Voyage en Orient (Lamartine)/Deuxième fragment Antar

Chez l’auteur (p. 357-360).


DEUXIÈME FRAGMENT


Antar, pendant sa captivité en Perse, ayant rendu au roi de ce pays d’importants services, ce prince lui accorda la liberté, et le renvoya comblé de riches présents en argent, chevaux, esclaves, troupeaux et armes de toutes sortes. Antar ayant rencontré sur sa route un guerrier renommé pour sa valeur, qui s’était emparé d’Ablla, le tua, et ramena sa cousine avec lui. Près d’arriver à sa tribu, il envoya prévenir ses parents, qui le croyaient mort depuis longtemps ; l’annonce de son retour les combla de joie, et ils partirent pour aller à sa rencontre, accompagnés des principaux chefs et du roi Zohéir lui-même. En les apercevant, Antar, ivre de bonheur, mit pied à terre pour aller baiser l’étrier du roi, qui l’embrassa ; les autres chefs, heureux de le revoir, le pressèrent dans leurs bras ; Amara, son rival dédaigné, paraissait seul mécontent.

Pour faire honneur à son souverain, Antar continua la route à ses côtés, confiant la garde de sa fiancée à dix nègres qui, pendant la nuit, s’endormirent sur leurs chameaux. Ablla, en ayant fait autant dans son haudag, fut alarmée, à son réveil, de se trouver loin du reste de la troupe ; ses cris éveillèrent les nègres, qui s’aperçurent alors que leurs montures avaient changé de route. Pendant qu’ils s’étaient éloignés pour tâcher de retrouver leur chemin, Ablla, descendue de son haudag, se sentit saisir par un cavalier qui l’enleva, et la plaça en croupe derrière lui ; c’était Amara, qui, furieux de la considération qu’on témoignait à son rival, s’était éloigné, et, rencontrant sa cousine seule, avait pris le parti de s’emparer d’elle ; comme elle lui reprochait cette lâcheté, indigne d’un émir : — « J’aime mieux, lui dit-il, vous enlever, que de mourir de chagrin en en vous voyant épouser Antar. » Puis, continuant sa route, il alla chercher un refuge dans une tribu puissante, ennemie de Beni-Abess. Pendant ce temps, les nègres, ayant retrouvé leur route, étaient venus reprendre le haudag, ne se doutant pas qu’Ablla l’avait quitté. Antar, ayant accompagné le roi jusque chez lui, revint au-devant de sa fiancée, qu’à son grand étonnement il ne trouva plus dans son haudag ; ses informations auprès des nègres étant restées sans résultats, il remonta à cheval, et courut à la recherche d’Ablla durant plusieurs jours, se lamentant de sa perte en disant les vers suivants :

« Le sommeil fuit ma paupière ; mes larmes ont sillonné mes joues.

» Ma constance fait mon tourment, et ne me laisse aucun repos.

» Nous nous sommes vus si peu de temps, que mes souffrances n’ont fait qu’augmenter.

» Cet éloignement, ces séparations continuelles, me déchirent le cœur. Beni-Abess, combien je regrette vos tentes !

» Que de pleurs inutiles versés loin de ma tendre amie !

» Je n’ai demandé, pour rester heureux près de vous, que le temps qu’accorderait un avare pour laisser voir son trésor. »

Antar, de retour après de longues et infructueuses recherches, se décida à faire partir son frère Chaiboud, caché sous un déguisement : celui-ci, à la suite d’une absence assez longue, revint lui apprendre qu’il avait découvert Ablla chez Mafarey-Eben-Hammarn, qui lui-même l’avait enlevée à Amara, dans le dessein de l’épouser : mais celle-ci, ne voulant pas y consentir, feignait la folie ; et son ravisseur, pour la punir, la forçait de servir chez lui, où elle se trouvait en butte aux mauvais traitements de la mère de Mafarey, qui l’employait aux travaux les plus rudes. Je l’ai entendue vous nommer, ajouta Chaiboud, en disant les vers que voici :

« Venez me délivrer, mes cousins ; ou du moins instruisez Antar de ma triste position.

» Mes peines ont épuisé mes forces ; tous les malheurs m’accablent depuis que je suis loin du lion.

» Un vent léger suffisait pour me rendre malade ; jugez de ce que j’éprouve dans l’état de souffrance où je suis réduite !

» Ma patience est à sa fin ; mes ennemis doivent être contents. Que d’humiliations depuis que j’ai perdu le héros de mon cœur !

» Ah ! s’il est possible, rapprochez-moi d’Antar : le lion peut seul protéger la gazelle !

» Mes malheurs attendriraient des rochers. »

Antar, sans vouloir en entendre davantage, partit à l’instant, et, après de longs et sanglants combats, parvint à délivrer Ablla.