Voyage en Patagonie

AMERIQUE DU SUD.Voyage en Patagonie, de M. Dessalines d’Orbigny. — Le voyage de M. Dessalines d’Orbigny, fait espérer de précieux résultats pour la science. Le muséum royal d’histoire naturelle, recevra bientôt de ce savant explorateur, plusieurs magnifiques collections qui contribueront à l’enrichir. Après un séjour de huit mois, dans une contrée à peine connue, au milieu de fatigues et de privations sans nombre, M. d’Orbigny est retourné à Buenos-Ayres, d’où il a adressé à sa famille les détails suivans sur sa longue et périlleuse entreprise.


Buenos-Ayres, le 18 novembre 1829.

« Après un voyage par mer de quinze jours, je viens de débarquer à Buenos-Ayres, où, du moins, je puis vivre en sûreté et oublier ce que j’ai souffert pendant huit mois de séjour dans la Patagonie, et au milieu d’Indiens qui ne m’ont pas laissé un instant de repos.

« Je vous parlais dans ma dernière lettre d’un voyage dans le nord du village del Carmen sur le Rio-Negro, dont j’avais été obligé de revenir à la hâte pour me sauver de la fureur des Indiens. Les deux premiers mois qui suivirent cette époque, il ne me fut pas possible de voyager sans m’exposer, si ce n’est pendant les nouvelles lunes, le temps des pleines lunes étant signalé tous les mois par des incursions de ces barbares. Je fus vers le sud, où je vis des déserts affreux auxquels ceux de l’Afrique peuvent seuls être comparés. Lorsque je trouvais des hommes assez braves pour vouloir me guider, j’en réunissais trois ou quatre, et tous bien armés nous voyagions emmenant avec nous quinze ou vingt chevaux : les uns portaient les armes et bagages ; les autres nous aidaient à supporter les fatigues du voyage. Nous faisions, sans nous arrêter, vingt à vingt-cinq lieues, et cela dans de vastes déserts où rien ne peut fixer pour la route à suivre. Une uniformité fatigante et un horizon immense se montrent de tous côtés. Le sol de ces tristes lieux, où pas même le chant d’un oiseau ne vient troubler un affreux silence, ne fut peut-être jamais foulé par un Européen avant moi : aussi les peines et les fatigues que j’ai éprouvées ne peuvent se décrire. Ces voyages ne sont pas d’une longue durée ; cependant j’y ai tué des lions marins, une foule d’animaux intéressans, et ce fameux condor qui, d’après les relations exagérées des premiers Espagnols, donna lieu à des fables dont on fit le Roc des Mille et une nuits.

« À la fin d’avril, les Patagons et quelques peuples vinrent nous attaquer en forces, et nous ne leur résistâmes qu’avec la plus grande difficulté. Ils enlevèrent les troupeaux de la colonie, attaquèrent le fort, et ne consentirent à une trève qu’à des conditions onéreuses. Lorsque je quittai le pays, ses habitans paraissaient menacés d’une nouvelle invasion et d’une perte inévitable.

« Je fus assez heureux dans mon excursion pour ne pas rencontrer de naturels ; mais j’eus à souffrir d’une autre manière. C’était dans le fort de l’hiver ; il fallait coucher à la belle étoile, et, pour comble de malheur, le pauvre naturaliste accablé par des pluies continuelles et par les rigueurs du froid, n’avait d’autre abri que des buissons, et d’autre lit que de misérables cuirs glacés.

« Laissons les sujets qui me regardent pour parler des mœurs des Indiens. Dans cette langue de terre qui forme l’Amérique méridionale, depuis Buenos-Ayres jusqu’au détroit de Magellan, il y a seulement trois races d’Indiens : les Araucanos, qui sont les plus guerriers, les plus nombreux et les plus à craindre ; les Puelches, qui ont été presque détruits par leurs guerres avec les Araucanos, et les Patagons, qui habitent les terres plus au sud jusqu’au Rio-Negro. J’ai étudié tous ces Indiens avec soin ; j’ai des vocabulaires de leur langue ; mais les Patagons, par leur bizarrerie, m’ont le plus fourni d’observations intéressantes. Ils ne sont pas des géans, mais seulement de très beaux hommes, vigoureusement constitués. Les hommes et les femmes se peignent la figure de rouge, le dessous des yeux de bleu, et, lors des combats, ils se mettent au-dessus des sourcils de grandes taches blanches. Les femmes sont couvertes d’une mante attachée en avant par une épinglette d’argent large de six pouces ; leurs cheveux sont disposés en deux tresses qui tombent sur leurs épaules, et auxquelles elles attachent des grelots ou des morceaux de cuivre. Leurs oreilles sont ornées de boucles d’argent carrées, de trois pouces de diamètre ; elles ont des bracelets aux bras et aux mains ; et lorsqu’elles vont à cheval, un chapeau paré de plaques de cuivre, ressemblant à un plat qu’on renverserait, couvre leur tête. Les hommes, pendant la guerre, sont affublés d’une cuirasse de peau, d’un chapeau de cuir, et armés d’arcs, de frondes, ainsi que de redoutables boules qui, dans leurs mains, font trembler les plus hardis.

« Leurs mœurs sont très singulières. Comme les autres Indiens du sud, ils vivent dans de petites tentes de cuir, qu’ils transportent avec eux lorsqu’ils voyagent. Ils adorent le génie du mal, qu’ils appellent Gualechu. Ce génie est aussi quelquefois le dieu du bien ; mais leur culte est plutôt dû à la crainte qu’à la reconnaissance. Ils se livrent dans les divers actes de leur vie, et particulièrement à l’occasion de leur mariage, à des cérémonies qui sont extrêmement bizarres, et qui déplairaient assez à nos jeunes dames qui, en effet, se soucieraient fort peu d’être plongées à diverses reprises dans de l’eau souvent très froide, lorsqu’elles passeraient de l’état nubile à celui de femme. Un sort affligeant semble toujours, dans ce pays, réservé aux femmes lorsqu’elles deviennent veuves ; elles sont aussitôt dépossédées de tous les biens qui appartenaient à leur mari, et elles sont livrées pendant le reste de leur vie à des chagrins et à une misère déplorable. Les animaux appartenant au défunt sont détruits ; les bijoux eux-mêmes sont enfouis avec lui.

« Mes voyages m’ont tellement vieilli, que j’ai presque tous les cheveux blancs, et que vous aurez de la peine à me reconnaître lors de mon retour en France, etc. »

d’Orbigny.