Voyage en Orient (Lamartine)/Vers écrits à Balbek

Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 181-214).


VERS ÉCRITS À BALBEK


Mystérieux déserts, dont les larges collines
Sont les os des cités dont le nom a péri ;
Vastes blocs qu’a roulés le torrent des ruines ;
Immense lit d’un peuple où la vague a tari ;
Temples qui, pour porter vos fondements de marbre,
Avez déraciné les grands monts comme un arbre ;

Gouffres où rouleraient des fleuves tout entiers ;
Colonnes où mon œil cherche en vain des sentiers ;
De piliers et d’arceaux profondes avenues,
Où la lune s’égare ainsi qu’au sein des nues ;
Chapiteaux que mon œil mêle en les regardant ;
Sur l’écorce du globe immenses caractères,
pour vous toucher du doigt, pour sonder vos mystères,

Un homme est venu d’occident !


La route, sur les flots, que sa nef a suivie
A déplié cent fois ses roulants horizons ;
Aux gouffres de l’abîme il a jeté sa vie ;
Ses pieds se sont usés sur les pointes des monts ;
Les soleils ont brûlé la toile de sa tente ;
Ses frères, ses amis ont séché dans l’attente ;
Et s’il revient jamais, son chien même incertain
Ne reconnaîtra plus ni sa voix ni sa main :
Il a laissé tomber et perdu dans la route
L’étoile de son œil, l’enfant qui, sous sa voûte,
Répandait la lumière et l’immortalité :
Il mourra sans mémoire et sans postérité !
Et maintenant, assis sur la vaste ruine,
Il n’entend que le vent qui rend un son moqueur ;
Un poids courbe son front, écrase sa poitrine :

Plus de pensée et plus de cœur !

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Le reste est trop intime.




30 mars.


J’avais traversé les sommets du Sannin, couverts de neiges éternelles, et j’étais redescendu du Liban, couronné de son diadème de cèdres, dans le désert nu et stérile d’Héliopolis, à la fin d’une journée pénible et longue. À l’horizon encore éloigné devant nous, sur les derniers degrés des montagnes noires de l’Anti-Liban, un groupe immense de ruines jaunes, doré par le soleil couchant, se détachait de l’ombre des montagnes, et se répercutait des rayons du soir. Nos guides nous le montraient du doigt, et s’écriaient : Balbek ! Balbek ! C’était en effet la merveille du désert, la fabuleuse Balbek, qui sortait tout éclatante de son sépulcre inconnu, pour nous raconter des âges dont l’histoire a perdu la mémoire.

Nous avancions lentement aux pas de nos chevaux fatigués, les yeux attachés sur les murs gigantesques, sur les colonnes éblouissantes et colossales, qui semblaient s’étendre, grandir, s’allonger à mesure que nous approchions : un profond silence régnait dans toute notre caravane ; chacun aurait craint de perdre une impression de cette heure en communiquant celle qu’il venait d’avoir. Les Arabes même se taisaient, et semblaient recevoir aussi une forte et grave pensée de ce spectacle qui nivelle toutes les pensées. Enfin, nous touchâmes aux premiers tronçons de colonnes, aux premiers blocs de marbre que les tremblements de terre ont secoués jusqu’à plus d’un mille des monuments mêmes, comme les feuilles sèches, jetées et roulées loin de l’arbre après l’ouragan ; les profondes et larges carrières qui fendent, comme des gorges de vallées, les flancs noirs de l’Anti-Liban, ouvraient déjà leurs abîmes sous les pas de nos chevaux : ces vastes bassins de pierre, dont les parois gardent les traces profondes du ciseau qui les a creusés pour en tirer d’autres collines de pierre, montraient encore quelques blocs gigantesques à demi détachés de leur base, et d’autres taillés sur leurs quatre faces, et qui semblent n’attendre que les chars ou les bras des générations de géants pour les mouvoir. Un seul de ces moellons de Balbek avait soixante-deux pieds de long sur vingt-quatre pieds de largeur, et seize d’épaisseur. Un de nos Arabes, descendant de cheval, se laissa glisser dans la carrière, et grimpant sur cette pierre, en s’accrochant aux entaillures du ciseau et aux mousses qui y ont pris racine, il monta sur ce piédestal, et courut çà et là sur cette plate-forme, en poussant des cris sauvages ; mais le piédestal écrasait, par sa masse, l’homme de nos jours : l’homme disparaissait devant son œuvre ; il faudrait la force réunie de soixante mille hommes de notre temps pour soulever seulement cette pierre, et les plates-formes de Balbek en portent de plus colossales encore, élevées à vingt-cinq ou trente pieds du sol, pour porter des colonnades proportionnées à ces bases.

Nous suivîmes notre route entre le désert à gauche et les ondulations de l’Anti-Liban à droite, en longeant quelques petits champs cultivés par les Arabes pasteurs, et le lit d’un large torrent qui serpente entre les ruines, et au bord duquel s’élèvent quelques beaux noyers. L’Acropolis, ou la colline artificielle qui porte tous les grands monuments d’Héliopolis, nous apparaissait çà et là entre les rameaux et au-dessus de la tête des grands arbres ; enfin, nous la découvrîmes en entier, et toute la caravane s’arrêta, comme par un instinct électrique.

Aucune plume, aucun pinceau ne pourraient décrire l’impression que ce seul regard donne à l’œil et à l’âme. Sous nos pas, dans le lit du torrent, au milieu des champs, autour de tous les troncs d’arbres, des blocs de granit rouge ou gris, de porphyre sanguin, de marbre blanc, de pierre jaune, aussi éclatante que le marbre de Paros ; tronçons de colonnes, chapiteaux ciselés, architraves, volutes, corniches, entablements, piédestaux ; membres épars, et qui semblent palpitants ; des statues tombées la face contre terre : tout cela confus, groupé en monceaux, disséminé et ruisselant de toutes parts, comme les laves d’un volcan qui vomirait les débris d’un grand empire : à peine un sentier pour se glisser à travers ces balayures des arts qui couvrent toute la terre. Le fer de nos chevaux glissait et se brisait à chaque pas dans les acanthes polies des corniches, ou sur le sein de neige d’un torse de femme : l’eau seule de la rivière de Balbek se faisait jour parmi ces lits de fragments, et lavait de son écume murmurante les brisures de ces marbres qui font obstacle à son cours.

Au delà de ces écumes de débris qui forment de véritables dunes de marbre, la colline de Balbek, plate-forme de mille pas de long, de sept cents pieds de large, toute bâtie de main d’homme, en pierres de taille, dont quelques-unes ont cinquante à soixante pieds de longueur, sur quinze à seize pieds d’élévation, mais la plupart de quinze à trente ; cette colline de granit taillé se présentait à nous par son extrémité orientale, avec ses bases profondes et ses revêtements incommensurables, où trois morceaux de granit forment cent quatre-vingts pieds de développement et près de quatre mille pieds de surface ; avec les larges embouchures de ses voûtes souterraines, où l’eau de la rivière s’engouffrait, où le vent jetait, avec l’eau, des murmures semblables aux volées lointaines des grandes cloches de nos cathédrales. Sur cette immense plate-forme, l’extrémité des grands temples se montrait à nous, détachée de l’horizon bleu et rose, ou couleur d’or. Quelques-uns de ces monuments déserts semblaient intacts, et paraissaient sortir des mains de l’ouvrier ; d’autres ne présentaient plus que des restes encore debout, des colonnes isolées, des pans de muraille inclinés et des frontons démantelés : l’œil se perdait dans les avenues étincelantes des colonnades de ces divers temples, et l’horizon trop élevé nous empêchait de voir où finissait ce peuple de pierre. Les six colonnes gigantesques du grand temple, portant encore majestueusement leur riche et colossal entablement, dominaient toute cette scène, et se perdaient dans le ciel bleu du désert, comme un autel aérien pour les sacrifices des géants.

Nous ne nous arrêtâmes que quelques minutes pour reconnaître seulement ce que nous venions visiter à travers tant de périls et tant de distance ; et sûrs enfin de posséder, pour le lendemain, ce spectacle que les rêves mêmes ne pouvaient nous rendre, nous nous remîmes en marche. Le jour baissait ; il fallait trouver un asile, ou sous la tente, ou sous quelques voûtes de ces ruines, pour passer la nuit, et nous reposer d’une marche de quatorze heures. Nous laissâmes à gauche la montagne de ruines et une vaste plage toute blanche de débris, et, traversant quelques champs de gazon broutés par les chèvres et les chameaux, nous nous dirigeâmes vers une fumée qui s’élevait, à quelques cents pas de nous, d’un groupe de ruines entremêlées de masures arabes. Le sol était inégal et montueux, et retentissait sous les fers de nos chevaux, comme si les souterrains que nous foulions allaient s’entr’ouvrir sous leurs pas. Nous arrivâmes à la porte d’une cabane basse, et à demi cachée par les pans de marbre dégradés, et dont la porte et les étroites fenêtres, sans vitres et sans volets, étaient construites de marbre et de porphyre, mal collés ensemble avec un peu de ciment. Une petite ogive de pierre s’élevait, d’un ou deux pieds, au-dessus de la plate-forme qui servait de toit à cette masure, et une petite cloche, semblable à celle que l’on peint sur la grotte des ermites, s’y balançait aux bouffées du vent : c’était le palais épiscopal de l’évêque arabe de Balbek, qui surveillait, dans ce désert, un petit troupeau de douze ou quinze familles chrétiennes, de la communion grecque, perdues au milieu de ces déserts, et de la tribu féroce des Arabes indépendants de Bkâ.

Jusque-là nous n’avions vu aucun être vivant que les chacals qui couraient entre les colonnes du grand temple, et les petites hirondelles, au collier de soie rose, qui bordaient, comme un ornement d’architecture orientale, les corniches de la plate-forme. L’évêque, averti par le bruit de notre caravane, arriva bientôt, et, s’inclinant sur la porte, m’offrit l’hospitalité. C’était un beau vieillard, aux cheveux et à la barbe d’argent, à la physionomie grave et douce, à la parole noble, suave et cadencée, tout à fait semblable à l’idée du prêtre dans le poëme ou dans le roman, et digne en tout de montrer sa figure de paix, de résignation et de charité, dans cette scène solennelle de ruines et de méditations. Il nous fit entrer dans une petite cour intérieure, pavée aussi d’éclats de statues, de morceaux de mosaïque et de vases antiques ; et, nous livrant sa maison, c’est-à-dire deux petites chambres basses, sans meubles et sans portes, il se retira, et nous laissa, suivant la coutume orientale, maîtres absolus de sa demeure.

Pendant que nos Arabes plantaient en terre, autour de la maison, des chevilles de fer, pour y attacher par des anneaux les jambes de nos chevaux, et que d’autres allumaient un feu dans la cour, pour nous préparer le pilau et cuire les galettes d’orge, nous sortîmes pour jeter un second regard sur les monuments qui nous environnaient. Les grands temples étaient devant nous, comme des statues sur leurs piédestaux : le soleil les frappait d’un dernier rayon vague, qui se retirait lentement d’une colonne à l’autre, comme les lueurs d’une lampe que le prêtre emporte au fond du sanctuaire : les mille ombres des portiques, des piliers, des colonnades, des autels, se répandaient mouvantes sous la vaste forêt de pierre, et remplaçaient peu à peu, sur l’Acropolis, les éclatantes lueurs du marbre et du travertin : plus loin, dans la plaine, c’était un océan de ruines qui ne se perdaient qu’à l’horizon ; on eût dit des vagues de pierres brisées contre un écueil, et couvrant une immense plage de leur blancheur et de leur écume. Rien ne s’élevait au-dessus de cette mer de débris, et la nuit qui tombait des hauteurs, déjà grises, d’une chaîne de montagnes, les ensevelissait successivement dans son ombre. Nous restâmes quelques moments assis silencieusement devant ce spectacle, et nous rentrâmes, à pas lents, dans la petite cour de l’évêque, éclairée par le foyer des Arabes.

Assis sur quelques fragments de corniches et de chapiteaux qui servaient de bancs dans la cour, nous mangeâmes rapidement le sobre repas du voyageur dans le désert, et nous restâmes quelque temps à nous entretenir, avant le sommeil, de ce qui remplissait nos pensées. Le foyer s’éteignait ; mais la lune s’élevait pleine et éclatante dans le ciel limpide, et, passant à travers les crénelures d’un grand mur de pierres blanches, et les dentelures d’une fenêtre en arabesques, qui bornaient la cour du côté du désert, elle éclairait l’enceinte d’une clarté qui rayonnait sur toutes les pierres. Le silence et la rêverie nous gagnèrent : ce que nous pensions à cette heure, à cette place, si loin du monde vivant, dans ce monde mort, en présence de tant de témoins muets d’un passé inconnu, mais qui bouleverse toutes nos petites théories d’histoire et de philosophie de l’humanité ; ce qui se remuait dans nos esprits ou dans nos cœurs, de nos systèmes, de nos idées, hélas ! et peut-être aussi de nos souvenirs et de nos sentiments individuels ; Dieu seul le sait, et nos langues n’essayaient pas de le dire ; elles auraient craint de profaner la solennité de cette heure, de cet astre, de ces pensées mêmes : nous nous taisions. Tout à coup, comme une plainte douce et amoureuse, un murmure grave et accentué par la passion sortit des ruines, derrière ce grand mur percé d’ogives arabesques, et dont le toit nous avait paru écroulé sur lui-même : ce murmure vague et confus s’enfla, se prolongea, s’éleva plus fort et plus haut, et nous distinguâmes un chant nourri de plusieurs voix en chœur ; un chant monotone, mélancolique et tendre, qui montait, qui baissait, qui mourait, qui renaissait alternativement, et qui se répondait à lui-même : c’était la prière du soir que l’évêque arabe faisait avec son petit troupeau, dans l’enceinte éboulée de ce qui avait été son église, monceaux de ruines entassés récemment par une tribu d’Arabes idolâtres. Rien ne nous avait préparés à cette musique de l’âme, dont chaque note est un sentiment ou un soupir du cœur humain dans cette solitude, au fond des déserts, sortant ainsi des pierres muettes, accumulées par les tremblements de terre, par les barbares et par le temps. Nous fûmes frappés de saisissement, et nous accompagnâmes des élans de notre pensée, de notre prière et de toute notre poésie intérieure, les accents de cette poésie sainte, jusqu’à ce que les litanies chantées eussent accompli leur refrain monotone, et que les derniers soupirs de ces voix pieuses se fussent assoupis dans le silence accoutumé de ces vieux débris.




Même date.


Les temples nous ont fait oublier le djérid que le prince de Balbek voulait nous donner ; nous avons passé la matinée tout entière à les parcourir de nouveau. À quatre heures, quelques Arabes sont venus nous avertir que les cavaliers étaient dans la plaine au-dessus des temples, mais qu’impatientés de nos délais ils allaient se retirer ; que le prince pensait que ce spectacle ne nous était pas agréable, puisque nous différions de nous y rendre, et qu’il nous priait de monter à son sérail lorsque nous aurions satisfait notre curiosité ; qu’il nous préparait chez lui un autre divertissement. Cette tolérance de ce chef d’une tribu féroce des Arabes les plus redoutés de ce désert nous étonnait. En général, les Arabes et les Turcs eux-mêmes ne permettent pas aux étrangers de visiter seuls aucune ruine d’anciens monuments ; ils croient que ces débris renferment d’immenses trésors gardés par les génies ou les démons, et que les Européens connaissent les paroles magiques qui les découvrent ; comme ils ne veulent pas qu’on les emporte, ils sont d’une extrême vigilance autour des Francs dans ces contrées : ici, au contraire, nous étions absolument abandonnés à nous-mêmes ; nous n’avions pas même un guide arabe avec nous, et les enfants de la tribu s’étaient éloignés par respect. Je ne sais à quoi tient cette respectueuse déférence de l’émir de Balbek dans cette circonstance ; peut-être nous prend-il pour des émissaires d’Ibrahim-Pacha. Le fait est que nous sommes trop peu nombreux pour inspirer de la crainte à une tribu entière de cinq ou six cents hommes accoutumés au combat et vivant de rapines ; et cependant ils n’osent ni s’approcher de nous, ni nous interroger, ni s’opposer à aucune de nos démarches ; nous pourrions rester un mois dans les temples, y faire des fouilles, emporter les fragments les plus précieux de ces sculptures, sans que qui que ce soit s’y opposât. Je regrette vivement ici, comme à la mer Morte, de n’avoir pas connu d’avance la disposition de ces tribus à notre égard : j’aurais amené des ouvriers et des chameaux de charge, et enrichi la science et les musées.

Nous allâmes, en sortant des temples, au palais de l’émir. Un intervalle de ruines désertes, mais moins importantes, sépare la colline des grands temples, ou l’Acropolis de Balbek, de la nouvelle Balbek, habitée par les Arabes. Celle-ci n’est qu’un monceau de masures cent fois renversées dans des guerres incessantes ; la population s’est nichée comme elle a pu dans les cavités formées par tant de débris ; quelques branches d’arbre, quelques toits de chaume recouvrent ces demeures, dont les portes et les fenêtres sont formées souvent avec des morceaux des plus admirables débris.

L’espace occupé par les ruines de la ville moderne est immense ; il s’étend à perte de vue, et blanchit deux collines basses qui ondulent au-dessus de la grande plaine : l’effet en est triste et dur. Ces débris modernes rappellent ceux d’Athènes, que j’avais vus une année auparavant. Le blanc mat et cru de ces murailles couchées à terre, et de ces pierres disséminées, n’a rien de la majesté ni de la couleur dorée des ruines véritablement antiques ; cela ressemble à une immense grève couverte de l’écume de la mer. Le palais de l’émir est une assez vaste cour, entourée de masures de diverses formes ; le tout assez semblable à une cour de misérable ferme, dans nos provinces les plus pauvres. La porte était gardée par un certain nombre d’Arabes armés ; la foule se pressait pour y entrer ; les gardes nous firent place et nous introduisirent. La cour était déjà remplie de tous les chefs de la tribu et d’une grande multitude de peuple. L’émir et sa famille, ainsi que les principaux scheiks, revêtus de cafetans et de pelisses magnifiques, mais en lambeaux, étaient assis sur une estrade élevée au-dessus de la foule et adossée au principal bâtiment. Derrière eux était un certain nombre de serviteurs, d’hommes armés et d’esclaves noirs. L’émir et sa suite se levèrent à notre approche ; on nous aida à escalader quelques marches énormes, formées de blocs irréguliers qui servaient d’escaliers à l’estrade, et, après les compliments d’usage, l’émir nous fit asseoir sur le divan à côté de lui ; on m’apporta la pipe, et le spectacle commença.

Une musique formée de tambours, de tambourins, de fifres aigus et de triangles de fer, qu’on frappait avec une verge de fer, donna le signal : quatre ou cinq acteurs, vêtus de la manière la plus grotesque, les uns en hommes, les autres en femmes, s’avancèrent au milieu de la cour, et exécutèrent les danses les plus bizarres et les plus lascives que l’œil de ces barbares puisse supporter. Ces danses monotones durèrent plus d’une heure, entremêlées de temps en temps de quelques paroles et de quelques gestes et changements de costume, qui semblaient dénoter une intention dramatique ; mais une seule chose était intelligible, c’était l’horrible et dégoûtante dépravation des mœurs publiques, indiquée par les mouvements des danseurs. Je détournai les yeux ; l’émir lui-même semblait rougir de ces scandaleux plaisirs de son peuple, et faisait, comme moi, des gestes de mépris ; mais les cris et les transports du reste des spectateurs s’élevaient toujours au moment où les plus sales obscénités se révélaient dans les figures de la danse, et récompensaient les acteurs.

Ceux-ci dansèrent ainsi jusqu’à ce que, accablés de fatigue et inondés de sueur, ils ne pussent plus supporter la rapidité toujours croissante de la mesure ; ils roulèrent à terre, d’où on les emporta. Les femmes n’assistaient pas à ce spectacle ; mais celles de l’émir, dont le harem donnait sur la cour, en jouissaient de leurs chambres, et nous les voyions, à travers des grillages de bois, se presser aux fenêtres pour regarder les danseurs. Les esclaves de l’émir nous apportèrent des sorbets et des confitures de toute espèce, ainsi que des boissons exquises, composées de jus de grenade et de fleurs d’oranger à la glace, dans des coupes de cristal ; d’autres esclaves nous présentaient, pour essuyer nos lèvres, des serviettes de mousseline brodée en or. Le café fut aussi servi plusieurs fois, et les pipes sans cesse renouvelées. Je causai une demi-heure avec l’émir ; il me parut un homme de bon sens et d’esprit, fort au-dessus de l’idée que les grossiers plaisirs de son peuple auraient pu donner de lui : c’est un homme d’environ cinquante ans, d’une belle figure, ayant les manières les plus dignes et les plus nobles, la politesse la plus solennelle ; toutes choses que le dernier des Arabes possède comme un don du climat, ou comme l’héritage d’une antique civilisation. Son costume et ses armes étaient de la plus grande magnificence. Ses chevaux admirables étaient répandus dans les cours et dans le chemin ; il m’en offrit un des plus beaux ; il m’interrogea avec la plus délicate discrétion sur l’Europe, sur Ibrahim, sur l’objet de mon voyage au milieu de ces déserts. Je répondis avec une réserve affectée, qui put lui faire croire que j’avais en effet un tout autre but que celui de visiter des colonnes et des ruines. Il m’offrit toute sa tribu pour m’accompagner à Damas, à travers la chaîne inconnue de l’ Anti-Liban, que je voulais traverser. J’acceptai seulement quelques cavaliers pour me servir de guides et de protection, et je me retirai, accompagné par tous les scheiks, qui nous suivirent à cheval jusqu’à la porte de l’évêque grec. Je donnai l’ordre du départ pour le lendemain, et nous passâmes la soirée à causer avec le vénérable hôte que nous allions quitter. Quelques centaines de piastres, que je lui laissai en aumône pour son troupeau, payèrent l’hospitalité que nous avions reçue de lui. Il voulut bien se charger de faire partir un chameau chargé de quelques fragments de sculpture que je désirais emporter en Europe ; il s’acquitta fidèlement de cette commission, et à mon retour en Syrie je trouvai ces précieux débris arrivés avant moi à Bayruth.




31 mars 1833.


Nous sommes partis de Balbek à quatre heures du matin ; la caravane se compose de notre nombre ordinaire de moukres, d’Arabes, de serviteurs, d’escorte, et de huit cavaliers de Balbek qui marchent, à deux ou trois cents pas, en tête de la caravane : le jour a commencé à poindre au moment où nous franchissions la première colline qui monte vers la chaîne de l’Anti-Liban. Toute cette colline est creusée d’immenses et profondes carrières, d’où sont sortis les prodigieux monuments que nous venions de contempler. Le soleil commençait à dorer leurs faîtes, et ils brillaient sous nos pieds, dans la plaine, comme des blocs d’or ; nous ne pouvions en détacher nos regards ; nous nous arrêtâmes vingt fois avant d’en perdre tout à fait la vue ; enfin ils disparaissent pour jamais sous la colline, et nous ne voyons au delà du désert que les cimes noires ou neigeuses des montagnes de Tripoli et de Latakieh, qui se fondent dans le firmament.

Les montagnes peu élevées d’abord que nous traversons sont entièrement nues et presque désertes. Le sol en général est pauvre et stérile : la terre, là où elle est cultivée, est de couleur rouge. Il y a de jolies vallées à pentes douces et ondoyantes, où la charrue pourrait se promener sans obstacles. Nous ne rencontrons ni voyageurs, ni villages, ni habitants, jusque vers le milieu du jour. Nous faisons halte sous nos tentes, à l’entrée d’une gorge profonde où coule un torrent, alors à sec. Nous trouvons une source sous un rocher : l’eau est abondante et délicieuse ; nous en remplissons les jarres suspendues aux selles de nos chevaux. Après deux heures de repos, nous nous remettons en marche.

Nous côtoyons, par un sentier rapide et escarpé, le flanc d’une haute montagne de roche nue, pendant environ deux heures. La vallée, qui se creuse de plus en plus à notre droite, est sillonnée par un large lit de fleuve sans eau. Une montagne de roche grise, et complétement dépouillée, s’élève de l’autre côté, comme une muraille perpendiculaire. Nous recommençons à descendre vers l’autre embouchure de cette gorge. Deux de nos chevaux, chargés de bagages, roulent dans le précipice. Les matelas et tapis de divan, dont ils sont chargés, amortissent la chute ; nous parvenons à les retirer. Nous campons à l’issue de la gorge, auprès d’une source excellente. — Nuit passée au milieu de ce labyrinthe inconnu des montagnes de l’Anti-Liban. Les neiges ne sont qu’à cinquante pas au-dessus de nos têtes. Nos Arabes ont allumé un feu de broussailles sous une grotte, à dix pas du tertre où est plantée notre tente. La lueur du feu perce la toile et éclaire l’intérieur de la tente, où nous nous abritons contre le froid. Les chevaux, quoique couverts de leurs libets, couvertures de feutre, hennissent de douleur. Toute la nuit nous entendons les cavaliers de Balbek et les soldats égyptiens qui gémissent sous leurs manteaux. Nous-mêmes, quoique couverts d’un manteau et d’une épaisse couverture de laine, nous ne pouvons supporter la morsure de cet air glacé des Alpes.

Nous montons à cheval à sept heures du matin, par un soleil resplendissant qui nous fait dépouiller successivement nos manteaux et nos cafetans. Nous passons à huit heures dans une plaine très-élevée, par un grand village arabe, dont les maisons sont vastes et les cours remplies de bétail et de volaille, comme en Europe. Nous ne nous y arrêtons pas. Ce peuple est ennemi de celui de Balbek et des Arabes de Syrie. Ce sont des peuplades presque indépendantes, qui ont plus de rapport avec les populations de Damas et de la Mésopotamie. Ils paraissent riches et laborieux. Toutes les plaines autour de ce village sont cultivées. Nous voyons des hommes, des femmes, des enfants dans les champs. On laboure avec des bœufs. Nous rencontrons des scheiks richement montés et équipés, qui vont à Damas, ou qui en viennent : leur physionomie est rude et féroce ; ils nous regardent de mauvais œil, et passent sans nous saluer. Les enfants nous crient des paroles injurieuses. Dans un second village, à deux heures du premier, nous achetons avec peine quelques poules et un peu de riz pour le dîner de la caravane. Nous campons, à six heures du soir, dans un champ élevé au-dessus d’une gorge de montagne, qui descend vers un fleuve que nous voyons briller de loin. Il y a un petit torrent qui coule en bondissant dans la gorge, et où nous abreuvons nos chevaux. Le climat est rude encore. Devant nous, à l’embouchure de la gorge, s’élèvent des pics de rochers groupés en pyramides, et qui se perdent dans le ciel. Aucune végétation sur ces pics. Couleur grise ou noire du rocher, contrastant avec l’éclatante limpidité du firmament où ils plongent.




1er avril 1833.


Monté à cheval à six heures du matin. Journée superbe. — Voyagé tout le jour, sans halte, entre des montagnes escarpées, séparées seulement par des gorges étroites, où roulent des torrents de neige fondue. — Pas un arbre, pas une mousse sur les flancs de ces montagnes. Leurs formes bizarres, heurtées, concassées, figurent des monuments humains. L’une d’elles s’élève immense et à pic de tous les côtés, comme une pyramide : elle peut avoir une lieue de circonférence. On ne peut découvrir comment il a pu jamais être possible de la gravir. Aucune trace de sentiers ni de gradins visible : et cependant tous ses flancs sont creusés de cavernes de toutes proportions, par la main des hommes. Il y a une multitude de cellules grandes et petites, dont les portes sont sculptées de diverses formes par le ciseau. Quelques-unes de ces grottes, dont les embouchures s’ouvrent au-dessus de nos têtes, ont de petites terrasses de rochers vifs devant leurs portes. On voit des restes de chapelles ou de temples, des colonnes encore debout, sur la roche : on dirait une ruche d’hommes abandonnée. Les Arabes disent que ce sont les chrétiens de Damas qui ont creusé ces antres. Je pense en effet que c’est là une de ces Thébaïdes où les premiers chrétiens se réfugièrent dans les temps de cénobitisme ou de persécution. Saint Paul avait fondé une grande église à Damas ; et cette église, longtemps florissante, subit les phases et les persécutions de toutes les autres églises de l’Orient.

Nous laissons cette montagne sur notre gauche, et bientôt derrière nous. Nous descendons rapidement, et par des précipices presque impraticables, vers une vallée plus ouverte et plus large. Un fleuve charmant la remplit. La végétation recommence sur ses bords : des saules, des peupliers, des arbres immenses, aux branches coudées d’une manière bizarre, aux feuillages noirs, croissent dans les interstices de rocher qui bordent le fleuve. Nous suivons ces bords enchantés pendant une heure, en descendant toujours, mais insensiblement. Le fleuve nous accompagne en murmurant et en écumant sous les pieds de nos chevaux. Les hautes montagnes, qui forment la gorge d’où descend le fleuve, s’éloignent, et s’arrondissent en croupes larges et boisées, frappées des rayons du soleil couchant ; c’est une première échappée sur la Mésopotamie : nous apercevons de plus en plus les larges vallées qui vont déboucher dans la grande plaine du désert de Damas à Bagdhad. La vallée où nous sommes circule mollement et s’élargit elle-même. À droite et à gauche du fleuve, nous commençons à apercevoir des traces de culture, nous entendons des mugissements lointains de troupeaux. Des vergers d’abricotiers, aussi grands que des noyers, bordent le chemin. Bientôt, à notre grande surprise, nous voyons des haies, comme en Europe, séparer les vergers et les jardins, semés de plantes potagères et d’arbres fruitiers en fleur. Des barrières ou des portes de bois ouvrent çà et là sur ces beaux vergers. Le chemin est large, uni, bien entretenu, comme aux environs d’une grande ville de France. Nul d’entre nous ne savait l’existence de cette oasis ravissante, au sein de ces montagnes inaccessibles de l’Anti-Liban. Nous approchons évidemment d’une ville ou d’un village, dont nous ignorons le nom. Un cavalier arabe, que nous rencontrons, dit que nous sommes aux environs d’un grand village, dont le nom est Zebdani : nous en voyons déjà la fumée qui s’élève entre les cimes des grands arbres dont la vallée est semée ; nous entrons dans les rues du village ; elles sont larges, droites, avec un trottoir de pierre de chaque côté. Les maisons qui les bordent sont grandes, et entourées de cours pleines de bestiaux, et de jardins parfaitement arrosés et cultivés. Les femmes et les enfants se présentent aux portes pour nous voir passer, et nous accueillent avec une physionomie ouverte et souriante. Nous nous informons s’il existe un caravansérai où nous puissions nous abriter pour une nuit ; on nous répond que non, parce que, Zebdani n’étant sur aucune route, il n’y passe jamais de caravane.

Nous arrivons, après avoir longtemps circulé dans les rues du village, à une grande place au bord du fleuve. Là, une maison plus grande que les autres, précédée d’une terrasse et entourée d’arbres, nous annonce la demeure du scheik. Je me présente avec mon drogman, et je demande une maison pour passer la nuit. Les esclaves vont avertir le scheik ; il accourt lui-même : c’est un vieillard vénérable, à barbe blanche, à physionomie ouverte et gracieuse. Il m’offre sa maison tout entière, avec un empressement et une grâce d’hospitalité que je n’avais pas encore rencontrés ailleurs. À l’instant ses nombreux esclaves et les principaux habitants du village s’emparent de nos chevaux, les conduisent dans un vaste hangar, les déchargent, apportent des monceaux d’orge et de paille. Le scheik fait retirer ses femmes de leur appartement, et nous introduit d’abord dans son divan, où l’on nous sert le café et les sorbets, puis nous abandonne toutes les chambres de sa maison. Il me demande si je veux que ses esclaves nous préparent un repas. Je le prie de permettre que mon cuisinier leur épargne cette peine, et de me procurer seulement un veau et quelques moutons, pour renouveler nos provisions épuisées depuis Balbek. En peu de minutes le veau et les moutons sont amenés et tués par le boucher du village ; et tandis que nos gens nous préparent à souper, le scheik nous présente les principaux habitants du pays, ses parents et ses amis. Il me demande même la permission de faire introduire ses femmes auprès de madame de Lamartine. « Elles désiraient passionnément, dit-il, de voir une femme d’Europe, et de contempler ses vêtements et ses bijoux. » Les femmes du scheik passèrent en effet voilées par le divan où nous étions, et entrèrent dans l’appartement de ma femme. Il y en avait trois : une déjà âgée, qui semblait la mère des deux autres. Les deux jeunes étaient remarquablement belles, et semblaient pleines de respect, de déférence et d’attachement pour la plus âgée. Ma femme leur fit quelques petits présents, et elles lui en firent d’autres de leur côté. Pendant cette entrevue, le vénérable scheik de Zebdani nous avait conduits sur une terrasse qu’il a élevée tout près de sa maison, au bord du fleuve. Des piliers, plantés dans le lit même de la rivière, portent un plancher recouvert de tapis ; un divan règne alentour, et un arbre immense, pareil à ceux que j’avais déjà vus au bord du chemin, couvre de son ombre la terrasse et le fleuve tout entier. C’est là que le scheik, comme tous les Turcs, passe ses heures de loisir au murmure et à la fraîcheur des eaux du fleuve écumantes sous ses yeux, à l’ombre de l’arbre, au chant de mille oiseaux qui le peuplent. Un pont de planches conduit de la maison sur cette terrasse suspendue. C’est un des plus beaux sites que j’aie contemplés dans mes voyages. La vue glisse sur les dernières croupes arrondies et sombres de l’Anti-Liban, qui dominent les pyramides de roche noire, ou les pics de neige ; elle descend avec le fleuve et ses vagues d’écume entre les cimes inégales des forêts d’arbres variés qui tracent sa course, et va se perdre avec lui dans les plaines descendantes de la Mésopotamie, qui entrent, comme un golfe de verdure, dans les sinuosités des montagnes.

Le souper étant prêt, je priai le scheik de vouloir bien le partager avec nous. Il accepta de bonne grâce, et parut fort amusé de la manière de manger des Européens. Il n’avait jamais vu aucun des ustensiles de nos tables. Il ne but point de vin, et nous n’essayâmes pas de lui faire violence. La conscience du musulman est aussi respectable que la nôtre. Faire pécher un Turc contre la loi que la religion lui impose m’a paru toujours aussi coupable, aussi absurde que de tenter un chrétien. Nous parlâmes longtemps de l’Europe, de nos coutumes, dont il paraissait grand admirateur. Il nous entretint de sa manière d’administrer son village. Sa famille gouverne depuis des siècles ce canton privilégié de l’Anti-Liban, et les perfectionnements de propriétés, d’agriculture, de police et de propreté que nous avions admirés en traversant le territoire de Zebdani, étaient dus à cette excellente race de scheiks. Il en est ainsi dans tout l’Orient. Tout est exception et anomalie. Le bien s’y perpétue sans terme comme le mal. Nous pûmes juger, par ce village enchanteur, de ce que seraient ces provinces rendues à leur fertilité naturelle.

Le scheik admira beaucoup mes armes, et surtout une paire de pistolets à piston, et déguisa mal le plaisir que lui ferait la possession de cette arme. Mais je ne pouvais pas la lui offrir : c’étaient mes pistolets de combat, que je voulais conserver jusqu’à mon retour en Europe. Je lui fis présent d’une montre en or pour sa femme. Il reçut ce cadeau avec toute la résistance polie que nous mettrions en Europe à en accepter un semblable, et affecta même d’être complétement satisfait, bien que je ne pusse douter de sa prédilection pour la paire de pistolets. On nous apporta une quantité de coussins et de tapis pour nous coucher ; nous les étendîmes dans le divan où il couchait lui-même, et nous nous endormîmes au bruit du fleuve qui murmurait sous nos lits.

Le lendemain, parti au jour naissant ; — traversé la seconde moitié du village de Zebdani, plus belle encore que ce que nous avions vu la veille. Le scheik nous fait escorter jusqu’à Damas par quelques hommes à cheval de sa tribu. Nous congédions là les cavaliers de l’émir de Balbek, qui ne seraient pas en sûreté sur le territoire de Damas. Nous marchons pendant une heure dans des chemins bordés de haies vives, aussi larges qu’en France, et parfaitement soignés. Une voûte d’abricotiers et de poiriers couvre la route ; à droite et à gauche s’étendent des vergers sans fin, puis des champs cultivés remplis de monde et de bétail. Tous ces vergers sont arrosés de ruisseaux qui descendent des montagnes à gauche. Les montagnes sont couvertes de neige à leurs sommets. La plaine est immense, et rien ne la limite à nos yeux que les forêts d’arbres en fleur. Après avoir marché ainsi trois heures comme au milieu des plus délicieux paysages de l’Angleterre ou de la Lombardie, sans que rien nous rappelât le désert et la barbarie, nous rentrons dans un pays stérile et plus âpre. La végétation et la culture disparaissent presque entièrement. Des collines de roche, à peine couvertes d’une mousse jaunâtre, s’étendent devant nous, bornées par des montagnes grises plus élevées et également dépouillées. Nous faisons halte sous nos tentes, au pied de ces montagnes, loin de toute habitation. Nous y passons la nuit au bord d’un torrent profondément encaissé qui retentit comme un tonnerre sans fin dans une gorge de rochers, et roule des eaux bourbeuses et des flocons de neige.

À cheval à six heures. C’est notre dernière journée ; nous complétons nos costumes turcs pour n’être pas reconnus pour Francs dans les environs de Damas. Ma femme revêt le costume des femmes arabes, et un long voile de toile blanche l’entoure de la tête aux pieds. Nos Arabes font aussi une toilette plus soignée, et nous montrent du doigt les montagnes qui nous restent à franchir, en criant : Scham ! Scham ! C’est le nom arabe de Damas.

La population fanatique de Damas et des pays environnants exige ces précautions de la part des Francs qui se hasardent à visiter cette ville. Seuls parmi les Orientaux, les Damasquins nourrissent de plus en plus la haine religieuse et l’horreur du nom et du costume européens. Seuls ils se sont refusés à admettre les consuls ou même les agents consulaires des puissances chrétiennes. Damas est une ville sainte, fanatique et libre : rien ne doit la souiller.

Malgré les menaces de la Porte, malgré l’intervention plus redoutée d’Ibrahim-Pacha, et une garnison de douze mille soldats égyptiens ou étrangers, la population de Damas s’est obstinée à refuser au consul général d’Angleterre en Syrie l’accès de ses murs. Deux séditions terribles se sont élevées dans la ville, sur le seul bruit de l’approche de ce consul. S’il n’eût rebroussé chemin, il eût été mis en pièces. Les choses sont toujours dans cet état ; l’arrivée d’un Européen en costume franc serait le signal d’une émotion nouvelle, et nous ne sommes pas sans inquiétude que le bruit de notre marche ne soit parvenu à Damas, et ne nous expose à de sérieux périls. Nous avons pris toutes les précautions possibles. Nous sommes tous vêtus du costume le plus sévèrement turc. Un seul Européen, qui a pris lui-même les mœurs et le costume arabes, et qui passe pour un négociant arménien, s’est exposé depuis plusieurs années au danger d’habiter une pareille ville, pour être utile au commerce du littoral de la Syrie, et aux voyageurs que leur destinée pousse dans ces contrées inhospitalières. C’est M. Baudin, agent consulaire de France et de toute l’Europe. Ancien agent de lady Stanhope, qu’il a accompagnée dans ses premiers voyages à Balbek et à Palmyre ; employé ensuite par le gouvernement français pour l’acquisition de chevaux dans le désert, M. Baudin parle arabe comme un Arabe, et a lié des relations d’amitié et de commerce avec toutes les tribus errantes des déserts qui entourent Damas. Il a épousé une femme arabe, d’origine européenne. Il vit depuis dix ans à Damas, et, malgré les nombreuses relations qu’il a formées, sa vie a été plusieurs fois menacée par la fureur fanatique des habitants de la ville. Deux fois il a été obligé de fuir, pour échapper à une mort certaine. Il s’est construit une maison à Zaklé, petite ville chrétienne sur les flancs du Liban, et c’est là qu’il se réfugie dans les temps d’émotion populaire. M. Baudin, dont la vie est sans cesse en péril à Damas, et qui est, dans cette grande capitale, le seul moyen de communication, le seul anneau de la politique et du commerce de l’Europe, reçoit du gouvernement français, pour tout salaire de ses immenses services, un modique traitement de 1,500 francs ; tandis que des consuls, environnés de toutes les sécurités et tout le luxe de la vie dans les autres échelles du Levant, reçoivent d’honorables et larges rétributions. Je ne puis comprendre par quelle indifférence et par quelle injustice les gouvernements européens, et le gouvernement français surtout, négligent et déshéritent ainsi un homme jeune, intelligent, probe, serviable, courageux et actif, qui rend et rendrait les plus grands services à sa patrie. Ils le perdront !

J’avais connu M. Baudin en Syrie l’année précédente, et j’avais concerté avec lui mon voyage à Damas. Instruit de mon départ et de ma prochaine arrivée, je lui expédie ce matin un Arabe pour l’informer de l’heure où je serai aux environs de la ville, et le prier de m’envoyer un guide pour diriger mes pas et mes démarches.

À neuf heures du matin, nous côtoyons une montagne couverte de maisons de campagne et de jardins des habitants de Damas. Un beau pont traverse un torrent au pied de la montagne. Nous voyons de nombreuses files de chameaux qui portent des pierres pour des constructions nouvelles ; tout indique l’approche d’une grande capitale : une heure plus loin, nous apercevons, au sommet d’une éminence, une petite mosquée isolée, demeure d’un solitaire mahométan ; une fontaine coule auprès de la mosquée, et des tasses de cuivre, enchaînées au massif de la fontaine, permettent au voyageur de se désaltérer. Nous faisons halte un moment dans cet endroit, à l’ombre d’un sycomore ; déjà la route est couverte de voyageurs, de paysans et de soldats arabes. Nous remontons à cheval, et, après avoir gravi quelques centaines de pas, nous entrons dans un défilé profond, encaissé à gauche par une montagne de schiste perpendiculaire sur nos têtes ; à droite, par un rebord de rocher de trente à quarante pieds d’élévation ; la descente est rapide, et les pierres roulantes glissent sous les pieds de nos chevaux.

Je marchais à la tête de la caravane, à quelques pas derrière les Arabes de Zebdani ; tout à coup ils s’arrêtent, et poussent des cris de joie en me montrant une ouverture dans le rebord de la route ; je m’approche, et mon regard plonge, à travers l’échancrure de la roche, sur le plus magnifique et le plus étrange horizon qui ait jamais étonné un regard d’homme : c’était Damas et son désert sans bornes à quelques centaines de pieds sous mes pas. Le regard tombait d’abord sur la ville, qui, entourée de ses remparts de marbre jaune et noir, flanquée de ses innombrables tours carrées de distance en distance, couronnée de ses créneaux sculptés, dominée par sa forêt de minarets de toutes formes, sillonnée par les sept branches de son fleuve et ses ruisseaux sans nombre, s’étendait à perte de vue dans un labyrinthe de jardins en fleur, jetait ses bras immenses çà et là dans la vaste plaine, partout ombragée, partout pressée par la forêt (de dix lieues de tour) de ses abricotiers, de ses sycomores, de ses arbres de toutes formes et de toute verdure ; semblait se perdre de temps en temps sous la voûte de ces arbres, puis reparaissait plus loin en larges lacs de maisons, de faubourgs, de villages ; labyrinthe de jardins, de vergers, de palais, de ruisseaux, où l’œil se perdait, et ne quittait un enchantement que pour en retrouver un autre.

Nous ne marchions plus ; tous pressés à l’étroite ouverture du rocher percé comme une fenêtre, nous contemplions, tantôt avec des exclamations, tantôt en silence, le magique spectacle qui se déroulait ainsi subitement et tout entier sous nos yeux, au terme d’une route, à travers tant de rochers et de solitudes arides, au commencement d’un autre désert qui n’a pour bornes que Bagdhad et Bassora, et qu’il faut quarante jours pour traverser. Enfin nous nous remîmes en marche ; le parapet de rocher qui nous cachait la plaine et la ville s’abaissait insensiblement, et nous laissa bientôt jouir en plein de tout l’horizon ; nous n’étions plus qu’à cinq cents pas des murs des faubourgs. Ces murs, entourés de charmants kiosques et de maisons de campagne des formes et des architectures les plus orientales, brillent comme une enceinte d’or autour de Damas ; les tours carrées qui les flanquent et en surmontent la ligne sont incrustées d’arabesques percées d’ogives à colonnettes minces comme des roseaux accouplés, et brodées de créneaux en turbans ; les murailles sont revêtues de pierres ou de marbres jaunes et noirs, alternés avec une élégante symétrie ; les cimes des cyprès et des autres grands arbres qui s’élèvent des jardins et de l’intérieur de la ville s’élancent au-dessus des murailles et des tours, et les couronnent d’une sombre verdure ; les innombrables coupoles des mosquées et des palais d’une ville de quatre cent mille âmes répercutaient les rayons du soleil couchant, et les eaux bleues et brillantes des sept fleuves étincelaient et disparaissaient tour à tour à travers les rues et les jardins ; l’horizon, derrière la ville, était sans bornes comme la mer ; il se confondait avec les bords pourpres de ce ciel de feu, qu’enflammait encore la réverbération des sables du grand désert ; sur la droite, les larges et hautes croupes de l’Anti-Liban fuyaient, comme d’immenses vagues d’ombre, les unes derrière les autres, tantôt s’avançant comme des promontoires dans la plaine, tantôt s’ouvrant comme des golfes profonds, où la plaine s’engouffrait avec ses forêts et ses grands villages, dont quelques-uns comptent jusqu’à trente mille habitants ; des branches de fleuve et deux grands lacs éclataient là, dans l’obscurité de la teinte générale de verdure où Damas semble comme engloutie ; à notre gauche, la plaine était plus évasée, et ce n’était qu’à une distance de douze à quinze lieues qu’on retrouvait des cimes de montagnes, blanches de neige, qui brillaient dans le bleu du ciel, comme des nuages sur l’Océan. La ville est entièrement entourée d’une forêt de vergers d’arbres fruitiers, où les vignes s’enlacent comme à Naples, et courent en guirlandes parmi les figuiers, les abricotiers, les poiriers et les cerisiers ; au-dessous de ces arbres, la terre, grasse, fertile et toujours arrosée, est tapissée d’orge, de blé, de maïs, et de toutes les plantes légumineuses que ce sol produit ; de petites maisons blanches percent çà et là la verdure de ces forêts, et servent de demeure au jardinier, ou de lieu de récréation à la famille du propriétaire. Ces jardins sont peuplés de chevaux, de moutons, de chameaux, de tourterelles, de tout ce qui anime les scènes de la nature ; ils sont, en général, de la grandeur d’un ou deux arpents, et séparés les uns des autres par des murs de terre séchée au soleil, ou par de belles haies vives ; une multitude de chemins, ombragés et bordés d’un ruisseau d’eau courante, circulent parmi ces jardins, passent d’un faubourg à l’autre, ou mènent à quelques portes de la ville ; ils forment un rayon de vingt à trente lieues de circonférence autour de Damas.

Nous marchions depuis quelques moments en silence dans ces premiers labyrinthes de vergers, inquiets de ne pas voir venir le guide qui nous était annoncé ; nous fîmes halte : il parut enfin ; c’était un pauvre Arménien, mal vêtu et coiffé d’un turban noir, comme les chrétiens de Damas sont obligés d’en porter ; il s’approcha sans affectation de la caravane, adressa un mot, fit un signe ; et, au lieu d’entrer dans la ville par le faubourg et par la porte que nous avions devant nous, nous le suivîmes le long des murs, dont nous fîmes presque le tour, à travers ce dédale de jardins et de kiosques, et nous entrâmes par une porte presque déserte, voisine du quartier des Arméniens.

La maison de M. Baudin, où il avait eu la bonté de nous préparer un logement, est dans ce quartier. On ne nous dit rien à la première porte de la ville ; après l’avoir passée, nous longeâmes longtemps de hautes murailles à fenêtres grillées ; l’autre côté de la rue était occupé par un profond canal d’eau courante qui faisait tourner les roues de plusieurs moulins. Au bout de cette rue, nous nous trouvâmes arrêtés, et j’entendis une dispute entre mes Arabes et des soldats qui gardaient une seconde porte intérieure, car tous les quartiers ont une porte distincte. Je désirais rester inconnu, et que notre caravane passât pour une caravane de marchands de Syrie ; mais la dispute se prolongeant et devenant de plus en plus bruyante, et la foule commençant à s’attrouper autour de nous, je donnai de l’éperon à mon cheval, et je m’avançai à la tête de la caravane. C’était le corps de garde des troupes égyptiennes, qui, ayant remarqué deux fusils de chasse que mes domestiques arabes avaient mal cachés sous les couvertures de mes chevaux, refusait de nous laisser entrer ; un ordre de Shérif-Bey, gouverneur actuel de Damas, défendait l’introduction des armes dans la ville, où l’on craignait toutes les nuits une insurrection et le massacre des troupes égyptiennes. J’avais heureusement dans mon sein une lettre récente d’Ibrahim-Pacha ; je la retirai, et la remis à l’officier qui commandait le poste ; il la lut, la porta à son front et à ses lèvres, et nous fit entrer avec force excuses et compliments.

Nous errâmes quelque temps dans un labyrinthe obscur de ruelles sales et étroites ; de petites maisons basses, dont les murs de boue semblaient prêts à s’écrouler sur nous, formaient ces rues ; nous voyions aux fenêtres, à travers les treillis, de ravissantes figures de jeunes filles arméniennes qui, accourues au bruit de notre longue file de chevaux, nous regardaient passer, et nous adressaient des paroles de salut et d’amitié. Nous nous arrêtâmes enfin à une petite porte basse et étroite, dans une rue où l’on pouvait à peine passer ; nous descendîmes de cheval, nous franchîmes un corridor sombre et surbaissé, et nous nous trouvâmes, comme par enchantement, dans une cour pavée de marbre, ombragée de sycomores, rafraîchie par deux fontaines moresques, et entourée de portiques de marbre et de salons richement décorés : nous étions chez M. Baudin. Cette maison est, comme toutes les maisons de chrétiens de Damas, une masure au dehors, un palais délicieux au dedans. La tyrannie de la populace fanatique force ces malheureux à cacher leur richesse et leur bien-être sous les apparences de la misère et de la ruine. On déchargea nos bagages à la porte, on remplit la cour de nos hardes, de nos tentes, de nos selles, et l’on conduisit nos chevaux au kan du bazar.

M. Baudin nous donna à chacun un joli appartement meublé à la manière des Orientaux, et nous nous reposâmes, sur ses divans et à sa table hospitalière, des fatigues d’une si longue route. Un homme connu et aimé, rencontré au milieu d’une foule inconnue et d’un monde étranger, c’est une patrie tout entière ; nous l’éprouvâmes en nous trouvant chez M. Baudin ; et les douces heures passées à causer de l’Europe, de l’Asie, le soir à la lueur de sa lampe, au bruit du jet d’eau de sa cour, sont restées dans ma mémoire et dans mon cœur, comme un des plus délicieux repos de mes voyages.

M. Baudin est un de ces hommes rares que la nature a faits propres à tout : intelligence claire et rapide, cœur droit et ferme, infatigable activité ; l’Europe ou l’Asie, Paris ou Damas, la terre ou la mer, il s’accommode de tout, et trouve du bonheur et de la sérénité partout, parce que son âme est résignée, comme celle de l’Arabe, à la grande loi qui fait le fond du christianisme et de l’islamisme, soumission à la volonté de Dieu ; et aussi parce qu’il porte en lui cette ingénieuse activité d’esprit qui est la seconde âme de l’Européen. Sa langue, sa figure, ses manières, ont pris tous les plis que sa fortune a voulu lui donner. À le voir avec nous causant de la France et de notre politique mouvante, on l’eût pris pour un homme arrivé la veille de Paris, et y retournant le lendemain ; à le voir le soir couché sur son divan, entre un marchand de Bassora et un pèlerin turc de Bagdhad, fumant la pipe ou le narguilé, défilant paresseusement entre ses doigts les grains d’ambre du chapelet oriental, le turban au front, les babouches aux pieds, disant un mot par quart d’heure sur le prix du café ou des fourrures, on le prendrait pour un marchand d’esclaves ou pour un pèlerin revenant de la Mecque. Il n’y a d’homme complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie.

Les habitudes étroites et uniformes que l’homme prend dans sa vie régulière et dans la monotonie de sa patrie, sont des moules qui rapetissent tout : pensée, philosophie, religion, caractère, tout est plus grand, tout est plus juste, tout est plus vrai chez celui qui a vu la nature et la société de plusieurs points de vue. Il y a une optique pour l’univers matériel et intellectuel. Voyager pour chercher la sagesse, était un grand mot des anciens ; ce mot n’était pas compris de nous : ils ne voyageaient pas pour chercher seulement des dogmes inconnus et des leçons des philosophes, mais pour tout voir et tout juger. Pour moi, je suis constamment frappé de la façon étroite et mesquine dont nous envisageons les choses, les institutions et les peuples ; et si mon esprit s’est agrandi, si mon coup d’œil s’est étendu, si j’ai appris à tout tolérer en comprenant tout, je le dois uniquement à ce que j’ai souvent changé de scène et de point de vue. Étudier les siècles dans l’histoire, les hommes dans les voyages et Dieu dans la nature, c’est la grande école. Nous étudions tout dans nos misérables livres, et nous comparons tout à nos petites habitudes locales : et qui est-ce qui a fait nos habitudes et nos livres ? des hommes aussi petits que nous. Ouvrons le livre des livres : vivons, voyons, voyageons : le monde est un livre dont chaque pas nous tourne une page ; celui qui n’en a lu qu’une, que sait-il ?