Voyage en Orient (Nerval)/Le harem/I

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 128-132).


I — LE PASSÉ ET L’AVENIR


Je ne regrettais pas de m’être fixé pour quelque temps au Caire et de m’être fait sous tous les rapports un citoyen de cette ville, ce qui est le seul moyen sans nul doute de la comprendre et l’aimer ; les voyageurs ne se donnent pas le temps, d’ordinaire, d’en saisir la vie intime et d’en pénétrer les beautés pittoresques, les contrastes, les souvenirs. C’est pourtant la seule ville orientale où l’on puisse retrouver les couches bien distinctes de plusieurs âges historiques. Ni Bagdad, ni Damas, ni Constantinople n’ont gardé de tels sujets d’études et de réflexions. Dans les deux premières, l’étranger ne rencontre que des constructions fragiles de briques et de terre sèche ; les intérieurs offrent seuls une décoration splendide, mais qui ne fut jamais établie dans des conditions d’art sérieux et de durée ; Constantinople, avec ses maisons de bois peintes, se renouvelle tous les vingt ans et ne conserve que la physionomie assez uniforme de ses dômes bleuâtres et de ses minarets blancs. Le Caire doit à ses inépuisables carrières du Mokatam, ainsi qu’à la sérénité constante de son climat, l’existence de monuments innombrables ; l’époque des califes, celle des soudans et celle des sultans mamelouks se rapportent naturellement à des systèmes variés d’architecture dont l’Espagne et la Sicile ne possèdent qu’en partie les contre-épreuves ou les modèles. Les merveilles moresques de Grenade et de Cordoue se retracent à chaque pas au souvenir, dans les rues du Caire, par une porte de mosquée, une fenêtre, un minaret, une arabesque, dont la coupe ou le style précise la date éloignée. Les mosquées, à elles seules, raconteraient l’histoire entière de l’Égypte musulmane, car chaque prince en a fait bâtir au moins une, voulant transmettre à jamais le souvenir de son époque et de sa gloire ; c’est Amrou, c’est Hakem, c’est Touloun, Saladin, Bibars ou Barkouk, dont les noms se conservent ainsi dans la mémoire de ce peuple ; cependant les plus anciens de ces monuments n’offrent plus que des murs croulants et des enceintes dévastées.

La mosquée d’Amrou, construite la première après la conquête de l’Égypte, occupe un emplacement aujourd’hui désert entre la ville nouvelle et la ville vieille. Rien ne défend plus contre la profanation ce lieu si révéré jadis. J’ai parcouru la forêt de colonnes qui soutient encore la voûte antique ; j’ai pu monter dans la chaire sculptée de l’iman, élevée l’an 94 de l’hégire, et dont on disait qu’il n’y en avait pas une plus belle ni une plus noble après celle du prophète ; j’ai parcouru les galeries et reconnu, au centre de la cour, la place où se trouvait dressée la tente du lieutenant d’Omar, alors qu’il eut l’idée de fonder le vieux Caire.

Une colombe avait fait son nid au-dessus du pavillon ; Amrou, vainqueur de l’Égypte grecque, et qui venait de saccager Alexandrie, ne voulut pas qu’on dérangeât le pauvre oiseau ; cette place lui parut consacrée par la volonté du ciel, et il fit construire d’abord une mosquée autour de sa tente, puis autour de la mosquée une ville qui prit le nom de Fostat, c’est-à-dire la tente. Aujourd’hui, cet emplacement n’est plus même contenu dans la ville, et se trouve de nouveau, comme les chroniques le peignaient autrefois, au milieu des vignes, des jardinages et des palmeraies.

J’ai retrouvé, non moins abandonnée, mais à une autre extrémité du Caire et dans l’enceinte des murs, près de Babel-Nasr, la mosquée du calife Hakem, fondée trois siècles plus tard, mais qui se rattache au souvenir de l’un des héros les plus étranges du moyen âge musulman. Hakem, que nos vieux, orientalistes appellent le Chacamberille, ne se contenta pas d’être le troisième des califes africains, l’héritier par la conquête des trésors d’Haroun-al-Raschid, le maître absolu de l’Égypte et de la Syrie, le vertige des grandeurs et des richesses en fit une sorte de Néron ou plutôt d’Héliogabale. Comme le premier, il mit le feu à sa capitale dans un jour de caprice ; comme le second, il se proclama dieu et traça les règles d’une religion qui fut adoptée par une partie de son peuple, et qui est devenue celle des Druses. Hakem est le dernier révélateur, ou, si l’on veut, le dernier dieu qui se soit produit au monde et qui conserve encore des fidèles plus ou moins nombreux. Les chanteurs et les narrateurs des cafés du Caire racontent sur lui mille aventures, et l’on m’a montré, sur une des cimes du Mokatam, l’observatoire où il allait consulter les astres ; car ceux qui ne croient pas à sa divinité le peignent du moins comme un puissant astronome.

Sa mosquée est plus ruinée encore que celle d’Amrou. Les murs extérieurs et deux des tours ou minarets situés aux angles offrent seuls des formes d’architecture qu’on peut reconnaître ; c’est de l’époque qui correspond aux plus anciens monuments d’Espagne. Aujourd’hui, l’enceinte de la mosquée, toute poudreuse et semée de débris, est occupée par des cordiers qui tordent leur chanvre dans ce vaste espace, et dont le rouet monotone a succédé au bourdonnement des prières. Mais l’édifice du fidèle Amrou est-il moins abandonné que celui de Hakem l’hérétique, abhorré des vrais musulmans ? La vieille Égypte, oublieuse autant que crédule, a enseveli sous sa poussière bien d’autres prophètes et bien d’autres dieux !

Aussi l’étranger n’a-t-il à redouter dans ce pays ni le fanatisme de religion, ni l’intolérance de race des autres parties de l’Orient ; la conquête arabe n’a jamais pu transformer à ce point le caractère des habitants : n’est-ce pas toujours, d’ailleurs, la terre antique et maternelle où notre Europe, à travers le monde grec et romain, sent remonter ses origines ? Religion, morale, industrie, tout partait de ce centre à la fois mystérieux et accessible, où les génies des premiers temps ont puisé pour nous la sagesse. Ils pénétraient avec terreur dans ces sanctuaires étranges où s’élaborait l’avenir des hommes, et ressortaient plus tard, le front ceint de lueurs divines, pour révéler à leurs peuples des traditions antérieures au déluge et remontant aux premiers jours du monde. Ainsi Orphée, ainsi Moïse, ainsi ce législateur bien connu de nous, que les Indiens appellent Rama, emportaient un même fonds d’enseignement et de croyances, qui devait se modifier selon les lieux et les races, mais qui partout constituait des civilisations durables. Ce qui fait le caractère de l’antiquité égyptienne, c’est justement cette pensée d’universalité et même de prosélytisme que Rome n’a imitée depuis que dans l’intérêt de sa puissance et de sa gloire. Un peuple qui fondait des monuments indestructibles pour y graver tous les procédés de l’art et de l’industrie, et qui parlait à la postérité dans une langue que la postérité commence à comprendre, mérite certainement la reconnaissance de tous les hommes.

Quand cette grande Alexandrie fut tombée, et sous les Sarrazins eux-mêmes, c’était encore l’Égypte principalement qui conservait et perfectionnait les sciences où puisa le monde chrétien ; la domination des mamelouks a éteint ses dernières clartés, et il faut remarquer que cette sorte d’obscurantisme où l’Orient est tombé depuis trois siècles, n’est pas le résultat du principe mahométan, mais spécialement de l’influence turque. Le génie arabe, qui avait couvert le monde de merveilles, a été étouffé sous ces dominateurs stupides ; les anges de l’islam ont perdu leurs ailes, les génies des Mille et une Nuits ont vu briser leurs talismans ; une sorte de protestantisme aride et sombre s’est étendu sur tous les peuples du Levant. Le Coran est devenu, par l’interprétation turque, ce qu’était la Bible pour les puritains d’Angleterre, un moyen de tout niveler. Les arts, les lettres et les sciences ont disparu depuis ce temps ; la poésie des mœurs et des croyances primitives n’a laissé çà et là que de légères traces, et c’est l’Égypte encore qui a conservé les plus profondes.

Aujourd’hui, ce peuple, opprimé si longtemps, ne vit que des idées étrangères ; il a besoin qu’on lui reporte les lumières éparses dont il fut longtemps le foyer ; mais avec quelle reconnaissance, avec quelle application studieuse il s’empreint déjà et se fortifie de tout ce qui vient d’Europe ? Les chefs-d’œuvre de nos sciences et de nos littératures sont traduits en arabe et multipliés aussitôt par l’impression ; des milliers de jeunes gens, élevés pour la guerre, emploient à cette œuvre les loisirs de la paix. Faut-il désespérer de cette race forte avec laquelle Méhémet-Ali avait dans ces derniers temps renouvelé et reconquis l’ancien empire des califes, et qui, sans l’intervention européenne, aurait en quelques jours renversé le trône d’Othman ? On peut prévoir déjà qu’à défaut de cette gloire militaire, qui n’a laissé à l’Égypte que l’épuisement d’un grand effort trahi ; la civilisation et l’industrie occuperont les forces et les intelligences, sollicitées à l’action dans un but différent. À Constantinople, les institutions récentes sont stériles ; au Caire, elles donneront de grands résultats lorsque plusieurs années de paix auront développé la prospérité naturelle.