Voyage en Orient (Nerval)/De Paris à Cythère/IX

Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval III. Voyage en Orient, IIp. 398-417).
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ix — SUITE DU JOURNAL


Voilà ma vie : tous les matins, je me lève, j’échange quelques salutations avec des Italiens qui demeurent à l’Aigle noir, ainsi que moi ; j’allume un cigare et je descends la longue rue du faubourg de Léopoldstadt. Aux encoignures donnant sur le quai de la Vienne, petite rivière qui nous sépare de la ville centrale, il y a deux cafés, où se rencontrent toujours de grands essaims d’israélites au nez pointu, selon l’expression d’Henri Heine, lesquels tiennent là une sorte de bourse, les uns en plein air, les autres, les plus riches, dans les salles du café. C’est là que l’on voit encore de merveilleuses barbes, de longues lévites de soie noire, plus ou moins graisseuses, et que l’on entend un bourdonnement continuel qui justifie l’expression du poëte. Ce sont, en effet, des essaims, mêlés d’abeilles et de frelons.

Il est bon, le matin, de prendre un petit verre de kirchenwasser dans l’un de ces cafés ; ensuite on peut se hasarder sur le pont Rouge, qui communique à la Rothenthor, porte fortifiée de la ville. Arrêtons-nous cependant sur le glacis pour lire au coin du mur les affiches des théâtres. Il y en a presque autant qu’à Paris. Le Burg-Theater, qui est la Comédie-Française de l’endroit, annonce quelques pièces de Gœthe ou de Schiller, le Corneille et le Racine du théâtre classique allemand ; ensuite arrive le Kœrtner-thor-Theater, ou théâtre de la Porte-de-Carinthie, qui donne soit du Meyerbeer, soit du Bellini ou du Donizetti ; après, nous avons le théâtre an der Wien (de la Vienne), qui joue des mélodrames et des vaudevilles généralement traduits du français ; puis les théâtres de Josephstadt, de Léopoldstadt, etc., sans compter une foule de cafés-spectacles, dont je t’ai parlé précédemment.

Une fois décidé sur l’emploi de ma soirée, je traverse la porte Rouge au-dessous du rempart, et je me dirige à gauche vers un certain gasthoff, où les vins de Hongrie sont d’assez bonne qualité. Le tokaïer-wein (tokay) s’y vend à raison de six kreutzers la choppe, et sert à arroser quelques côtelettes de mouton ou de porc frais, dont on relève le goût avec un quartier de citron.

Il y a ici une manière de payer charmante ; on n’a pas de bourse ; on ne connaît l’argent que sous la forme des petits kreutzers de billon, qui valent environ dix-sept sous de France. Ceci ne sert que d’appoint ; autrement, l’on paye en billets. De jolis assignats, gradués depuis un franc jusqu’aux sommes les plus folles, garnissent votre portefeuille et sont ornés de gravures en taille-douce d’une perfection étonnante. Un délicieux profil de femme, intitule Austria (l’Autriche), vous inspire le regret le plus vif de vous séparer de ces images, et le désir plus grand d’en acquérir de nouvelles. Il importe de remarquer que ces billets sont de deux sortes, soit en monnaie de convention, qui ne représente que la moitié de la valeur, soit en monnaie réelle, qui se maintient plus ou moins, selon les circonstances politiques.

Je ne sais si tous ces détails t’intéressent, mais ils me sont précieux pour le moment, d’autant plus que le nombre des images que je possède diminue de jour en jour. Ne nous arrêtons pas à ce détail et allons prendre notre café au centre de la ville, près de la brillante place du Graben, dont le nom funèbre (tombeau) ne répond guère à toutes ces splendeurs.

Généralement, après mon déjeuner, je suis la Rothenthurmstrasse, rue commerçante, animée par le voisinage des marchés, jusqu’à ce que je me trouve sur la place de l’église Saint-Étienne, la célèbre cathédrale viennoise, dont la flèche est la plus haute de l’Europe. La pointe en est légèrement inclinée, ayant été frappée jadis par un boulet de canon parti de l’armée française. Le toit de l’édifice présente une mosaïque brillante de tuiles vernies, qui reflète au loin les rayons du soleil. La pierre brune de cette église étale des raffinements inouïs d’architecture féodale. En laissant à gauche cet illustre monument, on arrive au coin de deux rues dont l’une conduit vers la porte de Carinthie, l’autre vers le Mahl-Markt, et la troisième vers le Graben. À l’angle des deux premières se trouve une sorte de pilier dont la destination est fort bizarre. On l’appelle le Stock-im-Eisen. C’est simplement un tronc d’arbre qui, dit-on, faisait autrefois partie de la forêt sur l’emplacement de laquelle Vienne a été bâtie. On a conservé religieusement cette souche vénérable incrustée dans la devanture d’un bijoutier. Chaque compagnon des corps de métier qui arrive à Vienne doit planter un clou dans l’arbre. Depuis bien des années, il est impossible d’en faire entrer un seul de plus, et des paris s’établissent à ce sujet avec les arrivants. Heureux peuple qui s’amuse encore de telles facéties !… Je me demande quelquefois si jamais il y aura une révolution à Vienne. Les pavés de granit, admirablement taillés, sont pour ainsi dire soudés avec du bitume et engrenés l’un dans l’autre, de sorte qu’il semble impossible de les déplacer pour faire des barricades. Chaque pavé coûte au gouvernement un zwanzig. Parviendra-t-on par de tels sacrifices à éviter une révolution ?

Nous voici sur le Graben ; c’est la place centrale et brillante de Vienne ; elle présente un carré oblong, ce qui est la forme de toutes les places de la ville. Les maisons sont du xviiie siècle ; la rocaille fleurit dans tous les ornements. Au milieu se trouve une colonne monumentale ressemblant à un bilboquet. La boule est formé de nuages sculptés qui supportent des anges dorés. La colonne elle-même semble torse, comme celles de l’ordre salomonique, le tout est chargé de festons, de rubans et d’attributs. Représente-toi maintenant tous les élégants magasins des plus riches quartiers de Paris, et la comparaison en sera d’autant plus juste que la plupart des boutiques sont occupées par des marchands de modes et de nouveautés qui font partie de ce qu’on appelle ici la colonie française. Il y a au milieu de la place un magasin dédié à l’archiduchesse Sophie, laquelle a dû être une bien belle femme, s’il faut s’en rapporter à l’enseigne peinte à la porte.

Il ne me reste plus qu’une petite rue à suivre pour arriver au principal café du Kohlmarkt, dans lequel ton ami s’adonne aux jouissances de ce qu’on appelle un mélange, et qui n’est autre chose que du café au lait servi dans un verre à patte, en lisant ceux des journaux français que la censure permet de recevoir.

11 janvier. — Je me vois forcé d’interrompre la narration des plaisirs de ma journée pour t’informer d’une aventure beaucoup moins gracieuse que les autres, qui est venue interrompre ma sérénité.

Il est bon que tu saches qu’il est fort difficile à un étranger de prolonger son séjour au delà de quelques semaines dans la capitale de l’Autriche. On n’y resterait pas même vingt-quatre heures, si l’on n’avait soin de se faire recommander par un banquier, qui répond personnellement des dettes que vous pourriez faire. Ensuite arrive la question politique. Dès les premiers jours, j’avais cru m’apercevoir que j’étais suivi dans toutes mes démarches… Tu sais avec quelle rapidité et quelle fureur d’investigation je parcours les rues d’une ville étrangère, de sorte que le métier des espions n’a pas dû être facile à mon endroit.

Enfin, j’ai fini par remarquer un particulier d’un blond fadasse, qui paraissait suivre assidûment les mêmes rues que moi. Je prends ma résolution ; je traverse un passage, puis je m’arrête tout à coup, et je me trouve, en me retournant, nez à nez avec le monsieur qui me servait d’ombre. Il était fort essoufflé.

— Il est inutile, lui dis-je, de vous fatiguer autant. J’ai l’habitude de marcher très-vite, mais je puis régler mon pas sur le vôtre et jouir ainsi de votre conversation.

Ce pauvre homme paraissait très-embarrassé ; je l’ai mis à son aise, en lui disant que je savais à quelles précautions la police de Vienne était obligée vis-à-vis des étrangers, et particulièrement des Français.

— Demain, ajoutai-je, j’irai voir votre directeur et le rassurer sur mes intentions.

L’estafier ne répondit pas grand’chose et s’esquiva en feignant de ne point trop comprendre mon mauvais allemand.

Pour t’édifier sur ma tranquillité dans cette affaire, je te dirai qu’un journaliste de mes amis m’avait donné une excellente lettre de recommandation pour un des chefs de la police viennoise. Je m’étais promis de n’en profiter que dans une occasion grave. Le lendemain donc, je me dirigeai vers la Politzey-direction.

J’ai été parfaitement accueilli : le personnage en question, qui s’appelle le baron de S***, est un ancien poëte lyrique, ex-membre du Tugendbund et des sociétés secrètes, qui a passé à la police, en prenant de l’âge, à peu près comme on se range, après les folies de la jeunesse… Beaucoup de poëtes allemands se sont trouvés dans ce cas. À Vienne, du reste, la police a quelque chose de patriarcal qui explique mieux qu’ailleurs ces sortes de transitions.

Nous avons causé littérature, et M. de S***, après s’être assuré de ma position, m’a admis peu à peu dans une sorte d’intimité.

— Savez-vous, m’a-t-il dit, que vos aventures m’amusent infiniment ?

— Quelles aventures ?

— Mais celles que vous racontez si agréablement à votre ami ***, et que vous mettez ici à la poste pour Paris.

— Ah ! vous lisez cela ?

— Oh ! ne vous en inquiétez pas ; rien dans votre correspondance n’est de nature à vous compromettre. Et même le gouvernement fait grand cas de ceux des étrangers qui, loin de fomenter des intrigues, profitent avec ardeur des plaisirs de la bonne ville de Vienne.

Je fus loin de m’étonner de cette confidence ; je savais parfaitement que toutes les lettres passaient par un cabinet noir, non pas seulement en Autriche, mais dans la plupart des pays allemands. Je tournai le tout en plaisanterie ; — si bien que je suis arrivé fort loin dans la confiance du baron de S***, qui me fournira lui-même bien des sujets d’observation. Ne sommes-nous pas aussi, nous autres écrivains, les membres d’une sorte de police morale ?…

Il finit par m’engager à venir, quand je le voudrais, lire les journaux de l’opposition à la police,… attendu que c’était l’endroit le plus libre de l’empire… On pouvait y causer de tout sans danger.

14 janvier. — Hier, le baron de S*** m’a fait mander chez lui, et m’a dit : « Amusez-vous donc à lire cette lettre. » Mon étonnement fut très-grand en reconnaissant qu’elle s’adressait à mon oncle du Périgord, et qu’elle était la copie d’une lettre de mon cousin Henri, le diplomate, qui a quitté Vienne depuis quelques jours.

Voici l’écrit :

« Mon cher oncle,

» Depuis le moment où M. le ministre des affaires étrangères a daigné, sur votre puissante recommandation, m’ouvrir enfin la carrière diplomatique, en m’attachant à l’ambassade de Suède, je puis dire qu’un nouveau jour s’est levé pour moi ! Mon esprit, agrandi par les conseils de votre expérience, demande à se déployer largement dans cette sphère, où vous avez obtenu jadis de si beaux triomphes. Quoique je doive, d’après vos conseils, me borner, quant à présent, à écrire lisiblement les dépêches, notes, mémorandum, conférences, etc., dont la copie me sera confiée, à donner des légalisations et des visas en l’absence du chancelier, à résumer des rapports, et surtout à couper des enveloppes et à former des cachets de cire d’une rondeur satisfaisante, je sens que je ne m’arrêterai pas toujours à ces préliminaires de l’art diplomatique, qui ne sont pas à négliger, sans doute, mais qui recouvrent comme d’un voile les profonds arcanes politiques auxquels je brûle d’être bientôt initié.

 » Et d’abord, puisque vous m’avez permis de vous soumettre mes observations personnelles avec toute la prudence possible, je profite d’un courrier extraordinaire pour vous envoyer cette lettre, qui ne sera point lue à la poste, ainsi que peuvent l’être celles que je vous adresserai par la voie ordinaire dans le courant de mon voyage.

 » Ne vous étonnerez-vous pas, me sachant parti pour la froide Suède, de recevoir ma lettre datée de Vienne, capitale de l’Autriche ? J’en suis moi-même tout surpris encore et ne puis attribuer ce qui m’arrive qu’aux complications nouvelles qui ont surgi tout à coup dans la question d’Orient.

» Il y a justement sept jours, j’allais prendre congé de mes supérieurs afin de partir le soir même pour ma destination ; j’avais choisi la voie de terre, vu la saison avancée, et je comptais d’abord me rendre en droite ligne à Francfort, puis à Hambourg, en me reposant dans chacune de ces deux villes, n’ayant plus ensuite, comme vous le savez, qu’une courte traversée par mer de Hambourg à Stockholm. J’ai étudié cent fois la carte en attendant l’audience du ministre ; mais ce dernier en a décidé autrement. Son Excellence était, ce jour-là, visiblement préoccupée. J’ai été reçu entre deux portes après bien des difficultés. « Ah ! c’est vous, monsieur de N*** ? Votre oncle est toujours en bonne santé, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur le ministre, mais un peu souffrant… c’est-à-dire qu’il se croit malade. — Une belle intelligence, monsieur ! Voilà de ces hommes qu’il nous faudrait encore ; de ceux dont Bonaparte avait dit : C’est une race à créer ! Et il l’a créée. Mais la voilà qui s’éteint comme le reste… » J’allais répondre que j’espérais vous succéder en tout, quand le chef du cabinet est entré : « Pas un courrier ! » a-t-il dit au ministre ; « celui qui arrive d’Espagne est malade ; les autres sont partis, ou ne sont pas arrivés. Les routes sont si mauvaises ! — Eh bien, » dit le ministre, « nous avons là M. de N*** ; donnez-lui vos lettres ; il faut bien qu’un attaché serve à quelque chose. — Pouvez-vous partir aujourd’hui ? » me dit le secrétaire. « Je comptais partir justement ce soir. — Quelle route prenez-vous ? — Par Trèves et par Francfort. — Eh bien, vous irez porter ce paquet à Vienne. Cela vous détournera un peu, » a dit le ministre avec bonté ; « mais vous étudierez l’Allemagne en passant, c’est utile… Vous avez une chaise de poste ? — Oui, monsieur le ministre. — Il vous faut six jours. — Six jours et demi peut-être, à cause des inondations, a observé le secrétaire. — Enfin, c’est aujourd’hui jeudi, M. de N*** arrivera jeudi prochain. » Telles furent les dernières paroles du ministre, et je partis le même soir.

 » Vous jugez de ma joie, mon cher oncle, en me voyant chargé d’un message d’État ! Et quel bon conseil vous m’aviez donné d’acheter cette chaise de poste, que ma tante a trouvée si chère ! « Un attaché sans chaise de poste, » m’avez-vous dit, « c’est un… (je crois que vous avez employé cette comparaison) c’est un colimaçon sans coquille. » L’image me semble fort juste, à part la rapidité, qui n’est nullement dévolue à l’animal cité par vous.

 » J’aime à plaisanter, j’ai même fait bien des folies de jeunesse ; mais je songe sérieusement à ma carrière, je me préoccupe de mon avenir, suivant en cela vos bons avis ; tous les jeunes gens ne pensent pas de même, malheureusement. Qui croyez-vous que je rencontre à Munich à la table d’hôte de l’hôtel d’Angleterre ?… Je m’entends appeler d’un bout à l’autre de la table, je me détourne, je crois me tromper… Point du tout : c’était mon cousin Fritz, parti de Paris huit jours avant moi, et parti pour aller vous voir dans votre terre du Périgord.

 » Vous comprenez, mon oncle, que l’idée n’était pas venue de lui, mais de son père, lequel imagine toujours que je vous fais la cour aux dépens de mon cousin. Dieu merci, vous savez si j’en ai dit jamais le moindre mal. Qu’il ait rejeté toute occupation sensée, ou du moins qu’il se soit livré à mille occupations frivoles ; qu’il ait dissipé tout le bien de sa mère, et le tiers de notre domaine de M*** ; qu’il ait promené par le monde ses goûts d’artiste, ses prétentions d’esprit, ses amourettes folles, et ses mille caprices qui choquent toutes les idées reçues, vous savez, mon oncle, que je m’en préoccupe fort peu. Cependant, j’avouerai qu’il ne m’est jamais agréable de me rencontrer avec un pareil étourdi dans les hautes sociétés où m’appelle ma position.

 » Ce n’est point encore là le cas, nous ne sommes encore qu’à une table d’hôte de Munich. Je ne sais pourquoi, d’ailleurs, je ne m’étais point fait servir dans mon appartement, ce qui m’aurait épargné cette rencontre. Chaque fois qu’on n’agit pas en homme très comme il faut, on peut être sûr d’avoir à s’en repentir ; C’est un de vos principes que je n’oublierai plus. Enfin, voilà la conversation qui s’établit de loin entre nous deux ; vous pensez bien que je ne répondais que par monosyllabes. La table n’était garnie que d’Anglais et d’Allemands, mais on nous comprenait très-bien. Il me plaisante avec l’esprit que vous lui connaissez sur ma nouvelle position diplomatique, me demande si j’apporte la guerre ou la paix, et autres folies. Je lui fais signe qu’il n’est pas prudent de parler ainsi ; et, en effet, j’ai appris ensuite qu’il y avait à cette même table un espion prussien et un espion anglais ; moi-même, je passais pour un espion français, malgré mon titre d’attaché. Les Allemands ignorent ou ne veulent pas croire que notre gouvernement n’use pas de pareils moyens et que nous n’employons jamais qu’une politique loyale ou constitutionnelle.

 » J’ai fini par me lever, je l’ai pris à part, et je lui ai fait comprendre tout ce que sa conduite avait d’indiscret à mon égard. « Nous ne sommes plus de jeunes fous, » lui ai-je dit ; « la confiance du gouvernement m’a créé un titre et des devoirs nouveaux. La chaise de poste qui me transporte à Vienne est peut-être chargée des destinées d’un grand pays… — Tu es en chaise de poste ? » m’a dit aussitôt mon cousin. Je ne voyage pas autrement. — C’est fort commode, en effet, quand on n’aime pas aller à pied. Moi, je voyage à pied quand le pays est beau. — Bien du plaisir. — Par exemple, ce pays-ci est fort triste : des campagnes plates, sablonneuses, et des forêts de sapins pour varier ; des rivières sans eau, des villes sans pierres, des tavernes sans vin, des femmes… » Je me hâtai de lui couper la parole, car il m’aurait compromis davantage encore. « Il faut que je reparte, » lui dis-je ; « je ne me suis arrêté à Munich que pour dîner. — C’est-à-dire pour souper, car on dîne ici à une heure, et il en est huit. — Adieu donc. — Tu ne restes pas pour voir la vieille madame Schrœder-Devrient dans Médée ? — J’ai des devoirs plus pressants. — Je suis capable de faire une folie… — Je le crois. — Voici ma position. J’étais parti de Paris pour aller voir notre oncle ; j’ai pris par la Bourgogne, afin d’éviter la monotonie de nos routes du centre. J’ai fait un coude pour voir le Jura, puis pour voir Constance, la ville des conciles (les décorations de l’Opéra sont tout à fait inexactes, et elles ont bien raison) ; ce qu’il y a de plus beau à Constance, c’est le bateau à vapeur qui vous en éloigne, et qui vous fait toucher en six heures à cinq nations différentes. Je ne voulais que poser le pied en Bavière ; mais, à Lindau, l’on m’a dit des merveilles de Munich. Je viens de parcourir la ville en un jour, et j’en ai assez ; tu as une place vide dans ta chaise de poste, tu vas à Vienne, je t’y accompagne. Je suis fort curieux de voir cette capitale. »

» Je crus l’arrêter en lui demandant s’il avait des lettres de crédit ; il me montra une circulaire de l’un des Rothschild, qui le recommandait à tous ses correspondants. Je ne sais trop ce que vaut ce papier, qui me paraît être une simple lettre de politesse ; mais, à Vienne, on en jugera. J’ai appris de bonne source que l’on n’y garderait pas vingt-quatre heures un étranger dont le portefeuille ne serait pas bien et valablement garni.

» Après tout, sa conversation m’a distrait pendant la route, qui n’était pas fort commode, surtout dans le pays de Salzbourg, l’un des endroits les plus sauvages de la terre. À Vienne, il est descendu dans une auberge de faubourg, voulant, dit-il, garder le plus strict incognito. J’en suis charmé, et je désire le rencontrer le moins possible. Il vous écrira sans doute pour s’excuser d’avoir pris la route de Vienne au lieu de celle du Périgord. Il est vrai que, la terre étant ronde, rien ne l’empêchera de vous aller rendre ses devoirs dans le courant de l’an prochain. »

Voilà la lettre de l’enfant… Qu’en dis-tu ? C’est ainsi que l’on est servi par ses parents.

M. de S*** m’a recommandé le plus grand secret sur sa communication amicale ; mais ne trouves tu pas que la police paternelle de Vienne est bonne à quelque chose… au moins quand on a des amis !

Vienne me fait entièrement l’effet de Paris au xviiie siècle, en 1770, par exemple ; et, moi-même, je me regarde comme un poëte étranger, égaré dans cette société mi-partie d’aristocratie brillante et de populaire en apparence insoucieux. Ce qui manque à la classe inférieure viennoise pour représenter l’ancien peuple de Paris, c’est l’unité de race. Les Slaves, les Magyares, les Tyroliens, Illyriens et autres sont trop préoccupés de leurs nationalités diverses, et n’ont pas même le moyen de s’entendre ensemble, dans le cas où leurs principes se rapprocheraient. De plus, la prévoyante et ingénieuse police impériale ne laisse pas séjourner dans la ville un seul ouvrier sans travail. Tous les métiers sont organisés en corporations ; le compagnon qui vient de la province est soumis à peu près aux mêmes règles que le voyageur étranger. Il faut qu’il se fasse recommander par un patron ou par un habitant notable de la ville qui réponde de sa conduite ou des dettes qu’il pourrait faire. S’il ne peut pas offrir cette garantie, on lui permet un séjour de vingt-quatre heures pour voir les monuments et les curiosités, puis on lui signe son livret pour toute autre ville qu’il lui plaît d’indiquer et où les mêmes difficultés l’attendent. En cas de résistance, il est reconduit à son lieu de naissance, dont la municipalité devient solidaire de sa conduite et le fait généralement travailler à la terre, si l’industrie chôme dans les villes.

Tout ce régime est extrêmement despotique, j’en conviens ; mais il faut bien se persuader que l’Autriche est la Chine de l’Europe. J’en ai dépassé la grande muraille… et je regrette seulement qu’elle manque de mandarins lettrés.

Une telle organisation, dominée par l’intelligence, aurait, en effet, moins d’inconvénients : c’est le problème qu’avait voulu résoudre l’empereur philosophe Joseph II, tout empreint d’idées voltairiennes et encyclopédistes. L’administration actuelle suit despotiquement cette tradition, et n’étant, plus guère philosophique, reste simplement chinoise.

En effet, l’idée d’établir une hiérarchie lettrée est peut-être excellente ; mais, dans un pays où la tradition de l’hérédité domine, il est assez commun de penser que le fils d’un lettré en est un lui-même. Il reçoit l’éducation qui convient, fait des vers et des tragédies, comme on apprend à en faire au collége, et succède au génie et à l’emploi de son père, sans exciter la moindre réclamation. S’il est entièrement incapable, il fait faire un livre historique, un volume de vers ou une tragédie héroïque par son précepteur, et le même effet est obtenu.

Ce qui prouve combien la protection accordée aux lettrés par la noblesse autrichienne est intelligente, c’est que j’ai vu les écrivains allemands les plus illustres, méconnus et asservis, traînant dans des emplois infimes une majesté dégradée.

J’avais une lettre de recommandation pour l’un d’eux, dont le nom est plus célèbre peut-être à Paris qu’à Vienne ; j’eus beaucoup de peine à le découvrir dans l’humble coin de bureau ministériel qu’il occupait. Je voulais le prier de me présenter dans quelques salons, où j’aurais voulu n’être introduit que sous les auspices du talent, je fus surpris et affligé de sa réponse.

— Présentez-vous simplement, me dit-il, en qualité d’étranger ; dites aussi que vous êtes parent d’un attaché d’ambassade (mon cousin Henri !), et vous serez parfaitement reçu ; car ici tout le monde est bon, et l’on est heureux d’accueillir les Français, ceux du moins qui ne font aucun ombrage au gouvernement. Quant à nous autres, pauvres poëtes, de quel droit irions-nous briller parmi les princes et les banquiers ?

Je me sentis navré de cet aveu et de l’ironique misanthropie de l’homme célèbre, que cependant le sort avait forcé d’accepter un emploi misérable dans une société qui pourtant sait ce qu’il vaut, et qui n’a accordé à son talent que des lauriers stériles.

La position des artistes n’est pas la même : ils ont l’avantage d’amuser directement les nobles compagnies qui les accueillent avec tous les dehors de la sympathie et de l’admiration. Ils deviennent aisément les familiers et les amis des grands seigneurs, dont l’amour-propre est flatté de leur accorder une ostensible protection. Aussi les invite-t-on à toutes les fêtes. Seulement, il faut qu’ils apportent leur instrument, leur gagne-pain : c’est là le collier. — L’un d’eux, qui affecte des idées socialistes, s’est avisé de déclarer au prince de…, son ami, — et remarque qu’il était aussi l’ami de la princesse, — qu’il voulait paraître comme simple invité, à la première fête qui serait donnée dans le palais, et ne jouerait d’aucun instrument.

— C’est facile, lui dit le prince ; je dirai que vous êtes malade.

— Non, je tiens à ne pas paraître malade.

— Eh bien, mon ami, j’en parlerai à mes amis.

Le résultat est que l’artiste n’a pas reçu d’invitation. Il est parti, furieux, pour la Hongrie, où des ovations magnifiques le vengent déjà de la sotte étiquette des salons de Vienne.

18 janvier. — Parlons un peu encore des plaisirs du peuple viennois ; c’est plus gai. Le carnaval approche, et je fréquente beaucoup les bals du Sperl et de la Birn plus amusants que d’autres, et qui s’adressent spécialement à la classe bourgeoise. Ce sont de vastes établissements splendidement décorés. Les femmes sont mieux mises, c’est-à-dire d’une mise plus parisienne, que celles de la classe inférieure ; c’est ce qui représenterait ici la classe des grisettes. La valse est aussi énergique, aussi folle que dans les tavernes, et le nuage de tabac qu’elle agite n’est guère moins épais.

Au Sperl aussi, l’on dîne ou l’on soupe toujours au milieu des danses et de la musique, et le galop serpente autour des tables sans inquiéter les dîneurs. Le premier aspect du Sperl m’a rappelé un peu celui des musicos de Hollande ; j’aime à croire, toutefois, que les danseuses appartiennent en général à une condition plus respectable que celles dont les aïeules ont fourni tant de modèles à Rubens.

Ces dernières, par exemple, ne seraient point souffertes par le gouvernement paternel de l’Autriche. Les étrangers présomptueux assurent que ce système est loin d’avoir amélioré les mœurs, et chacun d’eux, pour peu qu’il ait passé seulement un hiver à Vienne, vous énumérera tout au moins les deux cent et trente conquêtes qui forment le contingent de l’Allemagne sur la liste de don Juan. Mais ce sont des exagérations auxquelles a pu donner lieu la facilité des Viennoises à entrer en conversation avec les cavaliers qui se placent près d’elles, dans les spectacles ou dans les bals. Si l’on te dit aussi que les grandes dames sont toujours un peu du xviiie siècle dans ce pays, où le xixe siècle n’a pas encore commencé, ne crois pas tous les récits de nos modernes Casanovas ; mais songe aussi que le nombre des femmes belles est si grand dans toute l’Autriche, que la plupart deviennent moins fières en raison de ce qu’elles sont moins appréciées.

La beauté des femmes est encore une chose qui saisit l’étranger d’étonnement en passant à Lintz, la première ville d’Autriche du côté de la Bavière. J’arrivai un dimanche, et je vis les femmes de la campagne qui se rendaient aux églises ; elles portaient presque toutes le costume national : des jupons de couleur éclatante, des corsets brodés, des colliers et de grands bonnets de drap d’or, à ravir un directeur de théâtre. Ces femmes étaient en général d’une éclatante beauté ; les livres de voyages ne manquent pas d’en prévenir les voyageurs, et, en cela du moins, leur indication est parfaitement juste. Je passai la journée à parcourir les places et les rues sans me lasser de cette admiration. Toutefois, à Lintz, le type des physionomies est toujours à peu près le même : ce sont de grandes femmes à la figure régulière et douce, à l’œil beau, blondes et blanches, avec une délicatesse de teint qui est le même chez les paysannes et chez les personnes de la ville. À la longue, on se fatiguerait de cette uniformité de figures, qui explique leur beauté, comme la pureté du sang et l’excellence du climat font comprendre les belles races parmi les animaux.

À Vienne, au contraire, les figures sont très-variées, bien qu’il soit possible encore de les classer en un petit nombre de types analogues. En général, blondes et brunes ont toutes la peau extrêmement blanche et délicate, la taille parfaite et les bras superbes. On pourrait dire que la classe moyenne est moins favorisée ; mais les beautés de l’aristocratie, que l’on voit toutes réunies dans les grandes soirées et dans les concerts, et celles de la classe inférieure, qui ne manquent guère les réunions du Sperl et du Volksgarten, luttent, à chance égale, de beauté, de fraîcheur, et même souvent d’élégance et de grâce.

Ce sont là d’heureux pays, surtout lorsque l’on pense aux tristes créatures qui peuplent nos villes et nos campagnes ; c’est le signe à la fois du bien-être de la population inférieure et du facile travail qui suffit à le lui procurer. Sans prétendre faire ici le panégyrique du gouvernement de l’Autriche, je puis t’assurer que c’est le plus favorable de tous au bonheur du peuple, ainsi que des classes élevées ; quant à la bourgeoisie, nous savons déjà qu’il n’y a qu’elle qui gagne aux révolutions.

Je regrette de ne pouvoir te parler encore que des plaisirs d’hiver de la population viennoise. Le Prater, que je n’ai vu que lorsqu’il était dépouillé de sa verdure, n’avait pas perdu pourtant toutes ses beautés ; les jours de neige surtout, il présente un coup d’œil charmant, et la foule venait de nouveau envahir ses nombreux cafés, ses casinos et ses pavillons élégants, trahis tout d’abord par la nudité de leurs bocages. Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent en îles les bois et les prairies. À gauche commence le chemin de Vienne à Brunn. À un quart de lieue plus loin coule le Danube (car Vienne n’est pas plus sur le Danube que Strasbourg sur le Rhin). Tels sont les Champs-Élysées de cette capitale. Son plus grand jardin public se rencontre à peu de distance, dans le quartier de Léopoldstadt. Lorsque j’y suis entré, ses longues allées étaient vides, ses parterres jaunis. De loin en loin, on découvrait des horizons charmants ; des montagnes couronnées de châteaux indiquent à distance les rives du Danube. Un autre jardin qu’on appelle jardin du Peuple, est situé dans l’intérieur même des remparts, près du château impérial.

Les jardins de Schœnbrunn n’étaient pas les moins désolés dans le moment où je les ai parcourus. Schœnbrunn est le Versailles de Vienne ; le village de Hitzing qui l’avoisine est toujours, chaque dimanche, le rendez-vous des joyeuses compagnies. Strauss fils préside toute la journée son orchestre au casino de Hitzing, et n’en retourne pas moins, le soir, diriger les valses du Sperl. Pour arriver à Hitzing, on traverse la cour du château de Schœnbrunn ; des Chimères de marbre gardent l’entrée, et toute cette cour déserte est négligée et décorée dans le goût du xviiie siècle ; le château lui-même, dont la façade est imposante, n’a rien de riche dans son intérieur que l’immensité de ses salles, où le badigeonnage recouvre presque partout les vieilles rocailles dorées. Mais, en sortant du côté des jardins, on jouit d’un coup d’œil magnifique, dont les souvenirs de Saint-Cloud et de Versailles ne rabaissent pas l’impression.

Le pavillon de Marie-Thérèse, situé sur une colline qui déroule à ses pieds d’immenses nappes de verdure, est d’une architecture toute féerique, et à laquelle je ne puis rien comparer. Composé d’une longue colonnade tout à jour, et dont les quatre arcades du milieu sont seules vitrées de glaces pour former un cabinet de repos, ce bâtiment est à la fois un palais et un arc de triomphe. Vu de la route, il couronne le château dans toute sa largeur et semble en faire partie, parce que la colline sur laquelle il est bâti élève sa base au niveau des toits de Schœnbrunn. Il faut monter longtemps par les allées de pins, par les gazons, le long des fontaines sculptées dans le goût du Puget et de Bouchardon, en admirant toutes les divinités de cet Olympe maniéré, pour parvenir enfin aux marches de ce temple digne d’elles, qui se découpe si hardiment dans l’air, et y fait flotter tous les festons et tous les astragales de mademoiselle de Scudéri…

Je me sauve au travers du jardin pour revenir aux faubourgs de Vienne par cette belle avenue de Maria-Hilf, ornée pendant une lieue d’un double rang de peupliers immenses. La foule endimanchée se presse toujours vers Hitzing en faisant des haltes nombreuses dans les cafés et les casinos qui bordent toute la chaussée. C’est la plus belle entrée de Vienne : c’est une Courtille décente et bourgeoise dont les beaux équipages ne se détournent pas.

Pour en finir avec les faubourgs de Vienne, desquels on ne peut guère séparer Schœnbrunn et Hitzing, je dois te parler encore des trois théâtres qui complètent la longue série des amusements populaires. Le théâtre de la Vienne (an der Wien), celui de Josephstadt, et celui de Léopoldstadt, sont, en effet, des théâtres consacrés au peuple, et que nous pouvons comparer à nos scènes de boulevard. Les autres théâtres de Vienne, celui de la Burg pour la comédie et le drame, et celui de la Porte-de-Carinthie pour le ballet et l’opéra, sont situés dans l’enceinte des murs. Le théâtre de la Vienne, malgré son humble destination, est le plus beau de la ville et le plus magnifiquement décoré. Il est aussi grand que l’Opéra de Paris, et ressemble beaucoup, par sa coupe et ses ornements, aux grands théâtres d’Italie. On y joue des drames historiques, de grandes féeries-ballets et quelques petites pièces d’introduction, imitées généralement de nos vaudevilles. Lorsque j’arrivai à Vienne, un mélodrame de madame Birch-Pfeiffer, les Styriens, y obtenait un grand succès. Pendant ce temps, on représentait à Léopolstadt, ainsi que je te l’ai déjà appris, une autre pièce de cette même dame. Madame Birch-Pfeiffer est le Bouchardy du théâtre allemand. Elle intitule franchement ses pièces drames populaires ; mais ce serait lui faire trop d’honneur que de la comparer à notre compatriote autrement que par ses succès. J’ai vu jouer aussi au théâtre de la Vienne le Guillaume Tell de Schiller ; ce qui prouverait que la censure impériale n’est pas si farouche qu’on la fait ; car, assurément, personne ne lui contesterait le droit de défendre la représentation de Guillaume Tell.

Mais la censure nous a permis de voir représenter aussi Ruy Blas à Léopoldstadt, sous le titre de Maître et Valet ; il est vrai que le dénoûment est légèrement modifié. Ruy Blas ne fait que menacer son maître avec cette fameuse épée qu’il lui arrache si hardiment. On s’explique alors ; le valet retrouve ses parents, comme Figaro ; mais, plus heureux que ce dernier, il les retrouve riches et grands seigneurs. Je crois même qu’au dénoûment il épouse la reine, et devient une sorte de mari-Cobourg, ce qui est encore bien plus constitutionnel.

Les théâtres de Léopoldstadt et de la Vienne sont desservis tous les deux par la troupe du directeur Carl. Le fond de leur répertoire se compose de farces locales, sortes de pièces bizarres à grand spectacle, dont les Viennois ne peuvent se lasser. Pour s’en faire une idée en France, il faudrait réunir la pantomime de Deburau aux vaudevilles les plus excentriques du théâtre des Variétés. Celui des Saltimbanques en donnerait une sorte d’aperçu. L’esprit logique et régulier du bourgeois parisien ne supporterait pas la liberté folle et la gaieté humoristique de ces compositions. La plus célèbre, et pour ainsi dire le modèle du genre, est intitulée : Trente ans de la vie d’un mauvais sujet. Presque toutes ces farces locales ont pour auteur un acteur nommé Nestroy, qui en joue les principaux rôles avec beaucoup de verve et d’esprit.

Le théâtre de Josephstadt, dont l’intérieur ressemble à la salle du Gymnase, vient d’être occupé pendant deux mois par les séances d’un physicien nommé Dobler. Cet artiste ne s’élève point au-dessus de Bosco, qui charme en ce moment le public de Constantinople. Depuis son départ, Josephstadt a rajeuni l’éternel sujet de la Révolte au sérail, qui, grâce aux jolies figurantes et aux tribulations des malheureux Turcs européanisés, fait fureur en ce moment ; le peuple viennois ne commence à rire des Turcs que depuis fort peu d’années, ce qui explique aussi l’excès de sa satisfaction.

J’ai été témoin, à Josephstadt, d’une représentation dont nous n’avons guère l’idée en France. C’était l’Académie du célèbre Saphir, l’un des journalistes et des poëtes les plus distingués d’Allemagne. Une foule d’artistes concourait, d’ailleurs, à cette séance littéraire. Elle a commencé par une scène en vers, de Saphir, intitulée la Conjugaison du verbe aimer. Trois des plus jolies actrices du Théâtre-Impérial représentaient, l’une la maîtresse, les deux autres les écolières. Cette ingénieuse idée était d’une exécution charmante. Ensuite, la Revue nocturne chantée par un acteur du théâtre de la Porte-de-Carinthie, était accompagnée au piano par Liszt. Puis mademoiselle Caroline Miller vint jouer, elle seule, une comédie en trois actes, fort courte heureusement, composée aussi par Saphir. C’était une sorte de parodie où le spirituel bénéficiaire faisait la critique de nos comédies modernes. Mademoiselle Miller partagea les applaudissements donnés à l’ouvrage. On sait que cette actrice est appelée la Mars de l’Allemagne. Un journaliste de Vienne remarquait dernièrement, à ce propos, qu’il serait peut-être plus convenable de dire que mademoiselle Mars est la Caroline Miller, de la France. Nous déclarons ne nous y point opposer. La séance académique, après plusieurs lectures de vers, fut terminée par une lecture humoristique que Saphir vint faire en personne. Nous avions conçu d’abord quelque inquiétude sur le sort de cette longue production littéraire, qui arrivait après les chanteurs et les acteurs, après Liszt, après Beriot. On viendrait lire alors à un public français un article inédit de Voltaire, qu’il demanderait bien vite ses chevaux et ses socques, comme M. de Buffon. Eh bien, tout ce public brillant de Vienne resta à la lecture de cet article, qui était le développement d’un paradoxe philosophique, et l’on applaudit Saphir, et on le redemanda deux fois. Voilà ce que c’est qu’une académie dans les villes d’Allemagne ; un homme de lettres donne des concerts de poésie et de musique, comme un simple artiste exécutant. L’Académie de Saphir lui a rapporté trois mille florins. Impossible de te donner une idée plus exacte des plaisirs du grand monde à Vienne ; il faut séparer absolument celui-là de l’autre ; car, ici, il y a encore un grand monde, n’en doute pas.

Ce sont là les plaisirs de la population de Vienne pendant l’hiver. Et c’est l’hiver seulement qu’on peut étudier cette ville dans toutes les nuances originales de son caractère semi-slave et semi-européen. L’été, le beau monde s’éloigne, parcourt l’Italie, la Suisse et les villes de bains, ou va siéger dans ses châteaux de Hongrie de de Bohême ; le peuple transporte au Prater, à l’Augarten, à Hitzing, toute l’ardeur et tout l’enivrement de ses fêtes, de ses valses et des interminables soupers. Il faut donc prendre alors les bateaux du Danube ou la poste impériale, et laisser cette capitale à sa vie de tous les jours, si variée et si monotone à la fois.

Vienne, pendant l’été, devient une ville aussi ennuyeuse que l’est Munich dans tous les temps.