Voyage en Uruguay
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 884-917).
VOYAGE EN URUGUAY

L’Aurigny avait quitté Bordeaux, et de jour en jour la mer changeait d’aspect. Par les belles matinées, sous une face dorée, elle colorait ses ombres d’un bleu de pierre. Les rivages de Lanzarote apparurent à bâbord, appuyant leurs nappes de sables à leurs crêtes découpées. Un matin, on se trouva devant Dakar, qui est aujourd’hui une ville à la mode d’Europe. Le bateau était maintenant couvert de toiles qui le protégeaient du soleil. Après les houles de l’alizé, on arriva dans une mer calme, sous un ciel blanc. Des averses commencèrent à tomber. Et de nouveau le ciel se rasséréna. La brise qui soufflait naguère de l’arrière, venait maintenant de l’avant. Les étoiles du pôle Nord, que nous avions laissées derrière nous, se perdaient dans la brume de l’horizon quitté, tandis que les étoiles du pôle Sud apparaissaient à l’autre bout du ciel, sur l’horizon à atteindre. La Croix du Sud traçait le soir son losange dans les haubans de misaine, accompagnée des deux étoiles brillantes du Centaure. Toute la machine du monde tournait autour de notre ligne de marche comme autour d’un axe, et le splendide Orion dessinait l’équateur.

Chaque journée était plus courte que la précédente. Un jour le soleil, se levant dans les brumes, laissa entrevoir un rocher vertical, pareil à une borne immense. On longeait des crêtes noires de palmiers et de longues plages de sables. Une île portait un château vert pâle, où un empereur avait été enfermé. Les eaux, bleues comme celles de la baie de Naples, étaient limitées par un cercle immense de montagnes. C’était la baie de Rio-de-Janeiro. On navigua ensuite sur une mer peu profonde. Il fallait stopper et jeter la sonde qui ramenait des fragments délicats de corail. Un soir, le bateau passa devant une ville illuminée. C’était Punta del Este. Il changea alors de route et entra dans des eaux teintes de violet et de brun. C’était le Rio de la Plata, immense estuaire que la République Argentine borde au Sud, et l’Uruguay au Nord. Les deux capitales, Buenos-Airos sur la rive Sud, Montevideo sur la rive Nord, se font ainsi face, Buenos-Aires étant seulement plus enfoncé en amont.

Le bateau s’engagea dans une rade circulaire que dominait à gaucho un pilon conique. Adroite une ville s’étalait. C’était Montevideo, la capitale de l’Uruguay. Nous étions partis depuis vingt-six jours.


I. — LE CHARME DE MONTE VIDEO

Une ville, qui couvre de sa vaste étendue un terrain ondulé ; de larges et longues rues étroites, qui se coupent en équerre, et qui la traversent tout entière : au bout de chacune de ces rues, la lame obscure de la mer ; des maisons basses, très souvent sans étage, et couronnées par la balustrade d’une terrasse ; tout cela clairet aéré, avec beaucoup dévides ; des quartiers silencieux ; des avenues de platanes ; des places d’un dessin charmant, ombragées de palmiers, ornées de fontaines et dont le sol est couvert de sable rouge ; je ne sais quoi d’aimable et d’accueillant, où le regard se plaît : voilà Montevideo. Ce n’est pas, comme Buenos-Aires, une grande ville fiévreuse. Mais elle a gardé quelque chose de la grâce coloniale. Ces maisons basses et d’un joli style, cette verdure, ce silence, ces espaces sont un enchantement. Pour une population qui ne dépasse pas beaucoup 300 000 habitants, la ville a une superficie comparable à celle de Paris. Elle s’étend encore. D’immenses boulevards la prolongent dans la campagne.

C’est une ville d’été. À son extrémité Nord-Est s’étend une plage, devant laquelle on a construit un grand hôtel. Cet hôtel appartient à la ville, qui a logé une roulette dans une aile. Il y a là, dans les beaux jours, une animation incroyable. Les automobiles couvrent la large chaussée ; la plage regorge ; dans le hall de l’hôtel, les tables se touchent. On danse dans une vaste salle ; on donne dans une salle à manger des banquets de six cents couverts. De cette première plage une route nouvelle, le long de la mer, conduit à une seconde, celle de Pocitos, située à une petite lieue de la ville. Cette longue chaussée, entaillée dans les ondulations du granit, et suivant la courbe du rivage, montre en tournant de nouveaux paysages. Bientôt, par-delà une baie, toute la ville de Montevideo apparaît sur la droite, et à sa gauche la butte conique du Cerro. A la nuit, la chaussée devient une longue file de lumières ; les phares clignent sur la mer, et les feux de Montevideo s’étagent au fond de la baie. Mais dans ce pays tout est croissance et devenir. Il faut le décrire comme un être en mouvement. Voici que déjà, à quatre lieues de Pocitos, une troisième plage, celle de Carrasco, s’enveloppe à son tour de constructions neuves.

Il y a à Montevideo peu de monuments : la cathédrale, consacrée en 1804 ; un édifice colonial, rectangulaire, qui servait autrefois de réunion au Cabildo. L’ancienne ville, qui était simple et militaire, n’a presque pas laissé de vestiges. On retrouve à peine quelques maisons anciennes. On achève de construire un palais législatif, qui sera un monument magnifique. L’Université est un édifice qui ferait honneur à toute capitale. En revanche, les musées, ces nécropoles des vieilles civilisations, existent à peine : un petit musée historique et quelques salles d’un musée des Beaux-Arts. Nous sommes dans un pays tout neuf, et qui a les caractères de cette nouveauté.

Cette nouveauté même, pour un voyageur qui vient d’Europe, est d’un extrême intérêt. Ces jeunes sociétés d’Amérique du Sud, qui se développent si vite, sont sous nos yeux comme des organismes en croissance, dont nous observons, dans un jardin d’expériences, le progrès changeant et prompt. Il n’y a rien de plus intéressant qu’un peuple qui grandit. Ces pays nous ont emprunté nos idées ; mais bien souvent ils nous dépassent. Ils ne sont pas arrêtés, comme nous, par les entraves compliquées du passé. Des programmes, encore en discussion ici, sont réalisés là-bas. Ainsi cette société qui sort à peine des guerres civiles et qui achève seulement de se consolider, présente tout ensemble un aspect archaïque et une figure de l’avenir. Les mœurs sont en grande partie restées anciennes, les institutions sont hardiment neuves. Ce contraste fait un équilibre fort curieux : c’est peut-être parce que les mœurs sont au fond conservatrices que les lois peuvent être si avancées.

Tout cela peut servir de raison à décrire un pays si peu connu en France. Mais il y a une autre raison de parler de lui. C’est que nulle part peut-être à la surface de la terre, la France n’inspire une pareille affection. Je ne parle pas seulement des preuves qui nous en ont été données pendant la guerre, de ces sommes d’argent si généreusement envoyées et qui ont atteint des chiffres très considérables, de cette proclamation du 14 juillet comme fête nationale en 1915, au moment où le destin des armes pouvait encore paraître douteux ; je ne parle pas de la rupture des relations diplomatiques avec nos ennemis. Il y a entre l’Uruguay et nous quelque chose de plus ancien et de plus profond. Et le pays est tout pénétré de culture française. Nous en verrons des exemples. Mais il est bon de marquer tout de suite un trait. Ce rôle immense de la France est tout à fait indépendant du rôle individuel des Français. Notre colonie à Montevideo nous fait grand honneur par son honorabilité et son intelligence ; mais je ne crois pas que, dans l’ensemble, elle joue un rôle dans les destinées du pays. Il en est ainsi, je crois, dans toute l’Amérique du Sud. L’influence française s’exerce sans le concours des Français et parfois malgré eux.

Pour comprendre cette société nouvelle où il nous faut maintenant entrer, il est nécessaire de voir sommairement comment elle s’est formée, et tout d’abord de se faire une idée du pays.


II. — LE PAYS

Par sa nature d’abord, le pays diffère complètement des nôtres. Le sol de la France est un édifice composé d’une soixantaine d’étages, formés pour la plupart de fonds de mer desséchés, déposés les uns sur les autres dans toute la série des âges géologiques et remis au jour par lambeaux, dans des conditions très diverses, mais presque toujours dans un état presque frais. Partout des coupes naturelles font voir la tranche de la roche, et cette tranche est à peine altérée. Une promenade autour de Paris est une promenade à travers des milliers de siècles, et, si l’on y réfléchit, une étrange féerie. Le sable où poussent les châtaigniers de Robinson nous indique un ancien rivage. Le calcaire qui le recouvre nous apprend que la mer est revenue, et sur le plateau de Châtillon nous parcourons réellement le fond d’un océan. Le gypse de Pantin est le reste d’une ancienne lagune, dont les eaux brûlantes s’évaporaient sous les palmiers. Le long parcours que l’on fait à Lagny ou à Chelles pour atteindre la rivière en quittant les collines se fait sur le fond d’une Marne ancienne, immense, une sorte de Niger ou de Zambèze, dans les faux bras duquel on a retrouvé un éléphant encore debout. L’histoire des hommes, en France, est pâle à côté des vicissitudes, des révolutions, des submersions qui ont marqué l’histoire du terrain, et qui sont encore écrites sur le sol.

Il n’y a rien de pareil en Uruguay[1]. Le pays est un bloc de roches cristallines fort anciennes, émergées depuis très longtemps. Dans le Nord de la République seulement, ce socle a été recouvert par des transgressions marines, qui sont elles-mêmes au plus tard contemporaines du trias, c’est-à-dire d’une époque très reculée. Depuis ce temps, l’histoire géologique du pays est terminée. La conséquence, c’est que, sur ces terrains on place depuis si longtemps, l’intempérisme, agissant depuis des dizaines de millions d’années, a profondément altéré la surface. Le relief actuel n’est qu’une sculpture du bloc primitif par la pluie, le soleil et le vent. Sous ce lent travail, les parties les plus tendres étaient balayées, tandis que les éléments durs restaient en saillie. Une chaîne de montagnes que l’on croit voir à Punta Ballenas n’est qu’un éperon de quartzite, roche très dure, déchaussé par l’érosion. Enfin, toute la région a pria l’aspect des très vieux pays, celui que les géologues désignent sous le nom de pénéplaine, suite infinie de faibles ondulations.

Imaginez un éternel moutonnement du sol. Tandis que, de l’autre côté du Rio, la pampa argentine étend sa surface plate, ici le granit est partout bosselé. Le manteau vert de l’herbe recouvre ce bossellement. Sur cette herbe claire sont piqués, plus clairs encore, des bouquets d’un chardon bleuâtre, qui a l’aspect d’un plant d’artichauts et qui est le signe des terres fertiles. Dans chaque creux l’eau s’accumule. Elle s’assemble en ruisseaux, et souvent les saules pleureurs tendent an bord de ce ruisseau leurs draperies pâles et flottantes. Le saule est un des rares arbres indigènes. Avec lui, il faut citer l’ombù, que Jules Verne se représentait comme un arbre géant, et où il croyait qu’on pouvait se faire un cabinet de travail dans une branche. ! Il faut revenir de cette illusion. Imaginez, au-dessus de racines saillantes, un fût médiocre, qui se divise et d’où de courtes branches sortent en couronne, comme celles d’un candélabre, pour se subdiviser encore de la même façon. D’ailleurs le bois ne sert ni à la menuiserie, ni au chauffage. On dit que les oiseaux même ne perchent pas sur ses branches. Sa silhouette ronde, s’élevant sur le terrain nu, est un trait du campo uruguayen.

Sur ce campo sans arbres, les arbres qu’on plante croissent en général fort bien. Celui qu’on rencontre le plus communément autour de Montevideo est l’eucalyptus, qui devient magnifique. Mais pour voir vraiment une forêt, il faut aller dans l’Est du pays jusqu’à la vieille ville coloniale de Maldonado, et pousser de là jusqu’à Punta Dallenas, la propriété de D. Antonio Lussich : c’est un endroit unique au monde.

Imaginez une mer bleue où plongent des caps de porphyre : une vision de la Méditerranée. Autour des rochers la mer a étalé de longues plages de sable blanc. De Punta Ballenas à Punta del Este, sur plus de 10 kilomètres, on peut galoper sur ce sable, au bord des vagues. Il s’étend au loin dans l’intérieur. C’est sur ce terrain, entre la mer et une lagune, dans un terrain autrefois nu, que M. Lussich a entrepris des plantations. Les arbres se sont mis à croître avec une vigueur prodigieuse. Aujourd’hui le spectacle est saisissant. On vient de Maldonado par une large piste de sable. L’été, elle est parfaitement unie. L’hiver, les pluies y creusent des ravins où les carrioles rebondissent et où les petites automobiles Ford exécutent leurs cabrioles. De temps en temps un ruisseau étend sur la route sa nappe miroitante, à l’étonnement du voyageur nouveau, et la voiture passe à gué. Bientôt une sombre nappe verte paraît à l’horizon. Elle s’étend comme un manteau, couvre le fond des vallées, remonte sur les pentes. Il y avait là, il y a quelques années, trois millions d’arbres. Il y en aurait aujourd’hui sept millions. Que ceci soit l’œuvre d’un homme, c’est prodigieux. La maison est une ancienne maison de type colonial, entourée d’une véranda. Nous montons là à cheval, et nous commençons dans les sentiers de la forêt une série de promenades invraisemblables. Dans cet air humide et chaud, sur ce terrain varié, toutes les essences prospèrent, et les arbres de l’univers entier se sont donné rendez-vous dans ce coin de terre. Sur une pente escarpée, les sapins des latitudes boréales étendent le manteau traînant de leurs branches ; mais entre eux le dracena du Brésil élève son bouquet de feuilles couleur de lie de vin. Les chevaux remontent maintenant de pierre en pierre le lit d’un torrent, et nous écartons de la main de grands bouquets frissonnants de bambous. Nous voici dans d’interminables allées de pins, et chacun porte comme une ceinture une orchidée aux larges feuilles vert pâle. Nous débouchons dans des clairières à la Courbet, dont le fond est un étang ; des peupliers élèvent au bord des eaux leurs fuseaux gris et nus, tandis que le cadre de la forêt est formé par des eucalyptus de trente à quarante mètres. De grands cyprès en fleurs mêlent à la verdure leur jaune sombre et doux, et par places des acacias sont comme un bouquet d’or pâle éblouissant. Le paysage change sans cesse. Ici, nous sommes perdus au plus profond des futaies. Là, sur d’âpres rochers, nous voyons par-dessus les cimes des arbres la mer laiteuse et un cap. Les chevaux descendent la pente raide d’une dune. Nous nous coulons dans cet océan de verdure. Nous nous couchons sur l’encolure pour passer sous un mimosa en fleurs et nous nous relevons couverts de poudre d’or. Sous les arbres, les géraniums échevelés font de grands buissons. Il faut appuyer la bouche des chevaux pour qu’ils ne glissent pas dans ces à-pics. Et tout à coup nous arrivons sur une plage unie, immense. Nous poussons jusqu’au bord des vagues. De grandes falaises nous encadrent de leurs murs. La roche rouge est percée de grottes. Une source d’eau douce a filtré dans les cassures du porphyre, et remplit une vasque naturelle. Paysages de féerie, où l’on se croit tour à tour en Italie, en Norvège, à Ceylan, ou sur les plus sauvages promontoires de la Bretagne. J’ai fait soixante-dix kilomètres sous ces arbres, et je n’ai vu qu’une petite partie de la forêt ; j’aurais pu en parcourir cinq ou six fois davantage.

Que ne peut l’exemple ? Toute la côte autour de Punta Ballenas commence à se couvrir d’arbres. La propriété est située entre deux stations de bains de mer, Piriapolis d’un côté, Punta del Este de l’autre. Piriapolis est déjà une forêt de pins. Punta del Este est encore nu. Chacune des deux villes se dit la plus agréable pendant les chaleurs. Les partisans de Punta del Este prétendent que les arbres retiennent l’air chaud, et qu’en les supprimant on permet à la brise de mer de circuler. Ils conviennent qu’il n’y a pas d’ombre chez eux, mais ils ajoutent qu’il suffit de rester couché pendant les heures brûlantes. Il faut d’ailleurs convenir que Punta del Este est un des plus beaux paysages du monde. Imaginez, dans une mer d’un bleu éblouissant, un promontoire bas, dont les récifs ont une ceinture d’écume : quelque chose comme la pointe du Raz ramenée au niveau de l’eau. Le promontoire est si effilé qu’on s’y trouve au milieu des flots, comme sur une barque, et que la mer fait tout le paysage autour de vous : les automobiles roulent jusqu’au bord des eaux, jusqu’aux rochers mouillés. Sur le côté gauche, elle déferle avec une violence sauvage ; mais sur le côté droit, une île s’est soudée au cap par une bande de sable, et le tout a formé une anse abritée où la mer est calme comme un lac ; de telle sorte que Punta del Este a deux plages, une douce et une rude, séparées seulement par la langue du terre où est la ville.


III. — UNE SOCIÉTÉ PASTORALE AU XXe SIÈCLE

Revenons au pays lui-même. Nous n’avons pas à tenir compte des éléments indiens qui peuplaient le pays avant l’établissement des Espagnols et qui ont disparu aujourd’hui, du moins en tant que peuple. C’étaient principalement des Charruas, de race guaranie. Assez agiles pour prendre un cerf à la course, ils étaient extrêmement guerriers. Ils allaient nus, vivant de la chasse et de la pêche, vivant sous des tentes de cuir, sans gouvernement et sans chef, sauf pendant les expéditions ; mais, la guerre finie, le chef se confondait avec ses soldats. Ils ignoraient absolument l’agriculture et l’élevage. Ils ensevelissaient les morts avec leurs armes, pour les chasses et les combats de l’autre monde. Ils avaient la notion d’un être suprême qu’ils appelaient Tupâ, ce qui veut dire : « Qui es-tu ? » Ils croyaient aussi à un génie du mal.

Le premier qui débarqua chez eux fut un navigateur andalou, Diaz de Solis, qui prit terre en 1516 avec cinquante hommes, à l’embouchure de l’Uruguay. Il fut massacré. Magellan en 1520 visita le Rio de la Plata. Un de ses matelots, en voyant le Cerro, se serait écrié : « J’ai vu une montagne : monte vidi eu. » Et le nom serait resté à la baie où s’élève aujourd’hui Montevideo. Sébastien Cabot en 1527 éleva le premier fortin, au confluent de l’Uruguay et du San Salvador.

Mais, en fait, les rives du Rio de la Plata n’étaient destinées à être vraiment colonisées que beaucoup plus tard. Dès le premier moment, il est vrai, le roi d’Espagne songea à fonder des établissements. Il en donna le soin à des aventuriers, qu’on nomma Adelantados. Le premier, Mendoza, fonda sur la rive Sud du Rio la ville de Buenos-Aires en 1535. Mais la nouvelle cité fut presque aussitôt, détruite par les Indiens. Le successeur de Mendoza chercha dans l’intérieur un endroit plus sûr, et remontant les fleuves qui débouchent dans le Rio de la Plata, il fonda en 1536 sur le Paraguay la ville de Asuncion. Cependant, la rive Nord du Rio, c’est-à-dire la côte uruguayenne, restait déserte. Les établissements étaient détruits par les Charmas. Ne pouvant réduire ces Indiens par les armes, les Espagnols recoururent aux missionnaires. On connaît les célèbres fondations des Jésuites au Paraguay. De même en Uruguay, où pour donner au pays son nom officiel, dans la Bande orientale, les Jésuites fondèrent au Nord de l’Ibimi sept missions qui comptèrent 40 000 habitants. On appelait reducciones ces villages où les Indiens convertis habitaient des maisons groupées en carrés, autour de la place publique où se trouvaient l’église, le conseil des Pères, le grenier public, l’hôpital, les écoles. De ces sauvages les Jésuites avaient fait des tisserands, des charpentiers, des peintres, des sculpteurs, des horlogers. Ils leur avaient appris l’agriculture. Le matin et le soir, au son de la cloche, la population se rendait à l’église. De l’église, elle se rendait au travail au son des instruments, précédée de l’image du saint, protecteur de la ville. Des fêtes, des jeux, des bals alternaient avec le travail.

Mais la Bande orientale formait une sorte de marche entre les possessions espagnoles de la Plata et les possessions portugaises du Brésil. Au point de vue de la géographie, elle n’est même qu’un morceau du Brésil. Les Portugais essayèrent donc de s’en emparer, et en 1680, ils fondèrent la colonie del Sacramento. Ils essayèrent ensuite de s’emparer du port de Montevideo, alors abandonné. Mais le gouverneur du Buenos-Aires, Zavala, les en chassa et, pour défendre le port, construisit d’abord un fort et, en 1726, fonda au même endroit la ville de Montevideo. Les premiers habitants furent sept familles amenées de Buenos-Aires. A l’abri de ses murailles, sous la protection de ses canons, Montevideo fut la première place forte des Espagnols sur la rive Nord du Rio. Administrée d’abord par un commandant militaire nommé par Buenos-Aires, elle le fut à partir de 1751 par un gouverneur envoyé de Madrid.

Pendant ce temps, il se passait dans le pays deux faits essentiels. D’une part, quelques chevaux et quelques bovidés, amenés par les Européens, se multipliaient sous cet heureux climat, avec une abondance inouïe. Toute la bande orientale devenait une immense estancia. A la fin du XVIIe siècle, il n’était pas rare de voir les chevaux sauvages errer par troupes de dix mille ; un cheval valait un réal, c’est-à-dire cinq sous ; une jument valait la moitié : un taureau valait deux réaux.

Il faut partir de là si on veut comprendre l’Uruguay actuel. Il est encore une sorte d’immense ferme, et le bétail fait sa richesse. Nous allons vivre quelques semaines dans une société pastorale. Seulement, quels sont les traits d’une société pastorale dans le premier tiers du XXe siècle ?

Le premier, le plus frappant peut-être pour nous autres Européens, c’est le petit nombre de la population. Ce serait une très lourde erreur d’évaluer la valeur économique des pays de l’Amérique du Sud au chiffre de leur recensement. La campagne est à peu près déserte. Çà et là un rancho, c’est-à-dire une petite, et misérable chaumière, ou une estancia, qui ne ressemble ni à nos fermes ni à nos châteaux, mais plutôt à une sorte de maison de plaisance, aménagée parfois avec beaucoup de luxe et de confort. C’est le centre d’une exploitation très vaste, mais qui comprend très peu de monde. L’exploitation elle-même est réglée de la façon suivante. Au centre du terrain se trouve la maison de l’intendant, capataz. Le terrain est divisé en secteurs, dont les limites sont marquées par des fils de fer. Chaque secteur est surveillé par des peones, qui vont à cheval faire leur tournée. Dans ce secteur les animaux vivent en liberté, comme il plaît à Dieu. Ils multiplient, et la valeur de la propriété augmente rapidement.

Voilà le premier trait, qui a marqué toute la civilisation uruguayenne. Elle est fondée sur de grandes propriétés, où il n’y a ni travail, ni main-d’œuvre. Une vingtaine de péons suffit à la surveillance d’une estancia de très grandes dimensions. Dans cet heureux pays, la nature n’a pas imposé aux hommes le travail.

Pendant longtemps le seul produit qui fût tiré des animaux était le cuir, que l’on faisait sécher et qu’on exportait. Mais dès le milieu du XVIIIe siècle on eut l’idée d’utiliser la viande, en la salant. On poussait les animaux jusqu’au bord de quelque fleuve, et là on leur coupait les jarrets avec des espèces de faucilles montées sur des bâtons. La viande était salée et exportée. Aujourd’hui, on use d’un autre procédé : on la frigorifie.

Visitons une de ces extraordinaires usines de viande congelée, qui se trouve aux environs de Montevideo. On traverse la rade, on aborde, et on arrive dans une cité, où ce qu’on voit d’abord est un long chemin montant en planches supporté par des poutres, et suivi par des centaines d’animaux. On fait gravir ce chemin aux victimes, pour les tuer à l’étage supérieur de l’établissement. Ainsi les divers produits qu’on en tire n’auront plus qu’à descendre d’étage en étage jusqu’au bateau qui les emporte. Le dernier effort des animaux, gravissant leur dernière route pour se faire tuer au plus haut étage, est autant d’énergie gratuite, économisée par les sociétés frigorifiques.

La chambre où l’on tue présente un spectacle extraordinaire. Imaginez une sorte de halle, où l’on se promène, les pieds dans le sang. Nous en visiterons tout à l’heure le côté gauche. Le côté droit est fermé par des bat-flancs verticaux, ayant l’aspect d’une trappe. Grimpons par un petit escalier à une galerie, d’où nous verrons le spectacle. Les animaux entrent en se pressant. C’est un tumulte de cornes, d’échines et de croupes. S’il se produit un arrêt, un homme placé dans la même galerie que nous, et armé d’un aiguillon où passe un courant électrique, touche la bête récalcitrante qui, bousculée par l’étincelle, reprend sa marche. On la voit fléchir sous le coup, se dérober et se hâter. Cette masse vivante est dirigée sur un couloir où les animaux doivent passer un à un, aux pieds d’un homme armé d’un maillet. A mesure que l’animal se présente, il abat son maillet et assomme. J’imagine qu’il y met beaucoup d’adresse. En tout cas on ne voit aucun déploiement de force. L’homme semble toucher à peine la bête au front. On entend un bruit sec et cassant, et le bœuf s’abat.

Le couloir où il a été tué est fermé par ces trappes que nous avons vues tout à l’heure et qui séparent la salle en deux. Cette trappe est élevée par un ressort ; la bête expirante route et tombe dans la partie gauche de la salle.

Allons la rejoindre. Le trajet est affreux. Descendons de notre observatoire tout gluant de sang. Passons rapidement dans un coin où arrivent les moutons qu’on a égorgés dans une salle voisine. Evitons ces mourants, et allons retrouver le bœuf, écroulé au pied de sa trappe ouverte, et qui détache ses dernières ruades. Des hommes le saisissent, et le premier soin est de lui écorcher la tête. Après quoi, on le suspend à une chaîne sans fin, qui court sous le plafond, et la pauvre bête est emportée dans un étrange voyage.

La chaîne où elle est accrochée commence son lent pèlerinage et la promène devant des tables longitudinales, où des ouvriers attendent son passage. L’animal mort défile devant les hommes immobiles dont chacun doit accomplir une besogne strictement définie. Le bœuf va ainsi de proche en proche se faire vider par l’un, dépouiller par l’autre, scier en deux par un troisième. A un bout de la salle, sa tête tombe, et elle est donnée en prise à des vétérinaires qui ouvrent les glandes, jugent l’animal sain, et font dégringoler la tête examinée dans un guichet, d’où elle descend par son poids à l’étage inférieur. A d’autres endroits, l’animal passe devant des ouvriers armés de lances qui l’arrosent, et de brosses qui le nettoient. Entraîné par le mouvement impitoyable de la chaîne où il est suspendu, il parcourt quatre fois la salle. Au bout du trajet, il a été scié en deux, nettoyé, estampillé, et tout pareil enfin aux quartiers de bœuf qu’on voit aux boucheries. Entre le moment de sa mort et celui où il a atteint cet état parfait, il s’est écoulé vingt minutes.

Ce quartier de bœuf s’en va dans les salles froides, l’une à zéro, l’autre à — 10°, hypogées obscurs, éclairés à la-lumière électrique, emplis d’une buée glacée. Nous le touchons, il est dur comme le bois. C’est de là qu’il partira pour l’Europe, les viandes grasses pour l’Angleterre, les viandes maigres pour la France, qui les préfère. Dans d’autres salles, ce qui fut le bœuf s’élabore sous nos yeux. Voici de grandes cuves où flottent les graisses étirant dans l’eau leurs blanches et molles dépouilles. Ainsi lavées, nous les revoyons dans une salle, mais cette fois sous un pressoir de bois. Il en coule une sorte d’huile qui est la margarine, et il reste sous la vis, entre les planches, un gâteau plat, blanc et cassant, qui est la stéarine. Une autre salle, blanche comme une salle d’opérations, est occupée par des, cylindres de verre qui tournent lentement, silencieusement. Ils sont eux-mêmes remplis d’une masse brune, visqueuse, qui ressemble à de la colle, et qui est de l’extrait de bouillon. Au sortir de ce laboratoire, nous entrons dans une immense cuisine, pleine des vapeurs et de l’odeur du ragoût ; on y fait les conserves. Les boites où seront enfermées ces conserves sont fabriquées un peu plus loin par une machine-outil, qui travaille toute seule, plie et assemble les feuilles de fer-blanc. La chambre où ces boites seront remplies est une vaste ruche, à l’entrée de laquelle les ouvriers sont examinés par une manucure. La boite remplie est fermée dans le vide, pour que l’air ne corrompe point la viande. Nous voyons par un œilleton, dans l’intérieur de la cloche pneumatique, une goutte d’étain en fusion assurer la fermeture. On peint encore la boite en bleu, et après ce dernier travail nous la reconnaissons : c’est le singe que l’on mangeait pendant la guerre. Nous sortons, en longeant des sabots qui ressemblent à un tas de coquillages, et qui seront emportés pour faire de la corne. Depuis le plus haut étage, où les animaux se sont hissés vivants, nous les avons vus qui descendaient en fragments, découpés, élaborés, pressés, cuits, mis en boite. A chaque étage, ce qui est resté inutile redescend à l’étage inférieur. Le sang dans lequel nous avons marché coule dans des rigoles. Et des derniers résidus on fait de l’engrais. Nous sortons enfin de cette usine diabolique où l’être vivant divisé en parcelles est expédié aux quatre coins du monde, sa chair on Europe et sa corne au Japon. Et la vedette qui nous emmène longe encore un bateau lent et lourd, dont le ventre est plein d’os blanchissants.

Naturellement, cette utilisation de la viande a augmenté la valeur du bétail. On a commencé à se préoccuper d’améliorer la race. Et par des croisements, par des soins, par une nourriture choisie on est arrivé aux résultats extraordinaires que j’ai vus au concours agricole de Montevideo. Ce concours agricole n’est pas, comme le nôtre, abandonné aux spécialistes. Tout le monde y va, toutes les fortunes dépendant de l’élevage. Les animaux exposés surprennent les yeux de ceux qui ne sont accoutumés qu’à notre bétail de Normandie ou du Charolais. Imaginez non point des animaux, mais des parallélipipèdes de chair. Le dos est plat et carré comme une table. Les flancs verticaux descendent à angle droit, et vont presque jusqu’au sol. Le tout est monté sur quatre pieds, comme une commode. Je demandais qu’on m’expliquât la différence entre le premier et le second prix, car j’étais incapable d’en démêler aucune. On me fit voir alors que le second prix, à l’endroit où le ventre rejoint la cuisse, était marqué d’une très légère inflexion. C’était autant de viande de moins. Le premier prix n’avait pas ce défaut. Il n’était qu’une masse de chair exacte et cubique. Un taureau qui atteint ces formes parfaites vaut parfois 400 000 francs. Naturellement on ne l’emploie pas au vulgaire travail de faire un veau à n’importe qui. Il produit lui-même des reproducteurs, qui ont la charge de l’accroissement du cheptel. Il n’est pas le père du troupeau ; il en est le grand-père. Ces bêtes prodigieuses sont d’ailleurs extrêmement fragiles. Mornes et immobiles, souffrant qu’on les approche et qu’on les caresse, ces taureaux n’ont pas l’ombrageuse fierté de leurs ancêtres. Ils sont mélancoliques comme des civilisés, et la tuberculose les guette.


IV. — LES GAUCHOS

En même temps que se produisait dans les campos uruguayens celle abondance du bétail, il se formait, du croisement des Européens avec les Indiens et parfois avec les nègres amenés d’Afrique, un type d’hommes nouveau : le gaucho. Vêtu d’une pièce d’étoffe ramenée entre les cuisses, et d’une autre où il passe la tête et qui fait manteau sur ses épaules, menant une vie errante, toujours à cheval, le gaucho, libre, paresseux, joueur, chevaleresque, cruel et brave, est un type qui disparait. Mais il est bien à l’origine de la race, et il est impossible, si on ne le connaît pas, de comprendre l’Uruguay d’aujourd’hui.

Ce cavalier solitaire est un poète. Il n’est pas un gaucho qui ne sache jouer de la guitare et chanter un couplet. Mais il y avait de plus dans cette société primitive, de véritables trouvères, les payndores. Il allaient à travers le pays, la guitare à l’épaule. On s’assemblait autour d’eux. Pendant des heures ils improvisaient, faisant rire et pleurer leur rude public Accueilli par les hommes, aimé par les femmes, le payador est, comme dit Alberto zum Felde, un aristocrate, la fine fleur de la société gaucho. On lui garde la meilleure place et le meilleur morceau[2].

Les chants des payadores, sous le nom de milongas, cielitos, gatos, tristes, sont à l’ordinaire des couplets de quatre vers :


Santos Vega, le payador
A la lointaine renommée,
Est mort en chantant son amour,
Comme l’oiseau dans la ramée.


Mais la musique de guitare qui accompagne le couplet veut cinq ou six vers ; le chanteur se tire d’affaire en répétant le premier vers soit une, soit deux fois, au début ou à la fin.

C’est de la poésie des gauchos qu’est née toute la littérature du Rio de la Plata. Et aujourd’hui encore cette poésie spontanée n’a pas disparu. Le dimanche dans les villages, les musiciens se portent des défis poétiques et se répondent en copias alternées, comme des bergers de Virgile.

Le gaucho n’a pas seulement donné à l’Uruguay sa littérature et son caractère. Il a déterminé pour une forte part l’histoire politique du pays. Au début, quand il errait dans les campagnes au milieu des troupeaux sauvages, la terre et le bétail n’appartenaient à personne, la propriété n’existait pas ; la famille même n’a guère été constituée régulièrement qu’à partir du XIXe siècle. Né d’unions de hasard, il vivait au hasard, attrapant le bétail avec le lasso ou les boléadores, et faisant rôtir la viande sur une fourche de bois. Le cuir suffit à le vêtir, et même à le loger. Un voyageur à Montevideo, en 1727, compte quarante maisons de cuir contre deux en matériaux de constructions. Dans un siège soutenu contre les Anglais, la brèche est aveuglée par des cuirs.

Cependant peu à peu, le pays se peuple, le sol est divisé, la propriété apparaît. Des gauchos, les uns entrent alors dans le cadre de la société régulière, se fixent et deviennent péons au service des propriétaires. Les autres, rebelles à toute fixation et à toute loi, se retirent dans la montagne et deviennent des bandits, les matreros. Au début du XIXe siècle, le pays présente l’aspect suivant. Les tribus indiennes ont été refoulées dans l’extrême Nord ; la montagne, au Sud du Rio Negro, abrite la vaste association des matreros. Dans le reste du pays, çà et là apparaissent des villes naissantes : quelques centaines de personnes, autour d’une chapelle ou d’un fortin. Ailleurs, disséminées, les estancias, c’est-à-dire un groupe de bâtiments où habitent propriétaires, intendants et péons. Des lieues et des lieues de terrain désert. Point de culture, sauf sur une petite zone autour de Montevideo. La population de la campagne, aux trois quarts composée de gauchos, comprend vingt-cinq mille habitants, un pour 8 kilomètres carrés[3]. La capitale en comprend quinze mille. Cette ville, fondée soixante-dix ans plus tôt, est déjà une cité importante, la première place forte de toutes les colonies espagnoles. La population est formée en partie d’Espagnols, en partie de fils d’Espagnols fixés en Amérique, et qui s’appellent les criollos, en partie de nègres esclaves et de métis. Il n’y a aucune industrie que celle du cuir, l’Espagne se réservant le commerce de tous les objets manufacturés et interdisant de les produire.

Arrive en Europe la grande secousse de la Révolution et des guerres de l’Empire. L’Espagne abandonne, dès 1795, la lutte contre la Révolution française. Bien plus, elle s’allie à la France contre l’Angleterre. Mais, à partir de 1805, la victoire de l’Angleterre sur mer est complète. Les colonies espagnoles vont se trouver sans défense contre les escadres anglaises. A vrai dire, celles-ci ne s’attaquent pas à Montevideo qui est fortifié ; mais, le 27 juin 1806, elles s’emparent sans peine de Buenos-Aires. Aussitôt une expédition est organisée à Montevideo pour reconquérir la cité portena : elle est mise sous le commandement d’un officier français au service de l’Espagne. Liniers s’embarque le 3 août, traverse le Rio, et le 12 délivre Buenos-Aires en faisant prisonnière toute la garnison anglaise. Mais les Anglais veulent leur revanche ; cette fois, ils s’attaquent à Montevideo ; repoussés d’abord, ils prennent la ville le 3 février 1807. Et de Montevideo comme base ils dirigent une nouvelle expédition contre Buenos-Aires. Dans cette ville, les habitants ont déposé l’incapable vice-roi et ont nommé Liniers a sa place. Liniers bat complètement les Anglais, les contraint à capituler, et leur impose d’évacuer le Rio de la Plata dans le délai de deux mois. Ils quittèrent Montevideo le 9 septembre.

Mais en 1808, Napoléon impose comme roi à l’Espagne son propre frère Joseph. Les colonies restent fidèles à la cause des anciens souverains. La position de Liniers devient très difficile. Le gouvernement espagnol qui menait la lutte contre Napoléon le destitua et le remplaça, en 1800, par Cisneros. Les Montevidéens s’étaient, dès 1808, séparés de lui, et avaient créé un conseil de gouvernement autonome, présidé par un colonel espagnol, Xavier de Elio.

En mai 1810, une frégate anglaise apporta à Buenos-Aires la nouvelle que Napoléon était le maître de toute l’Espagne. La colonie de la Plata, qui supportait impatiemment l’autorité de la métropole, en profita pour renverser Cisneros et pour proclamer son indépendance le 25 mai 1810, à Buenos-Aires. Mais, sur l’autre rive du Rio, le gouverneur de Montevideo resta fidèle à l’Espagne.

Il y avait dans ses troupes un officier, créole d’origine, qui avait fait ses premières armes contre les matreros et qui se nommait José Gervasio Artigas. À la suite d’une altercation avec un de ses chefs, il quitta le parti espagnol et courut à Buenos-Aires se mettre au service des insurgés. C’était en février 1811. En même temps, la bande orientale, c’est-à-dire l’Uruguay actuel, se soulevait à la voix de deux paysans, Viera et Bonavidez. Artigas, repassant le Rio, revenait se mettre à la tête des insurgés, le 9 avril.

Artigas a donc été le premier chef des Orientaux (c’est le nom officiel des Uruguayens) ; il est resté aussi le héros national. Si l’on en parle ici, ce n’est pas pour raconter un chapitre d’histoire, quoique cette histoire soit assez inconnue eh France, mais parce qu’il est resté vivant dans les mémoires. Il est comme la figure héroïsée du gaucho. Le président actuel de la République orientale, le docteur Brum, m’ayant fait l’honneur de me recevoir, m’a d’abord parlé d’Artigas, et pour me mettre en garde contre les historiens, m’a rappelé la préface de M. Anatole France au volume sur Les Sept femmes de Barbe-Bleue, où le romancier français doute de l’histoire de Néron, écrite par ses adversaires politiques.

Artigas, avec son armée de gauchos, rencontra les troupes espagnoles à quelques lieues de Montevideo, à Las Piedras, et les battit. Elio essaya de le débaucher en lui offrant le titre de général et de l’argent. Artigas refusa. Elio, ne sachant plus que faire, appela à son secours les voisins du Nord, les Portugais du Brésil, enchantés d’intervenir dans les affaires d’un pays qu’ils convoitaient. Devant l’intervention portugaise, la Junte de Buenos-Aires prit peur. Elle retira ses troupes qui avaient commencé le siège de Montevideo, et traita, abandonnant les Orientaux qui retombèrent sous la domination espagnole.

On vit alors un spectacle extraordinaire. La population n’accepta pas de retomber au pouvoir des godos, comme les gauchos nommaient les Espagnols. Et plutôt que de les subir, le peuple presque entier, 16 000 personnes, sous la conduite d’Artigas, abandonna son pays et se retira vers le Nord. C’est ce que les Orientaux nomment le grand exode. À la tête du convoi marchait Artigas, comme autrefois Moïse à la tête du peuple de Dieu. Venaient ensuite des escadrons de volontaires en armes, puis la foule des hommes, des femmes, des enfants. Les uns à pied, les autres à cheval ou en voiture, confondus avec les troupeaux. Le cortège avait plusieurs lieues de long. Ils marchèrent plus de deux mois et arrivèrent à la hauteur de Salto, sur le bord du fleuve Uruguay. Ils le passèrent et campèrent enfin sur les rives de l’Arroyo Ayni, où ils restèrent quatorze mois. Les Portugais partirent en août 1812 ; les Orientaux purent alors revenir d’exil et recommencer Io siège de Montevideo, où le gouverneur espagnol tenait toujours.

Cependant, il fallait organiser le pays. Un congrès des Orientaux se réunit le 4 avril 1813, et décida de former une confédération avec la République argentine. Mais le gouvernement de Buenos-Aires ne voulait pas d’une fédération où l’Uruguay eût été autonome. Il considérait le pays comme une simple province, et, en décembre 1813, il organisa un gouvernement, prit Montevideo le 23 juin 181 i. Du coup, les Argentins se trouvaient maîtres de la principale ville du pays. Ils pouvaient penser avoir partie gagnée. Ils avaient mis à prix la tête d’Artigas. Mais la fortune des armes tourna contre eux. Un lieutenant d’Artigas, Rivera, les battit à Guyatos le 10 janvier 1815, et les contraignit a se retirer. Débarrassé à la fois des Espagnols et des Argentins, pour la première fois l’Uruguay était libre. Quatre provinces se réunirent à la province orientale et se mirent sous la protection d’Artigas, déclaré protecteur des peuples libres.

Mais il restait environné d’ennemis, Argentins au Sud qui le considéraient comme un révolté, Portugais au Nord qui convoitaient toujours le pays. Ceux-ci prirent prétexte de la mauvaise administration de Montevideo qui était en effet terrorisé par un lieutenant d’Artigas, et envahirent le pays en août 1816, avec 12 000 soldats aguerris. Artigas ne pouvait leur opposer que 6 000 gauchos. Il fut battu. Les Argentins acceptaient bien de les secourir, mais à la condition que l’Uruguay redeviendrait une simple province argentine. Artigas répondit qu’il ne vendrait pas le riche patrimoine des Orientaux au vil prix de la nécessité et continua la lutte. Mais les forces étaient trop inégales. Les Portugais entrèrent à Montevideo le 20 janvier 1817. Artigas continua deux ans la guerre de partisans. Enfin, après une dernière défaite, il se retira en 1820 au Paraguay. D’abord enfermé dans un couvent, il fut relégué dans un village lointain. Pendant trente ans, il cultiva la terre et soigna un peu de bétail qu’il avait réuni ; le dictateur du Paraguay lui faisait une pension de 32 piastres par mois. Il abandonnait aux pauvres presque tout son médiocre revenu. Un naturaliste français, Bonpland, vint le voir dans ses vieux jours et lui porta un exemplaire de la Constitution uruguayenne. Artigas baisa le livre et remercia Dieu, les larmes aux yeux, d’avoir délivré sa patrie. Il mourut en 1850.

Sur ces entrefaites, en effet, l’Uruguay avait recouvré sa liberté. En 1822, le Brésil s’était détaché du Portugal, et les Orientaux avaient tenté de profiter une première fois de cette division pour s’affranchir. Ils n’y réussirent pas, et le seul changement fut qu’ils passèrent de la domination portugaise à la domination brésilienne. En 1825, une nouvelle tentative fut faite par 33 conjurés qui, débarqués d’Argentine, soulevèrent le pays, et, avec 600 gauchos, vinrent mettre le siège devant Montevideo. Le 25 août, une assemblée de représentants, réunis à la Florida, déclare l’Uruguay libre et indépendant. Cette fois l’Argentine se rangea aux côtés de l’Uruguay. Les Brésiliens vaincus firent la paix, le 27 août 1828. Cette paix reconnaissait l’indépendance de l’Uruguay. Le nouveau pays nomma une assemblée constituante, et la constitution fut jurée le 18 juillet 1830. Ainsi fut fondée la République orientale de l’Uruguay. Elle comptait alors 70 000 habitants.

Mais le jeune État portait les germes de querelles civiles. Non seulement il y avait parmi les Orientaux un parti conservateur ou blanc, et un parti avancé, ou rouge, division qui est commune à tous les États libres ; mais il y avait un parti citadin, formé par l’élément intellectuel et bourgeois de la capitale, et un élément campagnard, formé par les gauchos. Ceux-ci, pendant ces longues guerres, avaient formé des bandes sous des chefs, qu’on appelait des caudillos. Ces capitaines, absolument indépendants, n’étaient nullement disposés à reconnaître le pouvoir central. De là une lutte entre la capitale et la province, entre les caudillos et les autorités régulières, qui ont dû les détruire, comme dans d’autres pays il a fallu détruire les féodaux.

Ces deux séries d’adversaires, blancs et rouges, d’une part, caudillos et citadins, d’autre part, s’allient diversement, soit entre eux, soit avec l’étranger, qui est lui-même pareillement divisé. Il en résulte une suite interminable de guerres et de révolutions.

Dès 1831, les Indiens se soulèvent et sont massacrés. En 1832, la guerre civile éclate. Elle dure à peu près sans interruption jusqu’en 1838. En 1839, guerre avec l’Argentine, compliquée de guerre civile. Elle dure jusqu’en 1852. C’est ce qu’on appelle la grande guerre. Montevideo est assiégé pendant neuf ans. Alexandre Dumas a écrit l’histoire de ce siège dans les Mémoires qu’il a rédigés pour Garibaldi. En effet, Garibaldi, qui mène à cette époque la vie de gaucho, commande les 600 volontaires italiens qui prennent part à la défense de la ville. Toute sa vie il gardera le costume américain : le poncho blanc et le grand chapeau.

La grande guerre à peine finie, la guerre civile recommence, une première fois en 1854, puis de 1863 à 1865. Le parti blanc, qui gouvernait depuis 1852, tombe ; mais aussitôt la guerre contre le Paraguay éclate et en cinq ans coûte à l’Amérique du Sud 100 000 morts : les batailles sont d’un acharnement incroyable ; à celle du Iatay, sur 3 000 Paraguayens, il y a 1 000 morts et 1 500 blessés.

À cette guerre succède une nouvelle guerre civile, conduite par le colonel Aparicio. Elle dure deux ans, jusqu’en 1872. Nouvelle révolution, en 1875, qui laisse de si sanglants souvenirs qu’on appelle cette année l’année terrible. Révolution en 1886. De 1890 à 1894, il y a un fait nouveau et surprenant : un président de la République passe les quatre années de son mandat sans guerre civile. C’est le premier exemple d’une pareille tranquillité. Mais la révolution recommence en 1894, puis en 1903 et en 1904. Elle s’achève à la sanglante bataille de Masoller, où le dernier caudillo, Saravia, est tué. Cette fois l’ère des guerres civiles est terminée.


V. — LA RÉPUBLIQUE URUGUAYENNE

Cet exposé sommaire était nécessaire pour connaître le pays où nous nous trouvons. La première conséquence de la bataille de Masoller a été de donner une énorme influence au chef du parti rouge, à qui revenait le triomphe définitif. Il s’est trouvé de plus que ce chef a été un homme remarquable, M. Battle, qui a orienté toute la politique orientale et qui l’a résolument poussée vers les idées les plus hardies. Idéaliste de gauche, démocrate intégral, socialiste, pacifiste, partisan de l’égalité des sexes, et presque le seul anticlérical du pays, il a fait de l’Uruguay un champ d’expériences sociales. Au physique, c’est un vieillard de très haute taille, le visage énergique, les cheveux relevés, une grosse moustache blanche, la bouche lourde. Son œuvre est immense. Aux ouvriers, il a donné la journée de 8 heures qui n’est pas un droit, mais une obligation, l’indemnité pour les accidents du travail, le repos par roulement ; il a créé l’office du travail, réduit la journée pour les femmes et les enfants, amélioré l’hygiène de l’atelier, créé des assurances populaires, des maisons pour les ouvriers, des pensions pour la vieillesse, supprimé le travail de nuit. En matière de législation, il a aboli la peine de mort, créé le divorce, donné aux enfants naturels les mêmes droits qu’aux enfants légitimes, institué la recherche de la paternité, fondé l’égalité des sexes. Une loi donne même à la femme cet avantage qu’elle peut demander le divorce sans donner de motifs, et que seul un délai lui est imposé. En matière de politique internationale il a présenté en 1907 à la Haye un projet intitulé la Paix par la Force, qui est déjà la Société des Nations. Il a préconisé l’arbitrage obligatoire. En matière religieuse, il a séparé l’Eglise de l’État et fondé la liberté des cultes. En matière financière, il a fondé la banque hypothécaire et des banques d’assurances modèles. De grandes entreprises ont été nationalisées, comme par exemple les usines électriques, qui ont donné de bons résultats, et le port qui en a donné de médiocres. Il a développé les travaux publics. Il a multiplié les écoles, créé des lycées à la campagne, développé l’éducation physique, amélioré l’hygiène et l’assistance. De quelque façon qu’on le juge, on ne peut méconnaître la vigueur de son impulsion.

Après cent années de guerres ininterrompues, on comprend que l’Uruguay ait cherché à se donner quelque stabilité. Tout le monde était d’accord pour remplacer la vieille constitution de 1830. Celle-ci avait spécifié qu’elle ne pourrait être changée que par le vote de trois législatures successives. Ce résultat a été acquis en 1913, et M. Battle a présenté alors un projet de constitution, dont la base était le remplacement du président de la République par un Directoire. Cette proposition a amené dans le parti rouge une division. Les partisans du Directoire, ou, comme on dit, les collégialistes, donnaient comme arguments que le pouvoir presque dictatorial du président de la République, d’ailleurs contraire aux principes républicains, et dont le bon exercice dépend de la qualité de l’homme qui en est investi, serait moins livré au hasard, s’il était dans les mains de plusieurs hommes ; que les résolutions seraient mieux pesées ; que les ambitions, dont l’objet serait diminué, seraient moins âpres ; enfin que le renouvellement partiel assurerait la permanence du corps en même temps que son changement. Les adversaires du projet répondaient que le collégialisme était une institution exotique, et qu’on avait d’autant moins de raisons de l’importer qu’il avait partout donné de mauvais résultats ; que le collège se transformait aisément en oligarchie ; que les fonctions exécutives n’exigeaient pas tant de délibérations ; et qu’enfin l’expérience qu’on proposait était une nouveauté périlleuse pour l’État.

Finalement, on est venu à un compromis, d’où est sortie la nouvelle constitution, qui est entrée en vigueur le 1er mars 1919. Le pouvoir exécutif y est subdivisé. Il est exercé, d’une part, par le président de la République, d’autre part, par un conseil national d’administration de neuf membres. Ces deux titulaires du pouvoir exécutif, président et conseil, sont opposés exactement l’un a l’autre, de façon à balancer leur pouvoir et à le neutraliser.

Le président de la République est élu par le peuple, à la majorité simple des votants, la République ne formant qu’une seule circonscription ; il est nommé pour quatre ans, et ne peut être réélu avant la fin d’un intervalle de huit ans. Ses fonctions, énumérées dans l’article 79, sont rangées sous vingt-quatre titres. Il représente l’Etat à l’intérieur et à l’extérieur ; il maintient l’ordre à l’intérieur et la sécurité à l’extérieur ; il a le commandement supérieur des forces de terre et de mer, mais il ne peut l’exercer en personne, s’il n’y est autorisé par l’assemblée générale des deux Chambres, et si cette autorisation ne lui est donnée par les deux tiers des membres présents ; il pourvoit aux emplois civils et militaires ; il destitue les fonctionnaires pour inaptitude, omission ou crime, mais d’accord avec le Sénat dans les deux premiers cas, et en livrant les accusés aux tribunaux dans le troisième ; il confère les grades militaires conformément aux lois, avec approbation du Sénat pour les grades supérieurs ; il nomme le personnel diplomatique et consulaire, mais d’accord avec le Sénat ; il nomme les chefs de la police, mais sur une liste proposée par le conseil d’administration. Il déclare la guerre, mais quand elle a été résolue par l’Assemblée générale, et seulement si l’arbitrage est impossible ou n’a pas donné de résultat. Il conclut les traités, mais après avis du Conseil, et leur ratification est soumise au pouvoir législatif. En un mot, on a pris toutes les précautions pour le tenir de court. On lui a laissé le pouvoir de prendre les mesures nécessaires en cas de péril intérieur ou de commotion intérieure ; mais il doit rendre compte au conseil dans les vingt-quatre heures.

Il a sous son autorité les ministres des Relations extérieures, de la Guerre, de la Marine et de l’Intérieur. Le conseil national d’administration, composé de neuf membres élus par le peuple, et en fonctions pour six ans, dispose des autres ministères et en particulier des Finances. C’est le conseil d’administration qui prépare le budget. Ainsi le président est un général sans finances, et le conseil est un financier sans armée. L’équilibre est obtenu. L’ombre de l’abbé Sieyès a dû bénir cette constitution.


VI. — LES LETTRES ET LES ARTS

Au milieu des traverses publiques qui semblaient devoir l’anéantir, l’Etat uruguayen a crû avec une incroyable rapidité. De 70 000 habitants en 1830, la population a passé à plus d’un million. Montevideo a passé de 15 000 à 300 000. Il s’est accru par l’afflux des étrangers et principalement des Italiens. Mais ces étrangers sont eux-mêmes rapidement absorbés. A la fin du XIXe siècle, les étrangers, qui forment le quart de la population, possèdent 9 millions de pesos de plus que les indigènes : au début du XXe, les indigènes possèdent 13 millions de plus que les étrangers dans la capitale, et 65 millions dans le pays. Comment expliquer ces chiffres, sinon par ce fait que les étrangers sont devenus indigènes ?

En même temps, ce jeune peuple que nous avons vu se former d’éléments si rudes, au milieu des guerres et des discordes, à peine sa sécurité assurée, s’épanouit à la vie de l’esprit. Ce qu’on y voit aujourd’hui, ce sont les prémices d’une civilisation qui a déjà ses grands artistes.

La race est singulièrement bien douée ; très intelligente et très sensible, elle donne à profusion des orateurs et des poètes. J’ai vu à Montevideo entourer d’une vénération particulière le nom de Enrique Rodo, qui est mort en 1917. Critique et philosophe, il est, je crois, plus élevé qu’original. Le livre célèbre qu’il a intitulé Ariel est un appel à la jeunesse qu’il exhorte à cultiver le sens de la beauté et les énergies de l’esprit. « Esprit délicat et élevé, écrit son ami M. Contreras, nourri d’une forte culture, doué d’une clairvoyance rare et de cette grâce intellectuelle qui dose la vérité d’une lumière de beauté, il est en même temps un idéologue profond et subtil… Il a su dire la parole suprême d’idéalité et de fraternité attendue par nos jeunes démocraties… Il est parvenu à préciser le véritable idéal commun auquel doivent tendre nos peuples… Il est donc pour nous un maître représentatif, semeur d’idées fécondes, révélateur de directions propices, annonciateur du désirable apogée futur. »

Ce goût des livres de morale, où la morale se colore de poésie et prend corps en symboles et en contes, cette sagesse au parler harmonieux me semblent, autant que j’en puisse juger, un trait de cette littérature si franchement latine. Un des meilleurs romanciers de l’Uruguay, M. Carlos Reyles, a composé ses derniers ouvrages en dialogues allégoriques, qui sont parfois d’une singulière beauté. Le dernier, si je ne me trompe, qu’il ait publié, est une sorte de réunion des dieux grecs, où Phœbus d’une part, Bacchus de l’autre, défendent chacun l’inspiration qui leur est propre ; et je ne sais guère de page plus gracieuse et plus émouvante que celle de l’apparition de Pandore qui, ayant cru répandre tous les maux sur la terre, y a répandu tous les biens.

Quand on suit une race latine, même dans son établissement le plus lointain, on s’aperçoit que ce sont toujours les Douze grands dieux qui y président, et qui, sous un ciel si éloigné du ciel romain, restent la personnification du peuple nouveau. Sur les bords de la Plata, avec la sagesse latine et l’éloquence espagnole, la poésie fleurit. On peut dire qu’elle est universelle, et que le don poétique est répandu partout. Ici il faut citer d’abord l’épopée aujourd’hui classique de M. Zorrillo de San Martin, El Tabare, qui a été traduite en français. On dit qu’il y a aussi de fort belles choses dans les Peregrinos de piedro de M. Herreira-y-Reissig.

Autant la poésie fleurit naturellement sous ce beau ciel, autant le théâtre y a été tardif, soit par un jeu contraire des circonstances, soit par un effet du tempérament national. Non qu’on n’aime pas le théâtre : mais l’usage est d’aller au théâtre espagnol ou français. Cependant depuis une vingtaine d’années, il s’est développé sur les bords de la Plata un théâtre national. Ce théâtre est commun à l’Uruguay et à la République Argentine, c’est-à-dire aux deux rives du fleuve, mais beaucoup d’auteurs, parmi les mieux doués, sont uruguayens ; Buenos-Aires leur fournit des salles de spectacle, des acteurs et le public d’une ville de 2 millions d’habitants. Ce théâtre que je connais par la seule lecture, m’a paru d’un très vif intérêt, et je ne sais si les Orientaux eux-mêmes mettent à sa vraie valeur un Florencio Sanchez. De plus, beaucoup de ces pièces sont des documents qui nous aident à comprendre l’évolution de la vie en Uruguay.

Il y a vingt ou vingt-cinq ans, une troupe de cirque, qui s’appelait la troupe Podostà, avait coutume de jouer, à la fin du spectacle, sur la piste même, une petite pièce qui était une histoire de gaucho. Ces saynètes sont l’origine du théâtre national sur le Rio de la Plata. Un jeune auteur, nommé Florencio Sanchez, qui était né en 1875, transporta la pièce gaucho sur les théâtres réguliers. J’ai sous les yeux son premier ouvrage, M’hijo et Dolor. Mme Rlanca Podestà a raconté comment, tandis qu’elle jouait au théâtre Comedia, à Buenos-Aires, le directeur amena à la fin de la répétition un jeune homme maigre, osseux et mal vêtu, qui serrait dans sa main une poignée de petites feuilles de papier. « Messieurs, dit le directeur, voici un grand auteur de l’avenir. » Le jeune homme serra les mains, timidement, sans dire un mot. Il laissa son ouvrage, qui était écrit sur des formules télégraphiques. On commença à répéter, mais l’auteur ne paraissait plus. Le concierge lui avait refusé la porte, comme à un vagabond. On décida de lui remettre une avance sur ses droits d’auteur, et il s’acheta des vêtements.

Le succès de la pièce fut triomphal, et ce triomphe fut mérité. Le premier acte de M’hijo el Dotor est sobre, plein, solide et pathétique. La pièce met en scène une des façons dont meurt le vieux type gaucho, l’émigration des fils de la ville où ils veulent devenir docteurs, entendez avocats, médecins, architectes. Dans une vieille estancia de type colonial (la maison basse, blanche, rustique, entourée d’une véranda), vit le vieux gaucho, don Olegario, avec sa femme Mariquita. Leur fils, Julio, qui est élevé à la ville et qui suit les cours de l’Université, est venu passer quelques jours à l’estancia. C’est le matin, et Julio dort encore. Il faut voir avec quelle colère la vieille Mariquita fait taire le petit domestique indien, dont la voix perçante va réveiller « mon fils le docteur. » Mais don Olegario voit avec mécontentement les nouvelles mœurs. Son fils ne lui paraît ni assez respectueux, ni assez soumis. Il s’irrite de le voir dépensier. Cet Olegario a du caractère de nos vieux paysans, et on croirait par moments lire une pièce écrite pour le Théâtre-Libre. Julio a fait des dettes à la ville, Julio courtise la petite Jésusa. Il n’est pas convaincu que tout cela soit très grave, et il essaie d’expliquer à son père comme il est mieux de remplacer le respect par l’affection, et de l’appeler « vieux » au lieu de lui demander sa bénédiction. Le père se contient, puis tout à coup éclate. Le despote reparait, le chef de famille absolu. Il crie à son fils : « A genoux ! » et, d’un coup de manche de fouet, il l’assomme à moitié. Naturellement le fils quitte la maison, et le père meurt de chagrin.

Non seulement le paysan gaucho est abandonné par ses enfants, qui veulent vivre à la ville, mais il est peu à peu évincé par l’étranger. C’est le sujet d’une autre pièce de Sanchez, la Gringa (l’étrangère et plus spécialement l’Italienne), qui a été représentée en 1904. Au gaucho à la vieille mode s’oppose l’Italien laborieux, économe, qui lui prête de l’argent, et qui finit par le remplacer sur son domaine. Le fils du gaucho s’éprend de la fille de l’étranger. La maison nouvelle s’élève, et l’homme d’autrefois a le bras rompu par un automobile, symbole des temps nouveaux. Farouche, et refusant tout autre soin, il se fait mener sous l’ombù, l’arbre traditionnel du campo, s’étend entre ses racines comme entre des bras, et, chassant tout le monde, exige d’être seul pour mourir. Cette fin de troisième acte est vraiment très belle. Un quatrième acte, qui accommode les choses, n’ajoute pas au mérite de la pièce.

Il y a dans l’œuvre de Florencio Sanchez trois périodes : la première est faite de cette peinture de la campagne et des gauchos ; la seconde est faite de la peinture de la ville, quartiers populeux ou hommes dévoyés. Il y a dans cette série une pièce extraordinairement forte, Los Muertos, où un homme abject, abandonné par sa femme, affreusement bafoué par l’amant de cette femme, dont il est le jouet bouffon et sinistre, retrouve tout à coup dans l’ivresse une lueur de courage, et tue. Enfin, dans la troisième période, Sanchez, qui a été jusque-là surtout un peintre, en vient aux problèmes sociaux. La pièce capitale de cette dernière période, Los derechos de la Salud, est l’histoire tragique de la jeune femme tuberculeuse, qui se sépare de ses enfants, qui ne gouverne plus sa maison, qui n’est plus la compagne de son mari, et qui, vivante, voit sa place prise insensiblement par sa propre sœur. C’est la loi de fer, qui veut que chacun ne demande à la vie que ce qu’il est en état de recevoir d’elle. En vain la pauvre Luisa, qui n’est plus femme, veut empêcher la réunion des deux êtres jeunes et sains. Seul, l’artifice de l’auteur, qui achève sa pièce par une scène assez étrange (Luisa surprend son mari et sa sœur endormis, mais innocents, s’évanouit, se réveille et s’endort elle-même, ou meurt, on ne sait), empêche le drame d’aller à son horrible dénouement. Et l’ouvrage semblerait féroce, si on ne savait que Sanchez, qui l’écrivit en 1917, devait lui-même mourir peu après de la même maladie, et qu’il se condamnait en même temps que son héroïne.

Les sujets que nous avons vus dans le théâtre de Sanchez sont ceux de tout le théâtre uruguayen. Tantôt il nous montre les images de la vieille société gaucho. C’est ainsi que, dans sa pièce du Lion aveugle, Herrera a peint les rudes soldats des guerres civiles. Tandis que l’aïeul, qui a perdu la vue, vit au milieu de ses souvenirs ! le père, appelé à une nouvelle guerre, est tué, et l’enfant, qui demande comme un plaisir de tuer lui-même le petit agneau qu’on lui a donné, est déjà féroce comme sa race. — Tantôt ce sont, au contraire, les problèmes sociaux et moraux qui prennent forme et figure. Ainsi les Galets, du docteur Francisco Imhof, joués en 1918, sont le drame de l’homme de quarante ans, Verdier, usé par la vie, qui a cru en vain pouvoir aimer une jeune fille, et qui s’aperçoit que son cœur, irrémédiablement corrompu, n’est plus digne d’elle. De sorte qu’il rompt les fiançailles et parait abandonner Elena, quand il la sauve de lui-même et la préserve des trahisons futures. La rupture entre ces deux êtres qui s’aiment, mais dont l’un ne croit plus pouvoir assez aimer, est singulièrement douloureuse :

« Elena. — Tu m’aimes. Je le sais. Je le sens…

Verdier. — Oui, je t’adore. Et parce que je t’adore, je te fuis. Je ne peux te donner le bonheur auquel tu as droit. Mon amour pour toi n’est que tendresse, et non la flamme sacrée qui ne peut plus brûler en moi. »

Par cette pièce, le cycle du théâtre se ferme pour ainsi dire et revient à la poésie romantique, qui est le génie même de la race. Les autres sujets traités au théâtre ne sont que quelques drames historiques, et des pièces à l’imitation des nôtres, dont il n’y a pas lieu de parler ici.


VII. — LA VIE A MONTEVIDEO

Essayons maintenant de nous faire une idée d’ensemble.

Un pays à peu près exclusivement pastoral, et qui de ce chef vient de connaître pendant la guerre une prospérité inouïe. On peut admettre qu’une estancia ait en 1919 rapporté 25 à 35 pour 100 de son capital cheptel. Il n’existait probablement pas de meilleure affaire au monde.

Par le fait même qu’il produit la viande et le cuir et que sa fortune est de les exporter, le pays doit en retour importer les produits de l’industrie. En fait, tous les objets dont on se sert en Uruguay viennent de l’étranger. Le gouvernement, qui le sait, fait son principal revenu des douanes qui frappent et l’importation et l’exportation. Comme seconde conséquence, un prix de la vie très élevé. Pour les Français, si on y ajoute le change, la situation est intenable. Une marmite de cuisine vaut 50 francs, une paire de gants 60 francs, une boite de papier à lettres 20 francs. Je compte sur le change de 1919, où le franc perdait 50 pour 100. Depuis, la situation a sensiblement empiré.

La guerre, qui a enrichi le pays, y a fait sentir en même temps les mêmes conséquences qu’elle a répandues sur toute la terre. C’est un des faits les plus étranges et les plus instructifs de notre temps que les mêmes difficultés que nous avons vues à Paris se retrouvent à Montevideo : crise des loyers, crise des logements, crise de la vie chère, crise des domestiques, crise de la monnaie. On les retrouverait d’ailleurs aussi bien à Londres, à New-York, à Berlin. La vérité est que l’univers est une coque vibrante, et qu’on ne peut frapper un point, sans que toute la surface retentisse. Cette vérité est peut-être tout le secret de la politique de l’avenir.

Une vie politique intense. Une dizaine de grands journaux généralement très bien faits. Deux partis : le parti blanc ou conservateur, à peu près homogène avec le journal El Païs ; un parti rouge, qui se subdivise. A l’aile avancée, le parti Ballliste, avec le journal El Dia. Un trait caractéristique de cette politique, quelle qu’en soit la couleur, est d’être faite par de tout jeunes gens : le président de la République, M. Brum, a l’âge où l’on commence en France sa carrière. J’ai vu, en 1919, les deux frères Buero, l’un ministre des Affaires étrangères, l’autre des Finances, et qui étaient de tout jeunes gens. Le sénateur Sosa, qui dirigeait El Dia, n’était guère plus vieux qu’un de nos reporters a ses débuts. Cette politique, dans un jeune pays, aura nécessairement une autre allure que la nôtre et ne craindra pas les aventures.

En fait, un pays très avancé, où les lois sociales les plus hardies sont appliquées. Ces expériences qui sembleraient téméraires ne le sont pas, étant contrebalancées par la richesse foncière du pays et par le conservatisme des mœurs. Les résultats non plus ne peuvent pas nous servir d’exemple. Ce qui peut être retenu, ce sont les lois d’assistance, qui sont presque parfaites. Je cite entre beaucoup d’autres l’assistance médicale. Dans un cas urgent, accident ou maladie subite, un coup de téléphone suffit pour amener le secours médical gratuit. Pour les riches, il cesse après les premiers soins ; pour les pauvres, il se prolonge.

Ce pays est en voie d’évolution. De la campagne qui est la cause de sa fortune, les jeunes gens se précipitent vers la ville. L’Université de Montevideo, neuve et magnifique, sous le rectorat intelligent du docteur Barbaroux, regorge de milliers d’étudiants. Non seulement l’enseignement primaire, mais l’enseignement secondaire et supérieur sont gratuits. Cette idée généreuse, fort onéreuse pour l’État, est peut-être une cause de l’engorgement des Facultés.

La société est, dans son fond, très imbue encore des mœurs espagnoles, ce qui est d’autant plus singulier qu’elle comprend des Italiens, des Tchèques, des Suédois, mais fondus et remaniés sur le modèle criollo. La séparation entre les sexes est presque absolue. Un homme ne rend point visite à une femme. Les réceptions n’existent pour ainsi dire pas. Les hommes invitent leurs amis au club, mais l’étranger ne franchit guère le seuil de la maison. Il y a tout au plus quelques exceptions dans le corps diplomatique. Comment ne pas nommer M. Auzouy, qui, avec sa charmante femme, a fait de la légation de France un des centres où toueo la société se réunit ? Et j’ai été encore témoin de l’accueil chaleureux qui a été fait à M. Risler chez M. Cuevas, ministre du Chili.

Tandis que, chez nous, la vie de la femme ne commence guère qu’au mariage, en Uruguay, par une loi contraire, les jeunes filles ont une certaine liberté, que la femme n’a plus. Non seulement les jeunes filles vont au théâtre, sortent seules, se fiancent tôt et, dit-on, plusieurs fois, mais elles ont fondé un club, Entre nous, qui donne des thés, des conférences, et qui est gouverné à merveille Au contraire, les femmes, retenues le plus souvent par le soin de nombreux enfants, ne sortent guère. Ceci ne les empoche pas, j’imagine, de rester jolies, coquettes, capricieuses, incertaines, abondantes en paroles un peu rauques, — et de se faire habiller à Paris. De l’Espagne encore, vient celle habitude que la promenade à pied serait presque un scandale. Chacun a son automobile, de même qu’à Séville, il y a vingt ans, tout le monde avait sa voiture.

Je n’ai eu, ni à Montevideo, ni à Buenos-Aires, le sentiment d’une société ploutocratique, où chacun fût estimé d’après sa fortune. Cette brutalité répugne au tempérament latin. En Uruguay comme en Argentine, chacun paraît à l’aise. Il y a d’ailleurs entre les deux pays une différence sensible. L’Argentin est fastueux et dépense volontiers. La vie lui est plus facile ; ceux-là même qui s’étaient ruinés, s’ils ont eu la prudence de garder un bout de terrain de leur héritage, se sont retrouvés, par la plus-value du sol, plus riches qu’auparavant. L’Oriental, sans que son existence soit difficile, a un peu plus à lutter. Il est moins riche. Son industrie est moins avancée. Il n’a pas le même goût d’éblouir. Il y a quelque chose à Montevideo de la parcimonie des petites villes.

La race, merveilleusement intelligente, a une culture qui étonne. Les femmes surtout ont tout lu. Deux modes frappent le voyageur : l’une est le goût de la danse classique, qu’on enseigne aux jeunes filles. L’autre est le goût de dire des vers. Une des premières matinées où j’ai assisté était consacrée à Musset. J’ai entendu dire Lucie, le Saule, Si je vous le disais, avec un sentiment un peu uniforme de mélancolie sentimentale, mais avec un sens étonnant du rythme et de la poésie.

Le théâtre est fort couru. Deux belles salles, le Solis et l’Urquiza, sont remplies, malgré les prix extraordinairement élevés. Je ne dirai rien des tournées françaises, qui seraient malheureusement propres le plus souvent à donner l’idée la plus fausse et la plus misérable de notre art. Au contraire, Mme Guerrero et son mari, M. Diaz de Mendoza, viennent tous les ans donner la primeur du théâtre espagnol. C’est à Montevideo que j’ai pu entendre la dernière pièce de Benavente, la Vestale d’Occident, qui est une des nombreuses redites de l’histoire du comte d’Essex, et où Mme Guerrero jouait avec un talent frémissant le rôle de la reine Elisabeth.

Pour la musique, le goût italien l’emporte, et les troupes italiennes règnent avec une autorité soupçonneuse et jalouse. Elles envoient des sujets remarquables et font de l’exécrable musique, de sorte que les amateurs de phénomènes sont plus contents que les amateurs de musique. Mais le goût public est encore aux phénomènes, et à la musique de Puccini. Le ténor qui pousse sa note est applaudi avec fureur par les aficionados des galeries qui comptent les secondes où il la tient. J’ai vu dans la Tosca, le ténor Gigli, au dernier acte, chanter d’une voix si chaude, si forte et si soutenue, le : Jamais je n’ai tant aimé la vie, que les amateurs furent pris de délire. Ils voulurent absolument qu’il recommençât. Sur ces entrefaites, la signora Muzio était sortie de sa trappe, comme elle le doit, pour apparaître sur la plateforme du château Saint-Ange, avec une toilette blanche fort parée. Il fallut qu’elle y rentrât, pour que son camarade pût recommencer sa phrase, et elle se replongea dans le sous-sol avec un air de fureur et de majesté.

Hors du théâtre, la musique n’existe guère. Il n’y a pas, à ma connaissance, d’orchestre symphonique permanent à Montevideo. Et parmi les compositeurs, je n’ai à signaler que M. Broqua, auteur d’œuvres charmantes et qui a été à Paris l’élève de la Schola. — On ne doute pas que la peinture donne une école originale. Elle a une raison de fleurir qui se retrouve à l’origine de toutes les grandes écoles : il y a à Montevideo une lumière absolument particulière, à la fois très haute et perlée. Cette même hauteur du ciel, qui semble un trait tout à fait américain, se retrouve à New-York. Mais la lumière qui tombe sur New-York est froide, dure et creuse. A Montevideo, avec la même pureté, la lumière est enveloppée d’une sorte de brume. Les jaunes-pâles, les bleus en vapeur font avec la verdure claire une harmonie très subtile. Pour la’ traduire, toute une pléiade de jeunes peintres est prête. Beaucoup ont étudié à Paris, et j’ai eu la surprise de retrouver au petit musée de Montevideo des vues du Luxembourg. D’autres ont travaillé aux Baléares, avec S. Rusiñol, et font en Uruguay un petit foyer d’art catalan. Il faut ajouter enfin qu’il y a dans l’art ancien des Indiens guaranis les éléments d’une école ornementale, que le hasard de la mode amènera peut-être un jour à Paris. Deux motifs y sont particuliers : d’abord une grecque, souvent très jolie, tracée comme une cursive sur la panse des vases, de sorte que la pensée de l’ouvrier abandonnant sa main distraite, on voit le motif refléter cette distraction, et fléchir comme une écriture sentimentale ; ensuite une interprétation décorative du visage humain avec un nez en U raccordé aux yeux et une bouche en grille par-dessous ; ce motif est une variété infinie, et souvent très décoratif.


VIII. — VERS LA FRANCE

J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de montrer comment les Orientaux aimaient la France. Mais il y aurait de l’ingratitude à ne pas y insister. Appelé à Montevideo par une fondation généreuse de M. L. Supervielle, dont l’attachement à son pays d’origine s’est traduit de cent manières, j’ai eu la surprise de voir dans la salle des Actes de l’Université un public jeune, qui non seulement comprenait notre langue, mais qui suivait au-delà du langage les nuances les plus légères du sentiment.. Ayant à parler du théâtre contemporain, on m’avertit qu’il n’était pas nécessaire de raconter des pièces que chacun connaissait. Et, dans les conversations mêmes, j’ai à chaque instant noté les signes de cette connaissance de notre littérature. L’un se flattait de posséder la collection de la Revue depuis l’origine. L’autre me parlait des écrivains les plus récents.

Notre langue est non seulement parlée, mais écrite ; Quelle n’a pas été ma surprise en apprenant, par hasard, qu’une des plus charmantes jeunes femmes de Montevideo, Mme Castro de Lerena Acevedo, compose en français des vers qui circulent sous le manteau. J’en voudrais citer au moins quelques-uns.

— Qui pleure à ma porte ?
— C’est le Souvenir.
— Pour une âme morte
Pourquoi donc venir ?

— C’est la mort qui passe ?
— Ce n’est que ton cœur.
— Je suis à sa place,
Répond la Douleur.

On frappe, il me semble.
— C’est le pâle Oubli.
— Prends ma main qui tremble,
O mon seul ami !

Qui souffre en silence ?
— Ton amour blessé.
— Sous la terre immense
S’endort mon passé.

Qui chante à ma porte ?
— L’Espoir immortel.
Ouvre, je t’apporte
L’Amour éternel.

Et ces deux strophes encore, d’un rythme si ferme, et si large, et si pur :

Et je viens maintenant, comme la Madeleine
Qui près de Jésus-Christ dénoua ses cheveux,
Dérouler à vos pieds la merveilleuse chaîne
De mon mystique amour de vestale sereine
Gardant le feu sacré sous les regards des Dieux,

J’ignore le plaisir et la caresse impure ;
Je rêve d’un amour fait d’astres et d’éther ;
Je suis un clair miroir dans la sombre nature,
Qui réfléchit la vie immarcescible et pure.
Prenez-moi, lumineuse, au bord du gouffre amer !


Il ne faut point parler d’influence, mais d’une espèce de fraternité, singulièrement émouvante, qui fait qu’à travers les mers, ce peuple aperçoit dans l’idéal français sa propre image, et qu’il vient vers nous par le mouvement naturel de son être. A la Faculté des Sciences, j’ai pu assister à un cours de géographie physique, fait par le distingué directeur de l’Institut météorologique. Il s’agissait de la circulation atmosphérique, et dans son cours passaient les noms et les idées de savants français : Teisserenc de Bort, de Tastes, A. Berget… Une des gloires de la Faculté de Médecine de Montevideo, le docteur Navarro, est un lauréat de l’Internat de Paris ; par lui la science française exerce là-bas son influence ; un autre médecin, le docteur Blanco Acevedo, a, pendant la guerre, soigné les blessés français avec un dévouement égal à sa science.

Fraternité lointaine, récompense que la France d’autrefois a gagnée aux Français d’aujourd’hui. Toute la souffrance que notre pays a acceptée au cours des âges pour la justice et pour la liberté a porté ces fruits merveilleux. Quand je suis allé en Uruguay, je revenais de Mayence, et j’avais vu ce cimetière où dorment, encore ignorés, les soldats de Kléber. Et voilà qu’à trois mille lieues de là, je rencontrais un pays qui s’était formé depuis un siècle, sur l’idéal pour lequel ces soldats étaient morts. Ce pays nous rendait en amour le sacrifice de nos pères. Comment, à ce moment émouvant, ne pas penser à nos soldats, qui venaient de renouveler par centaines et centaines de mille le même sacrifice ? Comment ne pas espérer que, dans des années, un autre voyageur, au bout de la terre, retrouvera pareillement leur mémoire, et que, ce sang versé, l’univers délivré nous le rendra encore en amour ?


HENRY BIDOU

  1. Il n’y a pas de carte topographique de l’Uruguay. Les deux cartes que l’on peut citer sont le 1 000 000e de Jannasch et le 700 000e de Araujo. Il n’existe, en dehors de ces cartes, que des levers isolés. Le premier travail d’ensemble sur la géologie du pays a paru en décembre 1918. Il est dû au docteur Karl Walther, professeur à l’Institut d’agronomie de Montevideo.
  2. Alberto zum Felde. Proceso historico del Uruguay, Montevideo [décembre 1919].
  3. La superficie est de 1 200 000 kilomètres carrés. Actuellement la densité de la population (exception faite pour l’agglomération de Montevideo) est de 4,07 par kilomètre carré.