Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/X

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 111-114).


X — LA BOUTIQUE DU BARBIER


Le lendemain, songeant aux fêtes qui se préparaient pour l’arrivée des pèlerins, je me décidai, pour les voir à mon aise, à prendre le costume du pays.

Je possédais déjà la pièce la plus importante du vêtement arabe, le machlah, manteau patriarcal, qui peut indifféremment se porter sur les épaules, ou se draper sur la tête, sans cesser d’envelopper tout le corps. Dans ce dernier cas seulement, on a les jambes découvertes, et l’on est coiffé comme un sphinx, ce qui ne manque pas de caractère. Je me bornai pour le moment à gagner le quartier franc, où je voulais opérer ma transformation complète, d’après les conseils du peintre de l’hôtel Domergue,

L’impasse qui aboutit à l’hôtel se prolonge en croisant la rue principale du quartier franc, et décrit plusieurs zigzags jusqu’à ce qu’elle aille se perdre sous les voûtes de longs passages qui correspondent au quartier juif. C’est dans cette rue capricieuse, tantôt étroite et garnie de boutiques d’Arméniens et de Grecs, tantôt plus large, bordée de longs murs et de hautes maisons, que réside l’aristocratie commerciale de la nation franque ; là sont les banquiers, les courtiers, les entrepositaires des produits de l’Égypte et des Indes. À gauche, dans la partie la plus large, un vaste bâtiment, dont rien au dehors n’annonce la destination, contient à la fois la principale église catholique et le couvent des Dominicains. Le couvent se compose d’une foule de petites cellules donnant dans une longue galerie ; l’église est une vaste salle au premier étage, décorée de colonnes de marbre et d’un goût italien assez élégant. Les femmes sont à part dans des tribunes grillées, et ne quittent pas leurs mantilles noires, taillées selon les modes turque ou maltaise. Ce ne fut pas à l’église que nous nous arrêtâmes, du reste, puisqu’il s’agissait de perdre tout au moins l’apparence chrétienne, afin de pouvoir assister à des fêtes mahométanes. Le peintre me conduisit plus loin encore, à un point où la rue se resserre et s’obscurcit, dans une boutique de barbier, qui est une merveille d’ornementation. On peut admirer en elle l’un des derniers monuments du style arabe ancien, qui cède partout la place, en décoration comme en architecture, au goût turc de Constantinople, triste et froid pastiche à demi tartare, à demi européen.

C’est dans cette charmante boutique, dont les fenêtres, gracieusement découpées, donnent sur le Galish ou canal du Caire, que je perdis ma chevelure européenne. Le barbier y promena le rasoir avec beaucoup de dextérité, et, sur ma demande expresse, me laissa une seule mèche au sommet de la tête comme celle que portent les Chinois et les musulmans. On est partagé sur les motifs de cette coutume : les uns prétendent que c’est pour offrir de la prise aux mains de l’ange de la mort ; les autres y croient voir une cause matérielle. Le Turc prévoit toujours le cas où l’on pourrait lui trancher la tête, et, comme alors il est d’usage de la montrer au peuple, il ne veut pas qu’elle soit soulevée par le nez ou par la bouche, ce qui serait très-ignominieux. Les barbiers turcs font aux chrétiens la malice de tout raser ; quant à moi, je suis suffisamment sceptique pour ne repousser aucune superstition.

La chose faite, le barbier me fit tenir sous le menton une cuvette d’étain, et je sentis bientôt une colonne d’eau ruisseler sur mon cou et sur mes oreilles. Il était monté sur le banc près de moi ; et vidait un grand coquemar d’eau froide dans une poche de cuir suspendue au-dessus de mon front. Quand la surprise fut passée, il fallut encore soutenir un lessivage à fond d’eau savonneuse ; après quoi, l’on me tailla la barbe selon la dernière mode de Stamboul.

Ensuite on s’occupa de me coiffer, ce qui n’était pas difficile ; la rue était pleine de marchands de tarbouchs et de femmes fellahs dont l’industrie est de confectionner les petits bonnets blancs dits takiès, que l’on pose immédiatement sur la peau ; on en voit de très-délicatement piqués en fil ou en soie ; quelques-uns même sont bordés d’une dentelure faite pour dépasser le bord du bonnet rouge. Quant à ces derniers, ils sont généralement de fabrication française ; c’est, je crois, notre ville de Tours qui a le privilège de coiffer tout l’Orient.

Avec les deux bonnets superposés, le cou découvert et la barbe taillée, j’eus peine à me reconnaître dans l’élégant miroir incrusté d’écaille que me présentait le barbier. Je complétai la transformation en achetant aux revendeurs une vaste culotte de coton bleu et un gilet rouge garni d’une broderie d’argent assez propre : sur quoi, le peintre voulut bien me dire que je pouvais passer ainsi pour un montagnard syrien venu de Saïde ou de Taraboulous. Les assistants m’accordèrent le titre de schéléby, qui est le nom des élégants dans le pays.