Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/IX

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 163-165).


IX — LA LEÇON DE FRANÇAIS


J’ai retrouvé mon logis dans l’état où je l’avais laissé : le vieux Cophte et sa femme s’occupant à tout mettre en ordre, l’esclave dormant sur un divan, les coqs et les poules, dans la cour, becquetant du maïs, et le barbarin, qui fumait au café d’en face, m’attendant fort exactement. Par exemple, il fut impossible de retrouver le cuisinier ; l’arrivée du Cophte lui avait fait croire sans doute qu’il allait être remplacé, et il était parti tout à coup sans rien dire ; c’est un procédé très-fréquent des gens de service ou des ouvriers du Caire. Aussi ont-ils soin de se faire payer tous les soirs pour pouvoir agir à leur fantaisie.

Je ne vis pas d’inconvénient à remplacer Mustapha par Mansour ; et sa femme, qui venait l’aider dans la journée, me paraissait une excellente gardienne pour la moralité de mon intérieur. Seulement, ce couple respectable ignorait parfaitement les éléments de la cuisine, même égyptienne. Leur nourriture à eux se composait de mais bouilli et de légumes découpés dans du vinaigre, et cela ne les avait conduits ni à l’art du saucier ni à celui du rôtisseur. Ce qu’ils essayèrent dans ce sens fit jeter les hauts cris à l’esclave, qui se mit à les accabler d’injures. Ce trait de caractère me déplut fort.

Je chargeai Mansour de lui dire que c’était maintenant à son tour de faire la cuisine, et que, voulant l’emmener dans mes voyages, il était bon qu’elle s’y préparât. Je ne puis rendre toute l’expression d’orgueil blessé, ou plutôt de dignité offensée, dont elle nous foudroya tous.

— Dites au sidi, répondit elle à Mansour, que je suis une cadine (dame) et non une odaleuk (servante), et que j’écrirai au pacha, s’il ne me donne pas la position qui convient.

— Au pacha ? m’écriai-je. Mais que fera le pacha dans cette affaire ? Je prends une esclave, moi, pour me faire servir, et, si je n’ai pas les moyens de payer des domestiques, ce qui peut très-bien m’arriver, je ne vois pas pourquoi elle ne ferait pas le ménage, comme font les femmes dans tous les pays.

— Elle répond, dit Mansour, qu’en s’adressant au pacha, toute esclave a le droit de se faire revendre et de changer ainsi de maître ; qu’elle est de religion musulmane, et ne se résignera jamais à des fonctions viles.

J’estime la fierté dans les caractères, et, puisqu’elle avait ce droit, chose dont Mansour me confirma la vérité, je me bornai à dire que j’avais plaisanté ; que, seulement, il fallait qu’elle s’excusât envers ce vieillard de l’emportement qu’elle avait montré ; mais Mansour lui traduisit cela de telle manière, que l’excuse, je crois bien, vint de son côté.

Il était clair désormais que j’avais fait une folie en achetant cette femme. Si elle persistait dans son idée, ne pouvant m’être pour le reste de ma route qu’un sujet de dépense, au moins fallait-il qu’elle pût me servir d’interprète. Je lui déclarai que, puisqu’elle était une personne si distinguée, il était bon qu’elle apprît le français pendant que j’apprendrais l’arabe. Elle ne repoussa pas cette idée.

Je lui donnai donc une leçon de langage et d’écriture ; je lui fis faire des bâtons sur le papier comme à un enfant, et je lui appris quelques mots. Cela l’amusait assez, et la prononciation du français lui faisait perdre l’intonation gutturale, si peu gracieuse dans la bouche des femmes arabes. Je m’amusais beaucoup à lui faire prononcer des phrases tout entières qu’elle ne comprenait pas, par exemple celle-ci : « Je suis une petite sauvage, » qu’elle prononçait : Ze souis one bétit sovaze. Me voyant rire, elle crut que je lui faisais dire quelque chose d’inconvenant, et appela Mansour pour lui traduire la phrase. N’y trouvant pas grand mal, elle répéta avec beaucoup de grâce :

Ana (moi), bétit sovaze ?… Mafisch (pas du tout) !

Son sourire était charmant.

Ennuyée de tracer des bâtons, des pleins et des déliés, l’esclave me fit comprendre qu’elle voulait écrire (k’tab) selon son idée. Je pensai qu’elle savait écrire en arabe et je lui donnai une page blanche. Bientôt je vis naître sous ses doigts une série bizarre d’hiéroglyphes, qui n’appartenaient évidemment à la calligraphie d’aucun peuple. Quand la page fut pleine, je lui fis demander par Mansour ce qu’elle avait voulu faire.

— Je vous ai écrit ; lisez ! dit-elle.

— Mais, ma chère enfant, cela ne représente rien. C’est seulement ce que pourrait tracer la griffe d’un chat trempée dans l’encre.

Cela l’étonna beaucoup. Elle avait cru que, toutes les fois qu’on pensait à une chose en promenant au hasard la plume sur le papier, l’idée devait ainsi se traduire clairement pour l’œil du lecteur. Je la détrompai, et je lui fis dire d’énoncer ce qu’elle avait voulu écrire, attendu qu’il fallait pour s’instruire beaucoup plus de temps qu’elle ne supposait.

Sa supplique naïve se composait de plusieurs articles. Le premier renouvelait la prétention déjà indiquée de porter un habbarah de taffetas noir, comme les dames du Caire, afin de n’être plus confondue avec les simples femmes fellahs ; le second indiquait le désir d’une robe (yalek) en soie verte, et le troisième concluait à l’achat de bottines jaunes, qu’on ne pouvait, en qualité de musulmane, lui refuser le droit de porter.

Il faut dire ici que ces bottines sont affreuses et donnent aux femmes un certain air de palmipèdes fort peu séduisant, et le reste les fait ressembler à d’énormes ballots ; mais, dans les bottines jaunes particulièrement, il y a une grave question de prééminence sociale. Je promis de réfléchir sur tout cela.