Voyage en Orient (Lamartine)/Retour à Bayruth

Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 265-287).


RETOUR A BAYRUTH

ET

DÉPART POUR LES CÈDRES DE SALOMON




10 avril 1833.


Arrivé hier ici. Passé deux heures au couvent franciscain, près du tombeau où j’ai enseveli tout mon avenir. Le brick l’Alceste, qui doit rapporter ces restes chéris en France, n’est pas encore en vue. J’ai affrété aujourd’hui un autre brick pour nous rapporter nous-mêmes. Nous naviguons de conserve ; mais la mère au moins ne se trouvera pas dans la chambre où sera le corps de son enfant ! Pendant qu’on prépare les emménagements nécessaires pour le transport d’un si grand nombre de passagers dans le brick du capitaine Coulonne, nous irons visiter le Kesrouan, Tripoli de Syrie, Latakieh, Antioche, et les cèdres du Liban sur les derniers sommets des montagnes, derrière Tripoli.

Reçu ce matin les nombreuses visites de tous nos amis de Bayruth : le gouverneur, prince maronite ; Habib Barbara, notre voisin de campagne, qui nous a montré depuis notre arrivée, et surtout depuis nos malheurs, le cœur d’un ami véritable ; M. Bianco, le consul de Sardaigne, et M. Borda, jeune et aimable Piémontais attaché au consulat, relégué, par un sort bizarre, dans les déserts de l’Orient, tandis que son instruction, ses goûts, son caractère, en feraient un diplomate distingué dans une cour policée de l’Europe ; M. Laurella, consul d’Autriche ; M. Farren, consul général, et M. Abbot, consul spécial d’Angleterre en Syrie ; un jeune négociant français, M. Humann, dont la société nous a été aussi utile que douce depuis notre arrivée ici ; M. Caillé, voyageur français ; M. Jorel, premier drogman du consulat, jeune homme élevé en France, transporté de bonne heure en Orient, qui possède les langues de la Turquie et de l’Arabie comme ses langues maternelles ; probe, actif, intelligent, obligeant par instinct, et pour qui un service à rendre est un plaisir qu’on lui fait ; enfin M. Guys, consul de France en Syrie, respectable représentant de la probité nationale dans ces contrées, où son caractère est vénéré des Arabes, mais arrivé ici depuis peu de temps, et que nous avons beaucoup moins vu que ses collègues.

Nous emportons tous ces noms d’hommes qui nous ont comblés de bonté et de pitié depuis un an de séjour parmi eux, pour leur conserver à jamais, dans des proportions diverses, souvenir, intérêt et reconnaissance. Sans la lettre que j’ai reçue hier, sans mon vieux père dont le souvenir me rappelle sans cesse en France, si j’avais un exil à choisir dans le monde pour y achever mes jours fatigués dans le sein de la solitude et d’une nature enchantée, je resterais où je suis.




13 avril 1833.


Parti ce matin à quatre heures avec la même caravane que j’avais formée pour Damas ; longé le rivage de la mer jusqu’au cap Batroun, — lieux déjà décrits ailleurs ; — couché à Djebaïl dans un kan hors de la ville, sur une éminence dominant la mer. La ville n’est remarquable que par une mosquée d’architecture chrétienne, et qui fut autrefois une église bâtie vraisemblablement par les comtes de Tripoli. On croit que Djebaïl est l’ancienne contrée des Giblites, qui fournissaient au roi Hiram les blocs de pierre destinés à la construction du temple par Salomon. Le père d’Adonis avait là son palais, et le culte du fils était le culte de toute la Syrie environnante. À gauche de la ville, est un château très-remarquable par l’élégance et l’élévation de ses différents plans de fortification : nous descendîmes dans la ville pour voir le petit port, où se balançaient quelques barques arabes ; elle est habitée presque exclusivement par les Maronites.

Une très-belle Arabe, extrêmement parée, vint rendre visite à ma femme dans le caravansérai ; nous lui fîmes quelques petits présents. Le lendemain, nous continuâmes à longer la côte et le pied des montagnes du Castravan, qui baignait partout dans la mer ; nous couchâmes sous nos tentes, dans un site admirable, à l’entrée du territoire de Tripoli. Le chemin quitte la côte, et tourne brusquement à droite ; il s’enfonce dans une vallée étroite, arrosée par un ruisseau ; à environ une lieue de la mer, la vallée se rétrécit tout à fait ; elle est entièrement fermée par un rocher de cent pieds d’élévation et de cinq à six cents pieds de circonférence : ce rocher, naturel ou taillé hors des flancs de la montagne qui le touche, porte à son sommet un château gothique parfaitement conservé, habitation des chacals et des aigles ; des escaliers taillés dans le roc vif s’élèvent à des terrasses successives, couvertes de tours et de murs crénelés jusqu’à la plate-forme supérieure, d’où s’élance un donjon percé de fenêtres en ogive ; la végétation s’est emparée partout du château, des murs, des créneaux ; d’immenses sycomores ont pris racine dans les salles, et élancent leurs larges têtes au-dessus des toits éboulés : les lianes retombant en touffes énormes, les lierres cramponnés aux fenêtres et aux portes, les lichens qui révèlent partout la pierre, donnent à ce beau monument du moyen âge l’apparence d’un château de mousse et de lierre. Une belle fontaine coule au pied du rocher, ombragée par trois des plus beaux arbres que l’on puisse voir ; ce sont des espèces d’ormes ; l’ombre d’un seul couvrait nos tentes, nos trente chevaux, et tous les groupes épars de nos Arabes.

Le lendemain, monté une côte rapide d’un terrain blanc et savonneux, où les chevaux pouvaient à peine se tenir : du sommet, on a une vue sans bornes de tout le littoral occidental de la Syrie jusqu’au golfe d’Alexandrette et au mont Taurus, et un peu sur la droite, des plaines d’Alep et des collines d’Antioche, avec le cours de l’Oronte. Trois heures de marche nous mènent aux portes de Tripoli ; nous y étions attendus ; et à une lieue de la ville nous rencontrâmes une cavalcade de jeunes négociants francs de différentes nations, et de quelques officiers de l’armée d’Ibrahim, qui venaient au-devant de nous.

Le fils de M. Lombart, négociant français établi à Tripoli, nous offrit l’hospitalité au nom de son père ; — nous craignîmes de lui être à charge, et nous allâmes au couvent des frères franciscains ; un seul religieux habitait cette immense demeure, et nous y reçut. Deux jours passés à Tripoli ; dîné chez M. Lombart ; — bonheur de rencontrer une famille française où tout compatriote retrouve une réception de famille ; — le soir, passé une heure chez MM. Katchiflisse, négociants grecs et consuls de Russie, famille établie de temps immémorial à Tripoli de Syrie, où elle possède un magnifique palais. Madame et mesdemoiselles Katchiflisse sont les trois personnes les plus célèbres de Syrie pour leur beauté et pour le charme des manières, mélange piquant de la réserve asiatique avec le gracieux abandon des femmes grecques, et la politesse accomplie des femmes les plus élégantes de l’Europe : elles nous reçurent dans un vaste salon voûté, éclairé par une coupole, et rafraîchi par un bassin d’eau courante ; elles étaient assises sur un divan semi-circulaire qui régnait au fond de la salle ; tout était couvert de riches tapis, et les tapis couverts eux-mêmes de narguilés, de pipes, de vases de fleurs et de sorbets. Ces trois femmes, vêtues du costume oriental, offraient chacune, dans leur caractère de beauté, l’ensemble le plus admirable qu’un œil d’homme puisse contempler ; nous passâmes une soirée délicieuse dans leur conversation, et nous promîmes de les revoir au retour.

Le scheik d’Éden, dernier village habité au sommet du Liban, était oncle, par sa mère, de M. Mazoyer, mon interprète. Averti par son neveu de notre arrivée à Tripoli, le vénérable scheik descendit des montagnes avec son fils aîné et une partie de ses serviteurs ; il vint me rendre visite au couvent des Franciscains, et m’offrit l’hospitalité chez lui, à Éden. D’Éden aux cèdres de Salomon il n’y avait plus que trois heures de marche, et si les neiges qui couvraient encore la montagne nous le permettaient, nous pourrions aller de là visiter ces arbres séculaires qui ont répandu leur gloire sur tout le Liban, et qui sont contemporains du grand roi. Nous acceptâmes, et le départ fut fixé au lendemain.

À cinq heures du matin nous étions à cheval. La caravane, plus nombreuse encore qu’à l’ordinaire, était précédée du scheik d’Éden, admirable vieillard dont l’élégance de manières, la politesse noble et facile, et le magnifique costume, étaient bien loin de rappeler un chef arabe ; on eût dit un patriarche marchant à la tête de sa tribu : il montait une jument du désert, dont le poil bai doré et la crinière flottante auraient fait la digne monture d’un héros de la Jérusalem ; son fils et ses principaux serviteurs caracolaient sur des étalons magnifiques, à quelques pas devant lui ; nous venions ensuite, puis la longue file de nos moukres et de nos saïs.

La sortie de Tripoli offre un admirable point de vue ; on suit les bords d’un fleuve encaissé entre deux collines ; les plus beaux arbres et des forêts de grands orangers ombragent les bords de l’eau ; un kiosque public, bâti sous ces arbres, offre sa terrasse embaumée aux promeneurs ; on y vient fumer et prendre le café, pour respirer la fraîcheur du lit du fleuve ; de là, par une échappée, on aperçoit la mer, qui est à une demi-lieue de la ville ; les belles tours carrées, bâties par les Arabes, aux deux flancs du port, et les nombreux navires qui sont dans la rade.

Nous traversâmes une large plaine cultivée et plantée d’oliviers ; sur le premier coteau qui s’élève de cette plaine vers le Liban, au milieu d’une forêt d’oliviers et d’arbres fruitiers de toute espèce, nous rencontrâmes une immense foule d’hommes, de femmes et d’enfants qui bordaient la route ; c’étaient les habitants d’un grand village répandu sous ces arbres, et qui appartient au scheik d’Éden ; il passe les étés à Éden, et les hivers dans ce village de la plaine. Ces Arabes saluèrent respectueusement leur prince, nous offrirent des rafraîchissements, et un certain nombre d’entre eux se mit en route avec nous pour nous conduire des veaux et des moutons, et nous aider à franchir les précipices des montagnes : pendant quatre heures ensuite nous marchâmes, tantôt dans de profondes vallées, tantôt sur la crête de montagnes presque stériles ; nous fîmes halte au bord d’un torrent qui descend des sommets d’Éden, et qui roulait des monceaux de neige à demi fondue. À l’abri d’un rocher, le scheik nous avait fait allumer un grand feu ; nous déjeunâmes et nous reposâmes nos chevaux dans ce lieu. La montée devient ensuite si rapide sur des rochers nus et glissants comme du marbre poli, qu’il est impossible de comprendre comment les chevaux arabes parviennent à les gravir et surtout à les descendre ; quatre Arabes à pied entouraient chacun des nôtres, et le soutenaient de la main et des épaules : malgré cette assistance plusieurs roulèrent sur le rocher, mais sans accident grave. Cette route horrible, ou plutôt cette muraille presque perpendiculaire, nous conduisit, après deux heures de fatigue, à un plateau de roche où notre vue plongea sur une large vallée intérieure et sur le village d’Éden, qui est bâti à son extrémité la plus élevée et dans la région des neiges ; il n’y a au-dessus d’Éden qu’une immense pyramide de roche nue : c’est la dernière dent de cette partie du Liban ; une petite chapelle ruinée couronne son sommet ; les vents d’hiver rongent sans cesse ce rocher, et en détachent des blocs énormes qui roulent jusque dans le village ; tous les champs des environs en sont semés, et le château même du scheik en est pressé de toutes parts : ce château dont nous approchions est d’une architecture complétement arabe ; les fenêtres sont des ogives accouplées, et séparées par d’élégantes colonnettes ; les terrasses, qui servent de toits et de salons, sont couronnées de créneaux ; la porte voûtée est flanquée de deux siéges élevés en pierre ciselée, et les jambages de la porte même sont revêtus d’arabesques : le scheik était descendu le premier, et nous attendait à la tête de sa maison ; son plus jeune fils, une cassolette d’argent à la main, brûlait des parfums devant nos chevaux, et ses frères nous jetaient des essences parfumées sur les cheveux et sur nos habits ; un magnifique repas nous attendait dans la salle, où des arbres tout entiers flambaient dans le large foyer ; les vins les plus exquis du Liban et de Chypre et une immense quantité de gibier composaient ce festin ; nos Arabes n’étaient pas moins bien traités dans la cour.

Nous parcourûmes le soir les environs du village ; les neiges couvraient encore une partie des champs ; nous vîmes partout les traces d’une riche culture ; le moindre coin de terre végétale entre les rochers avait son cep ou son noyer ; des fontaines innombrables coulaient partout sous nos pieds ; des canaux artificiels en répandaient les eaux dans les terres : ces terres en pente étaient supportées par des terrasses bâties en blocs immenses ; nous apercevions un monastère sous la dent de rocher à notre gauche, et de nombreux villages, très-rapprochés les uns des autres, sur tous les flancs des vallées.




Même date.


Le scheik a envoyé trois Arabes sur la route des Cèdres, pour savoir si les neiges nous permettront d’arriver jusqu’à ces arbres ; les Arabes, de retour, disent que l’accès est impraticable : il y a quatorze pieds de neige dans un vallon étroit qu’il faut traverser pour toucher aux arbres. Voulant approcher le plus possible, je prie le scheik de me donner son fils et quelques cavaliers ; je laisse à Éden ma femme et ma caravane ; je monte le plus vigoureux de mes chevaux, Scham, et nous sommes en route au lever du soleil.

Marche de trois heures sur des crêtes de montagnes ou dans des champs détrempés de neige fondue ; j’arrive sur les bords de la vallée des Saints, gorge profonde où l’œil plonge du haut des rochers, vallée plus encaissée, plus sombre, plus solennelle encore que celle de Hamana ; au sommet de cette vallée, à l’endroit où, en montant toujours, elle touche aux neiges, superbe nappe d’eau qui tombe de cent pieds de haut sur deux ou trois cents toises de large ; toute la vallée résonne de cette chute et des bonds du torrent qu’elle alimente ; de toutes parts le rocher des flancs de la montagne ruisselle d’écume ; nous voyons, à perte de vue, au fond de la vallée, deux grands villages dont les maisons se distinguaient à peine des rochers roulés par le torrent ; les cimes des peupliers et des mûriers paraissent, de là, des touffes de joncs ou d’herbes ; on descend dans le village de Beschieraï par des sentiers taillés dans le roc et tellement rapides, qu’on ne peut concevoir que des hommes s’y hasardent ; il en périt souvent : une pierre lancée de la crête où nous sommes tomberait sur le toit de ces villages, où nous n’arriverions pas dans une heure de descente ; au-dessus de la cascade et des neiges, s’étendent d’immenses champs de glace, qui ondulent comme des vapeurs d’une teinte tour à tour verdâtre et bleue ; à environ un quart d’heure sur la gauche, dans une espèce de vallon semi-circulaire, formé par les dernières croupes du Liban, nous voyons une large tache noire sur la neige : ce sont les groupes fameux des cèdres ; ils couronnent, comme un diadème, le front de la montagne ; ils voient l’embranchement des nombreuses et grandes vallées qui en descendent ; la mer et le ciel sont leur horizon. Nous mettons nos chevaux au galop dans la neige, pour approcher le plus près possible de la forêt ; mais, arrivés à cinq ou six cents pas des arbres, nous enfonçons jusqu’aux épaules des chevaux ; nous reconnaissons que le rapport de nos Arabes est exact, et qu’il faut renoncer à toucher de la main ces reliques des siècles et de la nature ; nous descendons de cheval, et nous nous asseyons sur un rocher pour les contempler.

Ces arbres sont les monuments naturels les plus célèbres de l’univers. La religion, la poésie et l’histoire les ont également consacrés. L’Écriture sainte les célèbre en plusieurs endroits. Ils sont une des images que les prophètes emploient de prédilection. Salomon voulut les consacrer à l’ornement du temple qu’il éleva le premier au Dieu unique, sans doute à cause de la renommée de magnificence et de sainteté que ces prodiges de végétation avaient dès cette époque. Ce sont bien ceux-là ; car Ézéchiel parle des cèdres d’Éden comme des plus beaux du Liban. Les Arabes de toutes les sectes ont une vénération traditionnelle pour ces arbres : ils leur attribuent non-seulement une force végétative qui les fait vivre éternellement, mais encore une âme qui leur fait donner des signes de sagesse, de prévision, semblables à ceux de l’instinct chez les animaux, de l’intelligence chez les hommes. Ils connaissent d’avance les saisons, ils remuent leurs vastes rameaux comme des membres, ils étendent ou resserrent leurs coudes, ils élèvent vers le ciel ou inclinent vers la terre leurs branches, selon que la neige se prépare à tomber ou à fondre. Ce sont des êtres divins sous la forme d’arbres. Ils croissent dans ce seul site des groupes du Liban ; ils prennent racine bien au-dessus de la région où toute grande végétation expire.

Tout cela frappe d’étonnement l’imagination des peuples d’Orient, et je ne sais si la science ne serait pas étonnée elle-même. — Hélas ! cependant Basan languit, le Carmel et la fleur du Liban se fanent. Ces arbres diminuent chaque siècle. Les voyageurs en comptèrent jadis trente ou quarante, plus tard dix-sept ; plus tard encore, une douzaine. — Il n’y en a plus que sept, que leur masse peut faire présumer contemporains des temps bibliques. Autour de ces vieux témoins des âges écoulés, qui savent l’histoire de la terre mieux que l’histoire elle-même, qui nous raconteraient, s’ils pouvaient parler, tant d’empires, de religions, de races humaines évanouies, il reste encore une petite forêt de cèdres plus jeunes, qui me parurent former un groupe de quatre ou cinq cents arbres ou arbustes. Chaque année, au mois de juin, les populations de Beschieraï, d’Éden, de Kanobin et de tous les villages des vallées voisines, montent aux cèdres, et font célébrer une messe à leur pied. Que de prières n’ont pas résonné sous ces rameaux ! et quel plus beau temple, quel autel plus voisin du ciel, quel dais plus majestueux et plus saint que le dernier plateau du Liban, le tronc des cèdres, et le dôme de ces rameaux sacrés qui ont ombragé et ombragent encore tant de générations humaines, prononçant le nom de Dieu différemment, mais le reconnaissant partout dans ses œuvres, et l’adorant dans des manifestations naturelles ! Et moi aussi je priai en présence de ces arbres. Le vent harmonieux qui résonnait dans leurs rameaux sonores jouait dans mes cheveux, et glaçait sur ma paupière des larmes de douleur et d’adoration.

Remonté à cheval ; marché trois heures sur les plateaux qui dominent les vallées de Kadisha ; descendu à Kanobin, monastère maronite le plus célèbre de tous, dans la vallée des Saints. — Vue du monastère de Deïr-Serkis, abandonné maintenant à un ou deux solitaires. Burckhardt, en 1810, y trouva un vieux ermite toscan qui achevait là ses jours, après avoir été missionnaire dans les Indes, en Égypte et en Perse.

Vue du monastère de Kanobin du haut d’un pic qui s’avance sur la vallée comme un promontoire. Je remets mon cheval aux Arabes, et je me couche au soleil, sur une pointe de rocher d’où l’œil plonge à pic sur l’abîme de la vallée des Saints. Le fleuve Kadisha roule au pied de ce rocher ; son lit n’est qu’une ligne d’écume ; mais je suis si haut, que le bruit ne monte pas jusqu’à moi. Kanobin fut fondé, disent les moines maronites, par Théodose le Grand. Toute la vallée des Saints ressemble à une vaste nef naturelle dont le ciel est le dôme, les crêtes du Liban, les piliers, et les innombrables cellules des ermites creusées dans les flancs du rocher, les chapelles. Ces ermitages sont suspendus sur des précipices qui semblent inabordables. Il y en a, comme des nids d’hirondelles, à toutes les hauteurs des parois de la vallée. Les uns ne sont qu’une grotte creusée dans la pierre, les autres, de petites maisonnettes bâties entre les racines de quelques arbres, sur les corniches avancées des montagnes. Le grand couvent est en bas, sur la rive du torrent. Il y a quarante ou cinquante religieux maronites occupés, les uns à labourer, les autres à imprimer des livres élémentaires pour l’instruction du peuple. Excellents religieux, qui sont les fils et les pères du peuple, qui ne vivent point de sa sueur, mais qui travaillent nuit et jour pour l’avancement de leurs frères ; hommes simples, qui ne visent à aucune richesse, à aucune renommée dans ce monde. Travailler, prier, vivre en paix, mourir en grâce, et inconnus des hommes : voilà toute l’ambition des religieux maronites.




Même date.


Hier je redescendais les dernières sommités de ces Alpes ; j’étais l’hôte du scheik d’Éden, village arabe maronite, suspendu sous la dent la plus aiguë de ces montagnes, aux limites de la végétation, et qui n’est habitable que l’été. Le noble et respectable vieillard était venu me chercher, avec son fils et quelques-uns de ses serviteurs, jusqu’aux environs de Tripoli de Syrie, et m’avait reçu dans son château d’Éden avec la dignité, la grâce de cœur et l’élégance de manières que l’on pourrait s’imaginer dans un des vieux seigneurs de la cour de Louis XIV. Les arbres entiers brûlaient dans le large foyer ; les moutons, les chevreaux, les cerfs, étaient étalés par piles dans les vastes salles, et les outres séculaires des vins d’or du Liban, apportées de la cave par ses serviteurs, coulaient pour nous et pour notre escorte. Après avoir passé quelques jours à étudier ces belles mœurs homériques, poétiques comme les lieux mêmes où nous les retrouvions, le scheik me donna son fils aîné et un certain nombre de cavaliers arabes pour me conduire aux cèdres de Salomon ; arbres fameux qui consacrent encore la plus haute cime du Liban, et que l’on vient vénérer depuis des siècles comme les derniers témoins de la gloire de Salomon. Je ne les décrirai point ici.

Au retour de cette journée mémorable pour un voyageur, nous nous égarâmes dans les sinuosités de rochers et dans les nombreuses et hautes vallées dont ce groupe du Liban est déchiré de toutes parts, et nous nous trouvâmes tout à coup sur le bord à pic d’une immense muraille de rochers de quelques mille pieds de profondeur, que cerne la vallée des Saints. Les parois de ce rempart de granit étaient tellement perpendiculaires, que les chevreuils mêmes de la montagne n’auraient pu y trouver un sentier, et que nos Arabes étaient obligés de se coucher le ventre contre terre, et de se pencher sur l’abîme, pour découvrir le fond de la vallée. Le soleil baissait, nous avions marché bien des heures ; il nous en aurait fallu plusieurs encore pour retrouver notre sentier perdu, et regagner Éden. Nous descendîmes de cheval, et, nous confiant à un de nos guides, qui connaissait, non loin de là, un escalier de roc vif, taillé jadis par les moines maronites, habitants immémoriaux de cette vallée, nous suivîmes quelque temps les bords de la corniche, et nous descendîmes enfin, par ces marches glissantes, sur une plate-forme détachée du roc, et qui dominait tout cet horizon.

La vallée s’abaissait d’abord par des pentes larges et douces du pied des neiges et des cèdres, qui formaient une tache noire sur ces neiges ; là, elle se déroulait sur des pelouses d’un vert jaune et tendre comme celui des hautes croupes du Jura ou des Alpes ; une multitude de filets d’eau écumante, sortie çà et là du pied des neiges fondantes, sillonnaient ces pentes gazonnées, et venaient se réunir en une seule masse de flots et d’écume, au pied du premier gradin de rochers. Là, la vallée s’enfonçait tout à coup à quatre ou cinq cents pieds de profondeur ; le torrent se précipitait avec elle, et, s’étendant sur une large surface, tantôt couvrait le rocher comme d’un voile liquide et transparent, tantôt s’en détachait en voûtes élancées, et, tombant enfin sur des blocs immenses et aigus de granit arrachés du sommet, s’y brisait en lambeaux flottants, et retentissait comme un tonnerre éternel ; le vent de sa chute arrivait jusqu’à nous, en emportant, comme de légers brouillards, la fumée de l’eau à mille couleurs, la promenait çà et là sur toute la vallée, ou la suspendait en rosée aux branches des arbustes et aux aspérités du roc. En se prolongeant vers le nord, la vallée des Saints se creusait de plus en plus et s’élargissait davantage ; puis, à environ deux milles du point où nous étions placés, deux montagnes nues et couvertes d’ombres se rapprochaient en s’inclinant l’une vers l’autre, laissant à peine une ouverture de quelques toises entre leurs deux extrémités, où la vallée allait se terminer et se perdre avec ses pelouses, ses vignes hautes, ses peupliers, ses cyprès et son torrent de lait. Au-dessus des deux montagnes qui l’étranglaient ainsi, on apercevait à l’horizon comme un lac d’un bleu plus sombre que le ciel : c’était un morceau de la mer de Syrie, encadré par un golfe fantastique d’autres montagnes du Liban ; ce golfe était à vingt lieues de nous, mais la transparence de l’air nous le montrait comme à nos pieds, et nous distinguions même deux navires à la voile qui, suspendus entre le bleu du ciel et celui de la mer, et diminués par la distance, ressemblaient à deux cygnes planant dans notre horizon. Ce spectacle nous saisit tellement d’abord, que nous n’arrêtâmes nos regards sur aucun détail de la vallée ; mais quand le premier éblouissement fut passé, et que notre œil put percer à travers la vapeur flottante du soir et des eaux, une scène d’une autre nature se déroula peu à peu devant nous.

À chaque détour du torrent où l’écume laissait un peu de place à la terre, un couvent de moines maronites se dessinait, en pierres d’un brun sanguin, sur le gris du rocher, et sa fumée s’élevait dans les airs entre des cimes de peupliers et de cyprès. Autour des couvents, de petits champs, conquis sur le roc ou le torrent, semblaient cultivés comme les parterres les plus soignés de nos maisons de campagne ; et, çà et là, on apercevait ces Maronites, vêtus de leur capuchon noir, qui rentraient du travail des champs, les uns avec la bêche sur l’épaule, les autres conduisant de petits troupeaux de poulains arabes, quelques-uns tenant le manche de la charrue et piquant leurs bœufs, entre les mûriers. Plusieurs de ces demeures de prières et de travail étaient suspendues, avec leurs chapelles et leurs ermitages, sur les caps avancés des deux immenses chaînes de montagnes ; un certain nombre étaient creusées, comme des grottes de bêtes fauves, dans le rocher même ; on n’apercevait que la porte surmontée d’une ogive vide où pendait la cloche, et quelques petites terrasses taillées sous la voûte même du roc, où les moines vieux et infirmes venaient respirer l’air et voir un peu de soleil, partout où le pied de l’homme pouvait atteindre. Sur certains rebords des précipices, l’œil ne pouvait reconnaître aucun accès ; mais, là même, un couvent, une solitude, un oratoire, un ermitage, et quelques figures de solitaires circulant parmi les roches et les arbustes, travaillant, lisant ou priant. Un de ces couvents était une imprimerie arabe pour l’instruction du peuple maronite, et l’on voyait sur la terrasse une foule de moines allant et venant, et étendant sur des claies de roseaux les feuilles blanches du papier humide. Rien ne peut peindre, si ce n’est le pinceau, la multitude et le pittoresque de ces retraites : chaque pierre semblait avoir enfanté sa cellule, chaque grotte son ermite ; chaque source avait son mouvement et sa vie, chaque arbre son solitaire sous son ombre ; partout où l’œil tombait, il voyait la vallée, la montagne, les précipices, s’animer, pour ainsi dire, sous son regard, et une scène de vie, de prière, de contemplation, se détacher de ces masses éternelles, ou s’y mêler pour les consacrer.

Mais bientôt le soleil tomba, les travaux du jour cessèrent, et toutes les figures noires répandues dans la vallée rentrèrent dans les grottes ou dans les monastères. Les cloches sonnèrent de toutes parts l’heure du recueillement et des offices du soir, les unes avec la voix forte et vibrante des grands vents sur la mer, les autres avec les voix légères et argentines des oiseaux dans les champs de blé, celles-ci plaintives et lointaines comme des soupirs dans la nuit et dans le désert : toutes ces cloches se répondaient des deux bords opposés de la vallée, et les mille échos des grottes et des précipices se les renvoyaient en murmures confus et répercutés, mêlés avec le mugissement du torrent, des cèdres, et les mille chutes sonores des sources et des cascades dont les deux flancs des monts sont sillonnés. Puis il se fit un moment de silence, et un nouveau bruit plus doux, plus mélancolique et plus grave remplit la vallée : c’était le chant des psaumes, qui, s’élevant à la fois de chaque monastère, de chaque église, de chaque oratoire, de chaque cellule de rochers, se mêlait, se confondait en montant jusqu’à nous comme un vaste murmure, et ressemblait à une seule plainte mélodieuse de la vallée tout entière, qui venait de prendre une âme et une voix ; puis un nuage parfuma cet air que les anges auraient pu respirer. Nous restâmes muets et enchantés comme ces esprits célestes quand, planant pour la première fois sur le globe qu’ils croyaient désert, ils entendirent monter de ces mêmes bords la première prière des hommes ; nous comprîmes ce que c’était que la voix de l’homme pour vivifier la nature la plus morte, et ce que ce serait que la poésie à la fin des temps, quand, tous les sentiments du cœur humain éteints et absorbés dans un seul, la poésie ne serait plus ici-bas qu’une adoration et un hymne !




12 avril 1833.


Descendu à Tripoli de Syrie avec le scheik et sa tribu ; je donne à son fils une pièce d’étoffe de soie pour faire un divan. Passé un jour à parcourir les délicieux environs de Tripoli ; reparti pour Bayruth par le bord de la mer ; passé cinq jours à embarquer nos bagages sur le brick que j’ai affrété, la Sophie ; préparatifs faits pour une tournée en Égypte ; adieux à nos amis francs et arabes ; je donne plusieurs de mes chevaux ; j’en fais partir six des plus beaux sous la conduite d’un écuyer arabe et de trois de mes meilleurs saïs, pour qu’ils aillent, en traversant la Syrie et la Caramanie, m’attendre le 1er juillet au bord du golfe de Macri, vis-à-vis l’île de Rhodes, dans l’Asie Mineure.

Au point du jour, le 15 avril 1833, nous sortons de la maison où Julia nous embrassa pour la dernière fois, et nous quitta pour le ciel ! Pavé de sa chambre baisé mille fois et trempé de tant de larmes : cette maison était pour moi comme une relique consacrée ; je l’y voyais encore partout : oiseaux, colombes, son cheval, le jardin, les deux belles jeunes filles syriennes qui venaient jouer avec elle, et qui logent sous nos fenêtres dans le jardin. Elles se sont levées avant le jour, et vêtues de leurs plus riches parures : elles pleurent ; elles élèvent leurs mains vers nous, et arrachent les fleurs de leurs cheveux ; je leur donne à chacune, pour souvenir des amis étrangers qu’elles ne reverront plus que dans leur pensée, un collier de pièces d’or pour leur mariage ; l’une d’elles, Anastasie, est la plus belle des femmes que j’aie vues en Orient.

La mer est comme un miroir ; les chaloupes, chargées de nos amis, qui viennent nous accompagner jusqu’à bord, suivent la nôtre ; nous mettons à la voile par un léger vent d’est ; les côtes de Syrie, bordées de leurs franges de sable, disparaissent avec les têtes de palmiers ; les cimes blanches du Liban nous suivent longtemps sur la mer ; nous doublons, pendant la nuit, le cap Carmel ; au point du jour, nous sommes à la hauteur de Saint-Jean d’Acre, en face du golfe de Kaïpha ; la mer est belle, et les vagues sont sillonnées par une foule de dauphins qui bondissent autour du navire ; tout a une apparence de fête et de joie dans la nature et sur les flots, autour de ce navire qui porte des cœurs morts à toute joie et à toute sérénité. J’ai passé la nuit sur le pont, dans quelles pensées ? mon cœur le sait !

Nous longeons les côtes abaissées de la Galilée ; Jaffa brille comme un rocher de craie à l’horizon, sur une grève de sable blanc ; nous nous y dirigeons ; nous y relâchons quelques jours ; ma femme, et ceux de mes amis qui n’ont pu m’accompagner dans mon voyage à Jérusalem, ne veulent pas passer si près du tombeau sacré sans aller y porter quelques gémissements de plus. Le soir, le vent fraîchit, et nous jetons l’ancre à sept heures dans la rade orageuse de Jaffa ; la mer est trop forte pour mettre un canot dehors ; le lendemain, nous débarquons tous. Une caravane est préparée par les soins de MM. Damiani, mes anciens amis, agents de France à Jaffa ; elle se met en marche à onze heures pour aller coucher à Ramla : je reste seul chez M. Damiani.

Cinq jours passés à errer seul dans les environs : les amis arabes que j’avais connus à Jaffa dans mes deux premiers passages me conduisent dans les jardins qu’ils ont aux alentours de la ville ; j’ai déjà décrit ces jardins : ce sont des forêts profondes d’orangers, de citronniers, de grenadiers, de figuiers, arbres aussi grands que des noyers en France ; le désert de Gaza entoure de toutes parts ces jardins ; une famille de paysans arabes vit dans une cabane attenante ; il y a une citerne ou un puits, quelques chameaux, des chèvres, des moutons, des colombes et des poules. Le sol est couvert d’oranges et de limons tombés des arbres ; on dresse une tente au bord d’un des canaux d’irrigation qui arrosent le terrain, semé de melons et de concombres ; on étend des tapis ; la tente est ouverte du côté de la mer pour recevoir la brise qui règne depuis dix heures du matin jusqu’au soir ; elle se parfume en passant sous les têtes d’orangers, et apporte des nuages de fleurs d’oranger. On voit de là les sommets des minarets de Jaffa, et les vaisseaux qui vont et viennent de l’Asie Mineure en Égypte.

Je passe mes journées ainsi ; j’écris quelques vers sur la seule pensée qui m’occupe ; je voudrais rester ici : Jaffa, isolé de l’univers entier, au bord du grand désert d’Égypte, dont le sable forme des dunes blanches autour de ces bois d’orangers, sous un ciel toujours pur et tiède, serait un séjour parfait pour un homme las de la vie, et qui ne désire qu’une place au soleil. — La caravane revient.

Je demande à madame de Lamartine quelques détails sur Bethléem, sur les sites environnants, que la peste m’a empêché de visiter à mon premier voyage. Elle me les donne, et je les insère ici.