Voyage en Orient (Lamartine)/Paysages et Pensées en Syrie

Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 147-158).


PAYSAGES ET PENSÉES


EN SYRIE




Le 28 mars, je pars de Bayruth pour Balbek et Damas ; la caravane se compose de vingt-six chevaux, et huit ou dix Arabes à pied pour domestiques et escorte.

En quittant Bayruth, on monte par des chemins creux, dans un sable rouge, dont les bords sont festonnés de toutes les fleurs de l’Asie ; toutes les formes, tous les parfums du printemps : nopals, arbustes épineux, aux grappes de fleurs jaunes comme l’or, semblables au genêt de nos montagnes ; vignes se suspendant d’arbre en arbre, beaux caroubiers, arbres à la feuille d’un vert noir et bronzé, aux rameaux entrelacés, au tronc d’une écorce brune, polie, luisante, le plus bel arbre de ces climats. On arrive, après une demi-heure, au sommet de la presqu’île qui forme le cap de Bayruth ; elle se termine en pointe arrondie dans la mer, et sa base est formée par une belle et large plaine, traversée par le Nahr-Bayruth. Cette plaine, arrosée, cultivée, plantée partout de beaux palmiers, de verts mûriers, de pins à la cime large et touffue, vient mourir sous les premiers rochers du Liban.

Au point culminant de la plaine de Bayruth, s’étend la magnifique scène de Fakar-el-Din ou Fakardin : c’est la promenade de Bayruth ; c’est là que les cavaliers turcs, arabes, et les Européens, vont exercer leurs chevaux et courir le djérid ; c’est là que j’allais tous les jours moi-même passer quelques heures à cheval, tantôt courant sur les sables déserts qui dominent l’horizon bleu et immense de la mer syrienne, tantôt, au pas, rêvant sous les allées des jeunes pins qui couvrent une partie de ce promontoire. C’est le plus beau lieu que je connaisse au monde : — des pins gigantesques, dont les troncs vigoureux, légèrement inclinés sous le vent de mer, portant comme des dômes leurs têtes larges et arrondies en parasols, sont jetés par groupes de deux ou de trois arbres, ou semés isolément, de vingt pas en vingt pas, sur un sable d’or que perce çà et là un léger duvet vert de gazon et d’anémones. Ils furent plantés par Fakar-el-Din, dont les merveilleuses aventures ont répandu la renommée en Europe : ils gardent encore son nom. Je voyais tous les jours avec douleur un héros plus moderne renverser ces arbres qu’un autre grand homme avait plantés. Ibrahim-Pacha en faisait couper quelques-uns pour sa marine ; mais il en reste assez pour signaler au loin le promontoire à l’œil du navigateur, et à l’admiration de l’homme épris des plus belles scènes de la nature.

C’est de là qu’on a, selon moi, la plus splendide apparition du Liban : on est à ses pieds, mais assez éloigné cependant pour que son ombre ne soit pas sur vous, et pour que l’œil puisse l’embrasser dans toute sa hauteur, plonger dans l’obscurité de ses gorges, discerner l’écume de ses torrents, et jouer librement autour des premiers cônes dont il est flanqué, et qui portent chacun un monastère de Maronites, au-dessus d’un bouquet de pins, de cèdres ou de noirs cyprès. — Le Sannin, la cime la plus élevée et la plus pyramidale du Liban, domine toutes les cimes inférieures, et forme, avec sa neige presque éternelle, le fond majestueux, doré, violet, rose, de l’horizon des montagnes, qui se noie dans le firmament, non comme un corps solide, mais comme une vapeur, une fumée transparente, à travers lesquelles on croit distinguer l’autre côté du ciel ; phénomène ravissant des montagnes d’Asie, que je n’ai vu nulle part ailleurs, et dont je jouis tous les soirs sans m’en rendre raison.

Du côté du midi, le Liban s’abaisse graduellement jusqu’au cap avancé de Saïde, autrefois Sidon ; ses cimes ne portent plus de neige que çà et là, sur deux ou trois cimes plus éloignées et plus élevées que les autres et que le reste de la chaîne libanienne : elles suivent, comme une muraille de ville ruinée, tantôt s’élevant, tantôt s’abaissant, la ligne de la plaine et de la mer, et vont mourir dans la vapeur de l’occident, vers les montagnes de la Galilée, aux bords de la mer de Génésareth, autrement le lac de Tibériade. Du côté du nord, vous apercevez un coin de la mer qui s’avance, comme un lac dormant, dans la plaine, cachée à demi par les verts massifs de la ravissante colline de San-Dimitri, la plus belle colline de la Syrie. Dans ce lac, dont vous n’apercevez pas la jonction avec la mer, quelques navires sont toujours à l’ancre, et se balancent gracieusement sur la vague, dont l’écume vient mouiller les lentisques, les lauriers-roses et les nopals. — De la rade, un pont construit par les Romains d’abord, et restauré par Fakar-el-Din, jette ses arches, élevées en ogives, sur la rivière de Bayruth, qui court à travers la plaine, où elle répand la vie et la verdure, et va se perdre, non loin, dans la rade.

Cette promenade est la dernière que je fis avec Julia. Elle montait pour la première fois un cheval du désert que je lui avais ramené de la mer Morte, et dont un domestique arabe tenait la bride. Nous étions seuls ; la journée, quoique nous fussions en novembre, était éclatante de lumière, de chaleur et de verdure. Jamais je n’avais vu cette admirable enfant dans une ivresse si complète de la nature, du mouvement, du bonheur d’exister, de voir et de sentir : elle se tournait à chaque instant vers moi pour s’écrier ; et quand nous eûmes fait le tour de la colline de San-Dimitri, traversé la plaine et gagné les pins, où nous nous arrêtâmes : « N’est-ce pas, me dit-elle, que c’est la plus longue, la plus belle et la plus délicieuse promenade que j’aie encore faite de ma vie ? » Hélas oui ! et c’était la dernière ! — Quinze jours après, je me promenais seul et pleurant sous les mêmes arbres, n’ayant plus que dans le cœur cette ravissante image de la plus céleste créature que le ciel m’ait donnée à voir, à posséder et à pleurer. — Je ne vis plus ; — la nature n’est plus animée pour moi par tout ce qui me la faisait sentir double dans l’âme de mon enfant : — je la regarde encore, elle ravit toujours mes yeux, mais elle ne soulève plus mon cœur ; ou si elle le soulève à mon insu par minutes, par instants, il retombe aussitôt, froid et brisé, sur le fonds de tristesse désolante et d’amertume où la volonté de Dieu l’a placé par tant de pertes irréparables.

Du côté du couchant, l’œil est d’abord arrêté par de légères collines de sable rouge comme la braise d’un incendie, et d’où s’élève une vapeur d’un blanc rose, semblable à la réverbération d’une gueule de four allumé ; puis, en suivant la ligne de l’horizon, il passe par-dessus ce désert, et arrive à la ligne bleu foncé de la mer, qui termine tout, et se fond au loin, avec le ciel, dans une brume qui laisse leur limite indécise. Toutes ces collines, toute cette plaine, les flancs de toutes les montagnes, portent un nombre infini de jolies maisonnettes isolées, dont chacune a son verger de mûriers, son pin gigantesque, ses figuiers, et çà et là, par groupes plus compactes et plus frappants pour l’œil, de beaux villages ou des groupes de monastères, qui s’élèvent sur leur piédestal de rochers, et répercutent au loin sur la mer les rayons jaunes du soleil d’Orient. — Deux à trois cents de ces monastères sont répandus sur toutes les crêtes, sur tous les promontoires, dans toutes les gorges du Liban : c’est le pays le plus religieux du monde, et le seul pays peut-être où l’existence du système monacal n’ait pas encore amené les abus qui l’ont fait détruire ailleurs. — Ces religieux, pauvres et utiles, vivent du travail de leurs mains, ne sont, à proprement parler, que des laboureurs pieux, et ne demandent au gouvernement et aux populations que le coin de rocher qu’ils cultivent, la solitude et la contemplation. Ils expliquent parfaitement encore, par leur existence actuelle au milieu des contrées mahométanes, la création de ces premiers asiles du christianisme naissant, souffrant et persécuté, et la prodigieuse multiplication de ces asiles de la liberté religieuse, dans les temps de barbarie et de persécutions. Là, fut la raison de leur existence ; là, elle est encore pour les Maronites : aussi ces moines sont-ils restés ce qu’ils ont dû être partout, et ce qu’ils ne peuvent plus être, que par exception, nulle part.

Si l’état actuel des sociétés et des religions comporte encore des ordres monastiques, ce n’est plus ceux qui sont nés dans une autre époque, pour d’autres besoins, d’autres nécessités : chaque temps doit porter ses créations sociales et religieuses ; les besoins de ces temps-ci sont autres que les besoins des premiers siècles. — Les ordres monastiques modernes n’ont que deux choses qu’ils puissent faire mieux que les gouvernements et les forces individuelles : instruire les hommes, et les soulager dans leurs misères corporelles. Les écoles et les hôpitaux, voilà les deux seules places qui restent à prendre pour eux dans le mouvement du monde actuel ; mais, pour prendre la première de ces places, il faut participer d’abord soi-même à la lumière qu’on veut répandre ; — il faut être plus instruit et plus véritablement moral que les populations qu’on veut instruire et améliorer. — Revenons au Liban.

Nous commençons à le monter par des sentiers de roches jaunâtres et de grès légèrement tachés de rose, qui donnent de loin à la montagne cette couleur violette et rosée qui enchante le regard. Rien de remarquable jusqu’aux deux tiers de la montagne : là, le sommet d’un promontoire qui s’avance sur une profonde vallée. — Un des plus beaux coups d’œil qu’il soit donné à l’homme de jeter sur l’œuvre de Dieu, c’est la vallée d’Hammana : elle est sous vos pieds ; elle commence par une gorge noire et profonde, creusée presque comme une grotte dans les plus hauts rochers et sous les neiges du Liban le plus élevé : on ne la distingue d’abord que par le torrent d’écume qui descend avec elle des montagnes, et trace, dans son obscurité, un sillon mobile et lumineux : elle s’élargit insensiblement de degrés en degrés, comme son torrent de cascades en cascades ; puis tout à coup se détournant vers le couchant, et formant un cadre gracieux et souple, comme un ruisseau qui entre dans un fleuve ou qui devient fleuve lui-même, elle entre dans une plus large vallée, et devient vallée elle-même ; elle s’étend dans une largeur moyenne d’une demi-lieue, entre deux chaînes de la montagne ; elle se précipite vers la mer par une pente régulière et douce ; elle se creuse ou s’élève en collines, selon les obstacles de rochers qu’elle rencontre dans sa course : sur ces collines, elle porte des villages séparés par des ravins, d’immenses plateaux entourés de noirs sapins, et dont les plates-formes cultivées portent un beau monastère ; dans ces ravins, elle répand toutes les eaux de ses mille cascades, et les roule en écume étincelante et bruyante. Les flancs des deux parois du Liban qui la ferment sont couverts eux-mêmes d’assez beaux groupes de sapins, et de couvents, et de hauts villages, dont la fumée bleue court sur leurs précipices. À l’heure où cette vallée m’apparut, le soleil se couchait sur la mer, et ses rayons, laissant les gorges et les ravins dans une obscurité mystérieuse, rasaient seulement les couvents, les toits des villages, les cimes des sapins, et les têtes les plus hautes des rochers qui sortent du niveau des montagnes ; les eaux, étant grandes, tombaient de toutes les corniches des deux montagnes, et jaillissaient en écume de toutes les fentes des rochers, entourant de deux larges bras d’argent ou de neige la belle plate-forme qui soutient les villages, les couvents et les bois de sapins. Leur bruit, semblable à celui des tuyaux d’orgue dans une cathédrale, résonnait de partout, et assourdissait l’oreille. J’ai rarement senti aussi profondément la beauté spéciale des vues de montagnes ; beauté triste, grave et douce, d’une tout autre nature que les beautés de la mer ou des plaines ; — beauté qui recueille le cœur, au lieu de l’ouvrir, et qui semble participer du sentiment religieux dans le malheur ; — recueillement mélancolique, — au lieu du sentiment religieux dans le bonheur : expansion, amour et joie.

À chaque pas, sur les flancs de la corniche que nous suivions, les cascades tombent sur la tête du passant, ou glissent dans les interstices des roches vives qu’elles ont creusées ; gouttières de ce toit sublime des montagnes, qui filtrent incessamment le long de ses pentes. Le temps était brumeux ; la tempête mugissait dans les sapins, et apportait, de moments en moments, des poussières de neige qui perçaient en le colorant le rayon fugitif du soleil de mars. Je me souviens de l’effet neuf et pittoresque que faisait le passage de notre caravane sur un des ravins de ces cascades. Les flancs des rochers du Liban se creusaient tout à coup, comme une anse profonde de la mer entre les rochers ; un torrent, retenu par quelques blocs de granit, remplissait de ses bouillons rapides et bruyants cette déchirure de la montagne ; la poudre de la cascade, qui tombait à quelques toises au-dessus, flottait au gré des vents sur les deux promontoires de terre aride et grise qui environnaient l’anse, et qui, s’inclinant tout à coup rapidement, descendaient au lit du torrent qu’il fallait passer : une corniche étroite, taillée dans le flanc de ces mamelons, était le seul chemin par où l’on pût descendre au torrent pour le traverser. On ne pouvait passer qu’un à un à la file sur cette corniche ; j’étais un des derniers de la caravane : la longue file de chevaux, de bagages et de voyageurs descendait successivement dans le fond de ce gouffre, tournant et disparaissant complétement dans les ténèbres du brouillard des eaux, et reparaissait par degrés de l’autre côté et sur l’autre corniche du passage ; d’abord vêtue et voilée d’une vapeur sombre, pâle et jaunâtre comme la vapeur du soufre ; puis d’une vapeur blanche et légère comme l’écume d’argent des eaux ; puis enfin éclatante et colorée par les rayons du soleil qui commençait à l’éclairer davantage, à mesure qu’elle remontait sur les flancs opposés : c’était une scène de l’Enfer du Dante, réalisée à l’œil dans un des plus terribles cercles que son imagination eût pu inventer. Mais qui est-ce qui est poëte devant la nature ? qui est-ce qui invente après Dieu ?

Le village d’Hammana, village druze où nous allions coucher, brillait déjà à l’ouverture supérieure de la vallée qui porte son nom. Jeté sur un pic de rochers aigus et concassés qui touchent à la neige éternelle, il est dominé par la maison du scheik, placée elle-même sur un pic plus élevé, au milieu du village. Deux profonds torrents encaissés dans les roches, et obstrués de blocs qui brisent leur écume, cernent de toutes parts le village ; on les passe sur quelques troncs de sapins où l’on a jeté un peu de terre, sans parapets, et l’on gravit aux maisons. Les maisons, comme toutes celles du Liban et de la Syrie, présentent au loin une apparence de régularité, de pittoresque et d’architecture qui trompe l’œil au premier regard, et les fait ressembler à des groupes de villas italiennes avec leurs toits en terrasses et leurs balcons décorés de balustrades. Mais le château du scheik d’Hammana surpasse en élégance, en grâce et en noblesse, tout ce que j’avais vu dans ce genre, depuis le palais de l’émir Beschir à Deïr-el-Kamar. On ne peut le comparer qu’à un de nos plus merveilleux châteaux gothiques du moyen âge, tels du moins que les ruines nous les font concevoir, ou que la peinture nous les retrace. Des fenêtres en ogive décorées de balcons, une porte large et haute surmontée d’une arche en ogive aussi, qui s’avance comme un portique au-dessus du seuil ; deux bancs de pierre sculptés en arabesques, et tenant aux deux montants de la porte ; sept ou huit marches de pierre circulaire descendant en perron jusque sur une large terrasse ombragée de deux ou trois sycomores immenses, et où l’eau coule toujours dans une fontaine de marbre : voilà la scène. Sept ou huit Druzes armés, couverts de leur noble costume aux couleurs éclatantes, coiffés de leur turban gigantesque et dans des attitudes martiales, semblent attendre l’ordre de leur chef ; un ou deux nègres vêtus de vestes bleues, quelques jeunes esclaves ou pages assis ou jouant sur les marches du perron ; et enfin plus haut, sous l’arche même de la grande porte, le scheik assis la pipe à la main, couvert d’une pelisse écarlate, et nous regardant passer dans l’attitude de la puissance et du repos : voilà les personnages. — Ajoutez-y deux jeunes et belles femmes, l’une accoudée à une fenêtre haute de l’édifice, l’autre debout sur un balcon au-dessus de la porte.

Nous couchons à Hammana dans une chambre qu’on nous avait préparée depuis quelques jours. — Nous nous levons avant le soleil, nous gravissons la dernière cime du Liban. La montée dure une heure et demie ; on est enfin dans les neiges, et l’on suit ainsi dans une plaine élevée, légèrement diversifiée par les ondulations des collines, comme au sommet des Alpes, la gorge qui conduit de l’autre côté du Liban. — Après deux heures de marche pénible dans deux ou trois pieds de neige, on découvre d’abord les cimes élevées et neigeuses encore de l’Anti-Liban, puis ses flancs arides et nus, puis enfin la belle et large plaine du Bkâ, faisant suite à la vallée de Balbek à droite. Cette plaine commence au désert de Homs et de Hama, et ne se termine qu’aux montagnes de Galilée vers Saphadt ; elle laisse seulement là un étroit passage au Jourdain, qui va se jeter dans la mer de Génésareth. — C’est une des plus belles et des plus fertiles plaines du monde, mais elle est à peine cultivée : toujours infestée par les Arabes errants, les habitants de Balbek, de Zaklé ou des autres villages du Liban, osent à peine l’ensemencer. Elle est arrosée par un grand nombre de torrents, de sources intarissables, et présentait à l’œil, quand nous la vîmes, plutôt l’aspect d’un marécage ou d’un lac mal desséché, que celui d’une terre.

En quatre heures nous descendons à la ville de Zaklé, et l’évêque grec, né à Alep, nous reçoit, et nous donne quelques chambres. Nous repartons le 30 pour traverser la plaine de Bkâ, et aller coucher à Balbek.