Voyage en Orient (Nerval)/La Cange/III

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 199-203).


III — LE MUTAHIR


En descendant sur la berge, je m’aperçus que nous venions de débarquer simplement à Choubrah. Les jardins du pacha, avec les berceaux de myrte qui en décorent l’entrée, étaient devant nous ; un amas de pauvres maisons bâties en briques de terre crue s’étendait à notre gauche des deux côtés de l’avenue ; le café que j’avais remarqué bordait le fleuve, et la maison voisine était celle du reïs, qui nous pria d’y entrer.

— C’était bien la peine, me disais-je, de passer toute la journée sur le Nil ; nous voilà seulement à une lieue du Caire !

J’avais envie de retourner passer la soirée et lire les journaux chez madame Bonhomme ; mais le reïs nous avait déjà conduits devant sa maison, et il était clair qu’on y célébrait une fête où il convenait d’assister.

En effet, les chants que nous avions entendus partaient de là ; une foule de gens basanés, mélangés de nègres purs, paraissaient se livrer à la joie. Le reïs, dont je n’entendais qu’imparfaitement le dialecte franc assaisonné d’arabe, finit par me faire comprendre que c’était une fête de famille en l’honneur de la circoncision de son fils. Je compris surtout alors pourquoi nous avions fait si peu de chemin.

La cérémonie avait eu lieu la veille à la mosquée, et nous étions seulement au second jour des réjouissances. Les fêtes de famille des plus pauvres Égyptiens sont des fêtes publiques, et l’avenue était pleine de monde : une trentaine d’enfants, camarades d’école du jeune circoncis (mutahir), remplissaient une salle basse ; les femmes, parentes ou amies de l’épouse du reïs, faisaient cercle dans la pièce du fond, et nous nous arrêtâmes près de cette porte. Le reïs indiqua de loin une place près de sa femme à l’esclave qui me suivait, et celle ci alla sans hésiter s’asseoir sur le tapis de la khanoun (dame), après avoir fait les salutations d’usage.

On se mit à distribuer du café et des pipes, et les Nubiennes commencèrent à danser au son des tarahouks (tambours de terre cuite), que plusieurs femmes soutenaient d’une main et frappaient de l’autre. La famille du reïs était trop pauvre sans doute pour avoir des almées blanches ; mais les Nubiens dansent pour leur plaisir. Le loti ou coryphée faisait les bouffonneries habituelles en guidant les pas de quatre femmes qui se livraient à cette saltarelle éperdue que j’ai déjà décrite, et qui ne varie guère qu’en raison du plus ou moins de feu des exécutants.

Pendant un des intervalles de la musique et de la danse, le reïs m’avait fait prendre place près d’un vieillard qu’il me dit être son père. Ce bonhomme, en apprenant quel était mon pays, m’accueillit avec un juron essentiellement français, que sa prononciation transformait d’une façon comique. C’était tout ce qu’il avait retenu de la langue des vainqueurs de 98. Je lui répondis en criant :

— Napoléon !

Il ne parut pas comprendre. Cela m’étonna ; mais je songeai bientôt que ce nom datait seulement de l’Empire.

— Avez-vous connu Bonaparte ? lui dis-je en arabe.

Il pencha la tête en arrière avec une sorte de rêverie solennelle, et se mit à chanter à pleine gorge :

Ya salam, Bounabarteh !
(Salut à toi, Ô Bonaparte !)

Je ne pus m’empêcher de fondre en larmes en écoutant ce vieillard répéter le vieux chant des Égyptiens en l’honneur de celui qu’ils appelaient le sultan Kébir. Je le pressai de le chanter tout entier ; mais sa mémoire n’en avait retenu que peu de vers.

« Tu nous as fait soupirer par ton absence, ô général qui prends le café avec du sucre ! ô général charmant dont les joues sont si agréables, toi dont le glaive a frappé les Turcs ! salut à toi !

» Ô toi dont la chevelure est si belle ! depuis le jour où tu entras au Caire, cette ville a brillé d’une lueur semblable à celle d’une lampe de cristal ; salut à toi ! »

Cependant le reïs, indifférent à ces souvenirs, était allé du côté des enfants, et l’on semblait préparer tout pour une cérémonie nouvelle.

En effet, les enfants ne tardèrent pas à se ranger sur deux lignes, et les autres personnes réunies dans la maison se levèrent ; car il s’agissait de promener dans le village l’enfant qui, la veille déjà, avait été promené au Caire. On amena un cheval richement harnaché, et le petit bonhomme, qui pouvait avoir sept ans, couvert d’habits et d’ornements de femmes (le tout emprunté probablement), fut hissé sur la selle, où deux de ses parents le maintenaient de chaque côté. Il était fier comme un empereur, et tenait, selon l’usage, un mouchoir sur sa bouche. Je n’osais le regarder trop attentivement, sachant que les Orientaux craignent en ce cas le mauvais œil ; mais je pris garde à tous les détails du cortège, que je n’avais jamais pu si bien distinguer au Caire, où ces processions des mutahirs diffèrent à peine de celles des mariages.

Il n’y avait pas à celle-là de bouffons nus, simulant des combats avec des lances et des boucliers ; mais quelques Nubiens, montés sur des échasses, se poursuivaient avec de longs bâtons : ceci était pour attirer la foule ; ensuite les musiciens ouvraient la marche ; puis les enfants, vêtus de leurs plus beaux costumes et guidés par cinq ou six faquirs ou santons, qui chantaient des moals religieux ; puis l’enfant à cheval, entouré de ses parents, et enfin les femmes de la famille, au milieu desquelles marchaient les danseuses non voilées, qui, à chaque halte, recommençaient leurs trépignements voluptueux. On n’avait oublié ni les porteurs de cassolettes parfumées, ni les enfants qui secouent les kumkum, flacons d’eau de rose dont on asperge les spectateurs ; mais le personnage le plus important du cortège était sans nul doute le barbier, tenant en main l’instrument mystérieux (dont le pauvre enfant devait plus tard faire l’épreuve), tandis que son aide agitait au bout d’une lance une sorte d’enseigne chargée des attributs de son métier. Devant le mutahir était un de ses camarades, portant, attachée à son col, la tablette à écrire, décorée par le maître d’école de chefs-d’œuvre calligraphiques. Derrière le cheval, une femme jetait continuellement du sel pour conjurer les mauvais esprits. La marche était fermée par les femmes gagées, qui servent de pleureuses aux enterrements et qui accompagnent les cérémonies de mariage et de circoncision avec le même olouloulou ; dont la tradition se perd dans la plus haute antiquité.

Pendant que le cortège parcourait les rues peu nombreuses du petit village de Choubrah, j’étais resté avec le grand-père du mutahir, ayant eu toutes les peines du monde à empêcher l’esclave de suivre les autres femmes. Il avait fallu employer le mafisch tout-puissant chez les Égyptiens, pour lui interdire ce qu’elle regardait comme un devoir de politesse et de religion. Les nègres préparaient des tables et décoraient la salle de feuillages. Pendant ce temps, je cherchais à tirer du vieillard quelques éclairs de souvenirs en faisant résonner à ses oreilles, avec le peu que je savais d’arabe, les noms glorieux de Kléber et de Menou. Il ne se souvenait que du colonel Barthélémy, l’ancien chef de la police du Caire, qui a laissé de grands souvenirs dans le peuple, à cause de sa grande taille et du magnifique costume qu’il portait. Barthélémy a inspiré des chants d’amour dont les femmes n’ont pas seules gardé la mémoire :

« Mon bien-aimé est coiffé d’un chapeau brodé ; — des nœuds et des rosettes ornent sa ceinture.

» J’ai voulu l’embrasser, il m’a dit : Aspetta (attends) ! Oh ! qu’il est doux, son langage italien ! — Dieu garde celui dont les yeux sont des yeux de gazelle !

» Que tu es donc beau, Fart-el-Roumy (Barthélémy), quand tu proclames la paix publique avec un firman à la main ! »