Voyage en Orient (Nerval)/La Santa-Barbara/V

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 232-235).


V — IDYLLE


Vers le troisième jour de notre traversée, nous eussions dû apercevoir la côte de Syrie ; mais, pendant la matinée, nous changions à peine de place, et le vent, qui se levait à trois heures, enflait la voile par bouffées, puis la laissait peu après retomber le long du mât. Cela paraissait inquiéter peu le capitaine, qui partageait ses loisirs entre son jeu d’échecs et une sorte de guitare avec laquelle il accompagnait toujours le même chant. En Orient, chacun a son air favori, et le répète sans se lasser du matin au soir, jusqu’à ce qu’il en sache un autre plus nouveau. L’esclave aussi avait appris au Caire je ne sais quelle chanson de harem dont le refrain revenait toujours sur une mélopée traînante et soporifique. C’étaient, je m’en souviens, les deux vers suivants :

« Ya kabibé ! sakel nô !…
Ya makmouby ! ya sidi ! »

J’en comprenais bien quelques mots, mais celui de kabibé manquait à mon vocabulaire. J’en demandai le sens à l’Arménien, qui me répondit :

— Cela veut dire un petit drôle.

Je couchai ce substantif sur mes tablettes avec l’explication, ainsi qu’il convient quand on veut s’instruire.

Le soir, l’Arménien me dit qu’il était fâcheux que le vent ne fût pas meilleur, et que cela l’inquiétait un peu.

— Pourquoi ? lui dis-je. Nous risquons de rester ici deux jours de plus, voilà tout, et décidément nous sommes très-bien sur ce vaisseau.

— Ce n’est pas cela, me dit-il, mais c’est que nous pourrions bien manquer d’eau.

— Manquer d’eau ?

— Sans doute ; vous n’avez pas d’idée de l’insouciance de ces gens-]à. Pour avoir de l’eau, il aurait fallu envoyer une barque jusqu’à Damiette, car l’eau de l’embouchure du Nil est salée ; et, comme la ville était en quarantaine, ils ont craint les formalités !… du moins, c’est là ce qu’ils disent ; mais, au fond, ils n’y auront pas pensé.

— C’est étonnant, dis-je, le capitaine chante comme si notre situation était des plus simples.

Et j’allai avec l’Arménien l’interroger sur ce sujet.

Il se leva, et me fit voir sur le pont les tonnes à eau entièrement vides, sauf l’une d’elles qui pouvait encore contenir cinq ou six bouteilles d’eau ; puis il s’en alla se rasseoir sur la dunette, et, reprenant sa guitare, il recommença son éternelle chanson en berçant sa tête en arrière contre le bordage.

Le lendemain matin, je me réveillai de bonne heure, et je montai sur le gaillard d’avant avec la pensée qu’il était possible d’apercevoir les côtes de la Palestine ; mais j’eus beau nettoyer mon binocle, la ligne extrême de la mer était aussi nette que la lame courbe d’un damas. Il est même probable que nous n’avions guère changé de place depuis la veille. Je redescendis, et me dirigeai vers l’arrière. Tout le monde dormait avec sérénité ; le jeune mousse était seul debout et faisait sa toilette en se lavant abondamment le visage et les mains avec de l’eau qu’il puisait dans notre dernière tonne de liquide potable.

Je ne pus m’empêcher de manifester mon indignation. Je lui dis ou je crus lui faire comprendre que l’eau de la mer était assez bonne pour la toilette d’un petit drôle de son espèce, et, voulant formuler cette dernière expression, je me servis du terme de ya kabibé, que j’avais noté. Le petit garçon me regarda en souriant, et parut peu touché de la réprimande. Je crus avoir mal prononcé, et je n’y pensai plus.

Quelques heures après, dans ce moment de l’après-dinée où le capitaine Nicolas faisait d’ordinaire apporter par le mousse une énorme cruche de vin de Chypre, à laquelle seuls nous étions invités à prendre part, l’Arménien et moi, en qualité de chrétiens, les matelots, par un respect mal compris pour la loi de Mahomet, ne buvant que de l’eau-de-vie d’anis, le capitaine, dis je, se mit à parler bas à l’oreille de l’Arménien.

— Il veut, me dit ce dernier, vous faire une proposition.

— Qu’il parle.

— Il dit que c’est délicat, et espère que vous ne lui en voudrez pas si cela vous déplaît.

— Pas du tout.

— Eh bien, il vous demande si vous voulez faire l’échange de votre esclave contre le ya ouled (le petit garçon) qui lui appartient aussi.

Je fus au moment de partir d’un éclat de rire ; mais le sérieux parfait des deux Levantins me déconcerta. Je crus voir là au fond une de ces mauvaises plaisanteries que les Orientaux ne se permettent guère que dans les situations où un Franc pourrait difficilement les en faire repentir. Je le dis à l’Arménien, qui me répondit avec étonnement :

— Mais non, c’est bien sérieusement qu’il parle ; le petit garçon est très-blanc et la femme basanée, et, ajouta-t-il avec un air d’appréciation consciencieuse, je vous conseille d’y réfléchir, le petit garçon vaut bien la femme.

Je ne suis pas habitué à m’étonner facilement : du reste, ce serait peine perdue dans de tels pays. Je me bornai à répondre que ce marché ne me convenait pas. Ensuite, comme je montrais quelque humeur, le capitaine dit à l’Arménien qu’il était fâché de son indiscrétion, mais qu’il avait cru me faire plaisir. Je ne savais trop quelle était son idée, et je crus voir une sorte d’ironie percer dans sa conversation ; je le fis donc presser par l’Arménien de s’expliquer nettement sur ce point.

— Eh bien, me dit ce dernier, il prétend que vous avez, ce matin, fait des compliments au ya ouled ; c’est, du moins, ce que celui-ci a rapporté.

— Moi ? m’écriai-je. Je l’ai appelé petit drôle parce qu’il se lavait les mains avec notre eau à boire ; j’étais furieux contre lui, au contraire.

L’étonnement de l’Arménien me fit apercevoir qu’il y avait dans cette affaire un de ces absurdes quiproquos philologiques si communs entre les personnes qui savent médiocrement les langues. Le mot kabibé, si singulièrement traduit la veille par l’Arménien, avait, au contraire, la signification la plus charmante et la plus amoureuse du monde. Je ne sais pourquoi le mot de petit drôle lui avait paru rendre parfaitement cette idée en français.

Nous nous livrâmes à une traduction nouvelle et corrigée du refrain chanté par l’esclave, et qui, décidément, signifiait à peu près :

Ô mon petit chéri, mon bien-aimé, mon frère, mon maître !

C’est ainsi que commencent presque toutes les chansons d’amour arabes, susceptibles des interprétations les plus diverses, et qui rappellent aux commençants l’équivoque classique de l’églogue de Corydon.