l’éclairer un peu en attendant qu’elle soit résolue.
À la question des colonies égyptiennes en Grèce touche la question de l’origine des mystères que les colonies auraient apportés. C’est encore un point délicat qui ne peut se traiter sur ce bateau et pour ainsi dire à vitesse de vapeur. Ce qui est certain, c’est que là aussi il y a eu des exagérations et des suppositions manifestes. L’origine égyptienne des mystères grecs, admise un peu sur parole jusqu’à ce jour plutôt que démontrée véritablement, tenait peut-être à l’opinion qu’on s’était formée de la science et de la sagesse profonde des Égyptiens. Peut-être, maintenant qu’on voit qu’ils ne savaient pas beaucoup, reconnaîtra-t-on qu’ils n’avaient pas grand’ chose à cacher, et les mystères de leur religion s’évanouiront-ils presque complètement, comme le profond symbolisme de leur écriture a disparu depuis qu’on sait la lire. Du reste, on ne peut en vouloir beaucoup à une opinion qui a inspiré à M. Ballanche de si belles pages dans son épopée sociale d’Orphée.
Hérodote parle des mystères de Saïs ; mais ce mot doit être pris ici plutôt dans le sens qu’il a reçu au moyen-âge que dans l’acception que lui donnait l’antiquité. À Saïs, d’après Hérodote, on représentait de véritables drames hiératiques ; la nuit, sur le lac de Saïs, on jouait, il le dit en propres termes, la Passion d’Osiris[4]. Cette représentation, j’en conviens, pouvait offrir des symboles dont les initiés avaient le mot ; mais, même en admettant de vrais mystères chez les Égyptiens au temps d’Hérodote, il resterait toujours à savoir si ces mystères existaient primitivement dans le sein de la religion égyptienne, ou s’ils commençaient à s’y introduire par les influences grecques. N’oublions pas que Saïs, où nous les voyons plus certainement établis que partout ailleurs, était voisine de Naucratis, et que Naucratis était grecque.
16 décembre.
Je me réveille sur le Nil ; je vois pour la première fois le soleil se lever sur ses rives. Notre bord a reçu un personnage important, un des hommes les plus éclairés que renferme l’administration égyptienne, Edem-Bey, ministre de l’instruction et des travaux publics ; j’ai pour lui une lettre de mon vénérable confrère M. Jomard, et je suis charmé de commencer notre connaissance sur le bateau à vapeur, où l’on a tout loisir de converser librement. Edem-Bey a vu la France et l’Angleterre ; les idées saint-simoniennes et fouriéristes lui sont familières : on sent qu’il a une certaine prédilection pour elles. Je le regarde et j’écoute avec curiosité. Eh quoi ! c’est un Turc, un ministre du terrible exterminateur des mamelouks, ce personnage à lunettes vertes parlant très bien français et développant tous les avantages qu’offre l’association des petites fortunes et des petites existences avec une bonhomie que je croix sincère ! L’Orient, où l’idée de la propriété individuelle n’a jeté nulle part des racines bien profondes, est le pays où les théories socialistes ont, à quelques égards, le moins de chemin à faire pour s’établir. On y est fort accoutumé à l’exploitation par le gouvernement ; il n’y aurait qu’à la conserver en la régularisant, en la purgeant de despotisme, s’il est possible. Les idées de Saint-Simon ont laissé un germe en Égypte ; les idées de Fourier s’infiltrent à Constantinople. L’Orient, qui n’a connu ni le christianisme ni la liberté, est une terre favorable pour des théories qui ne s’arrangent très bien ni du premier ni de la seconde.
En remontant le Nil, on est frappé, d’un spectacle nouveau A droite et à gauche, le fleuve envoie des canaux qui se divisent et se ramifient ; c’est comme un réseau d’artères qui, partant d’un tronc commun, vont porter la vie aux extrémités ; mais là s’arrête la comparaison. Aucun affluent ne vient grossir le fleuve nourricier ; il y a donc ici des artères, mais il n’y a pas de veines.
La pointe du Delta s’appelle le Ventre de la Vache ; ce nom, donné à l’endroit où commence la partie la plus fertile de l’Égypte, n’est-il pas un souvenir de la vache divine, d’Isis, symbole de la fécondité et personnification de l’Égypte ? Tout le monde sait que les Grecs désignèrent par le nom de Delta un triangle dont la pointe est ici, et dont la base est appuyée à la mer, à cause de la ressemblance qu’ils lui trouvaient avec la quatrième lettre de leur alphabet. Depuis, le nom de Delta a été donné à tous les pays créés ainsi par les atterrissemens que produisent les fleuves vers leur embouchure ; ce phénomène géographique n’est point particulier à l’Égypte. Ceci n’est point le Delta, mais un delta, car il y en a plusieurs ; il y a un grand nombre. Ceci est le delta du Nil. Le Rhin, le Pô, le Mississipi, ont le leur. La Hollande est un delta ; je viens de côtoyer le delta du Rhône, qui s’appelle la Carmargue.
La géologie, qui nous a enseigné l’existence d’anciennes races d’animaux, d’anciennes espèces végétales, aujourd’hui détruites, a retrouvé aussi des deltas dans le monde qui a précédé le nôtre[5]. Partout la formation des deltas, amenée par des causes pareilles, s’accomplit de la même manière[6]. Un delta n’est pas le résultat, d’accidens fortuits, mais le produit de lois constantes. « Un delta, dit M. Elie de Beaumont, passe par une série de phases presque aussi marquées que celles du développement d’un être organisé. »
Il est des pays dont l’histoire est écrite dans le sol. Leur constitution physique y détermine le retour d’événemens semblables. Iphicrate et saint Louis commencèrent avec un pareil succès leur campagne dans la Basse-Égypte, et tous deux durent se retirer devant l’inondation qu’on y sait produire à volonté ; il suffit de couper les digues des canaux. Le Hollandais peut appeler la mer sur son sol, l’Égyptien a une mer intérieure à sa disposition. Singulière diversité des opinions humaines ! les chroniqueurs arabes comparent le saint roi à Pharaon, l’un d’eux en parlant des désastres de nos croisés, s’écrie dévotement : Alors le diable cessa de les protéger.
La question de l’antiquité du Delta a été débattue avec assez de vivacité, parce qu’on rattachait cette question à celle de l’antiquité de la civilisation égyptienne et de la race humaine. Liée à des systèmes dont le but était de servir ou de combattre certains dogmes, elle a été d’abord étrangement compliquée et obscurcie. Traitée avec plus de liberté d’es prit elle a dû s’éclaircir. Avant d’en arriver là, elle a donné lieu a plusieurs méprises. Ceux qui voulaient le monde très ancien supposaient que la civilisation égyptienne existait déjà quand le terrain du Delta a commencé à se déposer, et ils comptaient complaisamment les milliers d’années qui avaient dû s’écouler avant que ce grand pays eût achevé de se former. Ces calculs reculaient prodigieusement l’apparition de l’homme sur la terre. Ceux qui avaient des raisons pour que l’espèce humaine fût assez nouvelle cherchaient à prouver que le Delta s’était formé plus rapidement, et ils citaient l’exemple de la ville de Damiette, port de mer, disaient-ils, au temps des croisades, et située maintenant à deux lieues de la Méditerranée.
En examinant la question avec impartialité, il s’est trouvé que la géologie donnait raison à ceux qui demandaient beaucoup de siècles pour la formation du Delta. Les argumens de leurs adversaires ont été écartés par l’étude des faits. On a reconnu, par exemple, que, si Damiette n’était plus au bord de la mer, ce n’est pas que le Delta ait gagné sur elle depuis douze siècles, comme Cuvier lui-même l’a cru : seulement il se trouve que le sultan Bibars, après avoir détruit Damiette, l’a rebâtie à deux lieues dans l’intérieur des terres ; mais il n’y a point là sujet de triomphe pour les partisans de l’antiquité démesurée de la civilisation égyptienne et de la race humaine sur la terre, car, pour que cette antiquité fût prouvée par celle du Delta, il faudrait prouver d’abord que l’Égypte a été civilisée, ou même que l’homme a existé avant que le Delta fût formé, et c’est ce que rien n’établit : on voit, au contraire, qu’à une époque reculée de l’histoire égyptienne, le Delta était à peu près ce qu’il est de nos jours. Les ruines de la ville de Tanis[7], qui paraît dans l’Écriture près de deux mille ans avant l’ère chrétienne, ont été retrouvées presque au bord de la mer. Le Delta n’a donc point avancé très sensiblement[8] ; il faut toujours séparer avec soin l’antiquité du monde et celle de l’homme, les dates de la géologie et celle de l’histoire. Sans doute, il y a eu un temps où à la place du Delta était un golfe. Il y a eu aussi un temps où le bassin de Paris était une mer ; cela ne prouve pas qu’il existât des Parisiens à l’époque de mastodontes.
Tandis que nous côtoyons le Delta, on nous parle du grand ouvrage que le pacha pense sérieusement à entreprendre, de ce barrage du Nil qui fut une pensée de Napoléon, l’un des plus raisonnables rêves des saint-simoniens, et qui doublerait la terre cultivable du Delta. Ce serait une grande chose sans doute, mais son heure est-elle venue, et ne peut-on penser, comme un ingénieur français distingué, M. Henry Fournel, eut occasion de le dire à Méhémet-Ali, que ce n’est pas la terre qui manque à l’Égypte, mais les bras[9] ? Pendant que j’étais tout occupé du barrage et de Méhémet-Ali, j’ai aperçu à l’horizon comme un petit nuage grisâtre. Ce petit nuage, c’était une des pyramides. Je n’avais pas prévu qu’elles m’apparaîtraient ainsi ; je n’aurais pas cru que ce que la puissance des hommes a bâti de plus solide et de plus durable pût ressembler autant à ce que le caprice de l’air construit de plus fragile et de plus léger. Il y avait dans cette illusion d’optique un enseignement grave, dans ce hasard il y avait du Bossuet. Peu à peu les trois grandes pyramides de Gizeh se sont dessinées à mes regards. Les Nil, qui s’en éloigne ou s’en rapproche tour à tour, les groupent diversement. Enfin la ville du Caire apparaît dans sa magnificence, dominée par sa citadelle adossée au mont Mokatam ; les blancs minarets se détachent sur les collines rougeâtres et sur l’azur du ciel.
On débarqué à Boulak, car le Nil, qui touchait autrefois les murs du Caire, s’en est écarté maintenant d’un quart de lieue environ[10]. La route de Boulak au Caire est charmante. Ce ne sont que jardins et champs cultivés. Bientôt on entre dans les belles avenues de sycomores qui conduisent du Caire à Choubrah. Je ne saurais dire avec quelle joie je galopais tout à l’heure à l’ombre de ces arbres magnifiques à travers les turbans, les voiles, les chameaux, à côté de quelques Anglaises qui me parlaient de l’Inde, où elles seront dans trois semaines. Cette animation sans bruit, ce mouvement des abords d’une capitale sans roulement de voitures, puis ces costumes, ces montures, ces visages noirs, ces formes voilées qui passent auprès de vous emportées en sens contraire par un galop rapide, tout cela augmente encore ici l’espèce d’agitation et d’étourdissement qu’on éprouve toujours en approchant d’une capitale inconnue, et que j’appellerais la fièvre de l’arrivée.
On entre au Caire par la place de l’Esbekieh, qui naguère était entièrement submergée à l’époque de l’inondation, et qui sera, avec le temps, une magnifique place européenne. Près de l’Esbekieh, on montre le jardin où Kléber[11] tomba sous le poignard de ce fanatique étrange qui demeura ferme et silencieux tandis qu’on lui brûlait la main, mais qui, un charbon lui ayant effleuré le coude, jeta un grand cri. Comme on s’en étonnait, « ceci n’est pas dans la sentence, » répondit-il. C’est sur l’Esbekieh qu’on célèbre tous les ans la fête de l’inondation. Cette solennité musulmane remonte probablement à une antique solennité égyptienne. On jette encore aujourd’hui dans le fleuve une grossière figure de femme qu’on nomme la fiancée. Selon la tradition arabe, les Égyptiens, à l’époque de la conquête, sacrifiaient encore au Nil une jeune fille. La fiancée serait-elle un souvenir de cette immolation ? Je ne le puis croire, car on n’a découvert aucune trace de sacrifices humains dans l’antique Égypte. Si la tradition musulmane était vraie, il faudrait penser que cette cérémonie barbare se serait introduite dans les derniers temps du paganisme, à l’époque où l’on voit apparaître dans l’empire romain certains rites sanglans comme ceux des tauroboles ; mais il est plus probable que c’est une pure calomnie des vainqueurs. Si l’on voulait absolument trouver une origine ancienne à l’usage conservé jusqu’à nos jours j’y verrais plutôt la trace d’une coutume égyptienne très innocente qui aurait consiste à jeter dans le fleuve un simulacre de la déesse Nil ; je dis la déesse parce que les monumens nous ont appris ne le Nil inférieur et le Nil supérieur étaient représentés par deux personnifications féminines.
Rien n’est plus animé que l’aspect, des rues du Caire. Imaginez trente mille personnes trottant ou galopant sur des ânes dans des rues étroites et tortueuses. On est bientôt emporté dans ce tourbillon. Assourdi par les cris des âniers et des passans, — attentif à ne pas écraser les femmes et les enfans qui sont tranquillement assis par terre au milieu de ce tumulte, à ne pas heurter les aveugles qui s’y promènent, à ne pas laisser une partie de ses vêtemens ou sa personne au milieu de la cohue qui le froisse ou le heurte à toute minute, l’étranger qui se trouve pour la première fois dans les rues du Caire est en proie à une inquiétude continuelle ; l’impression qu’il éprouve ressemble beaucoup à celle qu’on éprouverait à se sentir emporté à travers un hallier. Cependant on s’accoutume à tout, et bientôt l’on trouve très divertissant ce galop universel, ce perpétuel hourrah ; qui font ressembler toutes les promenades à une charge de cavalerie ou à une course au clocher. Rien n’est plus contraire au calme de Constantinople, quand d’un bout à l’autre de l’immense ville on traverse lentement, au pas de son cheval, une foule silencieuse : là sont des Turcs, ici des Arabes ; le contraste n’est pas plus grand entre Rome et Naples.
Cette première vue du Caire me charme ; que j’aurai de plaisir à me donner chaque jour le spectacle de ce désordre pittoresque, à visiter les mosquées, qui ne sont pas ici, comme à Constantinople, l’ouvrage des barbares Ottomans, mais le produit du génie arabe, à connaître les Français distingués que le Caire renferme, le colonel Sèves (Soliman-Pacha), Clot-Bey, MM. Linant, Perron, Lambert[12], à voir les belles collections égyptiennes de Clot-Bey, et du docteur Abbot ! Mais, avant tout, il faut aller visiter les pyramides de Gizeh : la première, au nord, est, de tous les monumens humains, le plus ancien, le plus grand et le plus simple.
Après avoir passé le Nil, nous traversons une plaine cultivée qui s’étend du fleuve au désert ; cette plaine, naguère inondée, est, maintenant très verte. Les trois pyramides de Gizeh s’élèvent à l’extrémité de la zone fertile comme d’immenses bornes pour marquer le point où la vie finit. Des bords du Nil au pied des pyramides, l’aspect et l’effet de ces monumens changent plusieurs fois : tour à tour ils semblent au-dessus ou au-dessous de ce qu’on attendait. Comme on ne peut les mesurer ni avec un objet présent ni avec un souvenir, les pyramides grandissent et diminuent selon les accidens de la vision et les caprices de la fantaisie.
Comment oser faire des phrases sur les pyramides, la seule des sept merveilles du monde que le temps ait épargnée ; les pyramides que tant de poètes ont célébrées depuis Horace jusqu’à Delille, à qui elles ont inspiré un vers plus grand que lui :
Leur masse indestructible a fatigué le temps[13] ;
que Stace a appelées d’audacieux rochers, audacia saxa, et Pline, poète dans sa prose, des masses monstrueuses, portentosœ moles, expressions gigantesques surpassées par une parole de Bonaparte : « Du haut de ces monumens, quarante siècles vous contemplent. » Seulement il eût fallu dire hardiment soixante siècles ; mais Bonaparte n’avait pas lu Manéthon. Le premier poète de la Grèce moderne, Alexandre Soutzo, a traduit par un beau vers l’éloquente inspiration du général français en disant des pyramides « Elles versent la grande ombre de quarante siècles. »
Le nom des pyramides est aussi ancien qu’elles. Volney l’a voulu tirer de l’arabe. Les Grecs, qui voyaient du grec partout, n’ont pas manqué d’y retrouver le mot pyr, feu, parce que les pyramides étaient, dit-on, consacrées au soleil, et plus tard le mot pyros, blé, quand une tradition chrétienne en eut fait les greniers de Joseph. Ce n’est ni dans l’arabe, ni dans le grec qu’il eût fallu chercher le nom des pyramides ; ces origines sont trop récentes pour leur antiquité. C’est à l’ancienne langue, de l’Égypte conservée en partie dans le copte qu’il fallait demander ce nom qui a traversé les siècles. En copte, pirama veut dire la hauteur. Peut-on douter que ce ne soit là le véritable sens du nom donné par les hommes, à ce qu’ils ont construit de plus élevé sur la face de la terre ?
En approchant des pyramides, on voit flotter et courir des burnous blancs, comme si on allait être assailli par une razzia arabe ; mais ces enfans du désert au visage terrible sont d’humbles ciceroni. C’est entre eux à qui arrivera avant les autres auprès de vous et s’emparera de votre personne par droit de premier occupant. Trois Arabes s’attachent à chaque voyageur, et, grâce à eux, on peut gravir rapidement les pyramides sans danger et sans difficulté, mais non sans fatigue. L’ascension de la grande pyramide ressemble à une ascension de montagne. On s’attaque à un des angles, et l’on grimpe d’assise en assise à l’aide des mains et des genoux, à peu près comme on franchit dans les Alpes certains passages à travers un éboulement de roches. Je n’ai jamais trouvé que deux ascensions pénibles : celle de l’Etna et celle de la grande pyramide. Celle-ci ne fatiguerait point si l’on se pressait moins, ou plutôt si l’on était moins pressé par les Arabes qui vous hissent au sommet. Les Anglais, qui mettent toujours leur plaisir dans leur orgueil, sont enchantés de pouvoir dire qu’ils sont montés sur la grande pyramide dans le temps le moins long possible, et les Arabes, croyant que tout le monde a cette sotte ambition, vous poussent, vous pressent, et vous apportent enfin brisé sur la plate-forme, où vous seriez arrivé commodément quelques minutes plus tard. Je ne sais si cette circonstance me rendit moins sensible au coup d’œil tant vanté dont on jouit, dit-on, du haut de la grande pyramide. Le contraste du désert et du terrain cultivé est certainement très frappant, mais il n’est pas nécessaire, pour en avoir le spectacle de grimper aussi haut. Tout le monde n’en conviendra point ; quand on s’est essoufflé si fort, on ne veut pas avoir perdu sa peine.
Au temps de Pline, des paysans d’un village voisin avaient pour industrie spéciale de gravir les pyramides à la satisfaction des curieux. Il en était de même lors du voyage d’Abdallatif au XIIe siècle[14]. Maintenant les voyageurs font eux-mêmes l’ascension de la grande pyramide ; mais la seconde est beaucoup plus difficile à gravir à cause du revêtement qui subsiste en partie : c’est un Arabe qui se charge d’y monter. Pour 5 piastres, environ 25 sous, cet homme descend de la grande pyramide, où il a accompagné les voyageurs, grimpe sur la seconde à peu près comme une mouche grimpe contre une vitre, redescend et remonte sur la grande pyramide, pour venir chercher son argent, sans paraître plus fatigué qu’un chat qui aurait fait quelques tours sur les toits, et enchanté de son expédition lucrative.
Ce n’est que de notre temps qu’on a mesuré exactement les pyramides Hérodote dit que la plus grande est aussi haute que sa base est large, ce qui est une erreur ; Strabon dit plus haute, ce qui est une erreur plus grande ; mais ni Hérodote ni Strabon n’étaient montés sur le sommet de cette pyramide, couverte alors d’un revêtement poli, et si les prêtres connaissaient la hauteur véritable du monument, ils se plaisaient à l’exagérer.
La grande pyramide avait dans son intégrité 451 pieds, selon les mesures prises par les savans de l’expédition d’Égypte[15] ; c’est à peu près le double de la hauteur de Notre-Dame. Si l’on compare cette hauteur à celles qui viennent immédiatement après dans l’échelle des monumens humains. On rencontre d’abord le clocher de Strasbourg[16] ; il n’a que 11 pieds de moins. Certes, si en 1439 on eût connu en Europe la véritable élévation de la grande pyramide, il est à croire que Jean Hulz, qui termina en cette année le chef-d’œuvre d’Erwin Steinbach aurait ajouté 42 pieds à la hauteur de son monument, pour que la flèche aérienne de l’église gothique dépassât dans les cieux, la pointe du colossal édifice de l’Orient ; le temple du Dieu des chrétiens l’emporterait sur le tombeau du Pharaon, le moyen-âge sur l’antiquité, la France sur l’Égypte. Le temps a diminué de 24 pieds environ la hauteur totale de la pyramide, et dans son état actuel elle est moins élevée que la tour de Strasbourg ; mais il y a une grande différence entre les deux monumens : l’inégalité de leurs chances de durée. La forme des pyramides est pour elles une condition de stabilité inébranlable. Dans un corps pyramidal, la base étant très large et le centre de gravité peu élevé, la résistance que le corps oppose au renversement est presque égale à son poids ; de là la grande solidité des pyramides[17]. La flèche de Strasbourg offre une disposition entièrement contraire, et dans les deux monumens les deux procédés d’architecture répondent à leur objet ressemblent la pensée qu’elles a inspirés. L’un est un temple, l’autre est un sépulcre ; l’un représente l’élan de l’ame vers le ciel, l’autre l’immutabilité de la momie et l’immortalité de la mort. Après le clocher de Strasbourg vient le dôme de Saint-Étienne à Vienne, puis le dôme de Saint-Pierre de Rome. Supposez la grande pyramide en fer-blanc creux, on pourrait la placer sur Saint-Pierre, qui disparaîtrait comme la muscade escamotée sous le gobelet ; si la tour de la cathédrale d’Ulm et celle de la cathédrale de Cologne avaient été achevées selon le plan primitif, elles auraient surpassé en hauteur la grande pyramide.
Sauf un petit nombre de chambres, deux couloirs et deux étroits soupiraux, la pyramide est entièrement pleine. Les pierres dont elle se compose forment une masse véritablement effrayante. Cette masse, d’environ 7 millions de pieds cubes[18] pourrait fournir les matériaux d’un mur haut de six pieds, qui aurait mille lieues et ferait le tour de la France. Quand on a contemplé quelque temps ces masses, il en sort cette question : Comment suis-je ici ? En effet, par quel moyen a-t-on pu élever avec tant de régularité des centaines d’assises de 200 pieds cubes et du poids de 30 milliers ? Et d’abord où en a-t-on pris les matériaux ? On admet généralement que ces matériaux ont été empruntés aux carrières de Tourah, de l’autre côté du Nil. Cependant la masse de la grande Pyramide, selon M. Vyse, a été construite avec la pierre même qui lui sert de base. Le revêtement seul, tant intérieur qu’extérieur, a apporté de l’autre côté du Nil. Belzoni pensait aussi que les matériaux des pyramides avaient été, au moins en grande partie, empruntés au rocher qui les porte, et cette opinion me semble la plus naturelle. Ajoutons qu’on a trouvé dans les carrières de Tourah des inscriptions hiéroglyphiques, et que la plus ancienne parle de l’ouverture des carrières sous, un Amenmehé, qui ne peut remonter plus haut que la XVIe dynastie. On n’a donc aucune preuve que les carrières de Tourah aient été exploitées sous la quatrième[19].
Le procédé par lequel a pu s’accomplir ce prodigieux travail est encore une question controversée. Diodore dit positivement que les Égyptiens n’avaient pas de machines, et il est certain que sur les monumens, en particulier sur les monumens funèbres, où sont représentées toutes les occupations et toutes les industries des Égyptiens, on n’a vu jusqu’ici nulle trace de la machine la moins compliquée. On a trouvé des poulies dans les tombes[20] ; mais il faudrait être bien sûr de l’âge des tombes où ces instrumens ont été trouvés pour prononcer qu’ils sont égyptiens et non pas grecs ou romains. On n’a donc pu découvrir aucune trace certaine de la mécanique égyptienne, et, jusqu’à nouvel ordre, le plus vraisemblable est d’admettre avec quelques restrictions le récit d’Hérodote. On voit encore les trous qui servaient à soutenir les échafaudages qu’il décrit, et les restes des plans inclinés au moyen desquels on a pu hisser, comme il le dit, les pierres jusqu’au sommet des pyramides. Il faut se rappeler que l’objet qu’on se propose au moyen des machines est de suppléer au nombre des bras. Je lis dans un traité de physique estimé : « Un homme ou un moteur quelconque[21] dont la force est d’ailleurs modérée, mais qui est toujours disponible, pourra en travaillant pendant une durée proportionnellement plus longue, produire l’effet que cent hommes, que mille hommes produiraient en un instant par leur action simultanée ; mais on préférera souvent n’employer qu’un seul homme et une machine, parce qu’il est souvent très incommode et très dispendieux d’en réunir un aussi grand nombre, et très difficile de les faire agir de concert. » Or, cela n’était nullement difficile aux Pharaons ; ils n’avaient donc pas besoin de recourir à ces machines qui font en employant moins de bras ce qu’eux produisaient par l’action simultanée d’un grand nombre d’hommes, action que le physicien cité plus haut déclare équivaloir à celle des machines. Mais comment les Égyptiens auraient-ils élevé de si grands monumens sans graver sur leurs faces un seul hiéroglyphe ? Hérodote parle d’une inscription tracée sur la grande pyramide : des inscriptions en caractères antiques et inconnus existaient encore au moyen-âge, selon les auteurs arabes aujourd’hui on ne lit rien sur les murs des pyramides. Cette contradiction apparente s’explique facilement : il est maintenant établi que la grande pyramide était primitivement couverte d’un revêtement en pierre polie. M. Letronne a fait l’histoire des dégradations que ce revêtement a subies de siècle en siècle, et ses débris ont été trouvés près du monument même. C’est sur le revêtement de la grande pyramide, dont une partie fut détruite par Saladin et dont une partie subsistait encore au commencement du XVe siècle[22], que se lisait sans doute l’inscription rapportée par Hérodote. Probablement elle contenait autre chose que le compte des légumes consommés par les ouvriers pendant la construction des pyramides ; on devait lire le nom du roi Chéops de même qu’on lisait sur la troisième pyramide le nom du roi Mycerinus. Malheureusement, cette fois comme tant d’autres, c’est le côté puéril de la narration qui a frappé Hérodote. Une inscription plus touchante, quoique moins antique, est celle qu’un bon Allemand y lut au XIVe siècle. Ce sont quelques vers latins adressés par une sœur à son frère :
« Ô mon frère ! j’ai vu les pyramides sans toi, et triste, je t’ai donné ici ce que j’avais, des larmes. »
Ce regret envoyé à un être chéri, en présence l’un monument qu’on voudrait admirer avec lui, est un sentiment délicat et qui semble moderne.
La visite dans l’intérieur des pyramides est rendue assez incommode par les cris et les gesticulations forcenés des Arabes qui vous entraînent sur les pentes des couloirs ténébreux ; ils prennent le moment où vous êtes seul avec eux dans le sein de la montagne de pierre pour vous demander d’une voix retentissante et d’un air presque menaçant un grand cadeau : Bakchich ketir ketir. Il n’y a certes rien à craindre d’eux ; mais il est désagréable d’être poursuivi et assourdi par les bruyantes et impérieuses demandes de ces cicéroni à figure de brigands. Il faudrait du silence pour le sommeil de tant de siècles. Du reste, il y a peu d’observation à faire dans l’intérieur des pyramides. On entre dans la grande pyramide du côté nord par un corridor qui descend d’abord, puis remonte et vous conduit à la salle qu’on nomme la chambre du roi, et qui renferme un sarcophage de granit. Le travail de la maçonnerie est merveilleux, et la lumière agitée des torches est reflétée par un mur du plus beau poli. De cette salle partent deux conduits étroits qui vont aboutir au dehors : on est d’accord aujourd’hui à n’y voir que des ventilateurs nécessaires aux ouvriers pendant qu’ils travaillaient dans le cœur de la pyramide. Maillet a fait la supposition bizarre que ces conduits servaient aussi à faire parvenir du dehors des alimens aux personnes qui s’enfermaient pour le reste de leur vie avec le corps du prince. C’est ce bon Maillet dont s’est moqué Voltaire :
Notre consul Maillet, non pas consul de Rome,
Sait comment autrefois fut fait le premier homme.
Il sait aussi ce que faisaient ces reclus comme s’il avait eu sur leur compte des renseignemens particuliers. « C’était par là que ces personnes, dit-il, recevaient de la nourriture et tout ce dont elles pouvaient avoir besoin Elles avaient sans doute fait provision pour cet usage d’une longue cassette proportionnée à la grandeur de ce canal ; à cette cassette était attachée, pour les personnes renfermées dans la pyramide, une longue corde par le moyen de laquelle elles pouvaient tirer la cassette à elles, et une autre qui y tenait de même pendait à l’extérieur, afin que réciproquement on pût retirer la cassette au dehors. »
Ne semble-t-il pas que Maillet a vu l’opération et assisté au repas ? En vérité, les pyramides ont suggéré bien des idées étranges. Tout ce qui fait beaucoup parler les hommes leur fait dire beaucoup de sottise. Cinq chambres plus basses sont placées au-dessus de la chambre de roi ; on a reconnu qu’elles n’ont pas d’autre objet que d’alléger par leur vide le poids de la masse énorme de maçonnerie qui la presse. Après avoir visité cette chambre, on redescend la pente qu’on a gravie pour y monter, on retrouve le corridor par lequel on est entré, et, en le reprenant où on l’a quitté, on arrive dans une autre chambre placée presque au-dessous de la première et dans l’axe central de la pyramide ; cette chambre s’appelle la chambre de la reine. Beaucoup plus bas est une troisième chambre taillée dans le roc, et à laquelle on arrive soit par un puits, soit par un passage incliné qui va rejoindre l’entrée de la pyramide.
Telle est la disposition de la grande pyramide, celle des deux autres est analogue : seulement leur maçonnerie n’offre, aucun vide, et les chambres qu’elles renferment creusées dans le roc. Devant ces simples faits tombent beaucoup d’hypothèses sur la destination des pyramides. Il faut renoncer à y mettre la scène des initiations mystérieuses de l’Égypte, comme le faisait l’auteur de Séthos, et comme l’a fait l’auteur de l’Épicurien. Ce qui était peut-être encore permis au commencement du XVIIIe siècle l’est moins au XIXe, et c’est, il faut l’avouer, une singulière hardiesse à Thomas Moore d’avoir placé tant d’aventures et de merveilles dans l’intérieur et dans les environs des Pyramides. Après les explorations de nos savans, il était étrange d’y supposer des régions inconnues. Aujourd’hui on est encore plus certain de n’avoir rien à découvrir en ce genre. Depuis les recherches méthodiques et complètes de MM. Vyse et Perring, il n’est pas resté dans les pyramides un coin pour les mystères ou le mystère.
La grande pyramide, qui au dehors ne présente aucun hiéroglyphe, en offre au dedans un bien petit nombre ; mais ils sont d’une haute importance, parce qu’ils confirment le témoignage des anciens, qui attribuent cette pyramide à un roi nommé Chéops ou Souphis. Or, le nom d’un roi Choufou est écrit en hiéroglyphes très distincts dans l’intérieur de la grande pyramide. Personne ne doute que Chéops et Souphis ne soient deux altérations diverses de Choufou. Ce nom n’a point trouvé dans la salle du sarcophage, mais dans les petites chambres de soulagement situées au-dessus. Les hiéroglyphes sont de couleur rouge et mêlées à des marques semblables à celles qu’on voit dans les anciennes carrières d’Égypte. De plus ils ne se rencontrent sur aucune des pierres provenant de l’emplacement même des pyramides, mais seulement sur celles qui ont été apportées, à travers le fleuve, des carrières de Tourah. Tout conduit donc à penser que le nom du roi Chéops et les hiéroglyphes dont il est accompagné ont été tracés dans les carrières. Ces hiéroglyphes n’en sont pas moins précieux et n’en font pas moins remonter l’extraction des matériaux des pyramides à cet antique roi. Il est fort difficile de reconnaître les autres hiéroglyphes qui se voient sur ces pierres : ils sont tracés avec une grande négligence. On aura peut-être quelque peine à déchiffrer dans six mille ans une ligne griffonnée de nos jours sur un moellon par quelque entrepreneur en bâtimens ou quelque maître maçon. Voila où nous en sommes pour les caractères disséminés sur les pierres de la grande pyramide. Cependant ce sont de vrais hiéroglyphes, et il ne faut pas, comme Caviglia, y voir de l’hébreu.
La seconde pyramide diffère peu en hauteur de la première ; cette différence est rendue encore moins sensible par l’élévation plus grande du rocher sur lequel elle est assise ; mais la construction intérieure est bien loin d’égaler en beauté celle de la grande pyramide La chambre sépulcrale est taillée, comme je l’ai dit, dans le roc, et non ménagée dans la maçonnerie. L’entrée en fut découverte par Belzoni, qui montra en cette circonstance, comme toujours, une sagacité et un coup d’œil incomparables. Vrai limier d’antiquités, il devinait ici leur présence à travers les débris amoncelés par le temps, comme à Thèbes dans les profondeurs de la montagne. Selon Hérodote, cette pyramide fut construite par le roi Chéfren. On n’a pas été aussi heureux pour Chéfren que pour Chéops ou Souphis, on n’a pas trouvé son nom dans la pyramide mais, dans un des tombeaux voisins, on a lu Chafra, et ce nom royal est accompagné d’un titre hiéroglyphique où figure, une pyramide ; on a donc tout lieu de croire que ce Chafra est le Chéfren d’Hérodote et de Diodore de Sicile.
La plus petite des trois pyramides, dont la hauteur n’atteint guère que le tiers de la plus grande, n’est pas la moins curieuse. D’abord elle était la plus ornée. Son revêtement était de granit, comme l’affirme Hérodote et comme on le voit encore, mais ce qui donne à cette pyramide un immense intérêt, c’est qu’on y a trouvé le cercueil en bois du roi Mycerinus, par qui elle fut construite, suivant Hérodote, et le nom de ce roi écrit sur les planches du cercueil. On ne saurait imaginer une plus belle application de l’interprétation des hiéroglyphes et une preuve plus éclatante de la réalité du système, de lecture de Champollion. Tout le monde peut voir au musée de Londres ces planches monumentales qui offrent la plus ancienne inscription tracée par les hommes. Des ossemens, trouvés à l’entrée de la chambre où était le cercueil sont probablement ceux du roi égyptien Pour le tombeau en pierre, après avoir survécu à tant de siècles, il a péri dans la traversée.
Si l’on adopte la série historique de Manéthon, dont l’étude des monumens et la lecture des hiéroglyphes ont jusqu’ici confirmé le témoignage, il faut, avec M. Lenormant, qui le premier a fait connaître à la France ce monument et en a révélé toute l’importance, admettre pour le cercueil de Mycerinus une antiquité de quarante siècles au moins avant l’ère chrétienne[23]. Or, les caractères hiéroglyphiques dont se compose l’inscription du cercueil, et les formules religieuses quelle contient, sont entièrement semblables à ce qui se lit sur des tombeaux qui appartiennent au temps des derniers Pharaons. Dans cet immense intervalle, l’écriture et la religion égyptienne n’ont donc pas essentiellement changé ; du reste les inscriptions hiéroglyphiques et les peintures qu’on trouve dans les tombeaux contemporains des pyramides confirment cet étonnant résultat
Ici Hérodote et Manéthon diffèrent sur un point important le second n’attribue point la construction de la troisième pyramide au roi Mycerinus, mais à la reine Nitocris M. Bunsen concilie les deux historiens en supposant que la reine avait agrandi et orné l’œuvre du monarque, comme il y a deux chambres dans l’intérieur de la pyramide, on peut admettre que Nitocris s’y établie sans déloger son prédécesseur. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’image du roi Mycerinus resta au-dessus de l’entrée extérieure jusqu’au temps de Diodore de Sicile, qui l’y vit encore. M. Bunsen explique d’une manière fort plausible comment le souvenir de la reine Nitocris a pu donner lieu aux fables des Grecs sur la troisième pyramide. La tradition, d’après laquelle une femme avait concouru à la construction du monument, suffit à ce peuple léger et conteur pour inventer plus d’une histoire frivole. D’abord on dit que la fille du roi Chéops avait élevé cette pyramide en demandant à chacun de ses amans une pierre pour la construire, ce qui suppose une faculté de plaire vraiment colossale ; puis cette fille de roi devint dans la tradition la courtisane Rhodope, dont on ne manqua pas de faire la compagne d’esclavage d’Ésope et la belle-sœur de Sapho, car il fallait la rattacher à des noms populaires dans les souvenirs de la Grèce. Enfin on ajouta qu’un jour à Naucratis, tandis que la belle courtisane se baignait, le vent enleva sa pantoufle et la porta au roi d’Égypte ; celui-ci, devenu soudain amoureux du pied si petit et si charmant que cette pantoufle avait chaussé, fit rechercher la jeune fille à qui elle appartenait et l’épousa. On a reconnu la première origine du dénouement de l’histoire de Cendrillon. De proche en proche nous sommes arrivés des vieilles traditions de l’Égypte aux contes pour rire et aux fables milésiennes qui amusaient les courtisanes de Naucratis.
Pour en revenir aux pyramides, on voit donc que la lecture des hiéroglyphes a pleinement confirmé le témoignage d’Hérodote, et que, grace à cette lecture, on a retrouvé écrits les noms des trois rois auxquels, d’accord en ceci avec Diodore de Sicile, il attribue l’érection des trois grandes pyramides, Chéops, Chéfren et Mycerinus Hérodote qui est si exact sur ce point, a seulement le tort de placer les trois rois beaucoup trop bas dans l’échelle chronologique, après les grandes dynasties thébaines, qui sont modernes en comparaison de ces antiques dynasties de Memphis. Évidemment il s’est mépris aux renseignemens qu’on lui a donnés, ou il a brouillé ses souvenirs de voyage.
Les pyramides ne sont point, comme l’a voulu Bryant l’ouvrage des pasteurs, c’est-à-dire de ces peuples nomades qui conquirent, vers 2,300 avant Jésus-Christ le vieil empire d’Égypte. Ces barbares n’ont élevé aucun monument ; le plus grand de ceux qu’offre l’Égypte ne saurait leur appartenir. Il serait presque aussi raisonnable de penser que les Vandales ont construit le Colisée, ou les Bachkirs l’Arc-de-l’Étoile. C’est donc à la quatrième dynastie qu’il faut laisser l’honneur d’avoir fondé ces masses impérissables. Il est difficile comme je l’ai dit, d’en placer l’origine moins haut que quatre mille ans avant Jésus-Christ. Or, ce n’est pas une civilisation dans l’enfance qui élève à une telle hauteur ces puissantes assises de pierre avec une prodigieuse régularité.
Le système d’écriture employé dans les inscriptions est entièrement semblable à celui qu’on rencontre sur les monumens des âges postérieurs. L’élément alphabétique, qui a dû prédominer avec le temps sur l’élément figuratif, s’y montre déjà dans une proportion considérable. Tout cela reporte la civilisation égyptienne, non à une antiquité démesurée, comme le voulait Dupuis, mais encore à quelques siècles avant le déluge, c’est-à-dire avant la date la plus ancienne que donnent à cet événement les divers systèmes de chronologie dont aucun d’ailleurs n’est article de foi. La conclusion est qu’il faut arriver à reconnaître, comme je l’ai entendu dire à un savant fort orthodoxe, qu’il n’y a pas de chronologie dans l’écriture.
Pour défendre l’accès des chambres sépulcrales ; on avait comblé de blocs énormes les couloirs, qui conduisaient dans l’intérieur des pyramides. Un de ces blocs a été trouvé dans sa rainure comme une herse depuis si mille ans menaçante et prête à tomber. Ces sépulcres, où les anciens rois s’étaient remparés contre toute atteinte ; ne furent pas long-temps inviolables. On voit que les pyramides ont été de bonne heure entaillées. Peut-être, les auteurs des deux premiers, si odieux à leurs peuples, suivant les récits des anciens, ont été arrachés de leur tombe, et selon la sublime expression de Bossuet, n’ont pas joui de leur sépulcre. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne les a pas trouvés[24].
Les trois pyramides ont été ouvertes par les Arabes. L’espoir de trouver des trésors dans les tombeaux a fait tenter de bonne heure d’y pénétrer. Pour y parvenir, on a percé la masse de la pyramide, et l’on est venu tomber dans le corridor antique dont l’ouverture, était masquée par des décombres ; puis l’entrée artificielle a été elle-même cachée avec soin, et il a fallu, que les Belzoni et les Vyse en fissent de nouveau la découvert ».
Si l’histoire véritable des pyramides est courte, leur histoir légendaire est longue. L’on conçoit facilement que ces masses énormes et closes dont on ne savait point l’origine et dans l’intérieur desquelles on pouvait supposer tant de merveilles, aient parlé en tout temps à l’imagination des hommes, depuis les voyageurs grecs jusqu’à l’Italien Caviglia, lequel, à force de fouiller les pyramides et de vivre à leur ombre, avait fini par mettre une véritable superstition dans ses travaux, qui, du reste, ont produit des découvertes très positives ; depuis les Druses, qui, dans leur catéchisme, font construire les pyramides par leur messie, jusqu’aux alchimistes, qui affirment qu’elles recèlent les tables d’Hermès. Les Hébreux et les chrétiens inventèrent aussi des fables sur les pyramides ; ils rapportèrent la construction de ces monumens à l’oppression des Hébreux en Égypte. C’étaient les Hébreux qui avaient élevé les pyramides. La plus grande contenait, ce qui était difficile à comprendre, le tombeau du Pharaon noyé dais la mer Rouge en les poursuivant ; ou bien, donnant aux pyramides une antiquité plus digne d’elles, on en faisait les tombes de Seth et d’Enoch ; mais ce fut à Joseph que les Juifs et les chrétiens rattachèrent surtout les merveilles des pyramides. Suivant eux, Joseph avait fondé Memphis, où cependant il fut ministre, il avait élevé les obélisques, les pyramides. Celles-ci s’appelèrent les greniers de Joseph. Leur forme, en effet, ressemble à celle des anciens greniers égyptiens, où l’on jetait le grain par en haut, tels que les représentent les peintures des tombes, et tels qu’on les voit encore au bord du Nil. On croyait les pyramides creuses, et, dans cette supposition, elles eussent pu en effet recevoir une quantité énorme de blé ; mais massives et pleines comme elles sont, elles ne pourraient en contenir assez pour nourrir long-temps, quelques villages.
Les Arabes, grands amis des contes et des fables en tout genre, ont donné carrière à leur imagination sur le chapitre des pyramides, qu’ils font bâtir avant la naissance d’Adam. Chose singulière ! quelques traces de la vérité historique semblent s’être conservées dans ces traditions fabuleuses. Elles ont gardé une notion juste de la destination des pyramides, dans lesquelles la plupart de ces traditions s’accordent à reconnaître des tombeaux, plus vraies sur ce point que beaucoup de théories modernes. Le souvenir de caractères hiéroglyphiques gravés sur les parois des pyramides demeurait dans les légendes arabes, alors que la science ne s’était pas encore expliqué la disparition de ces caractères par celle du revêtement sur lequel ils étaient autrefois tracés. La vieille malédiction des peuples sur les rois qui bâtirent les pyramides subsiste encore dans la légende arabe, où Pharaon est synonyme de tyran. C’est une grande justice que le gigantesque égoïsme de ces princes par qui ont été élevés les plus grands monumens du monde ait attiré sur leur nom la réprobation des siècles.
Ce qui a surtout inspiré les récits des conteurs arabes, qu’ont trop souvent recueillis les historiens de cette nation, c’est l’idée de la solidité des pyramides et des richesses qu’elles renfermaient dans leur sein. De là l’histoire souvent répétée du sultan qui voulut, comme l’a tenté de nos jours Méhémet-Ali, détruire une pyramide, mais reconnut bientôt que toutes les richesses de son royaume ne pourraient suffire à accomplir cette destruction. De là encore le récit suivant qui est donné par Massoudi comme une tradition copte. Cent ans avant le déluge, le roi Surid eut un rêve terrible. Le globe était bouleversé, le ciel ténébreux. Il vit les étoiles fondre sur la terre sous la forme d’oiseaux blancs qui enlevaient les mortels éperdus. Les astrologues annoncèrent le déluge ; alors le roi Surid ordonna d’élever les pyramides, il y fit déposer ses trésors, les corps de ses ancêtres, et des livres où étaient contenues toutes les sciences. Le déluge passa sur les pyramides, qui ne sourcillèrent pas. La coutume qui se retrouve chez plusieurs peuples anciens de placer les trésors dans les tombeaux et l’usage d’ensevelir les objets précieux avec les cadavres donnèrent de tout temps l’idée que les pyramides, ces tombeaux des puissans Pharaons, devaient contenir d’immenses richesses. Il en est résulté des récits dignes des Mille et une Nuits. En voici un qui m’a paru curieux : Le calife Al-Mamoun, ayant pénétré jusqu’à un certain point dans l’intérieur de la grande pyramide, y trouva un vase plein de pièces d’or et cette inscription « Un roi fils de roi, en telle année, ouvrira cette pyramide, et dans cette entreprise dépensera une certaine somme. Nous voulons bien lui rembourser la dépense qu’il aura faite ; mais, s’il continue ses recherches, il aura des frais énormes à supporter et n’obtiendra plus rien. » Le calife fut grandement étonné, il ordonna qu’on fit un compte exact de ce que l’excavation avait coûté, et à sa grande surprise, la somme trouvée égalait tout juste l’argent dépensé à ce sujet, il admira combien les hommes d’autrefois étaient sages, et comme ils avaient de l’avenir une connaissance à laquelle personne autre ne saurit parvenir. M. Wilkinson suppose que le calife Al-Mamoun fit placer là cette somme pour pouvoir renoncer de bonne grace à son entreprise, et former la bouche aux critiques en montrant qu’elle n’avait rien coûté.
Après les rêves de l’imagination viennent ceux de la science. J’ai déjà parlé des initiations placées dans l’intérieur des pyramides. Comme les pyramides forment une masse compacte, sauf des vides très peu nombreux, ceci rappelle un peu l’Anglais qui demandait à visiter l’intérieur de l’obélisque. On a vu dans les pyramides des observatoires aussi bien que des sanctuaires ; mais ici encore les faits ne se sont pas toujours prêtés aux hypothèses. L’existence du revêtement poli qui a recouvert les pyramides, et qui en rendait l’ascension à peu près impraticable, exclut entièrement l’idée que jamais leur plate-forme ait pu servir à des observations. La direction des soupiraux qui pénètrent jusque dans la chambre funèbre et l’inclinaison des corridors ont suggéré l’opinion que ces soupiraux et ces corridors étaient dirigés dans un but astronomique vers certaines parties du ciel, notamment vers l’étoile polaire ; mais l’étoile polaire, à l’époque où ont été bâties les pyramides, n’occupait pas la place qu’elle occupe aujourd’hui dans le ciel ; Aussi cette rencontre, qui avait frappé Caviglia, a été jugée fortuite par Herschel[25]. Un fait est réel et remarquable, c’est que les pyramides sont orientées, et orientées avec une grande précision. La légère déviation qu’on y a signalée diffère à peine, dit M. Biot, de celle que Picard a cru reconnaître dans la méridienne de Tycho-Brahé[26]. Ce savant établit d’une manière évidente, ce me semble, que les pyramides ont pu faire l’office de gnomons pour déterminer les solstices, les équinoxes, et, par suite, la durée de l’année solaire ; mais, tout en admettant qu’une intention astronomique ait présidé à l’orientation des pyramides, on peut penser que leur caractère de monumens funèbres est aussi pour quelque chose dans cette orientation qui leur est commune avec les grandes tombes qui les avoisinent, car, en étudiant l’antique Égypte, il ne faut jamais isoler la pensée scientifique de la pensée religieuse : le savant égyptien était prêtre, et il était plus prêtre que savant[27].
Une vérité demeure incontestable, c’est que les pyramides étaient des tombeaux. Comment en douter, aujourd’hui qu’on a trouvé le cercueil, le nom et probablement les os de l’un des rois qui les ont fait construire, quand dans la grande pyramide et dans un assez grand nombre d’autres on a trouvé le sarcophage en pierre qui devait contenir le cercueil[28] ? Presque tous les auteurs anciens ont reconnu la véritable destination des pyramides et y ont vu des tombeaux. Rien n’est plus conforme aux idées de tous les peuples que d’élever une montagne artificielle sur la dépouille d’une mort célèbre. Tantôt c’est un amas de terre, une véritable colline ; tantôt à la terre entassée on mêle les matériaux d’une grossière maçonnerie ; tantôt on construit l’image de la colline en pierre. On arrive ainsi, par des transitions insensibles, du tertre conique des montagnes de l’Ecosse, des vallées scandinaves, de la plaine de Troie ou des rives de l’Ohio, aux tombeaux des rois Lydiens, aux topas de l’Inde et aux pyramides de l’Égypte.
On n’en finirait pas si on voulait énumérer tous les monumens funèbres qui, dans différens pays, présentent quelque rapport avec les pyramides. Dans les tombes étrusques on employait la forme pyramidale[29] ; on la retrouve dans le tombeau, de Cyrus. Les pyramides mexicaines, dont la ressemblance avec les pyramides égyptiennes est si grande, ont, si l’on en croit la tradition des indigènes, servi de sépulture aux anciens chefs de tribus. Quelques-uns de ces monumens ont demandé des efforts inouis et comparables au labeur qui a élevé les pyramides : tel est le tombeau gigantesque de l’empereur chinois Tsin-hoang-ti ; ce tombeau, qui avait coûté la vie à tant de milliers d’hommes, qui, comme les pyramides d’Égypte, souleva la colère des peuples et, juste vengeance du ciel, ne protégea pas le cercueil qu’il contenait, détruit, dit la tradition, par la main d’un berger.
Toutes ces analogies si frappantes ne peuvent laisser de doute sur la destination funèbre des pyramides ; mais, au lieu de reconnaître un fait évident, quelles bizarres suppositions n’a-t-on point faites à leur sujet ! Les uns ont vu dans leur construction une sage mesure contre le paupérisme et la mendicité[30] ; un certain Samuel Simon Witte a très gravement avancé que les pyramides n’étaient point l’ouvrage des hommes, mais un jeu de la nature. Selon lui, elles n’offrent pas une architecture plus régulière que les colonnes basaltiques de la grotte de Fingal, et ont une origine semblable. L’auteur de ce beau système ne s’en est pas tenu là ; il a étendu la même manière de voir au sphinx qu’il appelle le prétendu sphinx, puis aux monumens de l’Inde et même aux ruines grecques de Sicile. Enfin, en 1838, M. Aguew a publié un traité dans lequel il établit que les pyramides offrent dans leur structure et leur disposition une démonstration rigoureuse de la quadrature du cercle.
Oublions toutes ces folies en contemplant cet admirable sphinx placé au pied des pyramides qu’il semble garder. Le corps du colosse a près de 90 pieds de long et environ 74 pieds de haut ; la tête a 26 pieds du menton au sommet. Le sphinx m’a peut-être plus frappé que les pyramides. Cette grande figure mutilée, qui se dresse enfouie à demi dans le sable, est d’un effet prodigieux ; c’est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre paraît attentif ; on dirait qu’il écoute et qu’il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l’orient semblent épier l’avenir ; le regard a une profondeur et une fixité qui fascinent le spectateur. Le sphinx est taillé, dans le rocher sur lequel il repose ; les assises du rocher partagent sa face en zones horizontales d’un effet étrange. On a profité, pour la bouche, d’une des lignes de séparation des couches. Sur cette figure moitié statue, moitié montagne, toute mutilée qu’elle est, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité, et même une certaine douceur[31]. C’est bien à tort qu’on avait cru y reconnaître un profil nègre. Cette erreur, que Volney avait répandue et qui a été combattue par M. Jomard et M. Letronne, est due à l’effet de la mutilation qui a détruit une partie du nez[32] ; le visage, dans son intégrité, n’a jamais offert les traits du nègre. De plus, il n’était pas peint en noir, mais en rouge. On peut s’en assurer encore, et l’œil exercé de M. Durand m’a signalé des traces évidentes de cette couleur. Abdallatif, qui vit le sphinx au XIIe siècle dit que le visage était rouge.
Après avoir contemplé et admiré le sphinx, il faut l’interroger. Qu’était le sphinx égyptien en général ? qu’était ce Sphinx colossal des pyramides en particulier ? Le sphinx égyptien fut peut-être le type du sphinx grec ; mais il y eut toujours entre eux de grandes différences. D’abord le sphinx grec ou plutôt la sphinx, comme disent constamment les poètes grecs, était un être féminin[33]. Chez les Égyptiens, au contraire, à un bien petit nombre d’exceptions près, le sphinx est mâle. On connaît maintenant le sens hiéroglyphique de cette figure ; ce sens est celui de seigneur, de roi. Par cette raison, les sphinx sont en général des portraits de roi ou de prince ; celui qu’on voit à Paris dans la petite cour du musée est le portrait d’un fils de Sésostris. L’idée d’énigme, de secret, l’idée de cette science formidable dont le sphinx grec était dépositaire, paraît avoir été entièrement étrangère aux Égyptiens. Le sphinx était pour eux le signé au moyen duquel on écrivait hiéroglyphiquement le mot seigneur, et pas autre chose. Ces idées de mystère redoutable, de science cachée, n’ont été probablement attachées au sphinx grecque parce qu’il avait une origine égyptienne, et qu’il fallait trouver du mystère et de la science dans tout ce qui venait d’Égypte ; mais, en Égypte, on n’a jamais vu dans le sphinx qu’une désignation de la royauté. Le sphinx des pyramides n’est autre chose que le portrait colossal du roi Thoutmosis IV.
Une grande tablette de pierre, couverte d’hiéroglyphes, dont les premières lignes seules s’élèvent au-dessus du sable, offre un singulier exemple d’une représentation qui se produit plusieurs fois sur les monumens de l’Égypte. On y voit un roi s’adorant lui-même. Le Pharaon humain rend hommage au type divin dont il est le symbole terrestre. J’aurai occasion de revenir sur cette singulière apothéose dans laquelle la royauté semble identifiée avec la divinité qu’elle invoque. Sur la tablette dont je parle, le même nom, celui de Thoutmosis IV, est écrit derrière le roi en adoration et derrière le sphinx, c’est-à-dire le roi adoré. L’inscription n’a pas encore été lue ; mais on y a remarqué le nom de Chéfren, qui éleva la seconde pyramide, selon Hérodote et Diodore de Sicile. La lecture des hiéroglyphes confirme encore ici le témoignage des deux historiens grecs sur les rois auteurs des pyramides.
M. Caviglia a fouillé le sable amoncelé au-devant du sphinx, et il a trouvé entre ses pattes colossales un petit temple, auquel on arrivait par des marches. Outre la grande tablette, couverte d’hiéroglyphes, qui représente le roi Thoutmosis IV s’adorant lui-même, il y en avait une plus petite, aux pieds du sphinx. Elle est moins ancienne ; c’est Sésostris qui figuré sur celle-ci, comme sur l’autre son aïeul Thoutmosis ; lui aussi il rend hommage au sphinx qui est appelé Horus, et par là identifié au soleil, à la divinité suprême dont le roi est l’image et la représentation sur la terre. Sur un doigt d’une des pattes du sphinx, on a trouvé une inscription en vers grecs assez bien tournés. L’auteur, qui s’appelle Arrien, est peut-être l’historien de ce nom. Il distingue avec soin de la sphinx homicide de Thèbes la sphinx des pyramides, qu’il appelle la très pure servante de Latone. Ce Grec, entraîné par l’habitude, faisait du sphinx un personnage féminin ; cependant on a trouvé aux pieds de celui-ci les fragmens d’une barbe colossale.
Nous voulions contempler les pyramides sous tous les aspects et à toutes les heures. Pour cela, le mieux est de s’établir dans un tombeau. La vue des tombeaux de l’Orient, véritables demeures, fait comprendre bien des récits de l’antiquité. En Europe, un tombeau donne l’idée d’un caveau étroit ; mais, en Égypte et en général dans tout l’Orient, un tombeau était une maison ou au moins un appartement. Je m’étais toujours un peu étonné du roman filé par la matrone d’Ephèse dans le tombeau de son mari, avant d’avoir vu dans les environs d’Ephèse certains tombeaux creusés dans le roc, formant une chambre, ma foi, très confortable un réduit très galant, comme auraient dit nos pères. Le tombeau où se passe la dernière et si pathétique scène de la vie de Cléopâtre, où, aidée de ses femmes, elle hisse à grand’ peine Antoine mourant ; ce tombeau qui, à ce qu’il semble, avait une fenêtre, doit avoir été un monument considérable. Pour nous, nous n’avions pas à notre disposition, comme Cléopâtre, les tombes des Ptolémées. Celle où nous avons passé la nuit était plus antique, mais plus modeste ; elle sert de demeure à un paysan égyptien. Ces malheureux fellahs trouvent un avantage à choisir ce genre d’habitation ; ils échappent ainsi à l’impôt qui frappe les habitans des villages.
Grace à notre arrangement, nous laissâmes partir les voyageurs, qui retournaient dîner au Caire. Délivrés des cris et de l’importunité des Arabes seuls en présence du monument dont notre pied avait foulé la cime, dont nous avions pénétré la profondeur, nous achevâmes, en rôdant alentour, de nous faire une idée de sa masse ; c’est surtout quand on se place à un angle de la pyramide et que le regard, rasant une de ses faces, la suit jusqu’a l’autre extrémité, qu’on est frappé de l’immensité de la base.
La pierre des pyramides, dépouillées de leur revêtement, est d’un gris assez triste mais quand, aux approches du soir, colosses se peignent des nuances les plus délicates du rose et du violet, ils offrent un mélange de grace et de grandeur dont rien ne peut donner l’idée. Les teintes de l’horizon, à l’heure où le soleil se couche dans le désert, ont une finesse incomparable qui tient, je crois, à la sécheresse et à la pureté de l’air. Les tons sont d’une légèreté et d’une suavité qui rappellent, mais en l’écrasant, la manière des plus grands maîtres. La transparence aérienne ferait croire que ce n’est pas notre air grossier, mais un fluide plus pur, un éther subtil, qui baigne la terre et le ciel. Puis le soleil se couche brusquement, et tout reprend soudain la morne livrée du désert. Le soir, nous sommes allés travailler aux lumières dans un tombeau. En revenant, nous avons circulé entre les pyramides. Leurs masses, à demi noires, à demi blanchies par la lune, étaient d’un grandiose extraordinaire. Le sphinx était plus fantastique et plus merveilleux encore que le matin ; le front, inondé de lumière et le corps perdu dans les ténèbres, il était bien le père de la terreur, comme l’appellent les Arabes. Nous nous sommes endormis sous sa garde.
17 décembre.
Cette journée a été employée à parcourir les environs des pyramides. Aidé de M. Durand, j’ai estampé ou dessiné une grande partie des inscriptions funèbres tracées sur divers cercueils de pierre qu’on avait tirés d’un puits de momies et qui gisaient sur le sable. Il y avait la aussi l’effigie funèbre, en pierre blanche, d’une femme dont la mère portait un de ces noms composés qui n’étaient pas rares dans l’ancienne Égypte ; elle s’appelait celle qui donne l’or. La nature de la pierre et le type gros et court des figures sculptées sur les couvercles des cercueils me rappelaient deux sarcophages égyptiens que j’ai vus à Paris avant mon départ ; et dont l’histoire offre une particularité intéressante. Ils ont fait partie de la collection de Fouquet, la première en France où des antiquités égyptiennes aient trouvé place, et ils ont eu l’honneur d’être célébrés par La Fontaine, qui, dans une épître à Fouquet, dit avoir eu grand plaisir à contempler
Des rois Céphrim et Kiopès
Le cercueil, la tombe ou la bière.
On voit que ces tombes passaient pour avoir recueilli les restes de Chéops et de Chéfren, les rois des pyramides ; mais, ayant eu occasion de les examiner, grace à l’obligeance de leur possesseur actuel ; et ayant lu sur leurs couvercles le nom et les titres de leurs anciens habitans, ce que n’avait point fait. La Fontaine, je puis assurer qu’elles n’ont jamais renfermé que des prêtres et non des rois.
La difficulté d’être seul au désert depuis que les voyageurs y abondent et que les bédouins se sont faits domestiques de place s’est produite à moi tout à l’heure d’une manière étrange. Fatigué par la chaleur, j’ai avisé de loin un palmier et me suis dirigé de ce côté pour me reposer et me rafraîchir à son ombre. Comme j’approchais, j’en ai vu descendre un Arabe qui s’était mis là en embuscade dans l’intention de découvrir de loin les voyageurs, non pour les détrousser, mais pour leur offrir ses services. Il n’y a pas plus de solitude maintenant au pied des pyramides qu’au milieu des ruines de Rome. Vous voulez rêver sous un palmier, il en dégringole sur votre tête un cicérone.
Au nord de la seconde pyramide, on voit sur le rocher quelques hiéroglyphes très distinctement tracés. Ils nous reportent à une époque comparativement bien moderne ; ils nous font descendre de quatre mille ans à quinze ou seize cents ans tout au plus avant Jésus-Christ. Deux courtes inscriptions mentionnent un certain Mai préposé aux constructions de Ramsès II[34], et montrent qu’à l’époque comparativement récente de Sésostris, il y a eu ici des constructions. Le temps, qui a épargné leurs aînées, les a fait disparaître, et ces inscriptions sont le seul vestige qu’elles aient laissé[35].
Autour des pyramides, tombeaux des rois de la quatrième dynastie, sont les tombeaux de leurs sujets. Au nombre des mieux conservés est le tombeau d’Eimai et celui que les Anglais appellent le Tombeau des Nombres. J’ai passé la soirée d’hier dans le premier, et une partie de la matinée d’aujourd’hui dans le second. Champollion a fait dessiner les principales peintures du tombeau d’Eimai. Elles représentent des scènes des champs et de la ville ; on y voit des bergers qui conduisent leurs troupeaux, des agriculteurs occupés de soins rustiques, des menuisiers qui manient le ciseau ou la doloire, des danseurs, des musiciens qui jouent de la harpe et de la flûte, des exercices gymnastiques et des joutes sur l’eau[36]. Toutes ces scènes sont exprimées avec beaucoup de naturel et de vivacité. J’ai prié M. Durand de dessiner un fruit dont la forme m’a frappé par sa ressemblance avec celle de la banane. Le maître du tombeau est, comme à l’ordinaire, représenté assis, ayant près de lui sa femme assise également, et derrière sa femme, ses fils, ses filles et ses sœurs debout. La figure du mort est accompagnée de la désignation en hiéroglyphes de son nom et de ses qualités : ils nous apprennent qu’Eimai était prêtre royal et intendant des constructions du palais du roi Chéops. C’est par une singulière erreur que Rosellini[37] et Nestor L’Hôte[38] ont pris le premier titre pour celui du roi Chéops, dont ils ont fait un roi-prêtre. Cette version était directement contraire au génie de la langue égyptienne[39], et ne s’accordait pas beaucoup avec la vraisemblance ; c’était confondre le roi Chéops avec son aumônier. Si Rosellini et L’Hôte avaient lu l’autre titre qui accompagne le nom d’Eimai, intendant des constructions du palais, eussent-ils donc aussi confondu le roi avec son architecte[40] ?
Dans le tombeau que les Anglais ont appelé le Tombeau des Nombres, on trouve plusieurs fois répété le nom dans lequel M. Lenormant a reconnu celui du roi Chéfren. Ce tombeau était celui d’un grand fonctionnaire de Chéfren, comme le tombeau d’Eimai était celui de l’intendant des constructions royales de Chéops. Ce fonctionnaire était aussi un prêtre. À cette époque antique, le sacerdoce était, ce semble, en possession de toutes les fonctions civiles. Quelques monumens me donnent lieu de penser qu’il n’en fut pas toujours ainsi.
La roche sur laquelle sont construites les pyramides et la plaine qui s’étend à leur pied sont partout creusées de tombeaux ; c’est une véritable nécropole, et de l’époque la plus antique, peut-être la nécropole de Memphis. Les parois intérieures de tous ces tombeaux sont couvertes de bas-reliefs peints qui retracent diverses scènes de la vie domestique la chasse, la pêche, la moisson, la coupe du lin. L’une des plus curieuses de ces peintures, que Champollion a publiées, est celle qui représente un homme occupé à envelopper de bandelettes une momie, et un autre peignant le masque qui devait couvrir le visage du mort. Nous ne possédons pas de momie d’une date aussi reculée ; mais cette peinture prouve que ce mode d’ensevelissement remonte à la plus haute antiquité. M Lepsius, qui a campé durant plusieurs mois au pied des pyramides, a découvert, dit-on, une centaine de tombes nouvelles. On l’accuse de les avoir remplies de sable, après avoir fait dessiner les plus intéressans des tableaux qu’elles renferment. Quand on a vu les mutilations que la niaise et barbare curiosité des touristes ignorans fait subir a tout ce qui lui est accessible, quand on songe à la facilité avec laquelle on peut retirer des tombeaux le sable qui les protége, on absout M. Lepsius.
L’extrême intérêt que présentent ces tombeaux de la plaine des pyramides, c’est leur haute antiquité. Je ne verrai rien en Égypte de plus ancien que ce que je trouve en y entrant : Thèbes même, avec son grand Sésostris, est moderne en comparaison des vieux rois de Memphis, qui élevèrent les pyramides ; malheureusement les pyramides ne présentent aucune peinture, aucun bas-relief, et très peu d’hiéroglyphes Elles n’ont dit à la science nouvelle que les noms de leurs fondateurs, puis elles sont rentrées dans leur silence ; mais ces noms de rois se sont retrouvés sur des monumens moins célèbres et plus instructifs. Autour des sépultures colossales de Chéops et de Chéfren, on a reconnu les tombes de leurs serviteurs, et ces tombes contemporaines des pyramides ont dit ce que celles-ci n’avaient pas révélé. Les murs intérieurs des 4 pyramides étaient nus. Ceux des tombes sont couverts de bas-reliefs coloriés et d’hiéroglyphes qui expliquent les bas-reliefs. Ces tableaux, ces hiéroglyphes, dédommagent de la nudité des pyramides. Quand tout ce qu’ils peuvent enseigner aura été recueilli, on aura ce que déjà on possède en partie, une représentation fidèle, et détaillée de la vie égyptienne, telle qu’elle était il y a six mille ans.
J.-J. AMPERE.
- ↑ Voyez les livraisons du 1er août et du 1er septembre.
- ↑ J’emploie ce mot dans un sens qu’il n’a heureusement qu’en anglais. On sait ce que c’est que la presse des matelots. Cet usage étrange chez un peuple libre n’était point inconnu à l’ancienne Égypte, au moins sous les Ptolémées. M de Saulcy en a trouvé la preuve dans le texte démotique de l’inscription de Rosette, qu’il a si heureusement interprété.
- ↑ Ces dernières, dit Bayle traduisant Hérodote, y prenaient un soin extrême d’être charmantes.
- ↑ Hér., II, 171.
- ↑ Litterary Gazette, no 1550, p. 846.
- ↑ La formation des deltas est traitée de la manière la plus complète dans les Leçons de géologie pratique de notre illustre géologue M. Élie de Beaumont.
- ↑ M. Letronne, qui, dans son cours, a victorieusement combattu la nouveauté du Delta, citait, outre Tanis, Avaris, où se retranchèrent les pasteurs avant leur sortie de l’Égypte, et qui était également situé vers l’extrémité du Delta.
- ↑ « La côte d’Égypte est resté à très peu près ce qu’elle était il y a trois mille ans, » dit M. Elie de Beaumont. (Leçons de Géologie, t. I, 46.) Le delta du Mississipi, selon M. Lyell, ne croit que d’un mètre par siècle ; il a fallu soixante-sept mille ans pour le former.
- ↑ C’est aussi l’opinion de M. H. Vyse. — Pyramids of Gizeh, I, 253.
- ↑ Voyez ce qu’en dit Makrïsi. — De Sacy, Chrestomathie arabe, t. I, 278.
- ↑ Des Français viennent d’y faire élever un monument à la mémoire du vainqueur d’Héliopolis.
- ↑ J’aurai le regret de n’y pas rencontrer M. Prisse, auquel nous devons la chambre des rois de Karnac et de savantes remarques sur ce monument. Je l’ai laissé à Paris occupé à préparer une nouvelle exploration de l’Égypte à laquelle personne n’est plus propre que lui.
- ↑ iL y a une pensée semblable dans Abdallatif, que certes l’abbé Delille n’avait pas lu.
- ↑ Il semblerait que postérieurement à Pline, à l’époque où fut écrit l’ouvrage sur les merveilles du monde, attribué à Philon de Byzance, on pouvait monter sur les pyramides (Parthey, Wanderungen, p. 103.)
- ↑ On peut voir dans le plus grand détail toutes les dimensions des pyramides dans l’ouvrage du colonel Vyse, t. II, p. 109, 117, 120.
- ↑ M. Parthey place entre les deux le clocher d’Anvers, auquel il attribue 447 pieds, 4. pieds seulement de moins que la grande pyramide. (Wanderungen, p. 101.)
- ↑ Neil Arnott, Mécanique des Solides, trad. franç., t. I, 128.
- ↑ Expédition d’Égypte. — Jomard, Recherche., sur les Pyr., p. 167.
- ↑ Voyez Vyse, t. III, p. 94.
- ↑ Jomard, Recherc. sur les Pyr., 167. — Caillaud en a trouvé une à Thèbes. J’en ai vu moi-même une au aire, dans la curieuse collection de M. Rousset.
- ↑ Neil Arnott, Mécanique des Solides, I, 192.
- ↑ Letronne, Du Revêtement des Pyramides de Gizeh, 47.
- ↑ Éclaircissement sur le cercueil du roi Mycerinus, par M. Lenormant.
- ↑ Le tombeau découvert par Belzoni dans la seconde pyramide contenait bien quelques ossemens, mais il paraît que c’étaient des ossemens de bœuf.
- ↑ Voyez sir John Herschel’s, Observations on the entrance passages in the Pyramids of Gizeh. — Vyse, II, 107.
- ↑ Mémoires sur différens points d’astronomie, 41, 42.
- ↑ L’orientation si exacte des pyramides est un fait incontestable. Il n’en est pas tout-à-fait de même, à mon sens, d’une hypothèse qu’un homme de cœur et d’esprit, M. de Persigny, a construite sur une base plus spécieuse que solide, loin des lieux dont le spectacle l’eut, je crois, détrompé. M. de Persigny pense que les pyramides ont été construites pour arrêter le sable du désert, qui tend toujours à envahir la plaine cultivée. À cette hypothèse, que son auteur a présentée avec beaucoup d’art et quelquefois d’éloquence, il y a, ce me semble, deux réponses à faire : l’une, c’est que les pyramides ne pouvaient empêcher le sable de passer, et l’autre, c’est que, malgré les pyramides, le sable a passé. A la rigueur, la seconde réfutation pourrait suffire et dispenser de la première. Or, c’est un fait que la ligne qui sépare les sables de la terre cultivée est en avant des pyramides. Le sphinx colossal qui est au pied des pyramides n’a point été protégé par elles, car sa tête et son buste dominent seuls l’océan de sables où il est enfoui. Dira-t-on que les pyramides ont contribué à modérer cette irruption des sables qui les a pourtant dépassées ? Soit. Mais parle-t-on des vingt-cinq pyramides, la plupart assez petites et disséminées sur une étendue de quinze ou seize lieues, c’est-à-dire, terme moyen, à plus d’une demi-lieue l’une de l’autre ? À cette distance, elles n’ont pu, ce me semble, exercer aucune influence sur les espaces intermédiaires. Seules les trois grandes pyramides de Gizeh, beaucoup plus rapprochées, peuvent faire l’illusion d’avoir apporté quelque obstacle aux progrès des sables du désert. Cet obstacle, réduit ainsi à un seul point, perdrait beaucoup de son importance. Encore faut-il cependant se demander s’il a été réel. Pour cela, il aurait fallu qu’il modérât les vents qui poussaient les sables vers le Nil ; mais il semble que les pyramides, si elles avaient produit quelque effet, auraient plutôt produit un effet contraire, et qu’il serait arrivé là ce qui arrivé, selon M. Elie de Beaumont, derrière l’autorité duquel j’aime à m’abriter, lorsque le sable se porte dans l’intervalle resté vide entre des monticules, et d’autant plus facilement, dit-il, qu’il y a là une sorte de gorge où le vent s’engouffre. (Elie de Beaumont, Leçon de Géologie pratique, T. I, 197 ; voyez aussi Kaemtz, Cours complet de Météorologie, p. 33.
On voit donc que non-seulement la cause alléguée par M. de Persigny n’a point agi et ne pouvait agir pour arrêter les sables, mais qu’elle n’aurait pu que concourir à précipiter leur accumulation. - ↑ Malus a trouvé un sarcophage dans la pyramide du labyrinthe au Fayoum ; M. Vyse, dans la plupart des petites pyramides de Gizeh.
- ↑ Sans parler du douteux tombeau de Porsenna, je citerai une tombe étrusque près d’Albano, connue sous le nom de tombeau des Horaces et des Curiaces.
- ↑ Voyez Du Paupérisme, par le prince de Monaco, p. 12.
- ↑ Tous les voyageurs, entre autres Norden, Salt, Denon, se récrient également sur la beauté du sphinx, et cependant ils ne l’ont vu que mutilé. Le témoignage de Prosper Alpin, qui vante la perfection de la sculpture du nez, prouve qu’à la fin du XVIe siècle la mutilation n’était pas encore accomplie. Abdallatif, qui a vu le sphinx intact, dit : « Cette figure est très belle, et sa bouche porte l’empreinte des graces et de la beauté. On dirait qu’elle sourit gracieusement. »
- ↑ Cette mutilation a été opérée à dessein. Les musulmans croient faire œuvre pie en brisant les figures qu’ils estiment diaboliques. Ils pensent par là se garantir de l’influence du mauvais œil.
- ↑ Le mot sphinx, transporté du grec en français, y a d’abord conservé le genre féminin. Le Père Vansleb, en 1672, disait encore la sphinx. (Nouvelle Relation, p. 144).
- ↑ il ne peut y avoir de doute sur ce titre bien connu. Je m’étonne que M. Birch ait rendu tour à tour les deux hiéroglyphes dont ce titre se compose par les porteurs, le chef des porteurs, le chef des bâtisseurs. Cette dernière interprétation est seule un peu exacte.
- ↑ Les ruines situées près de la seconde pyramide, et qu’on appelle le temple, sont-elles des vestiges de ces constructions du temple de Sésostris ?
- ↑ Plutôt que des rixes de mariniers, comme le veut M. Wilkinson. (Customs and Manners, t. II, 440.)
- ↑ Monum. Storici, 1, 128.
- ↑ Lettres sur l’Égypte, 145-146.
- ↑ Comme les langues sémitiques, l’ancien égyptien, suivi en cela par le copte moderne, plaçait la désignation qualificative après le nom de l’objet qualifié. On ne pouvait donc traduire le prêtre roi Chéops, car dans ce cas il y aurait eu le roi Chéops prêtre, et il fallait nécessairement traduire le prêtre du roi Chéops.
- ↑ J’ai fait dans ce tombeau une observation qui peut avoir de l’importance pour la succession des anciens rois de la troisième et de la quatrième dynastie. Eimai est dit fils d’un personnage qui a rempli auprès d’un autre roi les mêmes fonctions d’intendant des constructions royales, que lui-même remplissait sous Chéops. Le nom de cet autre roi, que M. Bunsen lit Aseskaf, est placé par lui au commencement de la troisième dynastie ; mais l’inscription dont je viens de parler et qui le rapproche de Chéops, fondateur de la quatrième, me porterait à y reconnaître, par le retranchement de la dernière syllabe, Achès, septième roi de la troisième dynastie. Dans cette hypothèse, il faudrait corriger le chiffre de Manéthon, qui compte quatre vint cinq ans entre Achès et Chéops.