Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/XII

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 179-192).


XII — MACBÉNACH


Pendant la pause qui suivit ce récit, les auditeurs étaient agités par des idées contraires. Quelques-uns refusaient d’admettre la tradition suivie par le narrateur. Ils prétendaient que la reine de Saba avait eu réellement un fils de Soliman et non d’un autre. L’Abyssinien surtout se croyait outragé dans ses convictions religieuses par la supposition que ses souverains ne fussent que les descendants d’un ouvrier.

— Tu as menti, criait-il au rapsode. Le premier de nos rois d’Abyssinie s’appelait Ménilek, et il était bien véritablement fils de Soliman et de Belkis-Makéda. Son descendant règne encore sur nous à Gondar.

— Frère, dit un Persan, laisse-nous écouter jusqu’à la fin, sinon tu te feras jeter dehors comme cela est arrivé déjà l’autre nuit. Cette légende est orthodoxe à notre point de vue et, si ton petit prêtre Jean d’Abyssinie[1] tient à descendre de Soliman, nous lui accorderons que c’est par quelque noire Éthiopienne, et non par la reine Balkis, qui appartenait à notre couleur.

Le cafetier interrompit la réponse furieuse que se préparait à faire l’Abyssinien, et rétablit le calme avec peine.

Le conteur reprit :

Tandis que Soliman accueillait à sa maison des champs la princesse des Sabéens, un homme passant sur les hauteurs de Toria, regardait pensif le crépuscule qui s’éteignait dans les nuages, et les flambeaux qui s’allumaient comme des constellations étoilées, sous les ombrages de Mello. Il envoyait une pensée dernière à ses amours, et adressait ses adieux aux roches de Solime, aux rives du Cédron, qu’il ne devait plus revoir.

Le temps était bas, et le soleil, en pâlissant, avait vu la nuit sur la terre. Au bruit des marteaux sonnant l’appel sur les timbres d’airain, Adoniram, s’arrachant à ses pensées, traversa la foule des ouvriers rassemblés ; et, pour présider à la paye, il pénétra dans le temple, dont il entr’ouvrit la porte orientale, se plaçant lui-même au pied de la colonne Jakin.

Des torches allumées sous le péristyle pétillaient en recevant quelques gouttes d’une pluie tiède, aux caresses de laquelle les ouvriers haletants offraient gaiement leur poitrine.

La foule était nombreuse ; et Adoniram, outre les comptables, avait à sa disposition des distributeurs préposés aux divers ordres. La séparation des trois degrés hiérarchiques s’opérait par la vertu d’un mot d’ordre qui remplaçait, en cette circonstance, les signes manuels dont l’échange aurait pris trop de temps. Puis le salaire était livré sur l’énoncé du mot de passe.

Le mot d’ordre des apprentis avait été précédemment Jakin, nom d’une des colonnes de bronze ; le mot d’ordre des autres compagnons, Booz, nom de l’autre pilier ; le mot des maîtres, Jéhovah.

Classés par catégories et rangés à la file, les ouvriers se présentaient aux comptoirs, devant les intendants, présidés par Adoniram, qui leur touchait la main, et à l’oreille de qui ils disaient un mot à voix basse. Pour ce dernier jour, le mot de passe avait été changé. L’apprenti disait Tubal-Kaïn ; le compagnon, Schibboleth ; et le maître, Giblim.

Peu à peu la foule s’éclaircit, l’enceinte devint déserte, et, les derniers solliciteurs s’étant retirés, l’on reconnut que tout le monde ne s’était pas présenté, car il restait encore de l’argent dans la caisse.

— Demain, dit Adoniram, vous ferez des appels, afin de savoir s’il y a des ouvriers malades, ou si la mort en a visité quelques-uns.

Dès que chacun fut éloigné, Adoniram, vigilant et zélé jusqu’au dernier jour, prit, suivant sa coutume, une lampe pour aller faire la ronde dans les ateliers déserts et dans les divers quartiers du temple, afin de s’assurer de l’exécution de ses ordres et de l’extinction des feux. Ses pas résonnaient tristement sur les dalles ; une fois encore, il contempla ses œuvres, et s’arrêta longtemps devant un groupe de chérubins ailés, dernier travail du jeune Benoni.

— Cher enfant ! murmura-t-il avec un soupir.

Ce pèlerinage accompli, Adoniram se retrouva dans la grande salle du temple. Les ténèbres épaissies autour de sa lampe se déroulaient en volutes rougeâtres, marquant les hautes nervures des voûtes, et les parois de la salle, d’où l’on sortait par trois portes regardant le septentrion, le couchant et l’orient.

La première, celle du Nord, était réservée au peuple ; la seconde livrait passage au roi et à ses guerriers ; la porte de l’Orient était celle des lévites ; les colonnes d’airain, Jakin et Booz, se distinguaient à l’extérieur de la troisième.

Avant de sortir par la porte de l’Occident, la plus rapprochée de lui, Adoniram jeta la vue sur le fond ténébreux de la salle, et son imagination, frappée des statues nombreuses qu’il venait de contempler, évoqua dans les ombres le fantôme de Tubal-Kaïn. Son œil fixe essaya de percer les ténèbres ; mais la chimère grandit en s’effaçant, atteignit les combles du temple et s’évanouit dans les profondeurs des murs, comme l’ombre portée d’un homme éclairé par un flambeau qui s’éloigne. Un cri plaintif sembla résonner sous les voûtes.

Alors, Adoniram se détourna, s’apprêtant à sortir. Soudain une forme humaine se détacha du pilastre, et d’un ton farouche lui dit :

— Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres !

Adoniram était sans armes ; objet du respect de tous, habitué à commander d’un signe, il ne songeait pas même à défendre sa personne sacrée.

— Malheureux ! répondit-il en reconnaissant le compagnon Méthousaël, éloigne-toi ! Tu seras reçu parmi les maîtres quand la trahison et le crime seront honorés ! Fuis avec tes complices avant que la justice de Soliman atteigne vos têtes.

Méthousaël l’entend, et lève d’un bras vigoureux son marteau, qui retombe avec fracas sur le crâne d’Adoniram. L’artiste chancelle étourdi ; par un mouvement instinctif, il cherche une issue à la seconde porte, celle du Septentrion. Là se trouvait le Syrien Phanor, qui lui dit :

— Si tu veux sortir, livre-moi le mot de passe des maîtres !

— Tu n’as pas sept années de campagne ! répliqua d’une voix éteinte Adoniram.

— Le mot de passe !

— Jamais !

Phanor, le maçon, lui enfonça son ciseau dans le flanc ; mais il ne put redoubler, car l’architecte du temple, réveillé par la douleur, vola comme un trait jusqu’à la porte d’Orient, pour échapper à ses assassins.

C’est là qu’Amrou le Phénicien, compagnon parmi les charpentiers, l’attendait pour lui crier à son tour :

— Si tu veux passer, livre-moi le mot de passe des maîtres !

— Ce n’est pas ainsi que je l’ai gagné, articula avec peine Adoniram épuisé ; demande-le à celui qui t’envoie.

Comme il s’efforçait de s’ouvrir un passage, Amrou lui plongea dans le cœur la pointe de son compas.

C’est en ce moment que l’orage éclata, signalé par un grand coup de tonnerre.

Adoniram était gisant sur le pavé, et son corps couvrait trois dalles. À ses pieds s’étaient réunis les meurtriers, se tenant par la main.

— Cet homme était grand, murmura Phanor.

— Il n’occupera pas dans la tombe un plus vaste espace que toi, dit Amrou.

— Que son sang retombe sur Soliman-Ben-Daoud !

— Gémissons sur nous-mêmes, répliqua Méthousaël ; nous possédons le secret du roi. Anéantissons la preuve du meurtre ; la pluie tombe ; la nuit est sans clarté ; Éblis nous protège. Entraînons ces restes loin de la ville, et confions-les à la terre.

Ils enveloppèrent donc le corps dans un long tablier de peau blanche, et, le soulevant dans leurs bras, ils descendirent sans bruit au bord du Cédron, se dirigeant vers un tertre solitaire situé au delà du chemin de Béthanie. Comme ils y arrivaient, troublés et le frisson dans le cœur, ils se virent tout à coup en présence d’une escorte de cavaliers. Le crime est craintif, ils s’arrêtèrent ; les gens qui fuient sont timides… et c’est alors que la reine de Saba passa en silence devant des assassins épouvantés qui traînaient les restes de son époux Adoniram.

Ceux-ci allèrent plus loin et creusèrent un trou dans la terre qui recouvrit le corps de l’artiste. Après quoi, Médiousaël, arrachant une jeune tige d’acacia, la planta dans le sol fraîchement labouré sous lequel reposait la victime.

Pendant ce temps-là, Balkis fuyait à travers les vallées ; la foudre déchirait les cieux, et Soliman dormait.

Sa plaie était plus cruelle, car il devait se réveiller.

Le soleil avait accompli le tour du monde, lorsque l’effet léthargique du philtre qu’il avait bu se dissipa. Tourmenté par des songes pénibles, il se débattait contre des visions, et ce fut par une secousse violente qu’il rentra dans le domaine de la vie.

Il se soulève et s’étonne ; ses yeux errants semblent à la recherche de la raison de leur maître ; enfin il se souvient…

La coupe vide est devant lui ; les derniers mots de la reine se retracent à sa pensée : il ne la voit plus et se trouble ; un rayon de soleil qui voltige ironiquement sur son front le fait tressaillir ; il devine tout et jette un cri de fureur.

C’est en vain qu’il s’informe : personne ne l’a vue sortir, et sa suite a disparu dans la plaine ; on n’a retrouvé que les traces de son camp.

— Voilà donc, s’écrie Soliman en jetant sur le grand prêtre Sadoc un regard irrité, voilà le secours que ton Dieu prête à ses serviteurs ! Est-ce là ce qu’il m’avait promis ? Il me livre comme un jouet aux esprits de l’abîme, et toi, ministre imbécile, qui règnes sous son nom par mon impuissance, tu m’as abandonné, sans rien prévoir, sans rien empêcher ! Qui me donnera des légions ailées pour atteindre cette reine perfide ? Génies de la terre et du feu, dominations rebelles, esprits de l’air, m’obéirez-vous ?

— Ne blasphémez pas, s’écria Sadoc : Jéhovah seul est grand, et c’est un Dieu jaloux.

Au milieu de ce désordre, le prophète Ahias de Silo apparaît sombre, terrible et enflammé du feu divin ; Ahias, pauvre et redouté, qui n’est rien que par l’esprit. C’est à Soliman qu’il s’adresse :

— Dieu a marqué d’un signe le front de Caïn le meurtrier, et il a prononcé : « Quiconque attentera à la vie de Caïn sera puni sept fois ! » Et Lamech, issu de Caïn, ayant versé le sang, il a été écrit : « On vengera la mort de Lamech septante fois sept fois. » Or, écoute, ô roi, ce que le Seigneur m’ordonne de te dire : « Celui qui a répandu le sang de Caïn et de Lamech sera châtié sept cents fois sept fois. »

Soliman baissa la tête ; il se souvint d’Adoniram, et sut par là que ses ordres avaient été exécutés, et le remords lui arracha ce cri :

— Malheureux ! qu’ont-ils fait ? Je ne leur avais pas dit de le tuer.

Abandonné de son Dieu, à la merci des génies, dédaigné, trahi par la princesse des Sabéens, Soliman, désespéré, abaissait sa paupière sur sa main désarmée, où brillait encore l’anneau qu’il avait reçu de Balkis. Ce talisman lui rendit une lueur d’espoir. Demeuré seul, il en tourna le chaton vers le soleil, et vit accourir à lui tous les oiseaux de l’air, hormis Hud-Hud, la huppe magique. Il l’appela trois fois, la força d’obéir, et lui commanda de le conduire auprès de la reine. La huppe à l’instant reprit son vol, et Soliman, qui tendait son bras vers elle, se sentit soulevé de terre et emporté dans les airs. La frayeur le saisit, il détourna sa main et reprit pied sur le sol. Quant à la huppe, elle traversa le vallon et alla se poser au sommet d’un tertre sur la tige frêle d’un acacia que Soliman ne put la forcer à quitter.

Saisi d’un esprit de vertige, le roi Soliman songeait à lever des armées innombrables pour mettre à feu et à sang le royaume de Saba. Souvent il s’enfermait seul pour maudire son sort et évoquer des esprits. Un afrite, génie des abîmes, fut contraint de le servir et de le suivre dans les solitudes. Pour oublier la reine et donner le change à sa fatale passion, Soliman fit chercher partout des femmes étrangères qu’il épousa selon des rites impies, et qui l’initièrent au culte idolâtre des images. Bientôt, pour fléchir les génies, il peupla les hauts lieux et bâtit, non loin du Thabor, un temple à Moloch.

Ainsi se vérifiait la prédiction que l’ombre d’Hénoch avait faite dans l’empire du feu, à son fils Adoniram, en ces termes : « Tu es destiné à nous venger, et ce temple que tu élèves à Adonaï causera la perte de Soliman. »

Mais le roi des Hébreux fit plus encore, ainsi que nous l’enseigne le Talmud ; car, le bruit du meurtre d’Adoniram s’étant répandu, le peuple soulevé demanda justice, et le roi ordonna que neuf maîtres justifiassent de la mort de l’artiste, en retrouvant son corps.

Il s’était passé dix-sept jours : les perquisitions aux alentours du temple avaient été stériles, et les maîtres parcouraient en vain les campagnes. L’un d’eux, accablé par la chaleur, ayant voulu, pour gravir plus aisément, s’accrocher à un rameau d’acacia d’où venait de s’envoler un oiseau brillant et inconnu, fut surpris de s’apercevoir que l’arbuste entier cédait sous sa main, et ne tenait point à la terre. Elle était récemment fouillée, et le maître, étonné, appela ses compagnons.

Aussitôt les neuf creusèrent avec leurs ongles et constatèrent la forme d’une fosse.

Alors, l’un d’eux dit à ses frères :

— Les coupables sont peut-être des félons qui auront voulu arracher à Adoniram le mot de passe des maîtres. De crainte qu’ils n’y soient parvenus, ne serait-il pas prudent de le changer ?

— Quel mot adopterons-nous ? objecta un autre.

— Si nous retrouvons là notre maître, repartit un troisième, la première parole qui sera prononcée par l’un de nous servira de mot de passe ; elle éternisera le souvenir de ce crime et du serment que nous faisons ici de le venger, nous et nos enfants, sur ses meurtriers, et leur postérité la plus reculée.

Le serment fut juré ; leurs mains s’unirent sar la fosse, et ils se reprirent à fouiller avec ardeur.

Le cadavre ayant été reconnu, un des maîtres le prit par un doigt, et la peau lui resta à la main ; il en fut de même pour un second ; un troisième le saisit par le poignet de la manière dont les maîtres en usent envers le compagnon, et la peau se sépara encore ; sur quoi, il s’écria : Maxbénach ! qui signifie : La chair quitte les os !

Sur-le-champ ils convinrent que ce mot serait dorénavant le mot de maître et le cri de ralliement des vengeurs d’Adoniram, et la justice de Dieu a voulu que ce mot ait, durant bien des siècles, ameuté les peuples contre la lignée des rois.

Phanor, Amrou et Méthousaël avaient pris la fuite ; mais, reconnus pour de faux frères, ils périrent de la main des ouvriers, dans les États de Maaca, roi du pays de Geth, où ils se cachaient sous les noms de Sterkin, d’Oterfut et de Hoben.

Néanmoins, les corporations, par une inspiration secrète, continuèrent toujours à poursuivre leur vengeance déçue sur Abiram ou le meurtrier… Et la postérité d’Adoniram resta sacrée pour eux ; car, longtemps après, ils juraient encore par les fils de la veuve ; ainsi désignaient-ils les descendants d’Adoniram et de la reine de Saba,

Sur l’ordre exprès de Soliman-Ben-Daoud, l’illustre Adoniram fut inhumé sous l’autel même du temple qu’il avait élevé ; c’est pourquoi Adonaï finit par abandonner l’arche des Hébreux et réduisit en servitude les successeurs de Daoud.



Avide d’honneurs, de puissance et de volupté, Soliman épousa cinq cents femmes, et contraignit enfin les génies réconciliés à servir ses desseins contre les nations voisines, par la vertu du célèbre anneau, jadis ciselé par Irad, père du Kaïnite Maviaël, et tour à tour possédé par Hénoch, qui s’en servit pour commander aux pierres, puis par Jared le patriarche, et par Nemrod, qui l’avait légué à Saba, père des Hémiarites.

L’anneau de Salomon lui soumit les génies, les vents et tous les animaux. Rassasié de pouvoir et de plaisirs, le sage allait répétant :

— Mangez, aimez, buvez ; le reste n’est qu’orgueil.

Et, contradiction étrange, il n’était pas heureux ! ce roi, dégradé par la matière, aspirait à devenir immortel…

Par ses artifices, et à l’aide d’un savoir profond, il espéra d’y parvenir moyennant certaines conditions : pour épurer son corps des éléments mortels, sans le dissoudre, il fallait que, durant deux cent vingt-cinq années, à l’abri de toute atteinte, de tout principe corrupteur, il dormît du sommeil profond des morts. Après quoi, l’âme exilée rentrerait dans son enveloppe, rajeunie jusqu’à la virilité florissante dont l’épanouissement est marqué par l’âge de trente-trois ans.

Devenu vieux et caduc, dès qu’il entrevit, dans la décadence de ses forces, les signes d’une fin prochaine, Soliman ordonna aux génies qu’il avait asservis de lui construire, dans la montagne de Kaf, un palais inaccessible, au centre duquel il fit élever un trône massif d’or et d’ivoire, porté sur quatre piliers faits du tronc vigoureux d’un chêne.

C’est là que Soliman, prince des génies, avait résolu de passer ce temps d’épreuve. Les derniers temps de sa vie furent employés à conjurer, par des signes magiques, par des paroles mystiques, et par la vertu de l’anneau, tous les animaux, tous les éléments, toutes les substances douées de la propriété de décomposer la matière. Il conjura les vapeurs du nuage, l’humidité de la terre, les rayons du soleil, le souffle des vents, les papillons, les mites et les larves. Il conjura les oiseaux de proie, la chauve-souris, le hibou, le rat, la mouche impure, les fourmis et la famille des insectes qui rampent ou qui rongent. Il conjura le métal ; il conjura la pierre, les alcalis et les acides, et jusqu’aux émanations des plantes.

Ces dispositions prises, quand il se fut bien assuré d’avoir soustrait son corps à tous les agents destructeurs, ministres impitoyables d’Éblis, il se fit transporter une dernière fois au cœur des montagnes de Kaf, et, rassemblant les génies, il leur imposa des travaux immenses, en leur enjoignant, sous la menace des châtiments les plus terribles, de respecter son sommeil et de veiller autour de lui.

Ensuite il s’assît sur son trône, où il assujettit solidement ses membres, qui se refroidirent peu à peu ; ses yeux se ternirent, son souffle s’arrêta, et il s’endormit dans la mort.

Et les génies esclaves continuaient à le servir, à exécuter ses ordres et à se prosterner devant leur maître, dont ils attendaient le réveil.

Les vents respectèrent sa face ; les larves qui engendrent les vers ne purent en approcher ; les oiseaux, les quadrupèdes rongeurs furent contraints de s’éloigner ; l’eau détourna ses vapeurs, et, par la force des conjurations, le corps demeura intact pendant plus de deux siècles.

La barbe de Soliman ayant crû, se déroulait jusqu’à ses pieds ; ses ongles avaient percé le cuir de ses gants et l’étoffe dorée de sa chaussure.

Mais comment la sagesse humaine, dans ses limites bornées, pourrait-elle accomplir l’infini ? Soliman avait négligé de conjurer un insecte, le plus infime de tous… Il avait oublié le ciron.

Le ciron s’avança mystérieux… invisible… Il s’attacha à l’un des piliers qui soutenaient le trône, et le rongea lentement, lentement, sans jamais s’arrêter. L’ouïe la plus subtile n’aurait pas entendu gratter cet atome, qui secouait derrière lui, chaque année, quelque grains d’une sciure menue.

Il travailla deux cent vingt-quatre ans… Puis tout à coup le pilier rongé fléchit sous le poids du trône, qui s’écroula avec un fracas énorme[2].

Ce fut le ciron qui vainquit Soliman et qui le premier fut instruit de sa mort ; car le roi des rois, précipité sur les dalles, ne se réveilla point.

Alors, les génies humiliés reconnurent leur méprise et recouvrèrent la liberté.

Là finit l’histoire du grand Soliman-Ben-Daoud, dont le récit doit être accueilli avec respect par les vrais croyants, car il est retracé en abrégé de la main sacrée du prophète, au trente-quatrième fatihat du Coran, miroir de sagesse et fontaine de vérité.




Le conteur avait terminé son récit, qui avait duré près de deux semaines. J’ai craint d’en diviser l’intérêt en parlant de ce que j’avais pu observer à Stamboul dans l’intervalle des soirées. Je n’ai pas non plus tenu compte de quelques petites histoires intercalées çà et là, selon l’usage, soit dans les moments où le public n’est pas encore nombreux, soit pour faire diversion à quelques péripéties dramatiques. Les cafedjis font souvent des frais considérables pour s’assurer le concours de tels ou tels narrateurs en réputation. Comme la séance n’est jamais que d’une heure et demie, ceux-ci peuvent paraître dans plusieurs cafés la même nuit. Ils donnent aussi des séances dans les harems, lorsque le mari, s’étant assuré de l’intérêt d’un conte, veut faire participer sa famille au plaisir qu’il a éprouvé. Les gens prudents s’adressent, pour faire leur marché, au syndic de la corporation des conteurs, qu’on appelle khassidéens ; car il arrive quelquefois que des conteurs de mauvaise foi, mécontents de la recette du café ou de la rétribution donnée dans une maison, disparaissent au milieu d’une situation intéressante, et laissent les auditeurs désolés de ne pouvoir connaître la fin de l’histoire.

J’aimais beaucoup le café fréquenté par mes amis les Persans, à cause de la variété de ses habitués et de la liberté de parole qui y régnait ; il me rappelait le café de Sarate du bon Bernardin de Saint-Pierre. On trouve, en effet, beaucoup plus de tolérance dans ces réunions cosmopolites de marchands des divers pays de l’Asie, que dans les cafés purement composés de Turcs ou d’Arabes. L’histoire qui nous avait été racontée était discutée à chaque séance entre les divers groupes d’habitués, car, dans un café d’Orient, la conversation n’est jamais générale, et, sauf les observations de l’Abyssinien, qui, comme chrétien, paraissait abuser un peu du jus de Noé, personne n’avait mis en doute les données principales du récit. Elles sont, en effet, conformes aux croyances générales de l’Orient ; seulement, on y retrouve quelque chose de cet esprit d’opposition populaire qui distingue les Persans et les Arabes de l’Yémen. Notre conteur appartenait à la secte d’Ali, qui est pour ainsi dire la tradition catholique d’Orient, tandis que les Turcs, ralliés à la secte d’Omar, représenteraient plutôt une sorte de protestantisme qu’ils ont fait dominer en soumettant tes populations méridionales.

Je retournai à Ildiz-Khan tout préoccupé des détails singuliers de la légende, et principalement du tableau qui venait de nous être fait de la chute posthume de Salomon. Je me représentais surtout les merveilles intérieures de cette montagne de Kaf, dont parlent si souvent les poëmes orientaux ; selon les renseignements que j’obtins de mes compagnons, Kaf est le roc central constituant, pour ainsi dire, l’armature intérieure du globe, et les diverses chaînes de montagnes qui apparaissent à la surface n’en sont que les branches prolongées. C’est l’Atlas, le Caucase et l’Himalaya qui en représentent les contre-forts les plus puissants ; d’anciens auteurs placent encore un autre rameau au delà des mers occidentales, vers un point qu’ils appellent Yni-Dounya, nouveau monde, et qui doit avoir été l’Atlantide de Platon, au cas où l’on ne penserait pas qu’ils auraient eu quelque idée de l’Amérique.

Il est probable que la scène où fut confondu l’orgueil de Salomon — d’après le Coran — se passa dans la galerie d’Argent, construite au centre de la montagne par les génies, et dans laquelle on voyait les statues des quarante Solimans ou empereurs qui avaient gouverné la terre dans l’époque préadamite, ainsi que les figures peintes de toutes les créatures raisonnables qui avaient habité le globe avant la création des enfants du limon, La plupart avaient des aspects monstrueux, des têtes et des bras en grand nombre ou des formes bizarres se rapprochant des animaux ; ce qui, évidemment, rentre dans les légendes primitives des Indous, des Égyptiens, et des Pélages.

Ce nombre de quarante souverains préadamites qui, selon les légendes, auraient eu chacun un règne de mille ans, m’a rappelé une hypothèse du savant Letronne, que je l’avais entendu développer à son cours, et qui faisait remonter l’antiquité du monde à quarante mille ans environ avant la création présumée d’Adam. Il en tirait la démonstration surtout de la retraite régulière des eaux de la mer sur la terre d’Égypte, et, je crois aussi, de certaines pierres dont les couches donnaient le nombre antérieur des inondations du Nil. Les recherches de Cuvier conduiraient aussi à des suppositions analogues, si ce savant n’avait tenu surtout à mettre ses découvertes en rapport avec les récits bibliques.

Quoiqu’il en soit, il est impossible de comprendre les romans ou poëmes de l’Orient sans se persuader qu’il a existé avant Adam une longue série de populations singulières dont le dernier roi a été Glan-Ben-Glan. Adam représente, pour les Orientaux, une simple race nouvelle, pétrie et formée d’une terre particulière par Adonaï, le Dieu de la Bible, qui aurait agi, en cette circonstance, comme le titan Prométhée, animant du feu divin une race dédaignée des Olympiens, auxquels le monde avait appartenu jusqu’alors.

Mais, trêve de symboles : je n’ai voulu que jeter un peu de lumière dans la partie féerique de la légende racontée plus haut ; mais c’est le rayon égaré dans les ombres, qui, selon l’expression de Milton, ne sert qu’à rendre les ténèbres visibles.

  1. Le roi actuel d’Abyssinie descend encore, dit-on, de la reine de Saba. Il est à la fois souverain et pape : on l’a toujours appelé le prêtre Jean. Ses sujets s’intitulent aujourd’hui chrétiens de saint Jean.
  2. Selon les Orientaux, les puissances de la nature n’ont d’action qu’en vertu d’un contrat consenti généralement. C’est l’accord de tous les êtres qui fait le pouvoir d’Allah lui-même. On remarquera le support qui se rencontre entre le ciron triomphant des combinaisons ambitieuses de Salomon et la légende de l’Edda, qui se rapporte à Balder. Odin et Freya avaient de même conjuré tous les êtres, afin qu’ils respectassent la vie de Balder, leur enfant. Ils oublièrent le gui de chêne, et cette humble plante fut cause de la mort du fils des dieux. C’est pourquoi le gui était sacré dans la religion druidique, postérieure à celle des Scandinaves.