Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre XXI


Milan. — L’acteur Modena. — Un dilemme.
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Bien m’en prit d’avoir terminé par Venise car, si j’avais débuté par là, le voyage en Italie aurait pu se borner à cette seule ville, tant il est difficile de s’en arracher. Nous y restâmes aussi longtemps que possible et nous y serions encore si la plus impérieuse des nécessités, la question d’argent, ne nous eût forcés à passer les monts. Le simple examen de nos lettres de crédit et la progression décroissante des fonds nous ayant avertis que la patrie nous réclamait, nous partîmes, M. V… et moi, par le courrier de Milan, nous promettant, par un serment solennel, de nous retrouver un jour sur la place Saint-Marc, ce que nous n’exécuterons probablement jamais. Hannibal, lui-même, qui avait de la volonté, ne revit plus l’Italie une fois qu’il eût touché les côtes d’Afrique.

En sortant de cette ville si originale, les choses perdaient leurs couleurs à mesure que nous avancions vers l’ouest. Vicence et Vérone ont encore quelque physionomie. A Milan, l’Italie s’éteint. Sauf un petit nombre de palais, on ne voit plus que des maisons modernes. Les mœurs paraissent moitié allemandes, moitié françaises et l’on reconnaît, dans tous les usages, cette civilisation à la fourchette qui satisfait également l’Anglais et le commis-voyageur. Sous les arbres de la promenade et au milieu des équipages, on peut se croire aux Champs-Elysées ; le soir, la tasse de thé septentrionale vous transporte à Londres ; vous rencontrez, dans le peuple, une foule de bossus et de nains, comme dans nos villes manufacturières où les bienfaits de l’industrie ramènent l’homme à l’état de singe. Plus de paresse et, partant, plus de beauté musculaire. Le ciel est plus pâle que celui de Provence ; l’air devient froid et la poésie, naturellement frileuse, grelotte et se cache. Les têtes blanches des Alpes vous avertissent que le nord et l’hiver habitent à deux pas de là. Malgré le luxe, la bonne compagnie et les ressources de cette grande ville, mieux vaut le véritable Paris, quand on l’a sous la main, qu’un Paris en abrégé.

Après avoir été reçu à bras ouverts à Naples, Florence et Venise (je ne dis pas à Rome, parce qu’on m’a assuré que la société romaine était fermée comme le Capitole antique, si bien gardé par ses oies), vous vous imaginez que vous allez entrer partout à Milan. L’erreur ne dure pas longtemps. Il y a deux ou trois salons hospitaliers, pas davantage ; le reste est inabordable et fortifié. Quand vous avez tenté deux fois le passage, une lettre d’introduction à la main, vous comprenez que la consigne du suisse est de n’ouvrir à aucun visage inconnu. Vous laissez votre lettre, appuyée d’une carte de visite au bas de laquelle est votre adresse. Au bout de trois jours, un domestique vous apporte une autre carte de visite pour toute réponse. Cependant, si la personne qui vous recommande est de poids, on vous fait dire qu’on vous recevra tel jour, à telle heure. Vous arrivez, tout franchement, pour causer. Les visages sont contraints ; il semble qu’on soit au désespoir de n’avoir pu vous éviter. Vous prétextez bien vite une affaire et vous ne revenez jamais ; c’est le parti le plus sage et le plus honnête. Comme les motifs de cette exclusion tiennent à la politique et à la fausse position de la noblesse vis-à-vis de son gouvernement, il n’y a pas moyen d’en garder rancune aux Milanais.

Nous avions pris nos mesures pour consacrer une quinzaine au séjour de Milan mais, au bout d’une semaine, comme nous connaissions à fond la cathédrale, le musée qui est médiocrement riche, les débris effacés de la fameuse Cène et quelques rares ouvrages de Luini, nous nous regardions en nous demandant ce que nous pouvions faire encore en Lombardie. L’automne marchait à grands pas ; le retour des pluies devenait menaçant et les sites des Alpes nous invitaient à partir. M. V… poussait des soupirs à fendre le Simplon en recueillant ses souvenirs tout frais de Venise. En causant de notre séparation prochaine, dans la cour de notre auberge, nous vîmes une affiche qui annonçait, pour le soir, la traduction du Louis XI de Casimir Delavigne, jouée par le célèbre Modena, le Talma de l’Italie. Depuis le plaisir extrême que m’avaient fait les petits théâtres napolitains, je n’avais pas trouvé un spectacle satisfaisant, excepté un soir, à Florence, où un acteur, appelé Domenicone, avait joué d’une manière remarquable le Saül d’Alfieri. J’avais déploré la mort des théâtres vénitiens dont la gaieté eut jadis un succès européen. Les Pantalons, les Tartaglia, les Trufaldins s’étaient envolés ; il ne restait plus qu’un pauvre Arlequin pour soutenir le théâtre Malibran que la bonne compagnie ne daignait pas fréquenter. Naples, seule, a conservé ses spectacles nationaux. On jouait partout la tragédie, le drame français traduit et le vaudeville arrangé sans couplets. Le Gamin de Paris, représenté par une jolie actrice, pouvait offrir quelque amusement et le général de l’empire, accommodé à l’italienne, eût déridé un cholérique ; mais cela était bon à voir une fois. Les grands acteurs tragiques sont rares en tous pays ; la réputation de Modena méritait un examen sérieux. Nous allâmes donc au théâtre Re, nous mêler à un public intelligent et choisi.

Modena paraît avoir cinquante ans et ressemble beaucoup au portrait de Jean-Jacques Rousseau. Son visage jouit de cette mobilité excessive particulière aux hommes du Midi. Tout en réglant ses gestes, il cède encore, malgré lui à la pétulance causée par la chaleur du sang et cette organisation que nous appelons : en dehors, lui rend plus difficiles qu’on ne le pense ces rôles concentrés qui reviennent si souvent dans les ouvrages français. Modena pourrait s’élever très haut dans les personnages d’Othello, de Tancrède, de don Juan d’Autriche et dans tous les rôles qui demandent plus de passion ou de brillant que de profondeur. Malheureusement, la mode des traductions du français l’oblige à se renfermer, sans cesse, en lui-même, contrairement à son naturel. A force d’étude et d’intelligence, il réussit à se dominer assez pour étonner le public italien qui n’est pas aussi accoutumé que nous à ces rôles concentrés.

Les ultramontains dissimulent volontiers, mais fort mal ; on voit, sur le bout de leur nez, la pensée qu’ils s’imaginent cacher. Il y a une grande différence entre le mensonge maladroit et indiscret et cette dissimulation froide qui contient son idée, la suit avec constance et va, quelquefois, jusqu’à la mort sans se trahir. Peut-être, si Modena était de Venise ou de Palerme, qui fournissent encore des caractères en-dedans, aurait-il pu donner au rôle de Louis XI une couleur originale, sans s’attacher à l’exactitude historique ; mais il est certain qu’une tragédie sur Charles le Téméraire lui eût mieux convenu.

Cependant, Modena fit peu de contre-sens dans le rôle de Louis XI. Les terreurs, les superstitions, les prières au vieux moine pour obtenir du ciel quelques années de répit, les angoisses de la mort, furent rendues avec beaucoup de bonheur et de talent. Le reste fut manqué, empreint d’une exagération opposée au caractère du personnage. Toutes les fois que se présentait le sentier épineux qui traverse entre le tragique et le comique, l’acteur chancelait et tombait d’un côté ou de l’autre, sans pouvoir reprendre le milieu du chemin. On riait, le plus souvent, où il aurait fallu frémir. Quant aux grimaces et tics nerveux destinés à montrer les progrès de la maladie, c’étaient des contorsions dont le public du Nord se serait irrité. Le costume laissait aussi à désirer. Un Français reconnaît difficilement Louis XI en robe vert-pomme bordée d’hermine, avec un bonnet de soie vert et blanc ; sans imposer aux acteurs l’obligation puérile de porter, sur leurs habits, les couleurs qui sont dans l’âme du personnage, on se figurerait avec peine un Louis XI bigarré, un Philippe II chatoyant ou un Richard III de satin rose. En somme, Modena est un artiste distingué que le ciel a fait pour le ribombo sonore de la poésie italienne et non pas pour une poésie sobre et concise comme la nôtre. Chacun a ses qualités ; l’hyperbole sied à l’Italien et l’ellipse au Français.

M. V… devait retourner en Bourgogne par le Simplon et moi, je devais rentrer par le Saint-Gothard. Le lendemain de la représentation de Modena, je conduisis mon fidèle compagnon aux messageries de Genève. Après quatre mois passés dans une intimité fraternelle, nous étions fort émus en nous séparant ; mais, selon l’habitude des gens du Nord, nous ne faisions point de phrases. L’émotion, qui délie si bien les langues du Midi, nous fermait la bouche. Quand nous parlions, c’était de choses étrangères à tout ce que nous pensions ; mais nous ne laissions pas pour cela de nous entendre parfaitement.

— J’habite une jolie maison à Beaune, me dit M. V…

Après un moment de silence, il ajouta :

— Il y a une chambre d’ami où l’on voit les montagnes du Jura.

Au bout de cinq minutes, il reprit :

— Le vin de notre pays est bon, la campagne belle et on trouve encore le moyen d’y passer le temps agréablement.

— De peur d’être Italiens, lui dis-je, ne nous jetons pas dans le flegme Anglais. Expliquons-nous. M’invitez-vous à aller à Beaune ?

— Assurément, de tout mon cœur ; et, si j’hésite, c’est que je n’ose vous le proposer.

— Eh bien ! j’irai vous voir.

Et j’irai, en effet, si le bon Dieu le permet. Une fois seul dans les rues de Milan, je songeai à mes amis, aux causeries du coin du feu, à tout ce que j’avais laissé en France de cher et d’aimable et je courus immédiatement à mes bagages. Le moment du retour est une si douce chose qu’il faudrait voyager, ne fût-ce que pour retrouver ceux qu’on aime. Je m’arrêtai deux jours au lac de Côme pour visiter la villa Sommariva et saluer, du bord du bateau à vapeur, la Pliniana, séjour charmant qui fait envie et inspire le goût des équipées amoureuses et puis je partis, ayant contracté une dette de cinq sous envers Gustave Planche à qui je rendrai cette somme lorsque nous nous rencontrerons en Chine. Trois jours après, j’avais traversé la Saint-Gothard, le lac des Quatre-Cantons, Lucerne, Bâle et Strasbourg. En regardant l’horloge de la cathédrale et les belles sculptures, de Pigalle au tombeau du maréchal de Saxe, il me semblait n’être jamais sorti de France et avoir entrevu l’Italie dans un rêve. Pour la première fois depuis un an, je retrouvais la sensation de bien-être de l’homme appuyé sur son terrain, environné d’êtres faits comme lui et qui parlent sa langue. J’étais dans le pays de la vraie indépendance, où l’on peut penser et dire librement. Quoique les polices de l’Italie ne vous tourmentent pas, elles savent tout de suite à qui elles ont affaire et s’assurent que votre intention n’est bien que de voir le pays et de vous divertir. Les journaux, soumis à une censure rigoureuse, ne parlent que de bagatelles d’une fadeur insupportable. Arrivé dans la terre classique de l’esprit et du goût, je me jetai, comme un affamé, sur les larges feuilles volantes qui couvraient les tables d’un café, mélange bizarre et curieux de politique, de critique, de littérature, d’anecdotes, de nouvelles diverses et d’annonces payantes, où un simple filet sépare la discussion des intérêts les plus graves, d’un morceau de poésie ou d’un caprice d’imagination. « Enfin, me disais-je, je vais donc lire quelque chose de très spirituel, écrit sans contrainte et sans préoccupation ». Je tombai sur cette phrase que je transcris littéralement : « La partition sublime de Robert Simnel reçoit, tous les jours, plus d’extension ». C’était mal débuter, après un an d’absence ; mais la réclame de théâtre est dispensée de savoir sa langue. Le feuilleton m’offrait une revanche ; je le saisis et m’enfonçai, jusqu’à la dernière colonne, dans un galimatias double, dans un abus de mots si étrange et si fou que ma soif en fut, du coup, étanchée pour quinze jours.

En terminant le récit d’un voyage en Italie, la politesse demanderait que mon dernier mot fût une flatterie ; malheureusement, je ne trouve, au bout de ma plume, dans ce moment, qu’un petit reproche à adresser aux Italiens. Les brillantes qualités de leur esprit et de leur caractère sont gâtées par un défaut qui est leur susceptibilité extrême, indigne d’un peuple parfaitement civilisé. Leur amour-propre est si chatouilleux que cent éloges ne sont rien pour eux auprès de la plus légère critique. Pour leur plaire, il ne faudrait jamais sortir d’un enthousiasme aveugle, même en matière de cuisine. Les touristes français les ont, Dieu merci, assez régalés de pathos admiratif. Etant persuadé d’avance que ceux d’entre eux qui parcourront ces pages, ne me tiendront pas compte de tous mes compliments et ne verront que cette dernière attaque, je veux, du moins, les placer sous le tranchant d’un dilemme : « Ou tu n’oseras te fâcher de mon reproche, de peur de paraître susceptible, ou tu te fâcheras et tu prouveras, par là, que j’ai raison de te reprocher ta susceptibilité ». Nous ne sommes point ici-bas pour nous flatter réciproquement. L’encensoir est un instrument sacré, réservé à l’autel et au service de Dieu. Ajoutons que la franchise est un des devoirs de l’amitié et que j’aime trop sincèrement les Italiens pour leur taire ce que je pense. Cela dit, je soutiendrai partout que ce sont les gens les plus aimables du monde.

FIN
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