Voyage en Orient (Nerval)/Les mariages cophtes/IV

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 51-56).


IV — INCONVÉNIENTS DU CÉLIBAT


J’ai raconté plus haut l’histoire de ma première nuit, et l’on comprend que j’aie ensuite dû me réveiller un peu plus tard. Abdallah m’annonce la visite du cheik de mon quartier, lequel était venu déjà une fois dans la matinée. Ce bon vieillard à barbe blanche attendait mon réveil au café d’en face avec son secrétaire et le nègre portant sa pipe. Je ne m’étonnai pas de sa patience ; tout Européen qui n’est ni industriel ni marchand est un personnage en Égypte. Le cheik s’assit sur un des divans ; on bourra sa pipe et on lui servit du café. Alors, il commença son discours, qu’Abdallah me traduisit à mesure :

— Il vient vous rapporter l’argent que vous avez donné pour louer la maison.

— Et pourquoi ? Quelle raison donne-t-il ?

— Il dit que l’on ne sait pas votre manière de vivre, qu’on ne connaît pas vos mœurs.

— A-t-il observé qu’elles fussent mauvaises ?

— Ce n’est pas cela qu’il entend ; il ne sait rien là-dessus.

— Mais, alors, il n’en a donc pas une bonne opinion ?

— Il dit qu’il avait pensé que vous habiteriez la maison avec une femme.

— Mais je ne suis pas marié.

— Cela ne le regarde pas, que vous le soyez ou non ; mais il dit que vos voisins ont des femmes, et qu’ils seront inquiets si vous n’en avez pas. D’ailleurs, c’est l’usage ici.

— Que veut-il donc que je fasse ?

— Que vous quittiez la maison, ou que vous choisissiez une femme pour y demeurer avec vous.

— Dites-lui que, dans mon pays, il n’est pas convenable de vivre avec une femme sans être marié.

La réponse du vieillard à cette observation morale était accompagnée d’une expression toute paternelle que les paroles traduites ne peuvent rendre qu’imparfaitement.

— Il vous donne un conseil, me dit Abdallah : il dit qu’un monsieur (un effendi) comme vous ne doit pas vivre seul, et qu’il est toujours honorable de nourrir une femme et de lui faire quelque bien. Il est encore mieux, ajoute-t-il, d’en nourrir plusieurs, quand la religion que l’on suit le permet.

Le raisonnement de ce Turc me toucha ; cependant ma conscience européenne luttait contre ce point de vue, dont je ne compris la justesse qu’en étudiant davantage la situation des femmes dans ce pays. Je fis répondre au cheik pour le prier d’attendre que je me fusse informé auprès de mes amis de ce qu’il conviendrait de faire.

J’avais loué la maison pour six mois, je l’avais meublée, je m’y trouvais fort bien, et je voulais seulement m’informer des moyens de résister aux prétentions du cheik à rompre notre traité et à me donner congé pour cause de célibat. Après bien des hésitations, je me décidai à prendre conseil du peintre de l’hôtel Domergue qui avait bien voulu déjà m’introduire dans son atelier et m’initier aux merveilles de son daguerréotype. Ce peintre avait l’oreille dure à ce point qu’une conversation par interprète eût été amusante et facile au prix de la sienne.

Cependant je me rendais chez lui en traversant la place de l’Esbekieh, lorsqu’à l’angle d’une rue qui tourne vers le quartier franc, j’entends des exclamations de joie parties d’une vaste cour où l’on promenait dans ce moment-là de fort beaux chevaux. L’un des promeneurs de chevaux s’élance à mon cou et me serre dans ses bras ; c’était un gros garçon vêtu d’une saye bleue, coiffé d’un turban de laine jaunâtre, et que je me souvins d’avoir remarqué sur le bateau à vapeur, à cause de sa figure, qui rappelait beaucoup les grosses têtes peintes qu’on voit sur les couvercles de momies.

Tayeb ! tayeb ! (fort bien ! fort bien !) dis-je à ce mortel expansif en me débarrassant de ses étreintes et en cherchant derrière moi mon drogman Abdallah.

Mais ce dernier s’était perdu dans la foule, ne se souciant pas sans doute d’être vu faisant cortège à l’ami d’un simple palefrenier. Ce musulman gâté par les touristes d’Angleterre ne se souvenait pas que Mahomet avait été conducteur de chameaux.

Cependant l’Égyptien me tirait par la manche et m’entraînait dans la cour, qui était celle des haras du pacha d’Égypte, et, là, au fond d’une galerie, à demi couché sur un divan de bois, je reconnais un autre de mes compagnons de voyage, un peu plus avouable dans la société, Soliman-Aga, dont j’ai parlé déjà, et que j’avais rencontré sur le bateau autrichien, le Francisco-Primo, Soliman-Aga me reconnait aussi, et, quoique plus sobre en démonstrations que son subordonné, il me fait asseoir près de lui, m’offre une pipe et demande du café… Ajoutons, comme trait de mœurs, que le simple palefrenier, se jugeant digne momentanément de notre compagnie, s’assit en croisant les jambes à terre et reçut comme moi une longue pipe et une de ces petites tasses pleines d’un moka brûlant que l’on tient dans une sorte de coquetier doré pour ne pas se brûler les doigts. Un cercle ne tarda pas à se former autour de nous.

Abdallah, voyant la reconnaissance prendre une tournure plus convenable, s’était montré enfin et daignait favoriser notre conversation. Je savais déjà Soliman-Aga un convive fort aimable, et, bien que nous n’eussions eu, pendant notre commune traversée, que des relations de pantomime, notre connaissance était assez avancée pour que je pusse, sans indiscrétion, l’entretenir de mes affaires et lui demander conseil.

Machallah ! s’écria-t-il tout d’abord, le cheik a bien raison ; un jeune homme de votre âge devrait s’être déjà marié plusieurs fois !

— Vous savez, observai-je timidement, que, dans ma religion, l’on ne peut épouser qu’une femme, et il faut ensuite la garder toujours, de sorte qu’ordinairement l’on prend le temps de réfléchir, on veut choisir le mieux possible.

— Ah ! je ne parle pas, dit-il en se frappant le front, de vos femmes roumis (européennes) ; elles sont à tout le monde et non à vous ; ces pauvres folles créatures montrent leur visage entièrement nu, non-seulement à qui veut le voir, mais à qui ne le voudrait pas… Imaginez-vous, ajouta-t-il en pouffant de rire et se tournant vers d’autres Turcs qui écoutaient, que toutes, dans les rues, me regardaient avec les yeux de la passion, et quelques-unes même poussaient l’impudeur jusqu’à vouloir m’embrasser.

Voyant les auditeurs scandalisés au dernier point, je crus devoir leur dire, pour l’honneur des Européennes, que Soliman-Aga confondait sans doute l’empressement intéressé de certaines femmes avec la curiosité honnête du plus grand nombre.

— Encore, ajoutait Soliman-Aga, sans répondre à mon observation, qui parut seulement dictée par l’amour-propre national, si ces belles méritaient qu’un croyant leur permît de baiser sa main ! mais ce sont des plantes d’hiver, sans couleur et sans goût, des figures maladives que la famine tourmente, car elles mangent à peine, et leur corps tiendrait entre mes mains. Quant à les épouser, c’est autre chose ; elles ont été élevées si mal, que ce seraient la guerre et le malheur dans la maison. Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, c’est le moyen d’avoir partout la tranquillité.

— Mais ne vivez-vous pas, dis-je, au milieu de vos femmes dans vos harems ?

— Dieu puissant ! s’écria-t-il, qui n’aurait la tête cassée de leur babil ? Ne voyez-vous pas qu’ici les hommes qui n’ont rien à faire passent leur temps à la promenade, au bain, au café, à la mosquée, ou dans les audiences, ou dans les visites qu’on se fait les uns aux autres ? N’est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d’écouter des histoires et des poèmes, ou de fumer en rêvant, que de parler à des femmes préoccupées d’intérêts grossiers, de toilette ou de médisance ?

— Mais vous supportez cela nécessairement aux heures où vous prenez vos repas avec elles.

— Nullement. Elles mangent ensemble ou séparément à leur choix, et nous mangeons tout seuls, ou avec nos parents et nos amis. Ce n’est pas qu’un petit nombre de fidèles n’agissent autrement, mais ils sont mal vus et mènent une vie lâche et inutile. La compagnie des femmes rend l’homme avide, égoïste et cruel ; elle détruit la fraternité, et la charité entre nous ; elle cause les querelles, les injustices et la tyrannie. Que chacun vive avec ses semblables ! c’est assez que le maître, à l’heure de la sieste, ou quand il rentre le soir dans son logis, trouve pour le recevoir des visages souriants, d’aimables formes richement parées… et, si des almées qu’on fait venir dansent et chantent devant lui, alors il peut rêver le paradis d’avance et se croire au troisième ciel, où sont les véritables beautés pures et sans tache, celles qui seront seules dignes d’être les épouses éternelles des vrais croyants.

Est-ce là l’opinion de tous les musulmans ou d’un certain nombre d’entre eux ? On doit y voir peut-être moins le mépris de la femme qu’un certain reste du platonisme antique, qui élève l’amour pur au-dessus des objets périssables. La femme adorée n’est elle-même que le fantôme abstrait, que l’image incomplète d’une femme divine, fiancée au croyant de toute éternité. Ce sont ces idées qui ont fait penser que les Orientaux niaient l’âme des femmes ; mais on sait aujourd’hui que les musulmanes vraiment pieuses ont l’espérance elles-mêmes de voir leur idéal se réaliser dans le ciel. L’histoire religieuse des Arabes a ses saintes et ses prophétesses, et la fille de Mahomet, l’illustre Fatime, est la reine de ce paradis féminin.

Seyd Aga avait fini par me conseiller d’embrasser le mahométisme ; je le remerciai en souriant et lui promis d’y réfléchir. Me voilà, cette fois, plus embarrassé que jamais. Il me restait pourtant encore à aller consulter le peintre sourd de l’hôtel Domergue, comme j’en avais eu primitivement l’idée.