Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/VI

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 146-156).


VI — L’ÎLE DE RODDAH


Le consul général m’avait invité à faire une excursion dans les environs du Caire. Ce n’était pas une offre à négliger, les consuls jouissant de privilèges et de facilités sans nombre pour tout visiter commodément. J’avais, en outre, l’avantage, dans cette promenade, de pouvoir disposer d’une voiture européenne, chose rare dans le Levant. Une voiture au Caire est un luxe d’autant plus beau, qu’il est impossible de s’en servir pour circuler dans la ville ; les souverains et leurs représentants auraient seuls le droit d’écraser les hommes et les chiens dans les rues, si l’étroitesse et la forme tortueuse de ces dernières leur permettaient d’en profiter. Mais le pacha lui-même est obligé de tenir ses remises près des portes, et ne peut se faire voiturer qu’à ses diverses maisons de campagne ; alors, rien n’est plus curieux que de voir un coupé ou une calèche du dernier goût de Paris ou de Londres portant sur le siège un cocher à turban, qui tient d’une main son fouet et de l’autre sa longue pipe de cerisier.

Je reçus donc un jour la visite d’un janissaire du consulat, qui frappa de grands coups à la porte avec sa grosse canne à pomme d’argent pour me faire honneur dans le quartier. Il me dit que j’étais attendu au consulat pour l’excursion convenue. Nous devions partir le lendemain au point du jour ; mais le consul ne savait pas que, depuis sa première invitation, mon logis de garçon était devenu un ménage, et je me demandais ce que je ferais de mon aimable compagne pendant une absence d’un jour entier. La mener avec moi eût été indiscret ; la laisser seule avec le cuisinier et le portier était manquer à la prudence la plus vulgaire. Cela m’embarrassa beaucoup. Enfin je songeai qu’il fallait ou se résoudre à acheter des eunuques, ou se confier à quelqu’un. Je la fis monter sur un âne et nous nous arrêtâmes bientôt devant la boutique de M. Jean. Je demandai à l’ancien mamelouk s’il ne connaissait pas quelque famille honnête à laquelle je pusse confier l’esclave pour un jour. M. Jean, homme de ressources, m’indiqua un vieux Cophte, nommé Mansour, qui, ayant servi plusieurs années dans l’armée française, était digne de confiance sous tous les rapports.

Mansour avait été mamelouk comme M. Jean, mais des mamelouks de l’armée française. Ces derniers, comme il me l’apprit ; se composaient principalement de Cophtes qui, lors de la retraite de l’expédition d’Égypte, avaient suivi nos soldats. Le pauvre Mansour, avec plusieurs de ses camarades, fut jeté à l’eau à Marseille par la populace pour avoir soutenu le parti de l’empereur au retour des Bourbons ; mais, en véritable enfant du Nil, il parvint à se sauver à la nage et à gagner un autre point de la côte.

Nous nous rendîmes chez ce brave homme, qui vivait avec sa femme dans une vaste maison à moitié écroulée : les plafonds faisaient ventre et menaçaient la tête des habitants ; la menuiserie découpée des fenêtres s’ouvrait par places comme une guipure déchirée. Des restes de meubles et des haillons paraient seuls l’antique demeure, où la poussière et le soleil causaient une impression aussi morne que peuvent le faire la pluie et la boue pénétrant dans les plus pauvres réduits de nos villes. J’eus le cœur serré en songeant que la plus grande partie de la population du Caire habitait ainsi des maisons que les rats avaient abandonnées déjà, comme peu sûres. Je n’eus pas un instant l’idée d’y laisser l’esclave, mais je priai le vieux Cophte et sa femme de venir chez moi. Je leur promettais de les prendre à mon service, quitte à renvoyer l’un ou l’autre de mes serviteurs actuels. Du reste, à une piastre et demie, ou quarante centimes par tête et par jour, il n’y avait pas encore de prodigalité.

Ayant ainsi assuré la tranquillité de mon intérieur et opposé, comme les tyrans habiles, une nation fidèle à deux peuples douteux qui auraient pu s’entendre contre moi, je ne vis aucune difficulté à me rendre chez le consul. Sa voiture attendait à la porte, bourrée de comestibles, avec deux janissaires à cheval pour nous accompagner. Il y avait avec nous, outre le secrétaire de légation, un grave personnage en costume oriental, nommé le cheik Abou-Khaled, que le consul avait invité pour nous donner des explications ; il parlait facilement l’italien, et passait pour un poëte des plus élégants et des plus instruits dans la littérature arabe.

— C’est tout à fait, me dit le consul, un homme du temps passé. La réforme lui est odieuse, et pourtant il est difficile de voir un esprit plus tolérant. Il appartient à cette génération d’Arabes philosophes, voltairiens même pour ainsi dire, toute particulière à l’Égypte, et qui ne fut pas hostile à la domination française.

Je demandai au cheik s’il y avait, outre lui, beaucoup de poëtes au Caire.

— Hélas ! dit-il, nous ne vivons plus au temps où, pour une belle pièce de vers, le souverain ordonnait qu’on remplît de sequins la bouche du poëte, tant qu’elle en pouvait tenir. Aujourd’hui, nous sommes seulement des bouches inutiles. À quoi servirait la poésie, sinon pour amuser le bas peuple dans les carrefours ?

— Et pourquoi, dis-je, le peuple ne serait-il pas lui-même un souverain généreux ?

— Il est trop pauvre, répondit le cheik, et, d’ailleurs, son ignorance est devenue telle, qu’il n’apprécie plus que les romans délayés sans art et sans souci de la pureté du style. Il suffit d’amuser les habitués d’un café par des aventures sanglantes ou graveleuses. Puis, à l’endroit le plus intéressant, le narrateur s’arrête, et dit qu’il ne continuera pas l’histoire qu’on ne lui ait donné telle somme ; mais il rejette toujours le dénoûment au lendemain, et cela dure des semaines entières.

— Eh ! mais, lui dis-je, tout cela est comme chez nous !

— Quant aux illustres poèmes d’Antar ou d’Abou-Zeyd, continua le cheik, on ne veut plus les écouter que dans les fêtes religieuses et par habitude. Est-il même sûr que beaucoup en comprennent les beautés ? Les gens de notre temps savent à peine lire. Qui croirait que les plus savants, entre ceux qui connaissent l’arabe littéraire, sont aujourd’hui deux Français ?

— Il veut parler, me dit le consul, du docteur Perron et de M. Fresnel, consul de Djeddah. Vous avez pourtant, ajouta-t-il en se tournant vers le cheik, beaucoup de saints ulémas à barbe blanche qui passent tout leur temps dans les bibliothèques des mosquées ?

— Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester toute sa vie, en fumant son narghilé, à relire un petit nombre des mêmes livres, sous prétexte que rien n’est plus beau et que la doctrine en est supérieure à toutes choses ? Autant vaut renoncer à notre passé glorieux et ouvrir nos esprits à la science des Francs…, qui cependant ont tout appris de nous !

Nous avions quitté l’enceinte de la ville, laissé à droite Boulaq et les riantes villas qui l’entourent, et nous roulions dans une avenue large et ombragée, tracée au milieu des cultures, qui traverse un vaste terrain cultivé, appartenant à Ibrahim. C’est lui qui a fait planter de dattiers, de mûriers et de figuiers de pharaon toute cette plaine autrefois stérile, qui aujourd’hui semble un jardin. De grands bâtiments servant de fabriques occupent le centre de ces cultures à peu de distance du Nil. En les dépassant et tournant à droite, nous nous trouvâmes devant une arcade par où l’on descend au fleuve pour se rendre à l’île de Roddah.

Le bras du Nil semble en cet endroit une petite rivière qui coule parmi les kiosques et les jardins. Des roseaux touffus bordent la rive, et la tradition indique ce point comme étant celui où la fille du pharaon trouva le berceau de Moïse. En se tournant vers le sud, on aperçoit à droite le port du vieux Caire, à gauche les bâtiments du Mekkios ou Nilomètre, entremêlés de minarets et de coupoles » qui forment la pointe de l’île.

Cette dernière n’est pas seulement une délicieuse résidence princière, elle est devenue aussi, grâce aux soins d’Ibrahim, le Jardin des plantes du Caire. On peut penser que c’est justement l’inverse du nôtre ; au lieu de concentrer la chaleur par des serres, il faudrait créer là des pluies, des froids et des brouillards artificiels pour conserver les plantes de notre Europe. Le fait est que, de tous nos arbres, on n’a pu élever encore qu’un pauvre petit chêne, qui ne donne pas même de glands. Ibrahim a été plus heureux dans la culture des plantes de l’Inde. C’est une tout autre végétation que celle de l’Égypte, et qui se montre frileuse déjà dans cette latitude. Nous nous promenânes avec ravissement sous l’ombrage des tamarins et des baobabs ; des cocotiers à la tige élancée secouaient çà et là leur feuillage découpé comme la fougère ; mais, à travers mille végétations étranges, j’ai distingué, comme infiniment gracieuses, des allées de bambous formant rideau comme nos peupliers ; une petite rivière serpentait parmi les gazons, où des paons et des flamants roses brillaient au milieu d’une foule d’oiseaux privés. De temps en temps, nous nous reposions à l’ombre d’une espèce de saule pleureur, dont le tronc élevé, droit comme un mât, répand autour de lui des nappes de feuillage fort épaisses ; on croit être ainsi dans une tente de soie verte, inondée d’une douce lumière.

Nous nous arrachâmes avec peine à cet horizon magique, à cette fraîcheur, à ces senteurs pénétrantes d’une autre partie du monde, où il semblait que nous fussions transportés par miracle ; mais, en marchant au nord de l’île, nous ne tardâmes pas à rencontrer toute une nature différente, destinée sans doute à compléter la gamme des végétations tropicales. Au milieu d’un bois composé de ces arbres à fleurs qui semblent des bouquets gigantesques, par des chemins étroits, cachés sous des voûtes de lianes, on arrive à une sorte de labyrinthe qui gravit des rochers factices, surmontés d’un belvédère. Entre les pierres, au bord des sentiers, sur votre tête, à vos pieds, se tordent, s’enlacent, se hérissent et grimacent les plus étranges reptiles du monde végétal. On n’est pas sans inquiétude en mettant le pied dans ces repaires de serpents et d’hydres endormis, parmi ces végétations presque vivantes, dont quelques-uns parodient les membres humains et rappellent la monstrueuse conformation des dieux polypes de l’Inde.

Arrivé au sommet, je fus frappé d’admiration en apercevant dans tout leur développement, au-dessus de Gizèh, qui borde l’autre côté du fleuve, les trois pyramides nettement découpées dans l’azur du ciel. Je ne les avais jamais si bien vues, et la transparence de l’air permettait, quoiqu’à une distance de trois lieues, d’en distinguer tous les détails.

Je ne suis pas de l’avis de Voltaire, qui prétend que les pyramides de l’Égypte sont loin de valoir ses fours à poulets ; il ne m’était pas indifférent non plus d’être contemplé par quarante siècles ; mais c’est au point de vue des souvenirs du Caire et des idées arabes qu’un tel spectacle m’intéressait dans ce moment-là, et je me hâtai de demander au cheik, notre compagnon, ce qu’il pensait des quatre mille ans attribués à ces monuments par la science européenne.

Le vieillard prit place sur le divan de bois du kiosque, et nous dit :

— Quelques auteurs pensent que les pyramides ont été bâties par le roi préadamite Gian-ben-Gian ; mais, à en croire une tradition plus répandue chez nous, il existait, trois cents ans avant le déluge, un roi nommé Saurid, fils de Salahoc, qui songea une nuit que tout se renversait sur la terre, les hommes tombant sur leur visage et les maisons sur les hommes ; les astres s’entre-choquaient dans le ciel, et leurs débris couvraient le sol à une grande hauteur. Le roi s’éveilla tout épouvanté, entra dans le temple du Soleil, et resta longtemps à baigner ses joues et à pleurer, ensuite il convoqua les prêtres et les devins. Le prêtre Akliman, le plus savant d’entre eux, lui déclara qu’il avait fait lui-même un rêve semblable. « J’ai songé, dit-il, que j’étais avec vous sur une montagne, et que je voyais le ciel abaissé au point qu’il approchait du sommet de nos têtes, et que le peuple courait à vous en foule comme à son refuge ; qu’alors vous éleviez les mains au-dessus de vous et tâchiez de repousser le ciel pour l’empêcher de s’abaisser davantage, et que, moi, vous voyant agir, je faisais aussi de même. En ce moment, une voix sortit du soleil qui nous dit : « Le ciel retournera en sa place ordinaire lorsque j’aurai fait trois cents tours. » Le prêtre ayant parlé ainsi, le roi Saurid fit prendre les hauteurs des astres et rechercher quel accident ils promettaient. On calcula qu’il devait y avoir d’abord un déluge d’eau et plus tard un déluge de feu. Ce fut alors que le roi fit construire les pyramides dans cette forme angulaire propre à soutenir même le choc des astres, et poser ces pierres énormes, reliées par des pivots de fer et taillées avec une précision telle, que ni le feu du ciel ni le déluge ne pouvaient certes les pénétrer. Là devaient se réfugier, au besoin, le roi et les grands du royaume y avec les livres et images des sciences, les talismans et tout ce qu’il importait de conserver pour l’avenir de la race humaine.

J’écoutais cette légende avec grande attention, et je dis au consul qu’elle me semblait beaucoup plus satisfaisante que la supposition acceptée en Europe, que ces monstrueuses constructions auraient été seulement des tombeaux.

— Mais, dis-je, comment les gens réfugiés dans les salles des pyramides auraient-ils pu respirer ?

— On y voit encore, reprit le cheik, des puits et des canaux qui se perdent sous la terre. Certains d’entre eux communiquaient avec les eaux du Nil, d’autres correspondaient à de vastes grottes souterraines ; les eaux entraient par des conduits étroits, puis ressortaient plus loin, formant d’immenses cataractes, et remuant l’air continuellement avec un bruit effroyable.

Le consul, homme positif, n’accueillait ces traditions qu’avec un sourire ; il avait profité de notre halte dans le kiosque pour faire disposer sur une table les provisions apportées dans sa voiture, et les bostangis d’Ibrahim-Pacha venaient nous offrir, en outre, des fleurs et des fruits rares, propres à compléter nos sensations asiatiques.

En Afrique, on rêve l’Inde comme en Europe on rêve l’Afrique ; l’idéal rayonne toujours au delà de notre horizon actuel. Pour moi, je questionnais encore avec avidité notre bon cheik, et je lui faisais raconter tous les récits fabuleux de ses pères. Je croyais avec lui au roi Saurid plus fermement qu’au Chéops des Grecs, à leur Chéphren et à leur Mycérinus.

— Et qu’a-t-on trouvé, lui disais-je, dans les pyramides lorsqu’on les ouvrit la première fois sous les sultans arabes ?

— On trouva, dit-il, les statues et les talismans que le roi Saurid avait établis pour la garde de chacune. Le garde de la pyramide orientale était une idole d’écaille noire et blanche, assise sur un trône d’or, et tenant une lance qu’on ne pouvait regarder sans mourir. L’esprit attaché à cette idole était une femme belle et rieuse, qui apparaît encore de notre temps et fait perdre l’esprit à ceux qui la rencontrent. Le garde de la pyramide occidentale était une idole de pierre rouge, armée aussi d’une lance, ayant sur la tête un serpent entortillé ; l’esprit qui le servait avait la forme d’un vieillard nubien, portant un panier sur sa tête et dans ses mains un encensoir. Quant à la troisième pyramide, elle avait pour garde une petite idole de basalte, avec le socle de même, qui attirait à elle tous ceux qui la regardaient sans qu’ils pussent s’en détacher. L’esprit apparaît encore sous la forme d’un jeune homme sans barbe et nu. Quant aux autres pyramides de Saccarah, chacune aussi a son spectre : l’un est un vieillard basané et noirâtre, avec la barbe courte ; l’autre est une jeune femelle noire, avec un enfant noir, qui, lorsqu’on la regarde, montre de longues dents blanches et des yeux blancs ; un autre a la tête d’un lion avec des cornes ; un autre a l’air d’un berger vêtu de noir, tenant un bâton ; un autre enfin apparait sous la forme d’un religieux qui sort de la mer et qui se mire dans ses eaux. Il est dangereux de rencontrer ces fantômes à l’heure de midi.

— Ainsi, dis-je, l’Orient a les spectres du jour, comme nous avons ceux de la nuit ?

— C’est qu’en effet, observa le consul, tout le monde doit dormir à midi dans ces contrées, et ce bon cheik nous fait des contes propres à appeler le sommeil.

— Mais, m’écriai-je, tout cela est-il plus extraordinaire que tant de choses naturelles qu’il nous est impossible d’expliquer ? Puisque nous croyons bien à la création, aux anges, au déluge, et que nous ne pouvons douter de la marche des astres, pourquoi n’admettrions-nous pas qu’à ces astres sont attachés des esprits, et que les premiers hommes ont pu se mettre en rapport avec eux par le culte et par les monuments ?

— Tel était, en effet, le but de la magie primitive, dit le cheik ; ces talismans et ces figures ne prenaient force que de leur consécration à chacune des planètes et des signes combinés avec leur lever et leur déclin. Le prince des prêtres s’appelait Kater, c’est-à-dire maître des influences. Au-dessous de lui, chaque prêtre avait un astre à servir seul, comme Pharouïs (Saturne), Rhaouïs (Jupiter) et les autres. Aussi, chaque matin, le Kater disait-il à un prêtre : « Où est à présent l’astre que tu sers ? » Celui-ci répondait : « Il est en tel signe, tel degré, telle minute ; » et, d’après un calcul préparé, on écrivait ce qu’il était à propos de faire ce jour-là. La première pyramide avait donc été réservée aux princes et à leur famille ; la seconde dut renfermer les idoles des astres et les tabernacles des corps célestes, ainsi que les livres d’astrologie, d’histoire et de science ; là aussi, les prêtres devaient trouver refuge. Quant à la troisième, elle n’était destinée qu’à la conservation des cercueils de rois et de prêtres, et, comme elle se trouva bientôt insuffisante, on fit construire les pyramides de Saccaruh et de Daschour. Le but de la solidité employée dans les constructions était d’empêcher la destruction des corps embaumés qui, selon les idées du temps, devaient renaître au bout d’une certaine révolution des astres dont on ne précise pas au juste l’époque.

— En admettant cette donnée, dit le consul, il y a des momies qui seront bien étonnées, un jour, de se réveiller sous un vitrage de musée ou dans le cabinet de curiosités d’un anglais.

— Au fond, observai-je, ce sont de vraies chrysalides humaines dont le papillon n’est pas encore sorti. Qui nous dit qu’il n’éclose pas quelque jour ? J’ai toujours regardé comme impie la mise à nu et la dissection des momies de ces pauvres Égyptiens. Comment cette foi consolante et invincible de tant de générations accumulées n’a-t-elle pas désarmé la sotte curiosité européenne ? Nous respectons les morts d’hier ; mais les morts ont-ils un âge ?

— C’étaient des infidèles, dit le cheik.

— Hélas ! dis-je, à cette époque, ni Mahomet ni Jésus n’étaient nés.

Nous discutâmes quelques temps sur ce point, où je m’étonnais de voir un musulman imiter l’intolérance catholique. Pourquoi les enfants d’Ismaël maudiraient-ils l’antique Égypte, qui n’a réduit en esclavage que la race d’Isaac ? À vrai dire, pourtant, les musulmans respectent en général les tombeaux et les monuments sacrés des divers peuples, et l’espoir seul de trouver d’immenses trésors engagea un calife à faire ouvrir les pyramides. Leurs chroniques rapportent qu’on trouva, dans la salle dite du Roi, une statue d’homme de pierre noire et une statue de femme de pierre blanche debout sur une table, l’un tenant une lance et l’autre un arc. Au milieu de la table était un vase hermétiquement fermé, qui, lorsqu’on l’ouvrit, se trouva plein de sang encore frais. Il y avait aussi un coq d’or rouge émaillé d’hyacinthes qui fit un cri et battit des ailes lorsqu’on entra. Tout cela rentre un peu dans les Mille et une Nuits ; mais qui empêche de croire que ces chambres aient contenu des talismans et des figures cabalistiques ! Ce qui est certain, c’est que les modernes n’y ont pas trouvé d’autres ossements que ceux d’un bœuf. Le prétendu sarcophage de la chambre du Roi était sans doute une cuve pour l’eau lustrale. D’ailleurs, n’est-il pas plus absurde, comme l’a remarqué Volney, de supposer qu’on ait entassé tant de pierres pour y loger un cadavre de cinq pieds ?