Voyage en Orient (Nerval)/La Cange/I

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 193-196).


I — PRÉPARATIFS DE NAVIGATION


La cange qui m’emportait vers Damiette contenait tout le ménage que j’avais amassé au Caire pendant huit mois de séjour, savoir : l’esclave au teint doré vendue par Abd-el-Kérim ; le coffre vert qui renfermait les effets que ce dernier lui avait laissés ; un autre coffre garni de ceux que j’y avais ajoutés moi-même ; un autre encore contenant mes habits de Franc, dernier en cas de mauvaise fortune, comme ce vêtement de pâtre qu’un empereur avait conservé pour se rappeler sa condition première ; puis tous les ustensiles et objets mobiliers dont il avait fallu garnir mon domicile du quartier cophte, lesquels consistaient en gargoulettes et bardaques propres à rafraîchir l’eau, pipes et narghilés, matelas de coton et cages (rafas) en bâtons de palmier servant tour à tour de divan, de lit et de table, et qui avaient de plus pour le voyage l’avantage de pouvoir contenir les volatiles divers de la basse-cour et du colombier.

Avant de partir, j’étais allé prendre congé de madame Bonhomme, cette blonde et charmante providence du voyageur.

— Hélas ! disais-je, je ne verrai plus de longtemps que des visages de couleur ; je vais braver la peste qui règne dans le delta d’Égypte, les orages du golfe de Syrie qu’il faudra traverser sur de frêles barques ; sa vue sera pour moi le dernier sourire de la patrie !

Madame Bonhomme appartient à ce type de beauté blonde du Midi que Gozzi célébrait dans les Vénitiennes, que Pétrarque a chanté à l’honneur des femmes de notre Provence. Il semble que ces gracieuses anomalies doivent au voisinage des pays alpins l’or crespelé de leurs cheveux, et que leur œil noir se soit embrasé seul aux ardeurs des grèves de la Méditerranée. La carnation, fine et claire comme le satin rosé des Flamandes, se colore, aux places que le soleil a touchées, d’une vague teinte ambrée qui fait penser aux treilles d’automne, où le raisin blanc se voile à demi sous les pampres vermeils. Ô figures aimées de Titien et de Giorgione, est-ce aux bords du Nil que vous deviez me laisser un regret et un souvenir ? Cependant j’avais près de moi une autre femme aux cheveux noirs comme l’ébène, au masque ferme qui semblait taillé dans le marbre portor, beauté sévère et grave comme les idoles de l’antique Asie, et dont la grâce même, à la fois servile et sauvage, rappelait parfois, si l’on peut unir ces deux mots, la sérieuse gaieté de l’animal captif.

Madame Bonhomme m’avait conduit dans son magasin, encombré d’articles de voyage, et je l’écoutais, en l’admirant, détailler les mérites de tous ces charmants ustensiles qui, pour les Anglais, reproduisent au besoin, dans le désert, tout le confort de la vie fashionable. Elle m’expliquait avec son léger accent provençal comment on pouvait établir, au pied d’un palmier ou d’un obélisque, des appartements complets de maîtres et de domestiques, avec mobilier et cuisine, le tout transporté à dos de chameau ; donner des dîners européens où rien ne manque, ni les ragoûts, ni les primeurs, grâce aux boites de conserves qui, il faut l’avouer, sont souvent de grande ressource.

— Hélas ! lui dis-je, je suis devenu tout à fait un Bédaouï (Arabe nomade) ; je mange très-bien du dourah cuit sur une plaque de tôle, des dattes fricassées dans le beurre, de la pâte d’abricot, des sauterelles fumées… ; et je sais un moyen d’obtenir une poule bouillie dans le désert, sans même se donner le soin de la plumer.

— J’ignorais ce raffinement, dit madame Bonhomme.

— Voici, répondis-je, la recette qui m’a été donnée par un renégat très-industrieux, lequel l’a vu pratiquer dans l’Hedjaz. On prend une poule…

— Il faut une poule ? dit madame Bonhomme.

— Absolument comme un lièvre pour le civet.

— Et ensuite ?

— Ensuite on allume du feu entre deux pierres ; on se procure de l’eau…

— Voilà déjà bien des choses !

— La nature les fournit. On n’aurait même que de l’eau de mer, ce serait la même chose, et cela épargnerait le sel.

— Et dans quoi mettrez-vous la poule ?

— Ah ! Voilà le plus ingénieux. Nous versons de l’eau dans le sable fin du désert…, autre ingrédient donné par la nature. Cela produit une argile fine et propre, extrêmement utile à la préparation.

— Vous mangeriez une poule bouillie dans du sable ?

— Je réclame une dernière minute d’attention. Nous formons une boule épaisse de cette argile en ayant soin d’y insérer cette même volaille ou toute autre.

— Ceci devient intéressant.

— Nous mettons la boule de terre sur le feu, et nous la retournons de temps en temps. Quand la croûte s’est suffisamment durcie et a pris partout une bonne couleur, il faut la retirer du feu : la volaille est cuite.

— Et c’est tout ?

— Pas encore : on casse la boule passée à l’état de terre cuite, et les plumes de l’oiseau, prises dans l’argile, se détachent à mesure qu’on le débarrasse des fragments de cette marmite improvisée.

— Mais c’est un régal de sauvage !

— Non, c’est de la poule à l’étuvée simplement.

Madame Bonhomme vit bien qu’il n’y avait rien à faire avec un voyageur si consommé ; elle remit en place toutes les cuisines de fer-blanc et les tentes, coussins ou lits de caoutchouc estampillés de l’improved patent anglaise.

— Cependant, lui dis-je, je voudrais bien trouver chez vous quelque chose qui me soit utile.

— Tenez, dit madame Bonhomme, je suis sûre que vous avez oublié d’acheter un drapeau. Il vous faut un drapeau.

— Mais je ne pars pas pour la guerre !

— Vous allez descendre le Nil… Vous avez besoin d’un pavillon tricolore à l’arrière de votre barque, pour vous faire respecter des fellahs.

Et elle me montrait, le long des murs du magasin, une série de pavillons de toutes les marines.

Je tirais déjà vers moi la hampe à pointe dorée d’où se déroulaient nos couleurs, lorsque madame Bonhomme m’arrêta le bras.

— Vous pouvez choisir ; on n’est pas obligé d’indiquer sa nation. Tous ces messieurs prennent ordinairement un pavillon anglais ; de cette manière, on a plus de sécurité.

— Oh ! madame, lui dis-je, je ne suis pas de ces messieurs-là.

— Je l’avais bien pensé, me dit-elle avec un sourire.

J’aime à croire que ce ne seraient pas des gens du monde de Paris qui promèneraient les couleurs anglaises sur ce vieux Nil, où s’est reflété le drapeau de la République. Les légitimistes en pèlerinage vers Jérusalem choisissent, il est vrai, le pavillon de Sardaigne. Cela, par exemple, n’a pas d’inconvénient.