Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/IV

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 140-143).


IV — PREMIÈRES LEÇONS D’ARABE


Je fis signe à l’esclave de prendre une chaise (j’avais eu la faiblesse d’acheter des chaises) ; elle secoua la tête, et je compris que mon idée était ridicule à cause du peu de hauteur de la table. Je mis donc des coussins à terre, et je pris place en l’invitant à s’asseoir de l’autre côté ; mais rien ne put la décider. Elle détournait la tête et mettait la main sur sa bouche.

— Mon enfant, lui dis-je, est-ce que vous voulez vous laisser mourir de faim ?

Je sentais qu’il valait mieux parler, même avec la certitude de ne pas être compris, que de se livrer à une pantomime ridicule. Elle répondit quelques mots qui signifiaient probablement qu’elle ne comprenait pas, et auxquels je répliquai : Tayeb, C’était toujours un commencement de dialogue.

Lord Byron disait par expérience que le meilleur moyen d’apprendre une langue était de vivre seul pendant quelque temps avec une femme ; mais encore faudrait-il y joindre quelques livres élémentaires ; autrement, on n’apprend que des substantifs, le verbe manque ; ensuite il est bien difficile de retenir des mots sans les écrire, et l’arabe ne s’écrit pas avec nos lettres, ou du moins ces dernières ne donnent qu’une idée imparfaite de la prononciation. Quant à apprendre l’écriture arabe, c’est une affaire si compliquée à cause des élisions, que le savant Volney avait trouvé plus simple d’inventer un alphabet mixte, dont malheureusement les autres savants n’encouragèrent pas l’emploi. La science aime les difficultés, et ne tient jamais à vulgariser beaucoup l’étude : si l’on apprenait par soi-même, que deviendraient les professeurs ?

— Après tout, me dis-je, cette jeune fille, née à Java, suit peut-être la religion hindoue ; elle ne se nourrit sans doute que de fruits et d’herbages.

Je fis un signe d’adoration, en prononçant d’un air interrogatif le nom de Brahma ; elle ne parut pas comprendre. Dans tous les cas, ma prononciation eût été mauvaise sans doute. J’énumérai encore tout ce que je savais de noms se rattachant à cette même cosmogonie ; c’était comme si j’eusse parlé français. Je commençais à regretter d’avoir remercié le drogman ; j’en voulais surtout au marchand d’esclaves de m’avoir vendu ce bel oiseau doré sans me dire ce qu’il fallait lui donner pour nourriture.

Je lui présentai simplement du pain, et du meilleur qu’on fît au quartier franc ; elle dit d’un ton mélancolique : Mafisch ! mot inconnu dont l’expression m’attrista beaucoup. Je songeai alors à de pauvres bayadères amenées à Paris il y a quelques années, et qu’on m’avait fait voir dans une maison des Champs-Élysées. Ces Indiennes ne prenaient que des aliments qu’elles avaient préparés elles-mêmes dans des vases neufs. Ce souvenir me rassura un peu, et je résolus de sortir, après mon repas, avec l’esclave pour éclaircir ce point.

La défiance que m’avait inspirée le juif pour mon drogman avait eu pour second effet de me mettre en garde contre lui-même ; voilà ce qui m’avait conduit à cette position fâcheuse. Il s’agissait donc de prendre pour interprète quelqu’un de sûr, afin du moins de faire connaissance avec mon acquisition. Je songeai un instant à M. Jean, le mamelouk, homme d’un âge respectable ; mais le moyen de conduire cette femme dans un cabaret ? D’un autre côté, je ne pouvais pas la faire rester dans la maison avec le cuisinier et le barbarin pour aller chercher M. Jean. Et, eussé-je envoyé dehors ces deux serviteurs hasardeux, était-il prudent de laisser une esclave seule dans un logis fermé d’une serrure de bois ?

Un son de petites clochettes retentit dans la rue ; je vis à travers le treillis un chevrier en sarrau bleu qui menait quelques chèvres du côté du quartier franc. Je le montrai à l’esclave, qui me dit en souriant : Aioua ! ce que je traduisis par oui.

J’appelai le chevrier, garçon de quinze ans, au teint hâlé, aux yeux énormes, ayant, du reste, le gros nez et la lèvre épaisse des têtes de sphinx, un type égyptien des plus purs. Il entra dans la cour avec ses bêtes, et se mit à en traire une dans un vase de faïence neuve que je fis voir à l’esclave avant qu’il s’en servit. Celle-ci répéta aioua et, du haut de la galerie, elle regarda, bien que voilée, le manège du chevrier.

Tout cela était simple comme l’idylle, et je trouvai très-naturel qu’elle lui adressât ces deux mots : Talé bouckra ; je compris qu’elle l’engageait sans doute à revenir le lendemain. Quand la tasse fut pleine, le chevrier me regarda d’un air sauvage en criant :

At foulouz !

J’avais assez cultivé les âniers pour savoir que cela voulait dire : « Donne de l’argent. » Quand je l’eus payé, il cria encore : Bakchis ! autre expression favorite de l’Égyptien, qui réclame à tout propos le pourboire. Je lui répondis ; Talé bouckra ! comme avait dit l’esclave. Il s’éloigna satisfait. Voilà comme on apprend les langues peu à peu.

Elle se contenta de boire son lait sans y vouloir mettre de pain ; toutefois, ce léger repas me rassura un peu ; je craignais qu’elle ne fût de cette race javanaise qui se nourrit d’une sorte de terre grasse qu’on n’aurait peut-être pas pu se procurer au Caire. Ensuite j’envoyai chercher des ânes et je fis signe à l’esclave de prendre son vêtement de dessus (milayeh). Elle regarda avec un certain dédain ce tissu de coton quadrillé, qui est pourtant fort bien porté au Caire, et me dit :

An’ aouss habbarah !

Comme on s’instruit ! Je compris qu’elle espérait porter de la soie au lieu de coton, le vêtement des grandes dames au lieu de celui des simples bourgeoises, et je lui dis : Lah ! lah ! en secouant la tête à la manière des Égyptiens.