Voyage en Orient (Nerval)/Les conteurs/V

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 121-127).


V — LA MER D’AIRAIN


À force de travaux et de veilles, maître Adoniram avait achevé ses modèles, et creusé dans le sable les moules de ses figures colossales. Profondément fouillé et percé avec art, le plateau de Sion avait reçu l’empreinte de la mer d’airain destinée à être coulée sur place, et solidement étayée par des contre-forts de maçonnerie, auxquels, plus tard, on devait substituer les lions, les sphinx gigantesques destinés à servir de supports. C’est sur des barres d’or massif, rebelles à la fusion particulière au bronze, et disséminées çà et là, que portait le recouvrement du moule de cette vasque énorme. La fonte liquide, envahissant par plusieurs rigoles le vide compris entre les deux plans, devait emprisonner ces fiches d’or et faire corps avec ces jalons réfractaires et précieux.

Sept fois le soleil avait fait le tour de la terre depuis que le minerai avait commencé de bouillir dans la fournaise couverte d’une haute et massive tour de briques, qui se terminait à soixante coudées du sol par un cône ouvert, d’où s’échappaient des tourbillons de fumée rouge et de flammes bleues pailletées d’étincelles.

Une excavation, pratiquée entre les moules et la base du haut fourneau, devait servir de lit au fleuve de feu lorsque viendrait le moment d’ouvrir avec des barres de fer les entrailles du volcan.

Pour procéder au grand œuvre du coulage des métaux, on choisit la nuit : c’est le moment où l’on peut suivre l’opération, où le bronze, lumineux et blanc, éclaire sa propre marche ; et, si le métal éclatant prépare quelque piège, s’il s’enfuit par une fissure ou perce une mine quelque part, il est démasqué par les ténèbres.

Dans l’attente de la solennelle épreuve qui devait immortaliser ou discréditer le nom d’Adoniram, chacun dans Jérusalem était en émoi. De tous les points du royaume, abandonnant leurs occupations, les ouvriers étaient accourus, et, le soir qui précéda la nuit fatale, dès le coucher du soleil, les collines et les montagnes d’alentour s’étaient couvertes de curieux.

Jamais fondeur n’avait, de son chef, et en dépit des contradictions, engagé si redoutable partie. En toute occasion, l’appareil de la fonte offre un intérêt vif, et souvent, lorsqu’on moulait des pièces importantes, le roi Soliman avait daigné passer la nuit aux forges avec ses courtisans, qui se disputaient l’honneur de l’accompagner.

Mais la fonte de la mer d’airain était une œuvre gigantesque, un défi du génie aux préjugés humains, à la nature, à l’opinion des plus experts, qui tous avaient déclaré le succès impossible.

Aussi des gens de tout âge et de tout pays, attirés par le spectacle de cette lutte, envahirent-ils de bonne heure la colline de Sion, dont les abords étaient gardés par des légions ouvrières. Des patrouilles muettes parcouraient la foule pour y maintenir l’ordre, et empêcher le bruit… Tâche facile, car, par ordre du roi, on avait, à son de trompe, prescrit le silence le plus absolu sous peine de la vie ; précaution indispensable pour que les commandements pussent être transmis avec certitude et rapidité.

Déjà l’étoile du soir s’abaissait sur la mer ; la nuit profonde, épaissie des nuages roussis par les effets du fourneau, annonçait que le moment était proche. Suivi des chefs ouvriers, Adoniram, à la clarté des torches, jetait un dernier coup d’œil sur les préparatifs et courait çà et là. Sous le vaste appentis adossé à la fournaise, on entrevoyait les forgerons, coiffés de casques de cuir à larges ailes rabattues et vêtus de longues robes blanches à manches courtes, occupés à arracher de la gueule béante du four, à l’aide de longs crochets de fer, des masses pâteuses d’écume à demi vitrifiées, scories qu’ils entraînaient au loin ; d’autres, juchés sur des échafaudages portés par de massives charpentes, lançaient, du sommet de l’édifice, des paniers de charbon dans le foyer, qui rugissait au souffle impétueux des appareils de ventilation. De tous côtés, des nuées de compagnons armés de pioches, de pieux, de pinces, erraient, projetant derrière eux de longues traînées d’ombre. Ils étaient presque nus : des ceintures d’étoffe rayée voilaient leurs flancs ; leurs têtes étaient enveloppées de coiffes de laine et leurs jambes étaient protégées par des armures de bois recouvert de lanières de cuir. Noircis par la poussière charbonneuse, ils paraissaient rouges aux reflets de la braise ; on les voyait çà et là comme des démons ou des spectres.

Une fanfare annonça l’arrivée de la cour : Soliman parut avec la reine de Saba, et fut reçu par Adoniram, qui le conduisit au trône improvisé pour ses nobles hôtes. L’artiste avait endossé un plastron de buffle ; un tablier de laine blanche lui descendait jusqu’aux genoux ; ses jambes nerveuses étaient garanties par des guêtres en peau de tigre, et son pied était nu, car il foulait impunément le métal rougi.

— Vous m’apparaissez dans votre puissance, dit Balkis au roi des ouvriers, comme la divinité du feu. Si votre entreprise réussit, nul ne se pourra dire, cette nuit, plus grand que maître Adoniram !…

L’artiste, malgré ses préoccupations, allait répondre, lorsque Soliman, toujours sage et quelquefois jaloux, l’arrêta.

— Maître, dit-il d’un ton impératif, ne perdez pas un temps précieux ; retournez à vos labeurs, et que votre présence ici ne nous rende point responsables de quelque accident.

La reine le salua d’un geste, et il disparut.

— S’il accomplit sa tâche, pensait Soliman, de quel monument magnifique il honore le temple d’Adonaï ! mais quel éclat il ajoute à une puissance déjà redoutable !

Quelques moments après, ils revirent Adoniram devant la fournaise. Le brasier, qui l’éclairait d’en bas, rehaussait sa stature et faisait grimper son ombre contre le mur, où était accrochée une grande feuille de bronze sur laquelle le maître frappa vingt coups avec un marteau de fer. Les vibrations du métal résonnèrent au loin, et le silence se fit plus profond qu’auparavant. Soudain, armés de leviers et de pics, dix fantômes se précipitent dans l’excavation pratiquée sous le foyer du fourneau et placée en regard du trône. Les soufflets râlent, expirent, et l’on n’entend plus que le bruit sourd des pointes de fer pénétrant dans la glaise calcinée qui lute l’orifice par où va s’élancer la fonte liquide. Bientôt l’endroit attaqué devient violet, s’empourpre, rougit, s’éclaire, prend une couleur orangée ; un point blanc se dessine au centre, et tous les manœuvres, sauf deux, se retirent. Ces derniers, sous la surveillance d’Adoniram, s’étudient à amincir la croûte autour du point lumineux, en évitant de le trouer… Le maître les observe avec anxiété.

Durant ces préparatifs, le compagnon fidèle d’Adoniram, ce jeune Benoni qui lui était dévoué, parcourait les groupes d’ouvriers, sondant le zèle de chacun, observant si les ordres étaient suivis, et jugeant tout par lui-même.

Et il advint que ce jeune homme, accourant, effaré, aux pieds de Soliman, se prosterna et dit :

— Seigneur, faites suspendre la coulée, tout est perdu, nous sommes trahis !

L’usage n’était point que l’on abordât ainsi le prince sans y être autorisé ; déjà les gardes s’approchaient de ce téméraire ; Soliman les fit éloigner, et, se penchant sur Benoni agenouillé, il lui dit à demi-voix :

— Explique-toi en peu de mots.

— Je faisais le tour du fourneau : derrière le mur, il y avait un homme immobile, et qui semblait attendre ; un second survint, qui dit à demi-voix au premier : Vehmamiah ! On lui répondit : Eliael ! Il en arriva un troisième qui prononça aussi : Vehmamiah ! et à qui l’on répliqua de même ; Eliael ! ensuite l’un s’écria :

» — Il a asservi les charpentiers aux mineurs.

» Le second : — Il a subordonné les maçons aux mineurs.

» Le troisième : — Il a voulu régner sur les mineurs.

» Le premier reprit : — Il donne sa force à des étrangers.

» Le second : — Il n’a pas de patrie.

» Le troisième ajoute : — C’est bien.

» — Les compagnons sont frères,… recommença le premier.

» — Les corporations ont des droits égaux, continua le second.

» Le troisième ajouta : — C’est bien.

» J’ai reconnu que le premier est maçon, parce qu’il a dit ensuite : — J’ai mêlé le calcaire à la brique, et la chaux tombera en poussière. Le second est charpentier ; il a dit : — J’ai prolongé les traverses des poutres, et la flamme les visitera. Quant au troisième, il travaille les métaux. Voici quelles étaient ses paroles : — J’ai pris dans le lac empoisonné de Gomorrhe des laves de bitume et de souffre ; je les ai mêlées à la fonte.

» En ce moment, une pluie d’étincelles a éclairé leurs visages. Le maçon est Syrien et se nomme Phanor ; le charpentier est Phénicien, on l’appelle Amrou ; le mineur est Juif de la tribu de Ruben, son nom est Méthousaël. Grand roi, j’ai volé à vos pieds ; étendez votre sceptre et arrêtez les travaux !

— Il est trop tard, dit Soliman pensif ; voilà le cratère qui s’entr’ouvre ; garde le silence, ne trouble point Adoniram, et redis-moi ces trois noms.

— Phanor, Amrou, Méthousaël.

— Qu’il soit fait selon la volonté de Dieu.

Benoni regarda fixement le roi et prit la fuite avec la rapidité de l’éclair. Pendant ce temps-là, la terre cuite tombait autour de l’embouchure bâillonnée du fourneau, sous les coups redoublés des mineurs, et la couche amincie devenait si lumineuse, qu’il semblait qu’on fût sur le point de surprendre le soleil dans sa retraite nocturne et profonde… Sur un signe d’Adoniram, les manœuvres s’écartent, et le maître, tandis que les marteaux font retentir l’airain, soulevant une massue de fer, l’enfonce dans la paroi diaphane, la tourne dans la plaie et l’arrache avec violence. À l’instant, un torrent de liquide, rapide et blanc, s’élance dans le chenal et s’avance comme un serpent d’or strié de cristal et d’argent, jusqu’à un bassin creusé dans le sable, à l’issue duquel la fonte se disperse et suit son cours le long de plusieurs rigoles.

Soudain une lumière pourpre et sanglante illumine, sur les coteaux, les visages des spectateurs innombrables ; ces lueurs pénètrent l’obscurité des nuages et rougissent la crête des rochers lointains. Jérusalem, émergeant des ténèbres, semble la proie d’un incendie. Un silence profond donne à ce spectacle solennel le fantastique aspect d’un rêve.

Comme la coulée commençait, on entrevit une ombre qui voltigeait aux entours du lit que la fonte allait envahir. Un homme s’était élancé, et, en dépit des défenses d’Adoniram, il osait traverser ce canal destiné au feu. Comme il y posait le pied, le métal en fusion l’atteignit, le renversa, et il disparut en une seconde.

Adoniram ne voit que son œuvre ; bouleversé par l’idée d’une imminente explosion, il s’élance, au péril de sa vie, armé d’un crochet de fer ; il le plonge dans le sein de la victime, l’accroche, l’enlève, et, avec une vigueur surhumaine, la lance comme un bloc de scories sur la berge, où ce corps lumineux va s’éteindre en expirant… Il n’avait pas même eu le temps de reconnaître son compagnon, le fidèle Benoni.

Tandis que la fonte s’en va, ruisselante, remplir les cavités de la mer d’airain, dont le vaste contour déjà se trace comme un diadème d’or sur la terre assombrie, des nuées d’ouvriers portant de larges pots à feu, des poches profondes emmanchées de longues tiges de fer, les plongent tour à tour dans le bassin de feu liquide, et courent çà et là verser le métal dans les moules destinés aux lions, aux bœufs, aux palmes, aux chérubins aux figures géantes qui supportent la mer d’airain. On s’étonne de la quantité de feu qu’ils font boire à la terre ; couchés sur le sol, les bas-reliefs retracent les silhouettes claires et vermeilles des chevaux, des taureaux ailés, des cynocéphales, des chimères monstrueuses enfantées par le génie d’Adoniram.

— Spectacle sublime ! s’écrie la reine de Saba. Ô grandeur ! ô puissance du génie de ce mortel, qui soumet les éléments et dompte la nature !

— Il n’est pas encore vainqueur, repartit Soliman avec amertume ; Adonaï seul est tout-puissant !