Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 98-101).


VI — LES DERVICHES


Quand je sortis de chez le consul, la nuit était déjà avancée ; le barbarin m’attendait à la porte, envoyé par Abdallah, qui avait jugé à propos de se coucher ; il n’y avait rien à dire : quand on a beaucoup de valets, ils se partagent la besogne, c’est naturel… Au reste, Abdallah ne se fût pas laissé ranger dans cette dernière catégorie ! Un drogman est à ses propres yeux un homme instruit, un philologue, qui consent à mettre sa science au service du voyageur ; il veut bien encore remplir le rôle de cicerone, il ne repousserait pas même au besoin les aimables attributions du seigneur Pandarus de Troie ; mais là s’arrête sa spécialité ; vous en avez pour vos vingt piastres par jour !

Au moins faudrait-il qu’il fût toujours là pour vous expliquer toute chose obscure. Ainsi j’aurais voulu savoir le motif d’un certain mouvement dans les rues, qui m’étonnait à cette heure de la nuit. Les cafés étaient ouverts et remplis de monde ; les mosquées, illuminées, retentissaient de chants solennels, et leurs minarets élancés portaient des bagues de lumière ; des tentes étaient dressées sur la place de l’Esbekieh, et l’on entendait partout les sons du tambour et de la flute de roseau. Après avoir quitté la place et nous être engagés dans les rues, nous eûmes peine à fendre la foule qui se pressait le long des boutiques, ouvertes comme en plein jour, éclairées chacune par des centaines de bougies, et parées de festons et de guirlandes en papier d’or et de couleur. Devant une petite mosquée située au milieu de la rue, il y avait un immense candélabre portant une multitude de petites lampes de verre en pyramide, et, à l’entour, des grappes suspendues de lanternes. Une trentaine de chanteurs, assis en ovale autour du candélabre, semblaient former le chœur d’un chant dont quatre autres, debout au milieu d’eux, entonnaient successivement les strophes ; il y avait de la douceur et une sorte d’expression amoureuse dans cet hymne nocturne qui s’élevait au ciel avec ce sentiment de mélancolie consacré chez les Orientaux à la joie comme à la tristesse.

Je m’arrêtais à l’écouter, malgré les instances du barbarin, qui voulait m’entraîner hors de la foule, et, d’ailleurs, je remarquais que la majorité des auditeurs se composait de Cophtes, reconnaissables à leur turban noir ; il était donc clair que les Turcs admettaient volontiers la présence des chrétiens à cette solennité.

Je songeai fort heureusement que la boutique de M. Jean n’était pas loin de cette rue, et je parvins à faire comprendre an barbarin que je voulais y être conduit. Nous trouvâmes l’ancien mamelouk fort éveillé et dans le plein exercice de son commerce de liquides. Une tonnelle, au fond de l’arrière-cour, réunissait des Cophtes et des Grecs, qui venaient se rafraîchir et se reposer de temps en temps des émotions de la fête.

M. Jean m’apprit que je venais d’assister à une cérémonie de chant, ou zikr, en l’honneur d’un saint derviche enterré dans la mosquée voisine. Cette mosquée étant située dans le quartier cophte, c’étaient des personnes riches de cette religion qui faisaient chaque année les frais de la solennité ; ainsi s’expliquait le mélange des turbans noirs avec ceux des autres couleurs. D’ailleurs, le bas peuple chrétien fête volontiers certains derviches, ou santons religieux dont les pratiques bizarres n’appartiennent souvent à aucun culte déterminé, et remontent peut-être aux superstitions de l’antiquité.

En effet, lorsque je revins au lieu de la cérémonie, où M. Jean voulut bien m’accompagner, je trouvai que la scène avait pris un caractère plus extraordinaire encore. Les trente derviches se tenaient par la main avec une sorte de mouvement de tangage, tandis que les quatre coryphées ou zikkers entraient peu à peu dans une frénésie poétique moitié tendre, moitié sauvage ; leur chevelure aux longues boucles, conservée contre l’usage arabe, flottait au balancement de leur tête, coiffée non du tarbouch, mais d’un bonnet de forme antique, pareil au pétase romain ; leur psalmodie bourdonnante prenait par instants un accent dramatique ; les vers se répondaient évidemment, et la pantomime s’adressait avec tendresse et plainte à je ne sais quel objet d’amour inconnu. Peut-être était-ce ainsi que les anciens prêtres de l’Égypte célébraient les mystères d’Osiris retrouvé ou perdu ; telles sans doute étaient les plaintes des corybantes ou des cabires, et ce chœur étrange de derviches hurlant et frappant la terre en cadence obéissait peut-être encore à cette vieille tradition de ravissements et d’extases qui jadis résonnait sur tout ce rivage oriental, depuis les oasis d’Ammon jusqu’à la froide Samothrace. À les entendre seulement, je sentais mes yeux pleins de larmes, et l’enthousiasme gagnait peu à peu tous les assistants.

M. Jean, vieux sceptique de l’armée républicaine, ne partageait pas cette émotion ; il trouvait cela fort ridicule, et m’assura que les musulmans eux-mêmes prenaient ces derviches en pitié.

— C’est le bas peuple qui les encourage, me disait-il ; autrement, rien n’est moins conforme au mahométisme véritable, et même, dans toute supposition, ce qu’ils chantent n’a pas de sens.

Je le priai néanmoins de m’en donner l’explication.

— Ce n’est rien, me dit-il ; ce sont des chansons amoureuses qu’ils débitent on ne sait à quel propos ; j’en connais plusieurs en voici une qu’ils ont chantée :

« Mon cœur est troublé par l’amour ; — ma paupière ne se ferme plus ! — Mes yeux reverront-ils jamais le bien-aimé ?

» Dans l’épuisement des tristes nuits, l’absence fait mourir l’espoir ; — mes larmes roulent comme des perles, — et mon cœur est embrasé !

» O colombe, dis-moi — pourquoi tu te lamentes ainsi ; — l’absence te fait-elle aussi gémir — ou tes ailes manquent-elles d’espace ?

 » Elle répond : Nos chagrins sont pareils ; — je suis consumée par l’amour ; — hélas ! c’est ce mal aussi, — l’absence de mon bien-aimé, qui me fait gémir. »

Et le refrain dont les trente derviches accompagnent ces couplets est toujours le même : « Il n’y a de Dieu que Dieu ! »

— Il me semble, dis-je, que cette chanson peut bien s’adresser en effet à la Divinité ! c’est de l’amour divin qu’il est question sans doute.

— Nullement ; on les entend, dans d’autres couplets, comparer leur bien-aimée à la gazelle de l’Yémen, lui dire qu’elle a la peau fraîche et qu’elle a passé à peine le temps de boire le lait… C’est, ajouta-t-il, ce que nous appellerions des chansons grivoises.

Je n’étais pas convaincu ; je trouvais bien plutôt aux autres vers qu’il me cita une certaine ressemblance avec le Cantique des cantiques.

— Du reste, ajouta M. Jean, vous les verrez encore faire bien d’autres folies après-demain, pendant la fête de Mahomet ; seulement, je vous conseille alors de prendre un costume arabe, car la fête coïncide cette année avec le retour des pèlerins de la Mecque, et, parmi ces derniers, il y a beaucoup de moghrabins (musulmans de l’Ouest) qui n’aiment pas les habits francs, surtout depuis la conquête d’Alger.

Je me promis de suivre ce conseil, et je repris en compagnie du barbarin le chemin de mon domicile. La fête devait encore se continuer toute la nuit.