Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/VIII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 104-109).


VIII — L’OKEL DES JELLAB


Nous traversâmes toute la ville jusqu’au quartier des grands bazars, et, là, après avoir suivi une rue obscure qui faisait angle avec la principale, nous fîmes notre entrée dans une cour irrégulière sans être obligés de descendre de nos ânes. Il y avait au milieu un puits ombragé d’un sycomore. À droite, le long du mur, une douzaine de noirs étaient rangés debout, ayant l’air plutôt inquiets que tristes, vêtus pour la plupart du sayon bleu des gens du peuple, et offrant toutes les nuances possibles de couleur et de forme. Nous nous tournâmes vers la gauche, o% régnait une série de petites chambres dont le parquet s’avançait sur la cour comme une estrade, à environ deux pieds de terre. Plusieurs marchands basanés nous entouraient déjà en nous disant :

Essouad ? Abesch ? (Des noirs ou des Abyssiniennes ?)

Nous nous avançâmes vers la première chambre.

Là, cinq ou six négresses, assises en rond sur des nattes, fumaient pour la plupart, et nous accueillirent en riant aux éclats. Elles n’étaient guère vêtues que de haillons bleus, et l’on ne pouvait reprocher aux vendeurs de parer la marchandise. Leurs cheveux, partagés en des centaines de petites tresses serrées, étaient généralement maintenus par un ruban rouge qui les partageait en deux touffes volumineuses ; la raie de chair était teinte de cinabre ; elles portaient des anneaux d’étain aux bras et aux jambes, des colliers de verroterie, et, chez quelques-unes, des cercles de cuivre passés au nez ou aux oreilles complétaient une sorte d’ajustement barbare dont certains tatouages et coloriages de la peau rehaussaient encore le caractère. C’étaient des négresses du Sennaar, l’espèce la plus éloignée, certes, du type de la beauté convenue parmi nous. La proéminence de la mâchoire, le front déprimé, la lèvre épaisse, classent ces pauvres créatures dans une catégorie presque bestiale, et cependant, à part ce masque étrange dont la nature les a dotées, le corps est d’une perfection rare, des formes virginales et pures se dessinent sous leurs tuniques, et leur voix sort douce et vibrante d’une bouche éclatante de fraîcheur.

Eh bien, je ne m’enflammerai pas pour ces jolis monstres ; mais sans doute les belles dames du Caire doivent aimer à s’entourer de chambrières pareilles. Il peut y avoir ainsi des oppositions charmantes de couleur et de forme ; ces Nubiennes ne sont point laides dans le sens absolu du mot, mais forment un contraste parfait avec la beauté telle que nous la comprenons. Une femme blanche doit ressortir admirablement au milieu de ces filles de la nuit, que leurs formes élancées semblent destiner à tresser les cheveux, tendre les étoffes, porter les flacons et les vases, comme dans les fresques antiques.

Si j’étais en état de mener largement la vie orientale, je ne me priverais pas de ces pittoresques créatures ; mais, ne voulant acquérir qu’une esclave, j’ai demandé à en voir d’autres chez lesquelles l’angle facial fût plus ouvert et la teinte noire moins prononcée.

— Cela dépend du prix que vous voulez mettre, me dit Abdallah ; celles que vous voyez là ne coûtent guère que deux bourses (deux cent cinquante francs) ; on les garantit pour huit jours : vous pouvez les rendre au bout de ce temps, si elles ont quelque défaut ou quelque infirmité.

— Mais, observai-je, je mettrais volontiers quelque chose de plus ; une femme un peu jolie ne coûte pas plus à nourrir qu’une autre.

Abdallah ne paraissait pas partager mon opinion.

Nous passâmes aux autres chambres ; c’étaient encore des filles du Sennaar. Il y en avait de plus jeunes et de plus belles ; mais le type facial dominait avec une singulière uniformité.

Les marchands offraient de les faire déshabiller, ils leur ouvraient les lèvres pour que l’on vît les dents, ils les faisaient marcher, et faisaient valoir surtout l’élasticité de leur poitrine. Ces pauvres filles se laissaient faire avec assez d’insouciance ; la plupart éclataient de rire presque continuellement, ce qui rendait la scène moins pénible. On comprenait, d’ailleurs, que toute condition était pour elles préférable au séjour de l’okel, et peut-être même à leur existence précédente dans leur pays.

Ne trouvant là que des négresses pures, je demandai au drogman si l’on n’y voyait pas d’Abyssiniennes.

— Oh ! me dit-il, on ne les fait pas voir publiquement ; il faut monter dans la maison, et que le marchand soit bien convaincu que vous ne venez pas ici par curiosité, comme la plupart des voyageurs. Du reste, elles sont beaucoup plus chères, et vous pourriez peut-être trouver quelque femme qui vous conviendrait parmi les esclaves du Dongola. Il y a d’autres okels que nous pouvons voir encore. Outre celui des Jellab, où nous sommes, il y a encore l’okel Kouchouk et le khan Ghafar.

Un marchand s’approcha de nous et me fit dire qu’il venait d’arriver des Éthiopiennes qu’on avait installées hors de la ville, afin de ne pas payer les droits d’entrée. Elles étaient dans la campagne, au delà de la porte Bab-el-Madbah. Je voulus d’abord voir celles-là.

Nous nous engageâmes dans un quartier assez désert, et, après beaucoup de détours, nous nous trouvâmes dans la plaine, c’est-à-dire au milieu des tombeaux, car ils entourent tout ce côté de la ville. Les monuments des califes étaient restés à notre gauche ; nous passions entre des collines poudreuses, couvertes de moulins et formées de débris d’anciens édifices, On arrêta les ânes à la porte d’une petite enceinte de murs, restes probablement d’une mosquée en ruine. Trois ou quatre Arabes, vêtus d’un costume étranger au Caire, nous firent entrer, et je me vis au milieu d’une sorte de tribu dont les tentes étaient dressées dans ce clos fermé de toutes parts. Les éclats de rire d’un certain nombre de négresses m’accueillirent comme à l’okel ; ces natures naïves manifestent clairement toutes leurs impressions, et je ne sais pourquoi l’habit européen leur paraît si ridicule. Toutes ces filles s’occupaient à divers travaux de ménage, et il y en avait une très-grande et très-belle dans le milieu qui surveillait avec attention le contenu d’un vaste chaudron placé sur le feu. Rien ne pouvant l’arracher à cette préoccupation, je me fis montrer les autres, qui se hâtaient de quitter leur besogne et détaillaient elles-mêmes leurs beautés. Ce n’était pas le moindre de leur coquetteries qu’une chevelure toute en nattes d’un volume extraordinaire, comme j’en ai vu déjà, mais entièrement imprégnée de beurre, ruisselant de là sur leurs épaules et leur poitrine. Je pensai que c’était pour rendre moins vive l’action du soleil sur leur tête ; mais Abdallah m’assura que c’était une affaire de mode, afin de rendre leurs cheveux lustrés et leur figure luisante.

— Seulement, me dit-il, une fois qu’on les a achetées, on se hâte de les envoyer au bain et de leur faire démêler cette chevelure en cordelettes, qui n’est de mise que du côté des montagnes de la Lune.

L’examen ne fut pas long. ; ces pauvres créatures avaient des airs sauvages fort curieux sans doute, mais peu séduisants au point de vue de la cohabitation. La plupart étaient défigurées par une foule de tatouages, d’incisions grotesques, d’étoiles et de soleils bleus qui tranchaient sur le noir un peu grisâtre de leur épiderme. À voir ces formes malheureuses, qu’il faut bien s’avouer humaines, on se reproche philanthropiquement d’avoir pu quelquefois manquer d’égards pour le singe, ce parent méconnu que notre orgueil de race s’obstine à repousser. Les gestes et les attitudes ajoutaient encore à ce rapprochement, et je remarquai même que leur pied, allongé et développé sans doute par l’habitude de monter aux arbres, se rattachait sensiblement à la famille des quadrumanes.

Elles me criaient de tous côtés : Bakchis ! bakchis ! et je tirais de ma poche quelques piastres avec hésitation, craignant que les maîtres n’en profitassent exclusivement ; mais ces derniers, pour me rassurer, s’offrirent à leur distribuer des dattes, des pastèques, du tabac, et même de l’eau-de-vie ; alors, ce furent partout des transports de joie, et plusieurs se mirent à danser au son du tarabouk et de la zommarah, ce tambour et ce fifre mélancoliques des peuplades africaines.

La grande et belle fille chargée de la cuisine se détournait à peine, et remuait toujours dans la chaudière une épaisse bouillie de dourah. Je m’approchai ; elle me regarda d’un air dédaigneux, et son attention ne fut attirée que par mes gants noirs. Alors, elle croisa les bras et poussa des cris d’admiration. Comment pouvais-je avoir des mains noires et la figure blanche ? voilà ce qui dépassait sa compréhension. J’augmentai cette surprise en ôtant un de mes gants, et, alors, elle se mit à crier :

Bismillah ! enté effrit ? enté Seythan ? (Dieu me préserve ! es-tu un esprit ? es-tu le diable ?)

Les autres ne témoignaient pas moins d’étonnement, et l’on ne peut imaginer combien tous les détails de ma toilette frappaient ces âmes ingénues. Il est clair que, dans leur pays, j’aurais pu gagner ma vie à me faire voir. Quant à la principale de ces beautés nubiennes, elle ne tarda pas à reprendre son occupation première avec cette inconstance des singes que tout distrait, mais dont rien ne fixe les idées plus d’un instant.

J’eus la fantaisie de demander ce qu’elle coûtait ; mais le drogman m’apprit que c’était justement la favorite du marchand d’esclaves, et qu’il ne voulait pas la vendre, espérant qu’elle le rendrait père… ou bien qu’alors ce serait plus cher.

Je n’insistai point sur ce détail.

— Décidément, dis-je au drogman, je trouve toutes ces teintes trop foncées ; passons à d’autres nuances. L’Abyssinienne est donc bien rare sur le marché ?

— Elle manque un peu pour le moment, me dit Abdallah, mais voici la grande caravane de la Mecque qui arrive. Elle s’est arrêtée à Birket-el-Hadji, pour faire son entrée demain au point du jour, et nous aurons alors de quoi choisir ; car beaucoup de pèlerins, manquant d’argent pour finir leur voyage, se défont de quelqu’une de leurs femmes, et il y a toujours aussi des marchands qui en ramènent de l’Hedjaz.

Nous sortîmes de cet okel sans qu’on s’étonnât le moins du monde de ne m’avoir vu rien acheter. Un habitant du Caire avait conclu cependant une affaire pendant ma visite et reprenait le chemin de Bab-el-Madbah avec deux jeunes négresses fort bien découplées. Elles marchaient devant lui, rêvant l’inconnu, se demandant sans doute si elles allaient devenir favorites ou servantes, et le beurre, plus que les larmes, ruisselait sur leur sein découvert aux rayons d’un soleil ardent.