Voyage en Orient (Nerval)/Les esclaves/II

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 83-87).


II — M. JEAN


M. Jean est un débris glorieux de notre armée d’Égypte. Il a été l’un des trente-trois Français qui prirent du service dans les mamelouks après la retraite de l’expédition. Pendant quelques années, il a eu comme les autres un palais, des femmes, des chevaux, des esclaves : à l’époque de la destruction de cette puissante milice, il fut épargné comme Français ; mais, rentré dans la vie civile, ses richesses se fondirent en peu de temps. Il imagina de vendre publiquement du vin, chose alors nouvelle en Égypte, où les chrétiens et les juifs ne s’enivraient que d’eau-de-vie, d’arack, et d’une certaine bière nommée bouza. Depuis lors, les vins de Malte, de Syrie et de l’Archipel firent concurrence aux spiritueux, et les musulmans du Caire ne parurent pas s’offenser de cette innovation.

M. Jean admira la résolution que j’avais prise d’échapper à la vie des hôtels.

— Mais, me dit-il, vous aurez de la peine à vous monter une maison. Il faut, au Caire, prendre autant de serviteurs qu’on a de besoins différents. Chacun d’eux met son amour-propre à ne faire qu’une seule chose ; et, d’ailleurs, ils sont si paresseux, qu’on peut douter que ce soit un calcul. Tout détail compliqué les fatigue ou leur échappe, et ils vous abandonnent même, pour la plupart, dès qu’ils ont gagné de quoi passer quelques jours sans rien faire.

— Mais comment font les gens du pays ?

— Oh ! ils les laissent s’en donner à leur aise, et prennent deux ou trois personnes pour chaque emploi. Dans tous les cas, un effendi à toujours avec lui son secrétaire (khatibessir), son trésorier (khazindar), son porte-pipe (tchiboukji), le selikdar pour porter ses armes, le seradjbachi pour tenir son cheval, le kahwedji-bachi pour faire son café partout où il s’arrête, sans compter les yamaks pour aider tout ce monde. À l’intérieur, il en faut bien d’autres ; car le portier ne consentirait pas à prendre soin des appartements, ni le cuisinier à faire le café ; il faut avoir jusqu’à un certain porteur d’eau à ses gages. Il est vrai qu’en leur distribuant une piastre ou une piastre et demie, c’est-à-dire de vingt-cinq à trente centimes par jour, on est regardé par chacun de ces fainéants comme un patron très-magnifique.

— Eh bien, dis-je, tout ceci est encore loin des soixante piastres qu’il faut payer journellement dans les hôtels.

— Mais c’est un tracas auquel nul Européen ne peut résister.

— J’essayerai, cela m’instruira.

— Ils vous feront une nourriture abominable.

— Je ferai connaissance avec les mets du pays.

— Il faudra tenir un livre de comptes et discuter les prix de tout.

— Cela m’apprendra la langue.

— Vous pouvez essayer, du reste ; je vous enverrai les plus honnêtes, vous choisirez.

— Est-ce qu’ils sont très voleurs ?

Carotteurs tout au plus, me dit le vieux soldat, par un ressouvenir du langage militaire. Voleurs ! des Égyptiens ?… Ils n’ont pas assez de courage.

Je trouve qu’en général ce pauvre peuple d’Égypte est trop méprisé par les Européens. Le Franc du Caire, qui partage aujourd’hui les privilèges de la race turque, en prend ainsi les préjugés. Ces gens sont pauvres, ignorants sans nul doute, et la longue habitude de l’esclavage les maintient dans une sorte d’abjection. Ils sont plus rêveurs qu’actifs, et plus intelligents qu’industrieux ; mais je les crois bons et d’un caractère analogue à celui des Hindous, ce qui peut-être tient aussi à leur nourriture presque exclusivement végétale. Nous autres carnassiers, nous respectons fort le Tartare et le Bédouin, nos pareils, et nous sommes portés à abuser de notre énergie à l’égard des populations moutonnières.

Après avoir quitté M. Jean, je traversai la place de l’Esbekieh, pour me rendre à l’hôtel Domergue. C’est, comme on sait, un vaste champ situé entre l’enceinte de la ville et la première ligne des maisons du quartier cophte et du quartier franc. Il y a là beaucoup de palais et d’hôtels splendides. On distingue surtout la maison où fut assassiné Kléber, et celle où se tenaient les séances de l’Institut d’Égypte. Un petit bois de sycomores et de figuiers de Pharaon se rattache au souvenir de Bonaparte, qui les fit planter. À l’époque de l’inondation, toute cette place est couverte d’eau et sillonnée par des canges et des djermes peintes et dorées appartenant aux propriétaires des maisons voisines. Cette transformation annuelle d’une place publique en lac d’agrément n’empêche pas qu’on n’y trace des jardins et qu’on n’y creuse des canaux dans les temps ordinaires. Je vis là un grand nombre de fellahs qui travaillaient à une tranchée ; les hommes piochaient la terre, et les femmes en emportaient de lourdes charges dans des couffes de paille de riz. Parmi ces dernières, il y avait plusieurs jeunes filles, les unes en chemise bleue, et celles de moins de huit ans entièrement nues, comme on les voit du reste dans les villages aux bords du Nil. Des inspecteurs armés de bâtons surveillaient le travail, et frappaient de temps en temps les moins actifs. Le tout était sous la direction d’une sorte de militaire coiffé d’un tarbouch rouge, chaussé de bottes fortes à éperons, traînant un sabre de cavalerie, et tenant à la main un fouet en peau d’hippopotame roulée. Cela s’adressait aux nobles ëpaules des inspecteurs, comme le bâton de ces derniers à l’omoplate des fellahs.

Le surveillant, me voyant, arrêté à regarder les pauvres jeunes filles qui pliaient sous les sacs de terre, m’adressa la parole en français. C’était encore un compatriote. Je n’eus pas trop l’idée de m’attendrir sur les coups de bâton distribués aux hommes, assez mollement du reste ; l’Afrique a d’autres idées que nous sur ce point.

— Mais pourquoi, dis-je, faire travailler ces femmes et ces enfants ?

— Ils ne sont pas forcés à cela, me dit l’inspecteur françaîs ; ce sont leurs pères ou leurs maris qui aiment mieux les faire travailler sous leurs yeux que de les laisser dans la ville. On les paye depuis vingt paras jusqu’à une piastre, selon leur force. Une piastre (vingt-cinq centimes) est généralement le prix de la journée d’un homme.

— Mais pourquoi y en a-t-il quelques-uns qui sont enchaînés ? Sont-ce des forçats ?

— Ce sont des fainéants ; ils aiment mieux passer leur temps à dormir ou à écouter des histoires dans les cafés que de se rendre utiles.

— Comment vivent-ils dans ce cas-là ?

— On vit de si peu de chose ici ! Âu besoin, ne trouvent-ils pas toujours des fruits ou des légumes à voler dans les champs ? Le gouvernement a bien de la peine à faire exécuter les travaux les plus nécessaires ; mais, quand il le faut absolument, on fait cerner un quartier ou barrer une rue par des troupes, on arrête les gens qui passent, on les attache et on nous les amène ; voilà tout.

— Quoi ! tout le monde sans exception ?

— Oh ! tout le monde ; cependant, une fois arrêtés, chacun s’explique. Les Turcs et les Francs se font reconnaître. Parmi les autres, ceux qui ont de l’argent se rachètent de la corvée ; plusieurs se recommandent de leurs maîtres ou patrons. Le reste est embrigadé et travaille pendant quelques semaines ou quelques mois, selon l’importance » des choses à exécuter.

Que dire de tout cela ? L’Égypte en est encore au moyen âge. Ces corvées se faisaient jadis au profit des beys mamelouks. Le pacha est aujourd’hui le seul suzerain ; la chute des mamelouks a supprimé le servage individuel, voilà tout.