Voyage en Orient (Lamartine)/Les Maronites

Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 99-108).


LES MARONITES




Les Maronites, dont je viens de parler, ont des ténèbres autour de leur berceau. L’histoire, si incomplète et si fabuleuse en tout ce qui concerne les premiers siècles de notre ère, laisse planer le doute sur les différentes causes qu’on assigne à leurs institutions. Ils n’ont que peu de livres, sans critique et sans contrôle : cependant, comme il faut toujours s’en rapporter à ce qu’un peuple sait de lui-même plutôt qu’aux vaines spéculations du voyageur, voici ce qui résulte de leurs propres histoires. Un saint solitaire, nommé Marron, vivait environ vers l’année 400. Théodoric et saint Chrysostome en font mention. Marron habitait le désert, et ses disciples s’étant répandus dans les différentes régions de la Syrie, y bâtirent plusieurs monastères ; le principal était aux environs d’Apamée, sur les bords fertiles de l’Oronte. Tous les chrétiens syriaques qui n’étaient pas alors infectés de l’hérésie des monothélites se réfugièrent autour de ces monastères, et de cette circonstance reçurent le nom de Maronites. Volney, qui a vécu quelques mois parmi eux, a recueilli les meilleurs renseignements sur leur origine ; ils se rapprochent de ceux-ci, que j’ai recueillis moi-même des traditions locales.

Quoi qu’il en soit, les Maronites forment aujourd’hui un peuple gouverné par la plus pure théocratie qui ait résisté au temps ; théocratie qui, menacée sans cesse par la tyrannie des musulmans, a été obligée de rester modérée et protectrice, et a laissé germer des principes de liberté civile prêts à se développer chez ce peuple. La nation des Maronites, qui, selon Volney, était, en 1784, de cent vingt mille âmes, en compte aujourd’hui plus de deux cent mille, et s’accroît tous les jours. Son territoire est de cent cinquante lieues carrées ; mais ce territoire n’a que des limites arbitraires ; il s’étend sur les flancs du Liban, dans les vallées ou dans les plaines qui l’entourent, à mesure que les essaims de la population vont fonder de nouveaux villages. La ville de Zarklé, à l’embouchure de la vallée de Bkâ, vis-à-vis Balbek, qui comptait à peine mille à douze cents âmes il y a vingt ans, en compte maintenant dix à douze mille, et tend à s’augmenter tous les jours.

Les Maronites sont soumis à l’émir Beschir, et forment, avec les Druzes et les Métualis, une espèce de confédération despotique sous le gouvernement de cet émir. Bien que les membres de ces trois nations diffèrent d’origine, de religion et de mœurs, qu’ils ne se confondent presque jamais dans les mêmes villages, l’intérêt de la défense d’une liberté commune et la main forte et politique de l’émir Beschir les retiennent en un seul faisceau. Ils couvrent de leurs nombreuses habitations l’espace compris entre Latakieh et Saint-Jean d’Acre d’un côté, Damas et Bayruth de l’autre. Je dirai un mot à part des Druzes et des Métualis.

Les Maronites occupent les vallées les plus centrales et les chaînes les plus élevées du groupe principal du mont Liban, depuis les environs de Bayruth jusqu’à Tripoli de Syrie. Les pentes de ces montagnes, qui versent vers la mer, sont fertiles, arrosées de fleuves nombreux et de cascades intarissables ; ils y récoltent la soie, l’huile, l’orge et le blé ; les hauteurs sont presque inaccessibles, et le rocher nu perce partout les flancs de ces montagnes ; mais l’infatigable activité de ce peuple, qui n’avait d’asile sûr pour sa religion que derrière ces pics et ces précipices, a rendu le rocher même fertile : il a élevé d’étage en étage, jusqu’aux dernières crêtes, jusqu’aux neiges éternelles, des murs de terrasses formées avec des blocs de roche roulante ; sur ces terrasses il a porté le peu de terre végétale que les eaux entraînaient dans les ravines, il a pilé la pierre même pour rendre sa poussière féconde en la mêlant à ce peu de terre, et il a fait du Liban tout entier un jardin couvert de mûriers, de figuiers, d’oliviers et de céréales.

Le voyageur ne peut revenir de son étonnement quand, après avoir gravi pendant des journées entières sur les parois à pic des montagnes, qui ne sont qu’un bloc de rocher, il trouve tout à coup, dans les enfoncements d’une gorge élevée ou sur le plateau d’une pyramide de montagnes, un beau village bâti de pierres blanches, peuplé d’une nombreuse et riche population, avec un château moresque au milieu, un monastère dans le lointain, un torrent qui roule son écume au pied du village, et tout autour un horizon de végétation et de verdure où les pins, les châtaigniers, les mûriers, ombragent la vigne ou les champs de maïs et de blé. Ces villages sont suspendus quelquefois les uns sur les autres, presque perpendiculairement ; on peut jeter une pierre d’un village dans l’autre ; on peut s’entendre avec la voix, et la déclivité de la montagne exige cependant tant de sinuosités et de détours pour y tracer le sentier de communication, qu’il faut une heure ou deux pour passer d’un hameau à l’autre.

Dans chacun de ces villages vous trouvez un scheik, espèce de seigneur féodal qui a l’administration et la justice du pays. Mais cette administration et cette justice, rendues sommairement et dans de simples attributions de police par les scheiks, ne sont ni absolues ni sans appel. La haute administration appartient à l’émir et à son divan. La justice relève en partie de l’émir, en partie des évêques. Il y a conflit de juridiction entre l’émir et l’autorité ecclésiastique. Le patriarche des Maronites conserve seul la décision de tous les cas où la loi civile est en conflit avec la loi religieuse, comme les mariages, dispenses, séparations.

Le prince a les plus grands ménagements à garder envers le patriarche et les évêques, car l’autorité du clergé sur les esprits est immense et incontestée. Ce clergé se compose du patriarche, élu par les évêques, confirmé par le pape, et d’un légat du pape envoyé de Rome, et résidant au monastère d’Antoura ou de Kanoubin, des évêques, des supérieurs des monastères, et des curés. Bien que l’Église romaine ait sévèrement maintenu la loi du célibat des prêtres en Europe, et que plusieurs de ses écrivains affectent de voir une loi de dogme dans ce règlement de sa discipline, elle a été obligée de céder sur ce point en Orient ; et, quoique fervents et dévoués catholiques, les curés sont mariés chez les Maronites. Cette faculté du mariage ne s’étend ni aux moines qui vivent en communauté, ni aux évêques. Le clergé séculier et les curés usent seuls de ce privilége. La réclusion dans laquelle vivent les femmes arabes, la simplicité des mœurs patriarcales de ce peuple, et l’habitude, ôtent tout inconvénient à cet usage du clergé maronite ; et, bien loin qu’il ait nui, comme on affecte de nous le dire, à la pureté des mœurs sacerdotales, au respect des populations pour le ministre du culte, ou au précepte de la confession, on peut dire avec vérité que, dans aucune contrée de l’Europe, le clergé n’est plus pur, aussi exclusivement renfermé dans ses pieux ministères, aussi vénérable et aussi puissant sur le peuple qu’il l’est ici. Si l’on veut avoir sous les yeux ce que l’imagination se figure du temps du christianisme naissant et pur ; si l’on veut voir la simplicité et la ferveur de la foi primitive, la pureté des mœurs, le désintéressement des ministres de la charité, l’influence sacerdotale sans abus, l’autorité sans domination, la pauvreté sans mendicité, la dignité sans orgueil, la prière, les veilles, la sobriété, la chasteté, le travail des mains, il faut venir chez les Maronites. Le philosophe le plus rigide ne trouvera pas une réforme à faire dans l’existence publique et privée de ces prêtres, qui sont restés les modèles, les conseillers et les serviteurs du peuple.

Il existe environ deux cents monastères maronites, de différents ordres, sur la surface du Liban. Ces monastères sont peuplés de vingt à vingt-cinq mille moines. Mais ces moines ne sont ni riches, ni mendiants, ni oppresseurs, ni sangsues du peuple : ce sont des réunions d’hommes simples et laborieux qui, voulant se consacrer à une vie de prière et de liberté d’esprit, renoncent aux soucis d’une famille à élever, et se consacrent à Dieu et à la terre dans une de ces retraites. Leur vie, comme je l’ai raconté tout à l’heure, est la vie d’un paysan laborieux. Ils soignent le bétail ou les vers à soie, ils fendent le rocher, ils bâtissent de leurs mains les murs de terrassement de leurs champs, ils bêchent, ils labourent, ils moissonnent. Les monastères possèdent peu de terrain, et ne reçoivent de moines qu’autant qu’ils en peuvent nourrir. J’ai habité longtemps parmi ce peuple, j’ai fréquenté plusieurs de ces monastères, et je n’ai jamais entendu parler d’un scandale quelconque donné par ces moines. Il n’y a pas un murmure contre eux ; chaque monastère n’est qu’une pauvre ferme dont les serviteurs sont volontaires, et ne reçoivent, pour tout salaire, que le toit, une nourriture d’anachorète, et les prières de leur église. Le travail utile est tellement la loi de l’homme, il est tellement la condition du bonheur et de la vertu ici-bas, que je n’ai pas vu un seul de ces solitaires qui ne portât sur ses traits l’empreinte de la paix de l’âme, du contentement et de la santé. Les évêques ont une autorité absolue sur les monastères qui se trouvent dans leurs juridictions. Ces juridictions sont très-restreintes : chaque grand village a son évêque.

Le peuple maronite, soit qu’il descende des Arabes ou des Syriens, participe de toutes les vertus de son clergé, et forme un peuple à part dans tout l’Orient ; on dirait d’une colonie européenne jetée par le hasard au milieu des tribus du désert. Sa physionomie cependant est arabe : les hommes sont grands, beaux, au regard franc et fier, au sourire spirituel et doux ; les yeux bleus, le nez aquilin, la barbe blonde, le geste noble, la voix grave et gutturale, les manières polies sans bassesse, le costume splendide et les armes éclatantes.

Quand vous traversez un village, et que vous voyez le scheik assis à la porte de son manoir crénelé, ses beaux chevaux entravés dans sa cour, et les principaux du village vêtus de leurs riches pelisses, avec leurs ceintures de soie rouge remplie de yatagans et de kandgiars aux manches d’argent, coiffés d’un immense turban composé d’étoffes de diverses couleurs, avec un large pan de soie pourpre retombant sur l’épaule, vous croiriez voir un peuple de rois. Ils aiment les Européens comme des frères ; ils sont liés à nous par ce lien de la communauté de religion, le plus fort de tous ; ils croient que nous les protégeons, par nos consuls et nos ambassadeurs, contre les Turcs ; ils reçoivent dans leurs villages nos voyageurs, nos missionnaires, nos jeunes interprètes, qui vont s’instruire dans la langue arabe, comme on reçoit des parents éloignés dans une famille ; le voyageur, le missionnaire, le jeune interprète, deviennent l’hôte chéri de toute la contrée. On le loge dans le monastère ou chez le scheik ; on lui fournit abondamment tout ce que le pays produit ; on le mène à la chasse du faucon ; on l’introduit avec confiance dans la société même des femmes ; on lui parle avec respect ; on forme avec lui des liens d’amitié qui ne se brisent plus, et dont les chefs de la famille conservent le souvenir à leurs enfants.

Je ne doute pas que si ce peuple était plus connu, si la magnifique contrée qu’il habite était plus souvent visitée, beaucoup d’Européens n’allassent s’établir parmi les Maronites : beauté de sites, admirable perfection du climat, modicité des prix de toutes choses, analogie de religion, hospitalité de mœurs, sûreté et tranquillité individuelle, tout concourt à faire désirer l’habitation parmi ce peuple : et quant à moi, si l’homme pouvait se déraciner tout à fait ; s’il ne devait pas vivre là où la Providence lui a indiqué son berceau et sa tombe, pour servir et aimer ses compatriotes ; si l’exil involontaire s’ouvrait jamais pour moi, je ne le trouverais nulle part plus doux que dans un de ces paisibles villages de Maronites, au pied ou sur les flancs du Liban, au sein d’une population simple, religieuse, bienveillante, avec la vue de la mer et des hautes neiges, sous le palmier et sous l’oranger d’un des jardins de ces monastères. La plus admirable police, résultat de la religion et des mœurs bien plus que d’aucune législation, règne dans toute l’étendue du pays habité par les Maronites ; vous y voyagez seul et sans guide, le jour ou la nuit, sans craindre ni vol ni violence ; les crimes y sont presque inconnus ; l’étranger est sacré pour l’Arabe mahométan, mais plus sacré encore pour l’Arabe chrétien ; sa porte lui est ouverte à toute heure ; il tue son chevreau pour lui faire honneur, il abandonne sa natte de joncs pour lui faire place.

Il y a dans tous les villages une église ou une chapelle, dans laquelle les cérémonies du culte catholique sont célébrées dans la forme et dans la langue syriaques. À l’évangile, le prêtre se retourne vers les assistants et leur lit l’évangile du jour en arabe. Les religions, qui durent plus que les races humaines, conservent leur langue sacrée quand les peuples ont perdu les leurs.

Les Maronites sont braves et naturellement guerriers, comme tous les montagnards ; ils se lèvent, au nombre de trente à quarante mille hommes, à la voix de l’émir Beschir, soit pour défendre les routes inaccessibles de leurs montagnes, soit pour fondre dans la plaine, et faire trembler Damas ou les villes de Syrie. Les Turcs n’osent jamais pénétrer dans le Liban, quand ces peuples sont en paix entre eux ; les pachas d’Acre et de Damas n’y sont jamais venus que lorsque des discussions intestines les appelaient au secours de l’un ou de l’autre parti. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que de grandes destinées peuvent être réservées à ce peuple maronite, peuple vierge et primitif par ses mœurs, sa religion et son courage ; peuple qui a les vertus traditionnelles des patriarches, la propriété, un peu de liberté, beaucoup de patriotisme, et qui, par la similitude de religion et les relations de commerce et de culte, s’imprègne de jour en jour davantage de la civilisation occidentale. Pendant que tout périt autour de lui d’impuissance ou de vieillesse, lui seul semble rajeunir et prendre de nouvelles forces ; à mesure que la Syrie se dépeuplera, il descendra de ses montagnes, fondera des villes de commerce aux bords de la mer, cultivera les plaines fertiles qui ne sont plus aujourd’hui qu’aux chacals et aux gazelles, et établira une domination nouvelle dans ces contrées où les vieilles dominations expirent. Si dès aujourd’hui un homme de tête s’élevait parmi eux, soit des rangs du clergé tout-puissant, soit du sein d’une de ces familles d’émirs ou de scheiks qu’ils vénèrent ; s’il comprenait l’avenir, et faisait alliance avec une des puissances de l’Europe, il renouvellerait facilement les merveilles de Méhémet-Ali, pacha d’Égypte, et laisserait après lui le véritable germe d’un empire d’Arabie. L’Europe est intéressée à ce que ce vœu se réalise : c’est une colonie toute faite qu’elle aurait sur ses beaux rivages ; et la Syrie, en se repeuplant d’une nation chrétienne industrieuse, enrichirait la Méditerranée d’un commerce qui languit, ouvrirait la route des Indes, refoulerait les tribus nomades et barbares du désert, et raviverait l’Orient : il y a plus d’avenir là qu’en Égypte. L’Égypte n’a qu’un homme ; le Liban a un peuple.