Première livraison
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 49-65).
Première livraison

VOYAGE EN MÉSOPOTAMIE,


PAR M. EUGÈNE FLANDIN,


CHARGÉ D’UNE MISSION ARCHÉOLOGIQUE À MOSSOUL.


1840-1842. — TEXTE INÉDIT.


J’avais employé dix-huit mois à parcourir la Perse dans tous les sens, et je m’acheminais vers la frontière d’Azerbaïdjan[1] pour rentrer en France. Des obstacles imprévus vinrent barrer la route qui devait me ramener le plus directement en Europe. La peste au nord, une horrible famine à l’ouest, avaient élevé des barrières infranchissables, soit du côté de la Russie, soit à l’entrée de l’Asie Mineure. En effet, le premier de ces fléaux décimait les populations russo-géorgiennes des bords de l’Araxe, tandis qu’une affreuse disette ne laissait aux habitants de l’Arménie, ou aux voyageurs qui voulaient la traverser, aucune ressource à espérer avant la moisson. Il en résultait l’impossibilité de choisir entre les deux routes d’Érivan et d’Erzeroum. De l’égale commodité de ces deux voies de retour aurait pu naître l’embarras du choix ; mais les difficultés insurmontables que chacune d’elles présentait, ne me permirent pas de balancer, et je dus renoncer à rentrer en Europe par le Bosphore ou par le Caucase. Force me fut de regarder au sud si un chemin ne serait pas ouvert pour sortir des États du châh et traverser, sans nouvel encombre, ceux du sultan.

La route de Bagdad était la seule. — Mais n’y avait-il pas à hésiter avant de se lancer au milieu des montagnes du Kurdistan pour redescendre dans les plaines embrasées de la Mésopotamie, à une époque de l’année déjà avancée ? — Le mois de juin commençait, la course était longue, et des chaleurs excessives m’attendaient au pied des monts qui défendent le nord de la Perse contre les courants enflammés du sam, lorsqu’il a balayé le sable du désert et qu’il pousse devant lui les exhalaisons empestées des sources bitumineuses. Cependant il fallait partir, et l’attrait du nom de Bagdad, joint aux souvenirs de Babylone ou de Sémiramis, effaçait à mes yeux les difficultés ou les peines de ce rude voyage.


Kurdistan. — Suleïmanyèh.

J’avais formé ma petite caravane. Elle se composait de quelques chevaux de selle pour mes gens, et de mulets de bât pour les bagages. Trois ou quatre muletiers accompagnaient leurs bêtes, et devaient me servir de guides.

Partis le 4 juin 1841 de Tabriz, nous avions, en le contournant, côtoyé le lac d’Ourmyah, et nous nous étions engagés dans le réseau serré des montagnes du Kurdistan. Après avoir, pendant quelques jours, suivi les sentiers accidentés qui serpentent dans leurs défilés, nous commençâmes à descendre en suivant les pentes méridionales des monts Kardouks. Le pays changeait d’aspect : au lieu des rocs sévères, çà et là recouverts de tapis de verdure, qui ne pouvaient que faiblement faire illusion sur leur aridité habituelle, les montagnes se couvraient d’une végétation active, puissante, au milieu de laquelle se faisaient remarquer une grande quantité de cette espèce de chênes qui produisent la noix de galle, et d’arbustes qui donnent la gomme.

Nous traversions alors une contrée dont les limites sont mal déterminées, et qui forme une zone dont les habitants, à peu près indépendants, n’obéissent à aucune autorité, ne se reconnaissent sujets d’aucune puissance, mais se rangent tour à tour, et selon leur intérêt du moment, sous le sceptre du châh, ou sous celui du sultan. Nous y rencontrions peu de villages, la vie nomade convenant mieux à des populations qui veulent vivre en état d’indépendance. Plier les tentes, et, en quelques heures de marche, passer sur un sol reconnu inviolable, est pour elles une ressource qu’elles se réservent toujours pour échapper au pouvoir qui les gêne. Contrairement à ce qui nous était arrivé à notre dernière halte sur le territoire persan, où nous avions eu à nous plaindre des autorités, nous fûmes accueillis d’une façon très-hospitalière par le ket khodâh, maire du premier village turc ou nous nous arrêtâmes. Abdoul-Rhaman-Bek, c’était son nom, vint courtoisement au-devant de nous, et nous conduisit à notre logis qu’il avait fait préparer et où il voulut pourvoir à tous nos besoins. Nous étions, selon l’usage du pays, dans la belle saison, installés dans une grande cahutte faite avec des cannes, et couverte de branches d’arbre dont le feuillage donnait de l’ombre sans intercepter l’air. Elle était très-bien disposée et assez spacieuse pour que nous y fussions tous réunis avec nos chevaux. Nous pouvions désormais coucher en plein air. La tiédeur des nuits et la pureté du climat nous y invitaient, de préférence aux maisons qui, pour la plupart, étaient loin de réunir toutes les conditions désirables de comfort et de propreté.

Le lendemain, au moment de mettre le pied à l’étrier, notre hôte vint nous offrir pour guide son propre frère avec lequel nous partîmes. Nous fûmes bientôt rejoints par un nouveau compagnon de voyage qui me demanda la faveur de prendre place dans ma caravane : c’était un vieux mirza[2] de Kerkouk, enchanté de trouver enfin l’occasion qu’il attendait depuis plusieurs jours, de ne pas faire seul la route fort peu sûre qu’il avait à parcourir jusqu’à sa destination. Nous traversions un pays couvert de bois, que notre guide nous dit être extrêmement dangereux à cause des voleurs. Les accidents de terrain se succédaient de façon à faciliter les embuscades, et les ravins tortueux que nous avions à franchir à chaque pas, étaient autant de lieux propices à des attaques. Je dus constamment marcher avec mes bagages, et deux de mes muletiers faisaient, à quelque distance en avant, le service d’éclaireurs. Ils s’avançaient avec précaution, le fusil haut et prêt ; et, à la manière dont ils sondaient les moindres plis du sol, on voyait que ce pays, qu’ils connaissaient d’ailleurs, ne leur inspirait aucune confiance. Néanmoins nous ne fîmes aucune rencontre fâcheuse.

À la fin de la journée, nous aperçûmes devant nous un village entouré d’une belle végétation ; ce devait être notre halte, et, à l’aspect des vignes cultivées aux alentours, nous en augurions un assez bon gîte. Quel fut notre désappointement en n’y trouvant que des ruines ! Nous ne pûmes y avoir d’autre abri qu’un bouquet d’arbres sous lesquels nous nous établîmes, au milieu des tombes d’un cimetière.

Le jour suivant, de ravin en ravin, après avoir franchi plusieurs sommets, monté et descendu des montagnes qui se reliaient entre elles, et aperçu, à notre droite, les cimes neigeuses de Ravandouz, nous atteignîmes Suleïmanyèh. Cette ville — on lui donne ce nom quoiqu’elle ne le mérite guère — est située au pied du versant méridional des monts Khoïdjâh qui se rattachent, dans le nord, aux montagnes élevées appelées Kardouks ou des Kurdes, et qui, dans le sud, rejoignent la grande chaîne du Zagros, frontière occidentale de la Perse.

Suleïmanyèh est dans une sorte de plaine ou large vallée coupée de tous côtés par des ravins, et dont l’aridité lui donne un aspect des plus désolés. Elle est le chef-lieu d’un des sandjaks ou gouvernements du Kurdistan turc, et la résidence d’un pacha indépendant de la Porte, ou pour mieux dire, feudataire du sultan, sans tenir de lui ni son titre, ni son autorité qui sont héréditaires dans sa famille. Le territoire de Suleïmanyèh a été souvent le théâtre de combats, ou tout au moins un sujet de querelles et de contestations sans cesse renaissantes entre la Turquie et la Perse. À plusieurs reprises le châh l’a réclamé comme une de ses dépendances, et, de même que plusieurs autres localités situées dans cette zone indéterminée, il a été quelquefois, de fait, possession persane, puis est retourné à la Turquie entre les mains de laquelle il restait pour le moment, jusqu’à ce que la force des armes ou une surprise le rangeât de nouveau sous l’obéissance du châh. Les beys kurdes de ce sandjak ont eux-mêmes entretenu les prétentions de ce souverain, en refusant, maintes fois, de se reconnaître sujets de la Porte. Cet état leur convenait, en effet ; il favorisait, momentanément du moins, leurs velléités d’indépendance. Quand ils voulaient secouer le joug turc, ils se rangeaient sous la protection du roi de Perse qui, trompé par le fallacieux hommage qu’il recevait de ces beys, non-seulement leur prêtait appui, mais revendiquait encore le territoire de Suleïmanyèh comme sa propriété légitime.

Entretenant ainsi habilement cette situation flottante entre les deux empires, les chefs kurdes réalisaient, en partie et pour un temps, leur affranchissement, but constant vers lequel ont toujours tendu et tendent encore leurs efforts et leurs intrigues. Pour le moment, et malgré des velléités d’indépendance de la part d’Ahmet-pacha, alors gouverneur de Suleïmanyèh, le pays était tranquille. Ce pacha, quoique fort jeune, s’était fait, chez les Kurdes, une grande renommée par la justice et la sévérité de son administration. Heureusement pour les voyageurs, il était la terreur des malfaiteurs, auxquels jamais il ne faisait grâce ; aussi, était-il nommé Kilich-pacha ou pacha du Sabre.

Après avoir traversé un pays de l’aspect le plus triste, nous eûmes à franchir le mont Saguermáh qui formait comme le dernier gradin en descendant du haut de la contrée élevée où sont amoncelées les grandes montagnes du Kurdistan. La chaîne du Saguermâh est une barrière naturelle placée entre les plaines de la Mésopotamie et le pays des Kurdes. Ainsi comprise par un certain Abdoul-Rhamân, précédemment pacha de Suleïmanyèh, ce chef rebelle en avait tiré parti pour se mettre à couvert des attaques du pacha de Bagdad, et il en avait fait une ligne de défense imposante. Le seul chemin praticable au travers de cette montagne est excessivement difficile et étroit. Abdoul-Rhaman avait cherché à rendre ce passage infranchissable aux troupes turques au moyen d’une muraille fortifiée, placée au sommet, dans une partie très-resserrée du défilé qu’il était parvenu à barrer complétement. Cependant la muraille fut renversée, forcée, et le pacha kurde, obligé de fuir, vivait alors dans l’exil, à Sennah, en Perse. Nous passâmes au milieu des ruines de cette forteresse, après quoi une pente rapide nous conduisit sur un versant couvert de bois, vers une contrée que ne bornait devant nous aucune montagne.


Marche de nuit. — Arrivée — Bagdad. — Habitation.

Nous étions au 1er juillet. Descendus des hauteurs où jusqu’alors la température s’était maintenue assez modérée, nous commencions à cheminer dans des plaines immenses qui allaient s’abaissant toujours jusqu’au golfe Persique. Un horizon sans bornes, insaisissable à la vue, miroitait incertain et tremblotant sous les rayons d’un soleil de feu. Désormais nous ne pouvions plus, pour nos montures et pour nous-mêmes, marcher que la nuit, nous reposant le jour — manière fort triste de voyager, qui, au désagrément de ne rien voir, ajoute le supplice de lutter contre le sommeil. — Nous attendions que le soleil fût couché pour reprendre notre marche à travers ces plaines désertes et sans fin où rien, dans les ténèbres, ne pouvait nous distraire d’une course pénible pendant laquelle nous nous laissions conduire par nos chevaux, dont l’allure monotone augmentait chez nous le besoin de dormir.

Il y avait trente-quatre jours que nous cheminions ainsi au milieu de solitudes où rien ne nous avait engagés à nous arrêter, lorsque, à l’aube vermeille du jour naissant, nous entrevîmes les minarets de Bagdad au travers du mirage qui cherchait déjà ses formes trompeuses dans les vapeurs que les premiers feux du soleil faisaient sortir d’un sol encore brûlant de la veille ; — c’était le 7 juillet. — La voûte bleue d’un ciel pur et diaphane commençait à s’éclairer quand nous arrivâmes devant la porte Bab-el-Khadem, la porte des Esclaves. Les Bagdadins dormaient encore ; les caraoûls ou sentinelles turques veillaient. Nous mîmes pied à terre, car nous ne pouvions entrer en ville : il fallait attendre l’heure de l’ouverture des portes. Enfin l’officier du poste fit ses ablutions matinales, et quand il eut achevé sa prière, nous entrâmes ; les rues, comme les bazars, étaient encore désertes, et j’arrivai au logis qui m’était destiné sans avoir pu me faire une idée de la population de cette grande ville.

Un intérieur, à Bagdad. — Dessin de M. Régis d’après M. E. Flandin.

La maison qui fut mise à ma disposition se composait d’une cour sur laquelle ouvraient l’écurie, la cuisine, et ce qu’on appelle dans la langue du pays le serdâb : c’est une salle plus basse que le sol, dans laquelle on descend par quelques marches, et qui, comme une cave, offre aux habitants, par sa fraîcheur, un lieu plus commode pour supporter la chaleur du jour. Par un petit escalier, on arrivait à une galerie composée de plusieurs travées qui étaient formées par des colonnettes en bois de palmier, surmontées de charmants chapiteaux en encorbellements dans le goût arabe. Sur cette galerie assez spacieuse ouvraient plusieurs chambres, mais les portes en restèrent fermées, ou ne s’ouvrirent que pour laisser passer les bagages qui y furent déposés, car je préférai de beaucoup m’installer dans la galerie où j’avais de l’air sans être incommodé par le soleil. Par un escalier intérieur on arrivait sur le haut de la maison qui était, comme toutes celles du pays, terminée en terrasse. Là, après le coucher du soleil, je pouvais aller chercher une petite brise bien rare et bien peu rafraîchissante, mais d’autant plus précieuse après les ardeurs dont j’avais souffert dans ces longues heures pendant lesquelles le soleil dardait ses rayons et faisait monter le thermomètre, à l’ombre, jusqu’à quarante-six et quarante-huit degrés. De cette terrasse je jouissais d’une admirable vue : l’œil embrassait l’ensemble de la ville de Bagdad, avec ses remparts, ses minarets dont les derniers rayons du soleil éclairaient encore les pointes ; au second plan le cours du Tigre décrivait ses sinuosités au milieu des innombrables dattiers qui en couvraient les bords. Au loin, dans un horizon immense, au delà du désert et dans une atmosphère embrasée, le disque agrandi du soleil s’abaissait vers la terre du Mâghreb, comme disent les Arabes en désignant l’Occident.


Bagdad. — Les ruines. — Monuments modernes. — Études de la ville.

Après avoir consacré la première heure à mon installation, je me laissai aller à ce plaisir du voyageur, qui est d’errer à l’aventure au milieu d’une grande ville qui lui est inconnue. Celle-ci excitait à un haut degré ma curiosité : monuments, habitants, costumes ou usages de la vie, tout n’était-il pas intéressant dans cette cité tant vantée par la tradition, et qui avait de plus, aux yeux d’un Européen, le prestige de l’inconnu, située qu’elle est à l’extrémité de contrées éloignées, désertes et difficiles à traverser ? Tout y était donc nouveau pour moi, car je ne devais pas retrouver là les mœurs de la Perse. La vie arabe à sa physionomie propre, et le citadin de Bagdad, aussi bien que le Beddaoui ou Bédouin du désert, a un caractère particulier dont les signes se montrent en toutes choses. Je me représentais d’ailleurs cette ville pleine encore de souvenirs de la grande époque où la puissance des khalifes la couvrit de gloire. Je m’attendais à y voir, à chaque pas, quelques restes des merveilles de cette ère célèbre de l’islamisme, et il n’y avait pas jusqu’aux réminiscences des contes de Cheherazad qui n’éveillassent chez moi des pensées bizarres empruntées aux Mille et une nuits. Mais, il faut le dire, Bagdad est bien déchue. Sous une épaisse poussière est enseveli le pied des édifices où se retrouve à peine visible la trace d’Haroun-el-Rechid et de Zobéidèh. Çà et là on découvre, dans quelques coins des bazars, sur le rivage du Tigre, au milieu des décombres qui ont perdu leur nom, des pans de murs sur lesquels se lisent avec peine des fragments d’inscriptions coufiques, un minaret dont l’origine ancienne est attestée par sa ruine même, et quelques débris de portail émaillé dont les mosaïques de couleur se détachent sur un fond de maçonnerie brisée, sans que les Turcs se soucient de la disparition de ces témoins d’une civilisation rivale de celle de Byzance. À l’exception de ces débris aussi rares que dénués d’intérêt, on remuerait vainement la poussière accumulée dans Bagdad. On peut dire que cette grande ville n’a rien conservé qui rappelle ses glorieux khalifes. On y cherche en vain ces vieux temples mahométans où les fanatiques Abassides demandaient au prophète de retremper leur cimeterre avant de courir à de nouveaux et barbares exploits. Si la trace de cet âge héroïque de l’Islam n’est point entièrement effacée à Bagdad, elle y est cependant tellement incertaine, tellement perdue au milieu des ruines entassées dans cette noble cité, que le souvenir seul du passé est resté debout à côté de la dévastation du présent. Les onze siècles qui se sont écoulés depuis sa fondation par Abou-Safer-el-Mansour, les guerres, les envahissements des Turcomans rebelles à l’autorité des khalifes, les inondations du Tigre, et jusqu’aux orages venus du désert, tout a contribué à la destruction des splendides édifices dont la civilisation arabe et une foi exaltée avaient doté cette superbe reine de l’Orient. — Le voyageur doit aujourd’hui renoncer à ses illusions sur Bagdad. Il faut qu’il se contente d’y chercher la ville moderne, d’y voir ses mosquées nouvelles, ses arts qui ont quelque analogie avec ceux de la Perse. Il y trouvera encore assez d’aliments pour rassasier sa curiosité, sinon pour exciter son admiration. Le fleuve arabe, le beau ciel de la Mésopotamie, qui reflète son azur sur les faïences des coupoles, quelques mosquées, des bazars pittoresques, l’affluence bigarrée de presque toutes les nations de l’Orient, lui offriront encore assez de tableaux attrayants pour que Bagdad reste dans son souvenir.

Bagdad a l’aspect d’une grande ville, et, de loin, ses minarets la font distinguer au milieu de l’immense désert qui l’entoure et où elle semble placée comme une oasis. Du côté de l’Orient, elle est fermée par une vaste ceinture de murailles en assez bon état, que protégent quelques bastions et un large fossé facilement submersible par les eaux du Tigre. Cette enceinte s’appuie, à ses deux extrémités, au rivage du fleuve qui baigne la partie occidentale de la ville. C’est de ce côté que Bagdad se présente sous son plus bel aspect. Le palais du pacha, les mosquées, les cafés, les maisons ou les jardins qui se succèdent en se reflétant dans l’eau qui les baigne, forment un très-beau coup d’œil. Derrière cette ligne d’édifices ou de maisons au pied desquels coule le Tigre, se groupent les divers quartiers de la ville au travers desquels circulent de nombreuses rues, de grands bazars, et où s’élèvent çà et là plusieurs mosquées. L’une des plus belles est la mosquée du Meïdân ou d’Ahmet-Khiaïa ; elle est entièrement recouverte de briques émaillées qui forment de gracieuses arabesques aux plus vives couleurs. Elle domine une grande place ou Meïdân sur laquelle s’ouvrent des cafés, des boutiques, des caravansérails, et qui, le matin, est encombrée d’Arabes qui viennent y vendre leurs melons, pastèques, poules et autres denrées. C’est aussi le lieu d’arrivée ou de départ des caravanes du Nord ; leurs nombreux chameaux et mulets y sont déchargés de leurs lourds fardeaux, en attendant ceux qu’ils doivent transporter vers l’Asie Mineure. Près de là est la porte Bab-el-Khâdem, à côté de laquelle est une autre petite mosquée dont l’entrée remarquable présente une porte en ogive ornée de dessins en relief, composés avec de petites briques dont les arrangements forment comme des espèces de broderies gracieuses. Au-dessus une sorte d’auvent en bois découpé abrite cette porte contre les rayons verticaux du soleil.

Place du marché et mosquée Ahmet-Khiaïa, à Bagdad. — Dessin de M. E. Flandin.

La partie de la ville comprise entre le Tigre et la muraille est très-vaste ; mais il s’en faut de beaucoup qu’elle soit entièrement couverte d’habitations. À l’est et au sud s’étendent de vastes terrains sur lesquels s’élèvent quelques ruines, et dont la plus grande superficie est abandonnée à la pâture que viennent y chercher les chameaux. Au milieu de ce sol inculte et abandonné, s’élève le tombeau d’un cheik. C’est un petit monument surmonté d’une espèce de pyramide ou de cône dont toute la surface est ornée de facettes cannelées. Attenant à ce mausolée est un jardin clos de murs crénelés, au-dessus desquels montent des touffes d’arbres surpassées par les tiges souples et gracieuses de quelques palmiers. Alentour sont disséminées, en assez grand nombre, des tombes modestes dont les briques dépassent à peine la surface du sol.

Tombeau du cheik Omar, à Bagdad. — Dessin de M. E. Flandin.

Par l’étendue de l’enceinte fortifiée de Bagdad, qui date des khalifes, on voit que cette ville eut autrefois une importance incomparablement supérieure à celle qui lui reste. La population actuelle n’est plus que d’environ cinquante mille habitants, parmi lesquels on compte un grand nombre de chrétiens de diverses communions, et des juifs.


Environs de Bagdad. — Le pont. — Le Tigre. — La mosquée Imam-Moussa. — Le tombeau de Zobeïdèh.

En face du quartier bâti sur la rive gauche du Chatt — c’est le nom que les Arabes donnent au Tigre — s’en élève un autre qui, tout en étant moins considérable que celui de la rive gauche, a néanmoins une importance qui peut le faire passer pour une seconde ville, d’autant mieux que sa population ne ressemble guère à celle du bord opposé. Elle se compose presque exclusivement d’Arabes du désert qui y sont logés temporairement, et de Persans qui en préfèrent le séjour à celui de la ville même. La différence de croyances et la haine religieuse qui existent entre eux et les sunnites[3] leur ont fait adopter ce quartier. Ils y sont plus à l’abri des vexations de la population de Bagdad, et plus en liberté d’aller et de venir entre cette ville et Kerbelâh, lieu de pèlerinage fréquenté par les chyas.

Pont de bateaux, à Bagdad. — Dessin de M. E. Flandin.

Ces deux villes sont liées ensemble par un pont de bateaux

fort long, car le Tigre est très-large. On y voit sans cesse passer des caravanes bédouines, des cavaliers, des chameaux chargés ou des troupeaux de moutons amenés des tribus du voisinage pour l’alimentation de Bagdad. Aux deux extrémités de ce pont sont deux cafés à galerie ouverte où les Bagdadins vont chercher le plaisir du kief en fumant dans d’élégants narghiléhs[4] le meilleur tabac de l’Orient et en dégustant leur fin café de Moka. Du haut de ces galeries la vue s’étend sur la rive opposée où Bagdad se développe dans sa plus grande étendue, étalant, sous son ciel pur et radieux, ses coupoles ovoïdes, ses minarets aux couleurs chatoyantes, entremêlés çà et là d’élégants bouquets de dattiers. Au pied des édifices que baigne le Tigre, se balancent mollement quelques grandes barques ou bagalos, aux vergues immenses, en attendant leur chargement pour redescendre vers Bassorah et le golfe Persique. Quelquefois passe, lentement entraîné par le cours paresseux du fleuve, un large radeau conduit par un seul homme, et sur lequel se dresse une petite cabane formée de branches d’arbres et de cannes. C’est du bois à brûler qui vient des montagnes du Kurdistan, et arrive après avoir parcouru plus de cent cinquante lieues en suivant les sinuosités du Tigre. C’est ainsi que Bagdad est approvisionné de combustible. Les Kurdes qui exercent cette industrie attachent leur bois sur un certain nombre d’outres en peau de chèvre, afin d’en assurer le flottage, après quoi ils l’abandonnent au courant. Arrivés à destination, leurs outres dégonflées sont, sous un petit volume, chargées sur un âne, le conducteur du radeau monte dessus, et il s’en retourne à son point de départ pour recommencer. Ce transport est très-économique, comme on voit, puisqu’un seul homme et un âne suffisent à opérer l’aller et le retour.

Intérieur de café, à Bagdad. — Dessin de M. E. Flandin.

Dans la saison où je le voyais, le Tigre avait l’aspect d’un fleuve majestueux dont les eaux abondantes se distribuaient dans les terres et les jardins pour en vivifier la culture. C’est aux nombreuses irrigations qu’on lui emprunte qu’est due la fécondité du sol qui peut les recevoir. Mais il est une saison où, de bienfaisant qu’il est, le Chatt devient un fléau, sinon pour la campagne, du moins pour la ville. C’est au printemps, vers le mois de mai, quand l’ardeur du soleil fait fondre les neiges qu’un rigoureux hiver a amoncelées sur les montagnes de l’Arménie et du Kurdistan. Ses eaux, grossies, ne tardent pas à dépasser ses rives, et leur volume augmentant toujours, ne trouvant pas un débouché suffisant dans le désert où elles pourraient se répandre sans dommage, font irruption dans la ville et souvent y causent des malheurs incalculables en minant les maisons, les édifices, et en sapant leur base jusqu’à les renverser. On voit, près du pont, une mosquée jadis fort belle qu’une inondation récente a fait écrouler, et dont toute une moitié a été entraînée dans le lit du fleuve.

De ce côté du Tigre, et près de la ville, on distingue, au milieu des palmiers, quatre gracieux minarets émaillés entre lesquels s’élèvent deux coupoles également brillantes d’émail et d’arabesques. C’est une grande mosquée autour de laquelle se sont groupées les maisons d’un village presque entièrement habité par des mollahs ou prêtres et par des pèlerins qui viennent y faire leurs dévotions. On appelle ce monument Matchid-Imam-Moussa, mosquée de l’Imam-Moussa.

Mosquée Imam-Moussa, à Bagdad. — Dessin de M. E. Flandin.

Non loin de là, dans la plaine inculte qui a tout l’aspect du désert, sont quelques tombeaux dont la partie supérieure a une forme conique. L’un d’eux, qui est plus grand que les autres, abrite les cendres de Zobeïdèh, de cette célèbre sultane qui exerça un si grand empire sur le cœur du khalife Haroun-el-Réchid, et qui, par ses grâces personnelles, mérita le nom de fleur des dames. Son mausolée est bien solitaire, bien négligé. Si quelques Arabes lettrés se souviennent que cette princesse fut une des gloires de Bagdad et célébrée même en Perse, le vulgaire ne paraît pas se douter que le sol de ce pays en conserve les restes. Sur les deux bords du Chatt, en aval et en amont, s’étendent des jardins immenses, véritables forêts de dattiers que l’on cultive avec plus de soins que dans nos pays on n’en donne aux vergers. Ces arbres, en effet, sont précieux pour les habitants, auxquels ils fournissent une abondante nourriture non moins saine qu’agréable : avec quelques dattes un Arabe fait un repas. Aussi, par des irrigations bien entendues et une culture soigneuse, entretient-il ces palmiers élégants et généreux qui lui permettent de cueillir sous leurs gracieux panaches d’énormes régimes de fruits dont le suc qu’ils contiennent facilité la conservation d’une récolte à l’autre.


Importance politique de Bagdad. — Son commerce.

Le pachalik de Bagdad était autrefois indépendant. Les pachas, qui étaient princes héréditaires, rendaient simplement hommage au Grand Seigneur. Aujourd’hui, c’est la Porte qui les nomme. Cette province est une des plus importantes et en même temps une des plus difficiles à gouverner de l’empire. L’autorité du pacha de Bagdad s’étend du golfe Persique aux monts Kardouks, et de la frontière persane au-dela de la rive droite de l’Euphrate, c’est-à-dire sur une étendue de deux cents lieues en longueur et à peu près cent lieues en largeur. Cette autorité est plus nominale qu’effective, à cause de l’esprit d’insubordination des populations sur lesquelles elle doit s’exercer, et par suite de l’extrême mobilité de la plus grande partie d’entre elles. Le pacha de Bagdad n’a pas assez de troupes régulières pour tenir tête aux tribus nomades quand elles se révoltent, et il est souvent arrivé qu’il a été lui-même bloqué par les Arabes. Ce territoire compte, en effet, quatre grandes familles dont les tentes se groupent dans le désert, à droite ou à gauche du Tigre : celles des montefiks, des Chamars, des Djerbâs et des Aboubiels, qui peuvent réunir près de vingt mille cavaliers. De plus, il est souvent arrivé que ces tribus, étant en guerre avec la Porte ou avec ses représentants, elles ont reçu l’appui d’autres tribus plus éloignées, excitées par l’amour de l’indépendance arabe, qui est commune à toutes les populations de cette origine, ou attirées par l’appât du pillage, qui est pour elles une passion non moins vive que celle de la liberté. Ainsi on a vu, au nord, les Mutualis de Syrie, ou les Vaabis, au sud, joindre leurs lances à celles des tentes situées aux bords du Chatt. Quelque peu aguerries et peu redoutables que soient ces multitudes pour les troupes à peu près régulières de la Turquie, leur nombre ne laisse pas que d’être inquiétant, et quand tous ces cavaliers tiennent la campagne, il est presque impossible de sortir de la ville.

Bagdad est sans contredit l’un des points les plus importants du continent asiatique. Vaste entrepôt des marchandises de l’Inde, de la Perse et de la Turquie, ses immenses bazars offrent un grand intérêt de variété. On y trouve réunies les productions de presque tous les pays de l’Asie, et l’art oriental, sous toutes les formes, s’y fait admirer sur une infinité d’objets qui rivalisent de goût et d’originalité. C’est là qu’arrivent les caravanes de l’Asie Mineure, les nombreux chameaux de l’Arabie ou de la Syrie ; c’est là qu’abordent les bagalos qui viennent, par Bassorah, de Bouchir, de Bahrein, de Mascat ou même de Bombay. De l’orient à l’occident, du nord au sud, toute l’Asie afflue à Bagdad. C’est le vaste marché d’un riche commerce, le centre de relations auxquelles participent tous les peuples de cette partie du monde. Pour donner une idée des transactions commerciales qui ont lieu à Bagdad, il suffira de dire qu’on y compte soixante maisons de commerce européennes par lesquelles sont représentés tous les pays.

En outre, la position de cette ville sur un grand fleuve qui descend vers l’océan des Indes, sa situation à l’extrémité de l’empire ottoman, et presqu’à la limite de celui des Anglais, sur la frontière de Perse et sur celle d’Arabie, lui donnent une importance incontestable comme centre d’action politique. De plus, elle est située au milieu d’un territoire dont la fertilité serait incalculable, si l’on se décidait à y faire revivre l’industrie des Babyloniens, à y rappeler la civilisation de Sémiramis. Des monts Kardouks au rivage du golfe Persique, de la chaîne des Zagros à l’Euphrate, s’étend une contrée immense arrosée par plusieurs rivières, traversée par des canaux antiques que les Romains furent les derniers à utiliser ; partout la terre généreuse appelle la culture, la population, et ne demande que des bras pour en extraire des richesses égales à celle de l’Inde ou de l’Arabie heureuse. Là, l’indigo, le sucre, le café, le coton, le plus beau froment enrichiraient des milliers de colons qui y apporteraient leur science agricole, ces arts d’une civilisation que le Bédouin méprise parce qu’il n’en sent pas le besoin.


Ctésiphon. — Séleucie.

Je n’avais plus rien à demander à Bagdad que j’avais explorée dans les plus minutieux détails ; il fallait un autre but à mes recherches, un nouvel aliment à ma curiosité. Je me remis en selle pour faire une excursion à quelques lieues de Bagdad, en aval et sur le bord du Tigre. Je voulais visiter les ruines dont l’antiquité nous a transmis le souvenir sous le nom de Ctésiphon ou Madaïn.

Je partis par une chaude soirée, à l’heure à laquelle le soleil, en disparaissant derrière la ligne droite du désert, allait enfin permettre de respirer plus à l’aise. Nous franchîmes les fossés de la ville, et bientôt, au milieu des landes brûlées et du silence de la campagne, on n’entendit plus, d’abord affaiblie, puis perdue dans l’air calme du soir, que la voix du muezzin qui appelait, pour la cinquième fois, les fidèles musulmans à la prière. À ce moment la lune se levait au-dessus des montagnes de la Perse. Peu à peu sa lumière froide et bleuâtre remplaça les tons roux du soleil couchant. Nos chevaux ouvraient les naseaux avec avidité pour respirer un peu de la fraîcheur que la nuit apportait avec une parcimonie qui était bien loin de les satisfaire. Nous avancions toujours, descendant le rivage du Tigre, le perdant ici pour le retrouver plus loin. Les chants de quelques mariniers arabes qui tiraient la corde de leurs lourdes barques, venaient jusqu’à nous ; leurs accents languissants et mélancoliques disaient bien la peine et la fatigue qu’ils avaient à remonter le courant.

Après deux heures de route nous rencontrâmes la rivière de Delhub ; il fallut la passer en bac, car elle est très-profonde. Trois heures plus tard, un peu avant minuit, nous nous trouvions sur un terrain très-accidenté. Partout autour de nous s’élevaient des éminences ; nous les gravissions, nous les tournions ; sous la faible clarté de la lune, nos chevaux trébuchaient sur des débris de maçonnerie. Je compris que nous étions sur l’emplacement de l’ancienne ville, et je reconnus Ctésiphon, à la silhouette obscure qui accusait devant nous le monument appelé Tak-i-Khosrô. Nous fûmes bientôt auprès. En ce moment la lune l’éclairait de tous ses rayons, et je pus distinguer, malgré l’heure qui rendait toutes les formes douteuses et insaisissables, la large façade d’un grand édifice au centre duquel s’ouvrait une haute et mystérieuse voûte dont les oiseaux de nuit, épouvantés de notre arrivée, remplissaient la profondeur du bruit de leurs ailes et de leurs cris funèbres. Sous cette arcade à peine éclairée par un pâle reflet de la lune, tout était vague et sombre ; elle paraissait immense.

Bien des heures devaient encore s’écouler jusqu’au jour ; il fallait prendre un peu de repos, nous nous jetâmes sur l’herbe.

L’étoile du matin pâlissait déjà, et le ciel blanchissait à l’horizon, quand je m’éveillai. Je jetai mes regards tout autour de moi, pour reconnaître le lieu où je me trouvais. Çà et là, à droite, à gauche et au loin, s’étendaient les monticules que j’avais remarqués la veille en arrivant. Des arbustes épineux en couvraient les pentes, mais ne dérobaient rien à la vue, car la plus minutieuse recherche ne m’amena pas à trouver sous leurs rameaux la moindre trace de constructions. Tout l’intérêt de cette localité appartenait donc exclusivement à l’édifice qui se dressait devant nous. Bientôt le soleil, ce magnifique soleil d’Asie, majestueusement élancé dans un ciel de nacre azurée, le frappa en face de toute sa lumière et en fit ressortir les moindres détails.

La Mésopotamie fut autrefois une province de la Perse qui avait poussé ses conquêtes jusqu’en Asie Mineure. Parmi les villes de la Babylonie, dont les portes s’ouvrirent devant les armées victorieuses des princes de la dynastie sassanide, figurait Séleucie. Cette cité fondée par Séleucus Nicator, sur la rive droite du Tigre, fut longtemps la capitale du royaume dont ce lieutenant d’Alexandre avait hérité après la mort de son glorieux maître. Chosroès le Grand que les Persans appellent Khosrô et Nouchirvan ou le Juste, s’empara de cette ville dans le cours des victoires qu’il remporta en Mésopotamie sur les Romains. Ce prince sut imprimer à sa conquête une stabilité telle qu’il eut le loisir de fonder plusieurs établissements dans les pays qu’il avait soumis. Si l’on en croit les vestiges et les ruines qui se voient encore sur le bord occidental du Tigre, on doit penser que le point où florissait alors Séleucie avait particulièrement attiré son attention. Mais par suite d’une idée qui est tout à fait dans la nature du caractère asiatique, Chosroès, jaloux d’attacher son nom à une ville qui lui dût son origine, et ne voulant pas résider à Séleucie, fit bâtir sur la rive opposée une seconde cité connue sous le nom de Ctésiphon ou de Madaïn. Le siége du gouvernement de la province étant là, ainsi que la demeure du souverain, il était naturel que la population de la ville déchue vînt se fixer dans la nouvelle. Par suite, l’abandon dans lequel tomba Séleucie ne tarda pas à avoir pour elle des conséquences funestes. Elle se couvrit de ruines qui, s’amoindrissant toujours, finirent par ne plus laisser d’autres traces que quelques éminences de terre, recouvertes aujourd’hui par les broussailles du désert.

Quant à Ctésiphon, l’aspect qu’elle présente est à peu de chose près le même : tout en a disparu, à l’exception de ce grand monument auquel les Arabes ont conservé le nom de Tak i-Khosrô, Arc de Khosroès, ou de Nouchirvan, qui est le nom que lui donnent la plupart des archéologues. Cette désignation d’arc lui a été attribuée à cause de sa partie centrale qui, en effet, se compose d’une voûte gigantesque n’ayant pas moins de vingt-huit mètres de hauteur, sur trente-cinq mètres de longueur et plus de vingt-deux en largeur. L’immense salle qu’elle couvre est sans doute celle où se tenait le roi, au milieu de sa cour et dans tout l’éclat de sa grandeur. À droite et à gauche de cette salle ou de cette arcade étaient les autres appartements. La façade entière de l’édifice a près de quatre-vingt-trois mètres ; son ornementation consiste en une succession d’arcades sur toute sa largeur et dans toute sa hauteur, comprises entre des pilastres ou colonnettes engagées. Tous les arceaux sont à plein cintre, excepté celui de la grande salle voûtée. Par une singularité dont il faut sans doute chercher la cause dans des raisons de solidité, cette immense voûte fait une courbe elliptique, le grand axe étant vertical. L’architecte qui l’a élevée a eu recours à un mode de construction très-curieux : il a placé bout à bout des tubes ou tuyaux en poterie de vingt centimètres de diamètre, de distance en distance et perpendiculairement au périmètre de cette arcade. On est souvent réduit aux conjectures en face de ces antiques monuments ; on se demande dans quel but avaient été placés ces tuyaux, et la seule raison que l’on puisse en trouver aujourd’hui est qu’on a voulu sans doute y établir des courants d’air, si précieux et si nécessaires sous le climat brûlant de cette contrée. On distingue encore sur la face et le retour du grand arceau des pièces de bois d’un fort équarrissage et très-longues qui lient la naissance de la voûte avec les murs de la façade. Ces poutres paraissent être en bois de cèdre ou de cyprès. Il est donc probable que ces essences d’arbres existaient alors sur cette terre qui aujourd’hui n’alimente que de maigres broussailles que le soleil calcine chaque été.

Il ne reste rien des parties de ce palais qui servaient d’habitation. Des arrachements de murs et d’arceaux indiquent seuls qu’elles se trouvaient de chaque côté de la grande salle voûtée par laquelle on pouvait y pénétrer, au moyen des trois portes dont l’une était au fond, et les deux autres sur les faces latérales. Selon l’usage de la Babylonie, cet édifice est entièrement élevé en briques, mais cuites, carrées, et recouvertes d’un enduit dont on retrouve quelques traces.

La tradition historique va se perdant de plus en plus, et, pour la multitude, le souvenir du grand Chosroès a fait place à celui d’un personnage vulgaire, un certain Soliman-Pak qui fut, dit-on, le barbier de Mahomet. On lui a élevé en ce lieu un petit mausolée, à coupole blanche, ombragée d’un palmier, et les dévots y vont en pèlerinage. — Ce barbier du prophète a tout à fait, pour les musulmans, remplacé le vainqueur de Bélisaire, et le nom de Tak-i-Khosrô a été effacé par celui de Soliman-Pak.


Excursion à Babylone. — Le sam.

J’étais revenu depuis quelques jours à Bagdad, et j’avais préparé la course que je méditais vers Babylone.

Le 4 août, je me mis en route, accompagné de trois cavaliers que le pacha voulut me donner pour m’escorter. Le soleil se couchait au moment où le pas de nos chevaux résonnait sur les planches du pont que nous franchissions pour passer sur l’autre bord du Tigre. La chaleur se soutenant toujours avec la même intensité persévérante, je dus voyager la nuit. Le jour baissait quand j’entrai en Mésopotamie, c’est-à-dire dans le pays compris entre les deux grands fleuves l’Euphrate et le Tigre, pays que les Turcs et les Arabes appellent du même nom, Djezirèh. La monotonie de la route ne se démentait pas un seul instant : c’était partout la même aridité, la même solitude et la même perspective horizontale se perdant à l’infini. Le voyage de Bagdad à Hellâh est très-fatigant, surtout en cette saison. Aussi, quelques bonnes âmes poussées par la charité ou par le besoin de racheter de grandes fautes, ont-elles eu la bonne pensée de faire exécuter, à des distances très-rapprochées, des lieux de repos, des khans ou caravansérails où l’on trouve quelques rares habitants qui fournissent aux voyageurs de l’eau, du pain, des melons, et de l’orge, toutes choses dont on manquerait absolument sans cela. Deux journées suffisent pour atteindre Hellâh, et le trajet est, pour la commodité du voyage, divisé en cinq haltes. Nous ne pouvions marcher que la nuit. Le jour, enfermés dans des écuries, sous des voûtes sombres, nous attendions impatiemment que le soleil eût disparu derrière la bande bleuâtre du grand désert d’Arabie.

Nous évitions ainsi ses rayons ardents et presque mortels, mais nous étouffions en aspirant les bouffées brûlantes que nous envoyait le sam. Nous eûmes, dans une de ces interminables journées de repos forcé, le triste spectacle de cet orage, de cette avalanche de sable torréfié que soulève le vent impétueux du Sahrah, qui passe comme une flamme, renverse, brûle et tue bien souvent. — Rien ne peut donner l’idée de ce phénomène ; il faut l’avoir vu. — Des courants d’air chaud arrivent par intervalles, avant-coureurs de la tempête, comme pour avertir les êtres vivants qu’ils aient à se soustraire à ses effets. Alors chacun se cache, s’abrite, s’il peut. Les animaux craintifs, l’oreille basse, l’œil morne, courbent la tête et semblent attendre avec inquiétude quelque chose qu’ils redoutent. La température s’élève, le vent augmente. À l’horizon, du côté où il souffle, une bande rouge, opaque, barre le ciel bleu ; la bande sinistre s’élargit, et sa frange dorée qu’éclaire le soleil, monte lentement au-dessus du nuage redouté. Tout devient sombre, l’obscurité se fait. Une lueur livide couvre le désert, elle semble un reflet de la mort. Le nuage approche, il est immense et cache le ciel tout entier. La tempête mugit de toute sa force. La rafale impétueuse courbe et brise tout sur son passage. Un vent sulfureux brûle, asphyxie. Les hommes se mettent à plat-ventre et se couvrent de leurs manteaux ; les animaux effrayés, tremblants, ouvrent les naseaux avec terreur et se mettent les uns à côté des autres, cachant mutuellement leur tête sous leur ventre ; leurs crins agités se dressent et se mêlent. Les plis des manteaux volent en tournoyant. Les broussailles desséchées voltigent et se heurtent en tous sens. Le palmier solitaire se courbe, et ses rameaux flexibles, penchés sur la terre, se souillent de poussière. — Tout semble mort. — L’arbre seul crie en se tordant, et les murailles ébranlées se balancent sous les effets de la tourmente. Le sable qu’elle apporte du fond du désert, qu’elle soulève en tourbillons, siffle de toutes parts. Le soleil est impuissant à percer l’enveloppe opaque et roussâtre qui couvre toute la contrée… Enfin, ses rayons se font jour peu à peu, le vent mollit, l’air est toujours brûlant, mais moins empesté. L’orage va plus loin, il continue sa course et porte en d’autres lieux le ravage et la mort. Les voyageurs que n’a point asphyxiés le courant mortel se redressent, les animaux se hasardent à lever la tête ; ils sont tout couverts d’une couche de sable impalpable, brillant et chaud, qui a pénétré partout et les empêche de respirer. Le sam est passé, on le voit s’éloigner, on le redoute encore jusqu’à ce que le terrible nuage ait disparu.

Nous mîmes deux jours, divisés en cinq étapes, pour atteindre le territoire de Hellâh qui est celui de l’antique Babylone. La petite ville arabe qui a succédé à la grande cité de Sémiramis et de Bélus, est à soixante dix-huit kilomètres au sud-sud-ouest de Bagdad. Sur ce parcours la contrée qu’on traverse entre les deux grands fleuves qui renferment la Mésopotamie est complétement déserte. On y rencontre, de loin en loin, quelques tentes d’Arabes Beddaouïs ou nomades, groupées autour des puits où viennent s’abreuver les caravanes.

On sait, par les traditions historiques, combien les Babyloniens avaient fertilisé cette immense plaine que l’insouciance musulmane a laissée se transformer en désert. Elle était coupée, en beaucoup d’endroits, par de grandes et profondes tranchées qui mettaient en communication les eaux de l’Euphrate et celles du Tigre. Par ces travaux gigantesques, ils avaient créé des canaux qui remplaçaient les courants d’eau naturels dont ils manquaient, qui portaient bateaux et faisaient ainsi circuler les produits de toute sorte, en alimentant un commerce immense.

Enfin, au moyen de saignées habilement disposées, l’eau était distribuée avec art, au travers des champs ou ces irrigations portaient la fécondité. De tous ces ouvrages qui faisaient tant d’honneur à l’industrie des Babyloniens, et auxquels se rattachent le nom de Sémiramis, il n’en reste plus aujourd’hui que deux où les eaux n’aient pas vu leur route obstruée complétement par les éboulements et l’entassement des terres. Un premier canal est à trente-huit kilomètres de Bagdad ; nous le traversâmes sur un pont de bateaux et nous y vîmes quelques-unes des grandes barques qui naviguent sur le Tigre. Elles s’y trouvaient arrêtées par suite de l’abaissement subit des eaux, qui deviennent stagnantes pendant plusieurs mois de l’année, lorsque la crue des deux fleuves est retombée au-dessous du niveau du lit actuel de ce canal. À vingt-sept kilomètres plus loin, on en traverse un second qu’on appelle nahr-Malkhah ; il est actuellement complétement à sec, et en partie comblé. On en rencontre successivement ainsi quatre autres plus étroits, tous desséchés, mais auxquels les Arabes ont conservé le nom de nahr ou canal. En effet, toutes ces tranchées sont bien le résultat du travail des hommes dans un autre temps que celui de l’incurie du gouvernement turc, et de la paresse fataliste des Arabes. À trente-quatre kilomètres du nahr-Malkhah, on franchit sur un pont construit en briques, un dernier cours d’eau canalisé, près d’un hameau ruiné appelé Mahahouïl. Tous ces canaux suivent des directions parallèles, et leurs eaux viennent toutes de l’Euphrate, ce qui prouve que le lit de ce fleuve est, du moins jusque-là, plus élevé que celui du Tigre. Les débordements périodiques des deux grands fleuves de la Mésopotamie, à l’époque de la fonte des neiges, dans les montagnes de l’Arménie, où ils naissent et où ils reçoivent de nombreux affluents, servent certainement à expliquer ces grands canaux qui coupent la Mésopotamie, de l’Euphrate au Tigre. Ces travaux étaient trop gigantesques, étaient exécutés dans des proportions trop colossales pour n’avoir été entrepris qu’en vue des irrigations nécessaires à l’agriculture ; il faut leur attribuer un but plus sérieux encore qui les rendait indispensables, celui de préserver le pays d’une submersion presque complète et d’une périodicité annuelle à laquelle il n’échappe plus aujourd’hui. En même temps la culture en profitait, les racines de tous les végétaux trouvaient une nourriture abondante dans le sol rendu humide par d’innombrables ruisseaux d’arrosement, et leurs fruits, échauffés par un soleil ardent, mûrissaient vite en donnant d’abondantes récoltes. — Ainsi ce que la simple prudence avait commandé tournait au profit d’une richesse territoriale jadis proverbiale en Asie. — Il n’y a plus aujourd’hui ni prudence, ni industrie agricole ; il ne reste que la misère apathique de l’Arabe nomade, à côté de la disparition presque totale de tous les ouvrages d’une antiquité qui fait honte au temps actuel.

De Mahaouïl on commence à distinguer, au-dessus de la ligne horizontale du désert qui s’étend jusqu’à Bassorah, les ondulations d’un sol accidenté que dominent quelques rares monticules. Des éminences qui de loin ne paraissent être autre chose que des accidents naturels, et que recouvrent quelques maigres broussailles, sont tout ce qui reste de Babylone. On parcourt treize kilomètres sur un terrain ainsi relevé et ondulé de toutes parts.

La plus grande éminence que l’on y remarque est à quatorze kilomètres au delà de Mahahouïl et à huit en deçà de Hellâh, en suivant un chemin frayé vers l’ouest. Les Arabes l’appellent de deux noms : Babel qui paraît être resté traditionnellement, et Mudjelibèh qui, dans leur langue, signifie ruiné de fond en comble. Elle se présente sous la forme d’un vaste plateau rectangulaire, du sommet duquel se sont éboulées, sur les quatre côtés, des terres qui forment tout autour un plan incliné dont la base est très-étendue. En gravissant ces pentes où les pluies ont creusé une multitude de ravins, on trouve des débris de briques et des apparences de constructions sur les angles, qui font présumer que cet édifice était flanqué de tours. En étudiant ce monticule, on reconnaît qu’il a été élevé avec des briques séchées au soleil, et que ses revêtements ont dû être faits avec des matériaux plus solides, peut-être des pierres, ou, à défaut d’elles, des briques cuites. Je trouvai plusieurs fragments de ces dernières portant des inscriptions et encore enduites de bitume. La longueur du plateau est de cent soixante-dix mètres, sa largeur de cent soixante, et sa hauteur de trente-six à quarante. Autour quelques mouvements de terrain qui se succèdent parallèlement à sa base, font penser qu’ils pourraient se rapporter à une enceinte dans laquelle ce monument aurait été enfermé. On y trouve également des débris de briques. — Le nom de Babel, qui est resté à cette éminence, indiquerait-il la fameuse tour dont parle l’Écriture, et le temple de Bélus, spolié et renversé par Xerxès ? — On sait que de tous les édifices de Babylone celui-là était le plus grandiose ; et la ruine appelée par les Arabes Mudjelibèh est celle qui présente aujourd’hui les vestiges les mieux accusés.

Au sud du Mudjelibèh on voit une autre éminence que les Arabes distinguent sous le nom de Kasr ou château, palais. La base en est très-irrégulière, mais très-étendue ; elle n’a pas moins de huit cents mètres de circuit. Son état actuel offre plutôt l’aspect d’un monticule naturel que celui d’une ruine. Cependant, çà et là, on y découvre quelques arrachements de murs en briques fortement liées entre elles par une couche de chaux et de cendrée ou par du bitume ; mais ces restes de constructions ont été tellement exploités par les habitants de Hellâh, qui, depuis des siècles, en arrachent les briques cuites pour bâtir leurs propres maisons, qu’il est impossible de reconnaître une forme ou un plan quelconque. On n’oserait, en effet, se hasarder à prendre pour des galeries antiques les excavations que l’on rencontre sur ce sol tourmenté, et qui ne sont autre chose que des espèces de carrières ouvertes par les Arabes pour extraire des matériaux qu’ils y trouvent tout prêts à employer.

De l’autre côté de l’Euphrate, au delà de Hellâh, on distingue aussi quelques mouvements de terrain semblables à ceux de la rive gauche. Or, on sait que Babylone s’étendait de chaque côté du fleuve, et que la reine Nitocris fit construire un pont pour joindre les deux quartiers de la ville. Mais les éminences de la rive droite ne présentent aucun intérêt, à l’exception de celle qui est la plus éloignée et se trouve à neuf kilomètres de Hellâh. Sur cette éminence qu’on appelle Birs-Nemrod ou Bourdj-Nemrod, tour de Nemrod, est le monument qui, seul, soit resté debout au milieu de cette complète destruction. Cependant, si l’on en croit son nom, il devrait être le plus ancien, et remonter au fondateur de Babylone. Le monticule qui le porte s’élève à soixante mètres au-dessus de la plaine ; il a cent quatre-vingt-quatorze mètres en longueur et cent cinquante mètres en largeur. Sa base a la forme d’un rectangle. Au sommet et presqu’au centre, est debout un pilier massif entièrement construit en briques semblables à celles qu’on trouve sur les autres points. De distance en distance, et symétriquement disposées, sont des ouvertures dont le vide traverse l’épaisseur du pilier, mais dont on ne s’explique pas le but. Cette masse, évidemment incomplète, s’élève à peu près carrément au-dessus du sommet du monticule, à une hauteur de dix mètres. Vers l’angle sud-ouest, au pied de la face occidentale, se voient divers fragments et arrachements de maçonnerie qui ont dû appartenir à des arceaux de voûtes circulaires dont les briques paraissent avoir éprouvé l’action d’un incendie.

À une très-petite distance de là, dans la direction de l’ouest, s’étend, du nord au sud, la nappe d’un lac d’eau douce. Là, comme sur beaucoup d’autres points, sont justifiés les récits d’Hérodote. Ce lac rappelle, en effet, celui que cet historien raconte avoir été creusé par la reine Nitocris pour y introduire les eaux de l’Euphrate, et dont elle profita pour détourner ce fleuve, afin de construire les digues et les quais entre lesquels elle voulait le contenir, ainsi que le pont qui devait réunir les deux quartiers de Babylone. Quelle qu’ait été la masse d’eau qui fut à cette époque détournée de son cours habituel vers ce point, il est difficile de croire que ce lac s’y soit formé alors et s’y soit toujours maintenu depuis. Mais il est plus probable qu’un abaissement naturel du sol entre ses rives et celles du fleuve y porte les eaux de celui-ci dans la saison ou elles débordent, et en assez grande abondance pour qu’il en reste d’une année à l’autre.

On voit que Babylone qui, dans les siècles passés, fut la plus grande ville de l’univers, la tête et l’âme d’un des plus vastes empires, dont la splendeur même attira la ruine, est aujourd’hui celle dont il reste le moins de traces. Depuis le jour où Cyrus s’en empara, elle ne fit que déchoir. Passant d’un vainqueur à l’autre pour changer encore de maître, elle finit par devenir une esclave dont aucun ne se souciait plus. La mort d’Alexandre lui porta un coup funeste. Son lieutenant Séleucus, à qui elle était échue en partage, lui donna une rivale, et Séleucie fut pour Babylone ce que Ctésiphon devait être plus tard pour Séleucie. De déchéance en déchéance, la ville s’est vue devenir et ne plus être qu’un nom, qu’un souvenir. — Où sont ses palais, ses jardins suspendus, ses temples, ses murailles ? — Le voyageur cherche en vain leurs vestiges ; rien ne le guide pour les découvrir, il n’en reste pas même des ruines ; et au milieu du désert sans limites, où brillait d’un si grand éclat la ville de Sémiramis, c’est à peine si quelques tertres informes indiquent la place où fut cette capitale du monde antique. Sur ces bords de l’Euphrate, où se prolongeaient les quais magnifiques dont Hérodote parle avec admiration, s’élèvent aujourd’hui quelques masures en terre composant une bourgade arabe qui n’a même pas, dans son nom, conservé le souvenir de Babylone.

Vue prise à Hellâh, sur l’Euphrate. — Dessin de M. E. Flandin.


Retour à Bagdad. — Révolte des Bédouins. — Départ pour Mossoul.

Après trois jours passés à Hellâh en recherches et en regrets, je repris la route de Bagdad. Je l’avais parcourue facilement sans danger ; mais dans l’espace de trois jours, il était soudainement survenu des événements qui la rendaient périlleuse. Les Arabes du nord de la Mésopotamie et de la rive droite du Tigre s’étaient révoltés, et ils étendaient leurs brigandages jusque sous les murs de Bagdad. Le gouverneur de Hellâh ne consentit à me laisser partir qu’avec une escorte de quarante cavaliers albanais et arnaoutes qui devaient me conduire jusqu’à Bagdad, et lui répondre de moi sur leur tête. Nous marchâmes militairement, prenant toutes les précautions que la circonstance exigeait. Vedettes, avant-gardes, flanqueurs, rien ne manquait pour donner à notre petite troupe l’aspect d’un corps de cavalerie s’avançant en pays ennemi. Les rares habitants que nous rencontrâmes sur la route, dans les caravansérails, nous dirent qu’en effet ils avaient été pillés le jour précédent, que les Arabes étaient nombreux et se montraient incessamment dans toutes les directions. Soit qu’ils aient fui devant les cavaliers de l’escorte, soit que notre bonne étoile nous ait préservés de leur attaque, nous ne les vîmes pas, et nous atteignîmes Bagdad sans accident.

Je demeurai dans cette ville quelques jours encore en attendant l’abaissement de la température. Le mois de septembre me faisait espérer des chaleurs moins fortes, et j’étais impatient de le voir venir pour me remettre en route vers le nord afin de rentrer en Europe. Le voyage qui me restait à faire était encore bien long : il me fallait remonter toute la Mésopotamie, passer par Mossoul, atteindre Diarbekhir, et de là aller en Syrie chercher l’occasion d’un vapeur. Deux mois passés furent nécessaires pour accomplir le trajet de Bagdad à la Méditerranée, que je côtoyai depuis Latakièh jusqu’à Beyrouth, où je m’embarquai pour la France.

Eugène Flandin.

(La fin à la prochaine Livraison.)



  1. Province spetentrionale de la Perse, touchant à la Géorgie et à l’Arménie.
  2. On appelle mirza un lettré, un homme de bonne naissance.
  3. On appelle ainsi les musulmans qui, comme les Turcs, sont de la secte d’Omar, c’est-à-dire n’admettent pas d’autre héritier de Mahomet que son cousin. Le nom de sunnites ou sunnis leur est donné par opposition à celui de chyas on chiites qui appartient aux mahométans dissidents, à ceux qui, au contraire, repoussent Omar et ne reconnaissent qu’Ali, gendre du prophète, pour son successeur. Ce schisme a engendré entre les Turcs et les Persans une haine implacable et des guerres où le fanatisme religieux a eu plus de part que l’ambition et le désir de conquêtes.
  4. Pipe à réservoir d’eau.