Voyage en Orient (Nerval)/Histoire du calife Hakem/III

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 352-358).


III — LA DAME DU ROYAUME


À son entrée dans la maison, Yousouf prit à part le chef de l’okel et le pria d’excuser son ami de la conduite qu’il avait tenue quelques jours auparavant.

— Chacun, dit-il, a son idée fixe dans l’ivresse ; la sienne alors est d’être dieu !

Cette explication fut transmise aux habitués, qui s’en montrèrent satisfaits.

Les deux amis s’assirent au même endroit que la veille ; le négrillon leur apporta la boîte qui contenait la pâte enivrante, et ils en prirent chacun une dose qui ne tarda pas à produire son effet ; mais le calife, au lieu de s’abandonner aux fantaisies de l’hallucination et de se répandre en conversations extravagantes, se leva, comme poussé par le bras de fer d’une idée fixe ; une résolution immuable était sur ses grands traits fermement sculptés, et, d’un ton de voix d’une autorité irrésistible, il dit à Yousouf :

— Frère, il faut prendre la cange et me conduire à l’endroit où tu m’as déposé hier à l’île de Roddah, près des terrasses du jardin.

À cet ordre inopiné, Yousouf sentit errer sur ses lèvres quelques représentations qu’il lui fut impossible de formuler, bien qu’il lui parût bizarre de quitter l’okel précisément lorsque les béatitudes du hachich réclamaient le repos et les divans pour se développer à leur aise ; mais une telle puissance de volonté éclatait dans les yeux du calife, que le jeune homme descendit silencieusement à sa cange. Hakem s’assit à l’extrémité, près de la proue, et Yousouf se courba sur les rames. Le calife, qui, pendant ce court trajet, avait donné des signes de la plus violente exaltation, sauta à terre sans attendre que la barque se fût rangée au bord, et congédia son ami d’un geste royal et majestueux. Yousouf retourna à l’okel, et le prince prit le chemin du palais.

Il rentra par une poterne dont il toucha le ressort secret, et se trouva bientôt, après avoir franchi quelques corridors obscurs, au milieu de ses appartements, où son apparition surprit ses gens, habitués à ne le voir revenir qu’aux premières lueurs du jour. Sa physionomie illuminée de rayons, sa démarche à la fois incertaine et roide, ses gestes étranges, inspirèrent une vague terreur aux eunuques ; ils imaginaient qu’il allait se passer au palais quelque chose d’extraordinaire, et, se tenant debout contre les murailles, la tête basse et les bras croisés, ils attendirent l’événement dans une respectueuse anxiété. On savait les justices d’Hakem promptes, terribles et sans motif apparent. Chacun tremblait, car nul ne se sentait pur.

Hakem cependant ne fit tomber aucune tête. Une pensée plus grave l’occupait tout entier ; négligeant ces petits détails de police, il se dirigea vers l’appartement de sa sœur, la princesse Sétalmule, action contraire à toutes les idées musulmanes, et, soulevant la portière, il pénétra dans la première salle, au grand effroi des eunuques et des femmes de la princesse, qui se voilèrent précipitamment le visage.

Sétalmule (ce nom veut dire la dame du royaume, sitt’ al mulk) était assise au fond d’une pièce retirée, sur une pile de carreaux qui garnissaient une alcôve pratiquée dans l’épaisseur de la muraille ; l’intérieur de cette salle éblouissait par sa magnificence. La voûte, travaillée en petits dômes, offrait l’apparence d’un gâteau de miel ou d’une grotte à stalactites par la complication ingénieuse et savante de ses ornements, où le rouge, le vert, l’azur et l’or mêlaient leurs teintes éclatantes. Des mosaïques de verre revêtaient les murs à hauteur d’homme de leurs plaques splendides ; des arcades évidées en cœur retombaient avec grâce sur les chapiteaux évasés en forme de turban que supportaient des colonnettes de marbre. Le long des corniches, sur les jambages des portes, sur les cadres des fenêtres couraient des inscriptions, en écriture karmatique dont les caractères élégants se mêlaient à des fleurs, à des feuillages et à des enroulements d’arabesques. Au milieu de la salle, une fontaine d’albâtre recevait dans sa vasque sculptée un jet d’eau dont la fusée de cristal montait jusqu’à la voûte et retombait en pluie fine avec un grésillement argentin.

À la rumeur causée par l’entrée de Hakem, Sétalmule, inquiète, se leva et fit quelques pas vers la porte. Sa taille majestueuse parut ainsi avec tous ses avantages, car la sœur du calife était la plus belle princesse du monde : des sourcils d’un noir velouté surmontaient, de leurs arcs d’une régularité parfaite, des yeux qui faisaient baisser le regard comme si l’on eût contemplé le soleil ; son nez fin et d’une courbe légèrement aquiline indiquait la royauté de sa race, et, dans sa pâleur dorée, relevée aux joues de deux petits nuages de fard, sa bouche d’une pourpre éblouissante éclatait comme une grenade pleine de perles.

Le costume de Sétalmule était d’une richesse inouïe : une corne de métal, recouverte de diamants soutenait son voile de gaze mouchetée de paillons ; sa robe, mi-partie de velours vert et de velours incarnadin, disparaissait presque sous les inextricables ramages des broderies. Il se formait aux manches, aux coudes, à la poitrine, des foyers de lumière d’un éclat prodigieux, où l’or et l’argent croisaient leurs étincelles ; la ceinture, formée de plaques d’or travaillé à jour et constellée d’énormes boutons de rubis, glissait par son poids autour d’une taille souple et majestueuse, et s’arrêtait retenue par l’opulent contour des hanches. Ainsi vêtue, Sétalmule faisait l’effet, d’une de ces reines des empires disparus, qui avaient des dieux pour ancêtres.

La portière s’ouvrit violemment, et Hakem parut sur le seuil. À la vue de son frère, Sétalmule ne put retenir un cri de surprise qui ne s’adressait pas tant à l’action insolite qu’à l’aspect étrange du calife. En effet, Hakem semblait n’être pas animé par la vie terrestre. Son teint pâle reflétait la lumière d’un autre monde. C’était bien la forme du calife, mais éclairée d’un autre esprit et d’une autre âme. Ses gestes étaient des gestes de fantôme, et il avait l’air de son propre spectre. Il s’élança vers Sétalmule plutôt porté par la volonté que par des mouvements humains, et, quand il fut près d’elle, il l’enveloppa d’un regard si profond, si pénétrant, si intense, si chargé de pensées, que la princesse frissonna et croisa ses bras sur son sein, comme si une main invisible eût déchiré ses vêtements.

Sétalmule, dit Hakem, j’ai pensé longtemps à te donner un mari ; mais aucun homme n’est digne de toi. Ton sang divin ne doit pas souffrir de mélange. Il faut transmettre intact à l’avenir le trésor que nous avons reçu du passé. C’est moi, Hakem, le calife, le seigneur du ciel et de la terre, qui serai ton époux : les noces se feront dans trois jours. Telle est ma volonté sacrée.

La princesse éprouva, à cette déclaration imprévue, un tel saisissement, que sa réponse s’arrêta à ses lèvres ; Hakem avait parlé avec une telle autorité, une domination si fascinatrice, que Sétalmule sentit que toute objection était impossible. Sans attendre la réponse de sa sœur, Hakem rétrograda jusqu’à la porte ; puis il regagna sa chambre, et, vaincu par le hachich, dont l’effet était arrivé à son plus haut degré, il se laissa tomber sur les coussins comme une masse et s’endormit.

Aussitôt après le départ de son frère, Sétalmule manda près d’elle le grand vizir Argévan, et lui raconta tout ce qui venait de se passer. Argévan avait été le régent de l’empire pendant la première jeunesse de Hakem, proclamé calife à onze ans ; un pouvoir sans contrôle était resté dans ses mains, et la puissance de l’habitude le maintenait dans les attributions du véritable souverain, dont Hakem avait seulement les honneurs.

Ce qui se passa dans l’esprit d’Argévan, après le récit que lui fit Sétalmule de la visite nocturne du calife, ne peut humainement se décrire ; mais qui aurait pu sonder les secrets de cette âme profonde ? Est-ce l’étude et la méditation qui avaient amaigri ses joues et assombri son regard austère ? Est-ce la résolution et la volonté qui avaient tracé sur les lignes de son front la forme sinistre du tau, signe des destinées fatales ? La pâleur d’un masque immobile, qui ne se plissait par moments qu’entre les deux sourcils, annonçait-elle seulement qu’il était issu des plaines brûlées du Maghreb ? Le respect qu’il inspirait à la population du Caire, l’influence qu’il avait prise sur les riches et les puissants, étaient-ils la reconnaissance de la sagesse et de la justice apportées à l’administration de l’État ?

Toujours est-il que Sétalmule, élevée par lui, le respectait à l’égal de son père, le précédent calife. Argévan partagea l’indignation de la sultane et dit seulement :

— Hélas ! quel malheur pour l’empire ! Le prince des croyants a vu sa raison obscurcie… Après la famine, c’est un autre fléau dont le ciel nous frappe. Il faut ordonner des prières publiques ; notre seigneur est devenu fou !

— Dieu nous en préserve ! s’écria Sétalmule.

— Au réveil du prince des croyants, ajouta le vizir, j’espère que cet égarement se sera dissipé, et qu’il pourra, comme à l’ordinaire, présider le grand conseil.

Argévan attendait au point du jour le réveil du calife. Celui-ci n’appela ses esclaves que très-tard, et on lui annonça que déjà la salle du divan était remplie de docteurs, de gens de loi et de cadis. Lorsque Hakem entra dans la salle, tout le monde se prosterna selon la coutume, et le vizir, en se relevant, interrogea d’un regard curieux le visage pensif du maître.

Ce mouvement n’échappa point au calife. Une sorte d’ironie glaciale lui sembla empreinte dans les traits de son ministre. Depuis quelque temps déjà, le prince regrettait l’autorité trop grande qu’il avait laissé prendre à des inférieurs, et, en voulant agir par lui-même, il s’étonnait de rencontrer toujours des résistances parmi les ulémas, cachefs et moudhirs, tous dévoués à Argévan. C’était pour échapper à cette tutelle, et afin de juger les choses par lui-même, qu’il s’était précédemment résolu à des déguisements et à des promenades nocturnes.

Le calife, voyant qu’on ne s’occupait que des affaires courantes, arrêta la discussion, et dit d’une voix éclatante :

— Parlons un peu de la famine ; je me suis promis aujourd’hui de faire trancher la tête à tous les boulangers.

Un vieillard se leva du banc des ulémas, et dit :

— Prince des croyants, n’as-tu pas fait grâce à l’un d’eux hier dans la nuit ?

Le son de cette voix n’était pas inconnu au calife, qui répondit :

— Cela est vrai ; mais j’ai fait grâce à condition que le pain serait vendu à raison de dix ocques pour un sequin.

— Songe, dit le vieillard, que ces malheureux payent la farine dix sequins l’ardeb. Punis plutôt ceux qui la leur vendent à ce prix.

— Quels sont ceux-là ?

— Les moultezims, les cachefs, les moudhirs et les ulémas eux-mêmes, qui en possèdent des amas dans leurs maisons.

Un frémissement courut parmi les membres du conseil et les assistants, qui étaient les principaux habitants du Caire.

Le calife pencha la tête dans ses mains et réfléchit quelques instants. Argévan, irrité, voulut répondre à ce que venait de dire le vieil uléma, mais la voix tonnante de Hakem retentit dans l’assemblée.

— Ce soir, dit-il, au moment de la prière, je sortirai de mon palais de Roddah, je traverserai le bras du Nil dans ma cange, et, sur le rivage, le chef du guet m’attendra avec son bourreau ; je suivrai la rive gauche du calisch (canal), j’entrerai au Caire par la porte Bab-el-Tahla, pour me rendre à la mosquée de Raschida. À chaque maison de moultezim, de cachef ou d’uléma que je rencontrerai, je demanderai s’il y a du blé, et, dans toute maison où il n’y en aura pas, je ferai pendre ou décapiter le propriétaire.

Le vizir Argévan n’osa pas élever la voix dans le conseil après ces paroles du calife ; mais, le voyant rentrer dans ses appartements, il se précipita sur ses pas, et lui dit :

— Vous ne ferez pas cela, seigneur !

— Retire-toi, lui dit Hakem avec colère. Te souviens-tu que, lorsque j’étais enfant, tu m’appelais par plaisanterie le Lézard ?… Eh bien, maintenant le lézard est devenu le dragon.