Voyage en Orient (Nerval)/Les Akkals - L’Antiliban/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 413-425).


VI — CORRESPONDANCE (FRAGMENTS)


J’interromps ici mon itinéraire, je veux dire ce relevé, jour par jour, heure par heure, d’impressions locales, qui n’ont de mérite qu’une minutieuse réalité. Il y a des moments où la vie multiplie ses pulsations en dépit des lois du temps, comme une horloge folle dont la chaîne est brisée ; d’autres où tout se traîne en sensations inappréciables ou peu dignes d’être notées. Te parlerai-je de mes pérégrinations dans la montagne, parmi des lieux qui n’offriraient qu’une topographie aride, au milieu d’hommes dont la physionomie ne peut être saisie qu’à la longue, et dont l’attitude grave, la vie uniforme, prêtent beaucoup moins au pittoresque que les populations bruyantes et contrastées des villes ? Il me semble, depuis quelque temps, que je vis dans un siècle d’autrefois ressuscité par magie ; l’âge

féodal m’entoure avec ses institutions immobiles comme la pierre du donjon qui les a gardées.

Âpres montagnes, noirs abîmes, où les feux de midi découpent des cercles de brume, fleuves et torrents, illustres comme des ruines, qui roulez encore les colonnes des temples et les idoles brisées des dieux ; neiges éternelles qui couronnez des monts dont le pied s’allonge dans les champs de braise du désert ; horizons lointains des vallées que la mer emplit à moitié de ses flots bleus ; forêts odorantes de cèdre et de cinnamome ; rochers sublimes où retentir la cloche des ermitages ; fontaines célébrées par la muse biblique, où les jeunes filles se pressent le soir, portant sur le front leurs urnes élancées ; oui, vous êtes pour l’Européen la terre paternelle et sainte, vous êtes encore la patrie ! Laissons Damas, la ville arabe, s’épanouir au bord du désert et saluer le soleil levant du haut de ses minarets ; mais le Liban et le Carmel sont l’héritage des croisades : il faut qu’ils appartiennent, sinon à la croix seule, du moins à ce que la croix symbolise, à la liberté.




Je résume pour toi les changements qui se sont accumulés depuis quelques mois dans mes destinées errantes. Tu sais avec quelle bonté le pacha d’Acre m’avait accueilli à mon passage. Je lui ai fait enfin la confidence entière du projet que j’avais formé d’épouser la fille du cheik Eschérazy, et de l’aide que j’attendais de lui en cette occasion. Il se mit à rire d’abord avec l’entraînement naïf des Orientaux en me disant :

— Ah çà ! vous y tenez décidément ?

— Absolument, répondis-je. Voyez-vous, on peut bien dire cela à un musulman ; il y a dans cette affaire un enchaînement de fatalités. C’est en Égypte qu’on m’a donné l’idée du mariage : la chose y paraît si simple, si douce, si facile, si dégagée de toutes les entraves qui nuisent en Europe à cette institution, que j’en ai accepté et couvé amoureusement l’idée ; mais je suis difficile, je l’avoue, et puis, sans doute, beaucoup d’Européens ne se font là-dessus aucun scrupule ;… cependant cet achat de filles à leurs parents m’a toujours semblé quelque chose de révoltant. Les Cophtes, les Grecs qui font de tels marchés avec les Européens, savent bien que ces mariages n’ont rien de sérieux, malgré une prétendue consécration religieuse… J’ai hésité, j’ai réfléchi, j’ai fini par acheter une esclave avec le prix que j’aurais mis à une épouse. Mais on ne touche guère impunément aux mœurs d’un monde dont on n’est pas ; cette femme, je ne puis ni la renvoyer, ni la vendre, ni l’abandonner sans scrupule, ni même l’épouser sans folie. Pourtant c’est une chaîne à mon pied, c’est moi qui suis l’esclave ; c’est la fatalité qui me retient ici, vous le voyez bien !

— N’est-ce que cela ? dit le pacha, donnez-la-moi… pour un cheval, pour ce que vous voudrez, sinon pour de l’argent ; nous n’avons pas les mêmes idées que vous, nous autres.

— Pour la liberté du cheik Eschérazy, lui dis-je ; au moins, ce serait un noble prix.

— Non, dit il, une grâce ne se vend pas.

— Eh bien, vous voyez, je retombe dans mes incertitudes. Je ne suis pas le premier Franc qui ait acheté une esclave ; ordinairement, on laisse la pauvre fille dans un couvent ; elle fait une conversion éclatante dont l’honneur rejaillit sur son maître et sur les pères qui l’ont instruite ; puis elle se fait religieuse ou devient ce qu’elle peut, c’est-à-dire souvent malheureuse. Ce serait pour moi un remords épouvantable,

— Et que voulez-vous faire ?

— Épouser la jeune fille dont je vous ai parlé, et à qui je donnerai l’esclave comme présent de noces, comme douaire ; elles sont amies, elles vivront ensemble. Je vous dirai de plus que c’est elle-même qui m’a donné cette idée. La réalisation dépend de vous.




Je t’expose sans ordre les raisonnements que je fis pour exciter et mettre à profit la bienveillance du pacha.

— Je ne puis presque rien, me dit-il enfin ; le pachalik d’Acre n’est plus ce qu’il était jadis ; on l’a partagé en trois gouvernements, et je n’ai sur celui de Beyrouth qu’une autorité nominale. Supposons de plus que je parvienne à faire mettre en liberté le cheik, il acceptera ce bienfait sans reconnaissance… Vous ne connaissez pas ces gens-là ! J’avouerai que ce cheik mérite quelques égards. À l’époque des derniers troubles, sa femme a été tuée par les Albanais. Le ressentiment l’a conduit à des imprudences et le rend dangereux encore. S’il veut promettre de rester tranquille à l’avenir, on verra.

J’appuyai de tout mon pouvoir sur cette bonne disposition, et j’obtins une lettre pour le gouverneur de Beyrouth, Essad-Pacha. Ce dernier, auprès duquel l’Arménien, mon ancien compagnon de route, m’a été de quelque utilité, a consenti à envoyer son prisonnier au kaïmakam druse, en réduisant son affaire, compliquée précédemment de rébellion, à un simple refus d’impôts pour lequel il deviendra facile de prendre des arrangements.

Tu vois que les pachas eux-mêmes ne peuvent pas tout dans ce pays ; sans quoi, l’extrême bonté de Méhmet pour moi eût aplani tous les obstacles. Peut-être aussi a-t-il voulu m’obliger plus délicatement en déguisant son intervention auprès des fonctionnaires inférieurs. Le fait est que je n’ai eu qu’à me présenter de sa part au kaïmakam pour en être admirablement accueilli ; le cheik avait été déjà transféré à Deïr-Khamar, résidence actuelle de ce personnage, héritier pour une part de l’ancienne autorité de l’émir Béchir. Il y a, comme tu sais, aujourd’hui un kaïmakam (gouverneur) pour les Druses et un autre pour les Maronites ; c’est un pouvoir mixte qui dépend au fond de l’autorité turque, mais dont l’institution ménage l’amour-propre national de ces peuples et leur prétention à se gouverner par eux-mêmes.




Tout le monde a décrit Deïr-Khamar et son amas de maisons à toits plats sur un mont abrupt comme l’escalier d’une Babel ruinée. Beit-Eddin, l’antique résidence des émirs de la montagne, occupe un autre pic qui semble toucher celui-là, mais qu’une vallée profonde en sépare. Si, de Deïr-Khamar, vous regardez Beit-Eddin, vous croyez voir un château de fée ; ses arcades ogivales, ses terrasses hardies, ses colonnades, ses pavillons et ses tourelles offrent un mélange de tous les styles plus éblouissant comme masse que satisfaisant dans les détails. Ce palais est bien le symbole de la politique des émirs qui l’habitaient. Il est païen par ses colonnes et ses peintures, chrétien par ses tours et ses ogives, musulman par ses dômes et ses kiosques ; il contient le temple, l’église et la mosquée, enchevêtrés dans ses constructions. À la fois palais, donjon et sérail, il ne lui reste plus aujourd’hui qu’une portion habitée : la prison.

C’est là qu’on avait provisoirement logé le cheik Eschérazy, heureux du moins de n’être plus sous la main d’une justice étrangère. Dormir sous les voûtes du vieux palais de ses princes, c’était un adoucissement sans doute ; on lui avait permis de garder près de lui sa fille, autre faveur qu’il n’avait pu obtenir à Beyrouth. Toutefois le kaïmakam, étant responsable du prisonnier ou de la dette, le faisait garder étroitement.




J’obtins la permission de visiter le cheik, comme je l’avais fait à Beyrouth ; ayant pris un logement à Deïr-Khamar, je n’avais à traverser que la vallée intermédiaire pour gagner l’immense terrasse du palais, d’où, parmi les cimes des montagnes, on voit au loin resplendir un pan bleu de mer. Les galeries sonores, les salles désertes, naguère pleines de pages, d’esclaves et de soldats, me faisaient penser à ces châteaux de Walter Scott que la chute des Stuarts a dépouillés de leurs splendeurs royales. La majesté des scènes de la nature ne parlait pas moins hautement à mon esprit… Je sentis qu’il fallait franchement m’expliquer avec le cheik et ne pas lui dissimuler les raisons que j’avais eues de chercher à lui être utile. Rien n’est pire que l’effusion d’une reconnaissance qui n’est pas méritée.

Aux premières ouvertures que j’en fis avec grand embarras, il se frappa le front du doigt.

Enté medjnoun (es-tu fou) ? me dit-il.

Medjnoun, dis-je, c’est le surnom d’un amoureux célèbre, et je suis loin de le repousser.

— Aurais-tu vu ma fille ? s’écria-t-il.

L’expression de son regard était telle dans ce moment, que je songeai involontairement à une histoire que le pacha d’Acre m’avait contée en me parlant des Druses. Le souvenir n’en était pas gracieux assurément. Un kyaya lui avait raconté ceci :

— J’étais endormi, lorsqu’à minuit j’entends heurter à la porte ; je vois entrer un Druse portant un sac sur ses épaules.

» — Qu’apportez-vous là ? Lui dis-je

» — Ma sœur avait une intrigue, et je l’ai tuée. Ce sac renferme son tantour.

» — Mais il y a deux tantours !

» — C’est que j’ai tué aussi la mère, qui avait connaissance du fait. Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu très-haut.

» Le Druse avait apporté ces bijoux, de ses victimes pour apaiser la justice turque.

» Le kyaya le fit arrêter et lui dit :

» — Va dormir, je te parlerai demain.

» Le lendemain, il lui dit :

» — Je suppose que tu n’as pas dormi ?

» — Au contraire, lui dit l’autre. Depuis un an que je soupçonnais ce déshonneur, j’avais perdu le sommeil ; je l’ai retrouvé cette nuit.

Ce souvenir me revint comme un éclair ; il n’y avait pas à balancer. Je n’avais rien à craindre pour moi sans doute ; mais ce prisonnier avait sa fille près de lui : ne pouvait-il pas la soupçonner d’autre chose encore que d’avoir été vue sans voile ? Je lui expliquai mes visites chez madame Carlès, bien justifiées, certes, par le séjour qu’y faisait mon esclave, l’amitié que cette dernière avait pour sa fille, le hasard qui me l’avait fait rencontrer ; je glissai sur la question du voile qui pouvait s’être dérangé par hasard… Je pense, dans tous les cas, qu’il ne put douter de ma sincérité.

— Chez tous les peuples du monde, ajoutai-je, on demande une fille en mariage à son père, et je ne vois pas la raison de votre surprise. Vous pouvez penser, par les relations que j’ai dans ce pays, que ma position n’est pas inférieure à la vôtre. Pour ce qui est de la religion, je n’accepterais pas d’en changer pour le plus beau mariage de la terre ; mais je connais la vôtre, je sais qu’elle est très-tolérante et qu’elle admet toutes les formes possibles de cultes et toutes les révélations connues comme des manifestations diverses, mais également saintes de la Divinité. Je partage pleinement ces idées, et, sans cesser d’être chrétien, je croîs pouvoir…

— Eh ! malheureux ! s’écria le cheik, c’est impossible : la plume est brisée, l’encre est sèche, le livre est fermé !

— Que voulez-vous dire ?

— Ce sont les paroles mêmes de notre loi. Personne ne peut plus entrer dans notre communion.

— Je pensais que l’initiation était ouverte à tous.

— Aux djahels (ignorants) qui sont de notre peuple, et qui s’élèvent par l’étude et par la vertu, mais non pas aux étrangers, car notre peuple est seul élu de Dieu.

— Cependant vous ne condamnez pas les autres.

— Pas plus que l’oiseau me condamne l’animal qui se traîne à terre. La parole vous a été prêchée et vous ne l’avez pas écoutée.

— En quel temps ?

— Du temps de Hamza, le prophète de notre seigneur Hakem.

— Mais avons-nous pu l’entendre ?

— Sans doute, car il a envoyé des missionnaires (days) dans toutes les îles (régions).

— Et quelle est notre faute ? Nous n’étions pas nés !

— Vous existiez dans d’autres corps, mais vous aviez le même esprit. Cet esprit, immortel comme le nôtre, est resté fermé à la parole divine. Il a montré par là sa nature inférieure. Tout est dit pour l’éternité.

On n’étonne pas facilement un garçon qui a fait sa philosophie en Allemagne, et qui a lu dans le texte original la Symbolique de Kreutzer. Je concédai volontiers au digne akkal sa doctrine de transmigration, et je lui dis, partant de ce point :

— Lorsque les days ont semé la parole dans le monde, vers l’an 1000 de l’ère chrétienne, ils ont fait des prosélytes, n’est-ce pas, ailleurs que dans ces montagnes ? Qui te prouve que je ne descends pas de ceux-là ? Veux-tu que je te dise où croit la plante nommée alliedj (plante symbolique) ?

— L’a-t-on semée dans ton pays ?

— Elle ne croit que dans le cœur des fidèles unitaires pour qui Hakem est le vrai Dieu.

— C’est bien la phrase sacramentelle ; mais tu peux avoir appris ces paroles de quelque renégat.

— Veux-tu que je te récite le catéchisme druse tout entier ?

— Les Francs nous ont volé beaucoup de livres, et la science acquise par les infidèles ne peut provenir que des mauvais esprits. Si tu es l’un des Druses des autres îles, tu dois avoir ta pierre noire (horse), Montre-la, nous te reconnaîtrons.

— Tu la verras plus tard, lui dis-je.

Mais au fond je ne savais de quoi il voulait parler. Je rompis l’entretien pour cette-fois là, et, lui promettant de le revenir voir, je retournai à Deïr-Khamar.




Je demandai le soir même au kaïmakam, comme par une simple curiosité d’étranger, ce que c’était que le horse ; il ne fit pas de difficulté de me dire que c’était une pierre taillée en forme d’animal que tous les Druses portent sur eux comme signe de reconnaissance, et qui, trouvée sur quelques morts, avait donné l’opinion qu’ils adoraient un veau, chose aussi absurde que de croire les chrétiens adorateurs de l’agneau ou du pigeon symbolique. Ces pierres, qu’à l’époque de la propagande primitive, on distribuait à tous les fidèles, se transmettaient de père en fils.

Il me suffisait donc d’en trouver une pour convaincre l’akkal que je descendais de quelque ancien fidèle ; mais ce mensonge me répugnait. Le kaïmakam, plus éclairé par sa position et plus ouvert aux idées de l’Europe que ses compatriotes, me donna des détails qui m’éclairèrent tout à coup. Mon ami, j’ai tout compris, tout deviné en un instant ; mon rêve absurde devient ma vie, l’impossible s’est réalisé !




Cherche bien, accumule les suppositions les plus baroques, ou plutôt jette ta langue aux chiens, comme dit madame de Sévigné. Apprends maintenant une chose dont je n’avais moi-même jusqu’ici qu’une vague idée : les akkals druses sont les francs-maçons de l’Orient.

Il ne faut pas d’autres raisons pour expliquer l’ancienne prétention des Druses à descendre de certains chevaliers des croisades. Ce que leur grand émir Fakardin déclarait à la cour des Médicis en invoquant l’appui de l’Europe contre les Turcs, ce qui se trouve si souvent rappelé dans les lettres patentes de Henri IV et de Louis XIV en faveur des peuples du Liban, est véritable, au moins en partie. Pendant les deux siècles qu’a duré l’occupation du Liban par les chevaliers du Temple, ces derniers y avaient jeté les bases d’une institution profonde. Dans leur besoin de dominer des nations de races et de religions différentes, il est évident que ce sont eux qui ont établi ce système d’affiliations maçonniques, tout empreint, au reste, des coutumes locales. Les idées orientales qui, par suite, pénétrèrent dans leur ordre ont été cause en partie des accusations d’hérésie qu’ils subirent en Europe. La franc-maçonnerie a, comme tu sais, hérité de la doctrine des templiers ; voilà le rapport établi, voilà pourquoi les Druses parlent de leurs coreligionnaires d’Europe, dispersés dans divers pays, et principalement dans les montagnes de l’Écosse (djebel-el-Scouzia). Ils entendent par là les compagnons et maîtres écossais, ainsi que les rose-croix, dont le grade correspond à celui d’ancien templier[1].

Mais tu sais que je suis moi-même l’un des enfants de la veuve, un louveteau (fils de maître), que j’ai été nourri dans l’horreur du meurtre d’Adoniram et dans l’admiration du saint Temple, dont les colonnes ont été des cèdres du mont Liban. Sérieusement, la maçonnerie est bien dégénérée parmi nous ;… tu vois pourtant que cela peut servir en voyage. Bref, je ne suis plus pour les Druses un infidèle, je suis un muta-darassin, un étudiant. Dans la maçonnerie, cela correspondrait au grade d’apprenti ; il faut ensuite devenir compagnon (réfik), puis maître (day) ; l’akkal serait pour nous le rose-croix ou ce qu’on appelle chevalier (kaddosch). Tout le reste a des rapports intimes avec nos loges, je t’en abrège les détails.




Tu vois maintenant ce qui a dû arriver. J’ai produit mes titres, ayant heureusement dans mes papiers un de ces beaux diplômes maçonniques pleins de signes cabalistiques familiers aux Orientaux. Quand le cheik m’a demandé de nouveau ma pierre noire, je lui ai dit que les templiers français, ayant été brûlés, n’avaient pu transmettre leurs pierres aux francs-maçons, qui sont devenus leurs successeurs spirituels. Il faudrait s’assurer de ce fait, qui n’est que probable ; cette pierre doit être le bohomet (petite idole) dont il est question dans le procès des templiers.

À ce point de vue, mon mariage devient de la haute politique. Il s’agit peut-être de renouer les liens qui attachaient autrefois les Druses à la France. Ces braves gens se plaignent de voir notre protection ne s’étendre que sur les catholiques, tandis qu’autrefois les rois de France les comprenaient dans leurs sympathies comme descendants des croisés et pour ainsi dire chrétiens[2]. Les agents anglais profitent de cette situation pour faire valoir leur appui, et de là les luttes des deux peuples rivaux, druse et maronite, autrefois unis sous les mêmes princes.

Le kaïmakam a permis enfin au cheik Eschérazy de retourner dans son pays et ne lui a pas caché que c’était à mes sollicitations près du pacha d’Acre qu’il devait ce résultat. Le cheik m’a dit :

— Si tu as voulu te rendre utile, tu n’as fait que le devoir de chacun ; si tu y avais ton intérêt, pourquoi te remercierais-je ?




Sa doctrine m’étonne sur quelques points, cependant elle est noble et pure, quand on sait bien se l’expliquer. Les akkals ne reconnaissent ni vertus ni crimes. L’homme honnête n’a pas de mérite ; seulement, il s’élève dans l’échelle des êtres comme le vicieux s’abaisse. La transmigration amène le châtiment ou la récompense.

On ne dit pas d’un Druse qu’il est mort, on dit qu’il s’est transmigré.

Les Druses ne font pas l’aumône, parce que l’aumône, selon eux, dégrade celui qui l’accepte. Ils exercent seulement l’hospitalité, à titre d’échange dans cette vie ou dans une autre.

Ils se font une loi de la vengeance ; toute injustice doit être punie ; le pardon dégrade celui qui le subit.

On s’élève chez eux non par l’humilité, mais par la science ; il faut se rendre le plus possible semblable à Dieu.

La prière n’est pas obligatoire ; elle n’est d’aucun secours pour racheter une faute.

C’est à l’homme de réparer le mal qu’il a fait, non qu’il ait mal agi peut-être, mais parce que le mal, par la force des choses, retomberait un jour sur lui.

L’institution des akkals a quelque chose de celle des lettrés de la Chine. Les nobles (chérifs) sont obligés de subir les épreuves de l’initiation ; les paysans (salems) deviennent leurs égaux ou leurs supérieurs, s’ils les atteignent ou les surpassent dans cette voie.

Le cheik Eschérazy était un de ces derniers.

Je lui ai présenté l’esclave en lui disant :

— Voici la servante de ta fille.

Il l’a regardée avec intérêt, l’a trouvée douce et pieuse, Depuis ce temps-là, les deux femmes restent ensemble.




Nous sommes partis de Beit-Eddin tous quatre sur des mulets ; nous avons traversé la plaine de Bekàa, l’ancienne Syrie creuse, et, après avoir gagné Zaklé, nous sommes arrivés à Balbek, dans l’Antiliban. J’ai rêvé quelques heures au milieu de ces magnifiques ruines, qu’on ne peut plus dépeindre après Volney et Lamartine. Nous avons gagné bientôt la chaîne montueuse qui avoisine le Hauran. C’est là que nous nous sommes arrêtés dans un village où se cultivent la vigne et le mûrier, à une journée de Damas. Le cheik m’a conduit à son humble maison, dont le toit plat est traversé et soutenu par un acacia (l’arbre d’Hiram). À de certaines heures, cette maison s’emplit d’enfants ; c’est une école. Tel est le plus beau titre de la demeure d’un akkal.

Tu comprends que je n’ai pas à te décrire les rares entrevues que j’ai avec ma fiancée. En Orient, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, à moins de cas particuliers. Seulement, cette aimable personne m’a donné une tulipe rouge et a planté dans le jardin un petit acacia qui doit croître avec nos amours. C’est un usage du pays.

Et maintenant j’étudie pour arriver à la dignité de réfik (compagnon), où j’espère atteindre dans peu. Le mariage est fixé pour cette époque.




Je fais de temps en temps une excursion à Balbek. J’y ai rencontré, chez l’évêque maronite, le père Planchet, qui se trouvait en tournée. Il n’a pas trop blâmé ma résolution, mais il m’a dit que mon mariage… n’en serait pas un. Élevé dans des idées philosophiques, je me préoccupe fort peu de cette opinion d’un jésuite. Pourtant n’y aurait-il pas moyen d’amener dans le Liban la mode des mariages mixtes ? — J’y réfléchirai.

  1. Les missionnaires anglais appuient beaucoup sur cette circonstance pour établir parmi les Druses l’influence de leur pays. Ils leur font croire que le rite écossais est particulier à l’Angleterre. On peut s’assurer que la maçonnerie française a la première compris ces rapports, puisqu’elle fonda à l’époque de la Révolution les loges des Druses réunis, des Commandeurs du Liban, etc.
  2. Si frivoles que soient ces pages, elles contiennent une donnée vraie. On peut se rappeler la pétition collective que les Druses et les Maronites ont adressée récemment à la chambre des députes.