Voyage en Orient (Nerval)/Stamboul et Péra/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 5-9).

ii — LE SULTAN


En redescendant vers le port, j’ai vu passer le sultan dans un cabriolet fort singulier ; deux chevaux attelés en flèche tiraient cette voiture à deux roues, dont la large capote, carrée du haut comme un dais, laisse tomber sur le devant une pente de velours à crépine d’or. Il portait la redingote simple et boutonnée jusqu’au col, que nous voyons aux Turcs depuis la réforme, et la seule marque qui le distinguât était son chiffre impérial brodé en brillants sur son tarbouch rouge. Un sentiment de mélancolie est empreint sur sa figure pâle et distinguée. Par un mouvement machinal, j’avais ôté mon chapeau pour le saluer, ce qui n’était au fond qu’une politesse d’étranger, et non certes la crainte de me voir traiter comme l’Arménien de Balik-Bazar… Il me regarda alors avec attention, car je manifestais par là mon ignorance des usages. On ne salue pas le sultan.

Mon compagnon, que j’avais un instant perdu de vue dans la foule, me dit :

— Suivons le sultan ; il va comme nous à Péra ; seulement, il doit passer par le pont de bateaux qui traverse la Corne d’or. C’est le chemin le plus long, mais on n’a pas besoin de s’embarquer, et la mer en ce moment est un peu houleuse.

Nous nous mîmes à suivre le cabriolet, qui descendait lentement par une longue rue bordée de mosquées et de jardins magnifiques, au bout de laquelle on se trouve, après quelques détours, dans le quartier du Fanar où demeurent les riches négociants grecs, ainsi que les princes de la nation. Plusieurs des maisons de ce quartier sont de véritables palais, et quelques églises ornées à l’intérieur de fraîches peintures s’abritent à l’ombre des hautes mosquées, dans l’enceinte même de Stamboul, la ville spécialement turque.

Chemin faisant, je parlais à mon ami de l’impression que m’avaient causée l’aspect inattendu d’Abdul-Medjid et la pénétrante douceur de son regard, qui semblait me reprocher de l’avoir salué comme un souverain vulgaire. Ce visage pâle, effilé, ces yeux en amande jetant, au travers de longs cils, un coup d’œil de surprise, adouci par la bienveillance, l’attitude aisée, la forme élancée du corps, tout cela m’avait prévenu favorablement pour lui.

— Comment, disais-je, a-t-il pu ordonner l’exécution de ce pauvre homme dont nous avons vu le corps décapité à Balik-Bazar ?

— Il n’y pouvait rien, me dit mon compagnon : le pouvoir du sultan est plus borné que celui d’un monarque constitutionnel. Il est obligé de compter avec l’influence des ulémas, qui forment à la fois l’ordre judiciaire et religieux du pays, et aussi avec le peuple, dont les protestations sont des révoltes et des incendies. Il peut sans doute, au moyen des forces armées dont il dispose, et qui souvent ont opprimé ses aïeux, exercer un acte d’arbitraire ; mais qui le défendra ensuite contre le poison, arme de ceux qui l’entourent, ou l’assassinat, arme de tous ? Tous les vendredis, il est obligé de se rendre en public à l’une des mosquées de la ville, où il doit faire sa prière, afin que chaque quartier puisse le voir tour à tour. Aujourd’hui, il se rend au téké de Péra, qui est le couvent des derviches tourneurs.

Mon ami me donna encore sur la situation de ce prince d’autres détails, qui m’expliquèrent jusqu’à un certain point la mélancolie empreinte sur ses traits. Il est peut-être, en effet, le seul de tous les Turcs qui puisse se plaindre de l’inégalité des positions. C’est par une pensée toute démocratique que les musulmans ont placé à la tête de leur nation un homme qui est à la fois au-dessus et différent de tous.

À lui seul, dans son empire, il est défendu de se marier légalement. On a craint l’influence que donnerait à certaines familles une si haute alliance, et il ne pourrait pas davantage épouser une étrangère. Il se trouve donc privé des quatre femmes légitimes accordées par Mahomet à tout croyant qui a le moyen de les nourrir. Ses sultanes, qu’il ne peut appeler épouses, ne sont originairement que des esclaves, et, comme toutes les femmes de l’empire turc, Arméniennes, Grecques, catholiques ou juives, sont considérées comme libres, son harem ne peut se recruter que dans les pays étrangers à l’islamisme, et dont les souverains n’entretiennent pas avec lui de relations officielles.

À l’époque où la Porte était en guerre avec l’Europe, le harem du Grand Seigneur était admirablement fourni. Les beautés blanches et blondes n’y manquaient pas, témoin cette Roxelane française au nez retroussé, qui a existé ailleurs qu’au théâtre, et dont on peut voir le cercueil, drapé de cachemires et ombragé de panaches, reposant près de son époux dans la mosquée de Solimanié. Aujourd’hui plus de Françaises, plus même d’Européennes possibles pour l’infortuné sultan. S’il s’avisait seulement de faire enlever une de ces grisettes de Péra, qui portent fièrement les dernières modes européennes aux promenades du dimanche, il se verrait écrasé de notes diplomatiques d’ambassadeurs et de consuls, et ce serait peut-être l’occasion d’une guerre plus longue que celle qui fut causée jadis par l’enlèvement d’Hélène.

Quand le sultan traverse, dans la Péra, la foule immense de femmes grecques se pressant pour le voir, il lui faut détourner les yeux de toute tentation, car l’étiquette ne lui permettrait pas une maîtresse passagère, et il n’aurait pas le droit d’enfermer une femme de naissance libre. Il doit s’être blasé bien vite sur les Circassiennes, les Malaises ou les Abyssiniennes, qui seules se trouvent dans les conditions possibles de l’esclavage, et souhaiter quelques blondes Anglaises ou quelques spirituelles Françaises ; mais c’est là le fruit défendu.

Mon compagnon m’apprit aussi le nombre actuel des femmes du sérail. Il s’éloigne beaucoup de ce qu’on suppose en Europe. Le harem du sultan renferme seulement trente-trois cadines ou dames, parmi lesquelles trois seulement sont considérées comme favorites. Le reste des femmes du sérail sont des odaleuk ou femmes de chambre. L’Europe donne donc un sens impropre au terme d’odalisque. Il y a aussi des danseuses et des chanteuses qui ne s’élèveraient au rang des sultanes que par un caprice du maître et une dérogation aux usages. De telle sorte que le sultan, réduit à n’avoir pour femmes que des esclaves, est lui-même fils d’une esclave, — observation que ne lui ménagent pas les Turcs dans les époques de mécontentement populaire.

Nous poursuivions cette conversation en répétant de temps à autre : « Pauvre sultan ! » Cependant, il descendit de voiture sur le quai du Fanar, — car on ne peut passer en voiture sur le pont de bateaux qui traverse la Corne d’Or à l’un de ses points les plus rétrécis. Deux arches assez hautes y sont établies pour le passage des barques. Il monta à cheval, et, arrivé sur l’autre bord, se dirigea par les sentiers qui côtoient les murs extérieurs de Galata, à travers le petit champ des Morts, ombragé de cyprès énormes, gagnant ainsi la grande rue de Péra. Les derviches l’attendaient rangés dans leur cour, où il nous fut impossible de pénétrer. C’est dans ce téké ou couvent que se trouve le tombeau du fameux comte de Bonneval, ce renégat célèbre qui fut longtemps à la tête des armées turques et lutta en Allemagne contre les armées chrétiennes. Sa femme, une Vénitienne qui l’avait suivi à Constantinople, lui servait d’aide de camp dans ses combats.

Pendant que nous étions restés arrêtés devant la porte du téké, un cortège funèbre, précédé par des prêtres grecs, montait la rue, se dirigeant vers l’extrémité du faubourg. Les gardes du sultan ordonnèrent aux prêtres de rétrograder, parce qu’il se pouvait qu’il sortît d’un moment à l’autre, et qu’il n’était pas convenable qu’il se croisât avec un enterrement. Il y eut quelques minutes d’hésitation. Enfin l’archimandrite, qui, avec sa couronne de forme impériale et ses longs vêtements byzantins brodés de clinquant, semblait fier comme Charlemagne, adressa vivement des représentations au chef de l’escorte ; puis, se retournant, l’air indigné, vers ses prêtres, il fit signe de la main qu’il fallait continuer la marche, et que, si le sultan avait à sortir dans ce moment-là, ce serait à lui d’attendre que le mort fût passé.

Je cite ce trait comme un exemple de la tolérance qui existe à Constantinople pour les différents cultes. — Il se peut aussi que la protection de la Russie ne soit pas étrangère à cette fierté des prêtres grecs.