Voyage en Orient (Nerval)/Lorely/Du Rhin au Mein/0

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 438-442).


INTRODUCTION


Pourquoi le public supporte-t-il les feuilletons de théâtre les plus insipides, les analyses les plus nues, les chroniques théâtrales les plus minutieuses ? C’est que, d’après l’article, il ira voir la pièce, ou bien qu’il en saura assez pour se dispenser de la voir. Le goût des voyages n’est pas aujourd’hui moins répandu que le goût du spectacle, et l’on tient à recueillir plusieurs avis, car chacun voit à sa manière, et les impressions sont plus diverses encore entre les voyageurs qu’entre les critiques.

Cela est tellement vrai, qu’il y a eu des temps où l’impression de voyage n’existait pas. Chapelle et Bachaumont n’ont vu que des tables plus ou moins bien servies dans les diverses provinces de France ; ajoutez-y comme couleur locale le Suisse avec sa hallebarde, peint sur la porte de Notre-Dame de la Garde, et, comme poésie, toutes les rimes du Château d’If, et vous n’avez point d’autre idée de la France pendant tout un siècle. Les voyages de Casanova ne sont que le commentaire de la liste de don Juan ; Dupaty ne s’occupe que des statues et des tableaux ; le spirituel Ermite, l’auteur des paroles de Guillaume Tell, M, de Jouy, ne voit sur toute la surface de la France que des opprimés, des philanthropes, des galériens vertueux, des soldats laboureurs et des tabatières-Touquet, que les commis voyageurs propagent avec courage et précaution.

Jusque-là, on ne sait pas même qu’il existe une cathédrale en France ; on n’a pas dit un mot des richesses que le moyen âge et la renaissance ont semées sur le sol, et qui sont comme les glorieux ossements de notre gloire nationale. Voltaire a rempli le xviiie siècle et n’en a pas dit un mot, à part quelques allusions vagues à l’art des Velches et des Vandales. Bien plus, Rousseau, si coloré, si habile à retracer les grands spectacles de la nature, Rousseau a vu Gènes et Milan, et Venise, et n’a pas une ligne d’étonnement ou d’admiration touchant l’aspect des cités.

Il est donc possible qu’on voyage sans regarder, ou bien qu’on regarde sans voir. Il a fallu que Bernardin de Saint-Pierre vit les étranges paysages de l’Amérique et des Indes, pour créer en quelque sorte la couleur locale, dont on a tant abusé depuis. Eh bien, Bernardin de Saint-Pierre lui-même ne trouve d’admiration que pour les arbres et pour les fleurs ; il a vu l’Italie, et la Flandre, et l’Allemagne, sans y remarquer autre chose que des villes bien ou mal bâties, et Dieu sait celles qu’on appelait alors bien bâties ! il a trouvé Venise malsaine, et le clocher d’Anvers bizarrement tailladé ; il a vu l’Espagne, et n’en a pas conçu d’autres idées que celles qui avaient pu naître dans le cerveau de M. de Florian ! La Révolution arrive, échauffe toutes les idées, laboure toutes les cervelles, change l’axe de tous les systèmes et de toutes les opinions, et il en sort, comme poètes didactiques, l’abbé Delille, Esmenard, Roucher et vingt autres qui ont décrit tout l’univers, sans laisser une impression vraie et sentie, une peinture, une image.

On comprend que je ne parle pas ici des voyageurs spéciaux qui se bornent à dire : « Ce pays est agréablement varié et coupé de rivières, qui y répandent l’abondance et la fertilité, etc. La ville est grande et bien bâtie, et les rues sont suffisamment aérées ; ses habitants sont actifs et industrieux ; le commerce des cuirs y fleurit particulièrement. » À la fin du xviiie siècle déjà, l’on s’apercevait que ces froides nomenclatures avaient peu d’intérêt pour le lecteur ; aussi quelques écrivains avaient-ils imaginé de mêler à leurs tableaux une certaine dose d’idées sentimentales ; Raynal, par exemple, l’encyclopédiste, s’écriait en décrivant un pays des rives du Gange : « Ô rivage d’Ayauba ! tu n’es rien, mais tu possèdes le tombeau d’Élisa ! » suivait une méditation à la façon des Nuits d’Young, sur la mort d’Élisa, amie du voyageur, dont le destin se trouvait singulièrement mêlé à l’Histoire philosophique des deux Indes.

Vous comprenez que je ne prétends pas ici sacrifier l’intelligence des écrivains d’autrefois à celle des modernes, mais constater seulement ce fait singulier, que les paysagistes littéraires sont presque tous de notre siècle.

Il semble ainsi que cette faculté soit un appendice à des qualités de peinture et de poésie beaucoup plus élevées encore. Il y a dans tout grand poëte un voyageur sublime ; mais plusieurs, comme Walter Scott, comme Chateaubriand et comme Victor Hugo, ne se servent des impressions qu’ils ont recueillies, recomposées ou devinées à l’aspect des villes et des pays, que pour poser la scène de leurs vastes compositions ; d’autres, comme Byron et Lamartine, font des poésies et des poëmes avec la partie idéale et majestueuse de leur voyage ; ceux-là parcourent la terre comme les anges de Thomas Moore, en la frôlant à peine du pied. Il est vrai que leur génie les met au-dessus des impressions vulgaires et triviales, et que leur fortune les défend également des bizarres traverses qui peuvent émouvoir la fantaisie humoristique d’un touriste ordinaire.

En effet, le Voyage de Sterne, les Feuilles éparses d’un voyageur enthousiaste d’Hoffmann, les Impressions de voyage d’Alexandre Dumas, les Reisebilder de Henri Heine, les Tournées flamandes de Royer et de Roger de Beauvoir, appartiennent tous à une façon particulière et fantastique de voir et de sentir, dont l’expression paraît avoir un grand attrait pour le public. Il est tels poètes aussi, qui, sans sortir de Paris, devinent complétement la couleur et l’effet des régions étrangères, et qui ne trouvent plus rien à dire quand la réalité succède à cette sorte de mirage intellectuel et magique. Tels sont, par exemple, Balzac, Janin, de Musset et Eugène Sue, et je me fierais plus volontiers à de pareils voyageurs d’imagination et d’intention qu’à bien d’autres qui ont traîné leurs semelles sur tous les chemins des deux mondes. On pourrait leur appliquer la magnifique pensée d’un sonnet de Schiller sur Christophe Colomb. « Va devant toi, et, si ce monde que tu cherches n’a pas été créé encore, il jaillira des ondes exprès pour justifier ton audace ; car il existe un Éternel entre la nature et le génie, qui fait que l’une tient toujours ce que l’autre promet. » N’allez pas croire maintenant que toutes ces généralités tendent à fournir une préface à unes impressions personnelles. Je pensais plutôt, en les écrivant, au travail que prépare en ce moment mon illustre compagnon de voyage[1], qui s’est déjà acquis en Allemagne, comme voyageur, la popularité de Pierre Schlemild. Je dis mon compagnon de voyage sans savoir encore seulement si je le rejoindrai ailleurs qu’au bout du monde, ou, pour mieux dire, à Paris. Jusqu’ici, nous avançons parallèlement vers l’Allemagne, à cinquante lieues l’un de l’autre, et les journaux seulement des villes qu’il traverse m’apportent tous les matins de ses nouvelles ; pour moi qui ne jouis pas du même privilège de célébrité, j’ai besoin de ces lignes pour lui faire savoir des miennes, et je n’aurais, d’ailleurs, à écrire aujourd’hui qu’une causerie de route seulement, et tout au plus, ensuite, une chronique des eaux de Bade, comme celles d’Aix ou de Bagnères, points cardinaux où l’on rencontrerait la plus grande partie de la société parisienne, éparse et rayonnant partout loin du centre, comme la rose des vents.

D’ailleurs, on sait comment je voyage, et que je n’ai aucune des habitudes et des qualités du touriste littéraire ; j’ai déjà parcouru autant de pays que Joconde, et je suis sorti ou rentré par toutes les portes de la France ; mais, quant à voir les points de vue et les curiosités selon l’ordre des itinéraires, c’est de quoi je me suis toujours soigneusement défendu. Je suis rarement préoccupé des monuments et des objets d’art, et, une fois dans une ville, je m’abandonne au hasard, sûr d’en rencontrer assez toujours pour ma consommation de flâneur. J’ai perdu beaucoup sans doute à cette indifférence ; mais je lui dois aussi beaucoup de rencontres et d’admirations imprévues que le guide officiel ne m’eût pas fait connaître ou qu’il m’aurait gâtées. Ce que j’aime surtout en voyage, c’est à respirer l’air des forêts et des plaines, c’est à suivre rapidement les longues prairies brumeuses de la Flandre, ou lentement les campagnes joyeuses de l’Italie, pleines d’or et de soleil ; c’est à parcourir au hasard les rues tortueuses des villes, à me mêler inconnu à cette foule bigarrée qui bruit d’un langage étrange, à prendre part, pour un jour, à sa vie éternelle ; curieuse épreuve, isolement salutaire pour l’homme qui sait échapper quelquefois aux molles contraintes de l’habitude, et qui, après une âpre montée, se retourne et parvient à regarder sa vie d’un point unique et sublime, comme on parcourt de ses yeux, du haut du clocher de Strasbourg, le chemin qu’on vient de faire péniblement durant une longue journée.



  1. Alexandre Dumas.