Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre XVIII


Histoire de la belle Fioralise.


Vos seigneuries, nous dit l’étudiant, ont sans doute observé qu’il existe encore, dans ces contrées, quelques descendants de la race guerrière qui résista aux armes de Scylla lui-même. Si la conquête de l’Etrurie était à refaire, les Romains d’aujourd’hui n’en viendraient pas à bout. Arezzo devrait être la capitale de l’Italie à cause de sa position au centre du pays et de la supériorité incontestable de ses habitants en mérite et en courage. Pise, quoique Etrusque aussi, ne saurait avoir la même prétention.

— Ce que je vois de plus clair, répondis-je, c’est que chacun, en Italie, élève sa ville natale bien au-dessus des autres. Mais poursuivez, je vous prie.

L’an passé, reprit l’étudiant, il y avait ici deux jeunes gens qui suivaient les cours de l’université ; l’un était Arétin et l’autre des environs de Pise. C’étaient de véritables Etrusques de corps et d’esprit ; tous deux de stature colossale, doués d’une force physique presque fabuleuse et beaux comme des gladiateurs, si ce n’est que l’un avait les jambes un peu longues et l’autre les épaules trop carrées. Andronico le Pisan soulevait un banc de pierre sur son dos et l’emportait comme Samson la porte de sa prison ; Matteo l’Arétin brisait un écu pisan entre ses doigts comme une coquille de noix. Vos seigneuries me croiront si elles veulent : voici mon ami Giuseppe Bimbo qui leur dira si je suis un menteur. Il a vu aussi bien que moi le terrible Andronico renverser un buffle en le prenant par les cornes et le redoutable Matteo arrêter, par derrière, une charrette attelée d’un fort cheval, qui était, à la vérité, très chargée ; je suis trop sincère pour vouloir dissimuler la chose.

Andronic et Matteo étaient les meilleurs garçons du monde et, cependant, très hardis car ils allaient à la cave sans chandelle et se promenaient, la nuit, au milieu des bois comme dans leur chambre. Ils ne buvaient du vin que le dimanche et n’avaient de querelles avec personne. Comme ils tiraient vanité de leurs forces et qu’ils n’auraient pas aimé à compromettre leur réputation, ils évitaient les occasions de se rencontrer, n’allaient pas chez les mêmes professeurs et fréquentaient des cafés différents. Le père d’Andronic, don Basile, possède une mauvaise petite ferme dans la Pianura, située entre Pise et le bord de la mer. C’est un terrain d’où la Méditerranée s’est retirée peu à eu. On voit, dans cette Pianura des troupeaux sauvages trop nombreux pour être domptés et auxquels on se borne à enlever leur progéniture. Andronic se fit remarquer par son adresse dans ces expéditions dangereuses. Le père de Matteo n’est pas plus riche que celui d’Andronic et possède un clos de vignes dans les environs d’Arezzo. Malgré le soin que les deux jeunes gens mettaient à s’éviter, il existait, au fond, une espèce de rivalité entre eux et on s’attendait à les voir, quelque jour, aux prises ensemble. Il ne leur manquait qu’une occasion et un sujet de se passionner. L’occasion vînt bientôt et la passion fut la plus funeste de toutes, celle qui changerait les moutons en serpents ou en lions, la jalousie, en un mot.

Si vos seigneuries sont à Pise depuis seulement un jour, elles ont dû certainement admirer la jolie petite église de Santa-Maria della Spina, cette miniature gothique dont les flèches s’élèvent à peine jusqu’aux toits des maisons qui bordent l’Arno. Nous appelons cette église le Tempietto et les Pisans ont une grande vénération pour elle à cause de l’épine provenant de la sainte couronne du Christ qu’on y a conservée pendant plusieurs siècles. Le curé avait une sœur, veuve d’un tapissier de Florence et cette sœur avait une belle-fille de seize ans, mais belle comme les astres, une Vénus, enfin. Cela est si vrai qu’aussitôt arrivée ici, elle reçut le nom de Venere del Tempietto et, pourtant, elle n’a passé que deux mois à Pise, chez son oncle le curé. Lorsqu’elle se promenait sur le quai, les bras nus, maniant l’éventail avec grâce, les gens du peuple s’arrêtaient, en extase, pour la regarder ; on entendait pleuvoir sur elle ces bénédictions que la beauté provoque toujours dans ce pays où l’on a, pour elle, une antique adoration. Malheureusement, Fioralise était encore plus coquette que belle. Sa mère l’avait envoyée ici pour l’arracher à une demi-douzaine d’amoureux qui commençaient à la poursuivre de trop près. Elle vivait dans la maison du curé, ne voyait que son oncle et une servante de soixante ans et n’avait d’autre divertissement que de tirer les horoscopes avec un jeu de cartes, de raccommoder des surplis et de préparer des vases de fleurs la veille des grandes fêtes. Un dimanche, tandis que son oncle officiait, elle aperçut Andronic appuyé contre le mur et qui la regardait avec tant de plaisir qu’elle se sentit toute joyeuse ; d’un autre côté se trouvait Matteo qui la contemplait avec tant de ravissement qu’elle en fut tout à fait flattée. Elle comprit qu’elle avait deux amoureux de plus et les deux jeunes gens virent bien qu’ils étaient rivaux.

Dans ce temps-là, il y avait, hors des murs, une pauvre famille dont la maison venait de brûler. On fit des souscriptions en faveur des incendiés et le curé de Santa-Maria della Spina voulut que sa nièce quêtât dans son église. Fioralise mit sa plus belle robe et se para de fleurs. On accourut en foule au Tempietto pour lui apporter de l’argent. Pas un étudiant ne donna moins d’un paolo, c’est-à-dire douze sous de France ; et moi qui vous parle, j’offris bel et bien un demi-écu. Andronic glissa quelques mots à l’oreille de Fioralise qui lui répondit par un sourire charmant et Matteo reçut, en échange de ses compliments, une révérence gracieuse qui signifiait que l’amour ne faisait pas peur à la quêteuse. Une heure après, on ferma l’église : la foule se dispersa et, sur le quai de l’Arno, il ne resta plus qu’Andronic et Matteo, à dix pas l’un de l’autre. Le curé arriva bientôt ; les deux jeunes gens le suivirent jusque chez lui, non sans être remarqués de la belle nièce qui partageait ses œillades entre les deux galants, avec une justice scrupuleuse. Andronic et Matteo se rencontrèrent devant la porte du curé et se parlèrent pour la première fois.

— Il paraît, dit Matteo, que le même motif nous amène. Si nous entrons ensemble, nous nous ferons tort réciproquement : jouons à qui passera le premier.

— J’y consens, répondit Andronic ; le sort en décidera.

Ils jouèrent à la murra et Matteo, ayant gagné la partie, entra dans la maison, tandis que l’autre attendait dans la rue. Le curé était au jardin et travaillait à bêcher une plate-bande.

— Monsieur le curé, lui dit Matteo, je ne suis pas riche, mais je vous apporte un paolo de plus en faveur des incendiés.

— C’est bien, mon ami, répondit le bonhomme ; voici ma nièce qui va joindre cet argent au produit de sa quête.

— Il me semble que vous m’avez déjà donné, tout à l’heure, à l’église, dit la jeune fille d’un air malin.

— En effet, reprit l’étudiant ; mais j’ai oublié cette pièce au fond de ma poche et je ne veux pas qu’elle soit perdue pour la charité. C’est aussi une occasion de voir une jolie giovinetta qui a des yeux admirables et de causer avec monsieur le curé, s’il veut bien le permettre.

— Causons, mon ami, cela ne fait de mal à personne. Souffrez seulement que je continue à bêcher ma plate-bande et asseyez-vous sur ce banc.

Matteo, enchanté de ce bon accueil, s’assit sur le banc de bois, mais si lourdement qu’il le brisa par le milieu et tomba sur le dos. Fioralise éclata de rire et le curé se mit dans une colère épouvantable. Ne vous fâchez pas, mon oncle, dit la jeune fille ; il est fort heureux que cette planche se soit rompue aujourd’hui, car demain vous auriez pu la rompre vous-même et vous blesser en tombant.

La servante apporta des chaises ; Matteo, tout confus de sa maladresse, ne savait plus que dire. Il s’embrouillait dans ses phrases et regardait Fioralise avec des yeux suppliants. Pendant ce temps-là, le curé, toujours gondant, s’évertuait à déraciner un petit oranger mort et secouait l’arbre sans pouvoir seulement le faire pencher. Matteo arracha l’oranger comme s’il eût été une asperge et le bon vieillard, content d’épargner une demi-journée de travail, oublia sa planche brisée. On parla de choses indifférentes, mais le curé, occupé à son jardinage, ne voyait pas la pantomime de Matteo qui exprimait tout ce que sa bouche n’osait dire. Fioralie riait et se moquait, tantôt de l’amoureux et tantôt de son oncle. On causa ainsi pendant une heure sans que le bonhomme se doutât de rien. L’étudiant se retira ensuite et, comme la belle nièce le reconduisit jusqu’à la porte, il ôta, de sa cravate, une superbe épingle en argent doré qui valait un écu.

— Adorable Fioralise, dit-il, je voudrais que mon cœur dût de l’or pur pour vous rendre riche en vous le donnant. Voici toujours une épingle que je serais fier de vous faire accepter, en échange de cette rose que vous avez dans les cheveux.

— Une épingle vaut plus qu’une rose, répondit Fioralise, rouge de plaisir. Je serais bien sotte de refuser une fleur à un signor aussi généreux que vous.

Matteo sortit en bondissant de joie et passa devant Andronic en lui montrant, d’un air railleur, la rose que la quêteuse portait à l’église. Andronic, furieux, tira aussitôt le cordon de la sonnette, mais avec tant de brusquerie qu’il se brisa et que le manche de fer leu resta dans la main. La servante, en lui ouvrant, ne manqua pas de crier comme un aigle après ce signor qui venait de rompre la campanella. Sans écouter les excuses et supplications d’Andronic, elle annonça au curé qu’un étranger, qui avait rompu la campanella, demandait à lui parler et le bonhomme reçut, de fort mauvaise humeur, ce diable d’homme qui lui avait rompu sa campanella. L’amoureux, décontenancé, balbutia quelques mots inintelligibles et devint muet comme un poisson. Heureusement, Fioralise vint à son secours. Elle assura que le dégât n’était pas grand et réussit à calmer un peu son oncle. Le bonhomme tirait de l’eau d’une citerne et se fatiguait à remplir un tonneau ; Andronic prit la corde et puisa quinze seaux d’eau en un moment, ce qui répara la faute de la sonnette rompue.

— A présent, mon ami, lui dit le curé, voyons le sujet qui vous amène, si toutefois votre mère n’a pas oublié de vous faire une langue.

— Je vous apporte un paolo pour votre quête, répondit Andronic et, en même temps, je suis bien aise de regarder votre aimable nièce qui est la plus belle personne de Pise et à laquelle nous avons donné le surnom de Vénus du Tempietto. Mais, si vous me trouvez indiscret, je vais me retirer, monsieur le curé.

— Sainte Marie ! s’écria Fioralise en éclatant de rire, c’est absolument ce que nous a dit l’autre signor qui était ici tout à l’heure.

— Mon ami, reprit le curé, regardez ma jolie nièce je vous le permets, et, puisque vous êtes si robuste, aidez-moi un peu en emplissant mes arrosoirs, tandis que je donnerai à boire à mes œillets.

Andronic fit compliment au curé sur le bel état de son jardin et se mit à causer, comme Matteo, adressant ses paroles à l’oncle et ses signes à la nièce, qui riait de tout son cœur de ce manège. Il glissa, dans la main de la jeune fille, un petit billet où sa passion était exprimée par une douzaine de vers très fleuris et puis il prit congés en saluant poliment le curé. Fioralise le reconduit jusqu’à la rue et, avant d’ouvrir la porte, Andronic tira, de sa poche, une bague ornée d’un morceau d’agate.

— Si la belle Fioralise, dit-il, voulait porter cette bague en souvenir d’un pauvret qui se meurt d’amour pour elle, je lui demanderais, en échange, ce morceau de ruban noir qu’elle a sur l’oreille.

— Jésus ! s’écria la jeune fille, que les garçons de Pise sont galants ! L’autre signor m’a donné une épingle et vous m’offrez un anneau ! Je n’ai garde de vous refuser ce bout de ruban ; je vous le dois, puisque j’ai accordé à l’autre une rose.

Matteo avait attendu son rival dans la rue. Il vit passer Andronic, léger comme un oiseau, et tenant à la main le ruban noir que la quêteuse avait sur l’oreille à l’église. Le soir, vers dix heures, Matteo amena trois violons et une flûte sous les fenêtres de sa belle et lui donna une sérénade. A minuit, Andronic vint aussi, accompagné de deux guitares et d’un chanteur. Le lendemain, il y avait une feria sur la place du Dôme ; les marchands forains étalaient leurs boutiques volantes. Fioralise y passa avec son oncle et les deux galants abordèrent le curé, l’un après l’autre. Comme la jeune fille admirait beaucoup les tasses de porcelaine, les jouets d’enfants et les fleurs artificielles, Matteo aurait bien voulu lui offrir un cadeau ; mais en fouillant toutes ses poches, il n’y trouva pas un denier, en sorte qu’il fut obligé de mettre un frein à sa générosité. Andronic brûlait d’envie de présenter à sa belle une boîte en carton qu’elle avait paru souhaiter ; mais il eût beau retourner sa bourse dans tous les sens, il n’y découvrit pas un baïoc, c’est pourquoi il renonça, par nécessité, à faire le magnifique.

Nos deux amoureux continuèrent ainsi, pendant un mois, à suivre partout leur maîtresse et à se présenter chez elle, avec la discrétion nécessaire pour ne point donner d’ombrage au curé qui était la simplicité-même. Ils avançaient tous deux insensiblement dans les bonnes grâces de la belle Fioralise, l’un d’eux n’obtenant pas une faveur sans que l’autre reçût un équivalent, si bien qu’un licencié ès sciences n’aurait pas su dire lequel des deux avait la préférence. Cependant les voisines jasaient, entre elles, de l’imprudence du curé. Une dévote vint avertir le bonhomme des propos qui se tenaient sur sa nièce et, un matin, les deux amoureux trouvèrent la porte fermée et la servante inflexible comme in cerbère. Sans s’en douter, le vieil oncle employait le plus sûr moyen d’exaspérer la passion des deux jeunes gens ; car cos seigneuries n’ignorent pas que l’amour ressemble à ces torrents dont ni les écluses, ni les murailles, ne peuvent arrêter le cours. Andronic et Matteo ne songèrent plus qu’à faire ouvrir cette porte close et le même expédient leur vint à l’esprit à tous les deux en même temps. Le dimanche suivant, Matteo entra dans la sacristie au moment où le curé mettait son surplis et lui demanda la main de sa nièce.

— Avez-vous l’approbation de votre famille ? lui dit l’oncle.

— Pas encore, répondit Matteo.

— Eh bien ! mon garçon, votre démarche n’a pas le sens commun. Commencez par écrire à vos parents.

Fioralise, qui écoutait à la porte, parut aussitôt dans la sacristie.

— Mon oncle, dit-elle, il me semble, au contraire, que le Signor Matteo agit en homme de sens. Il vient d’abord s’assurer que vous l’accepterez volontiers pour votre neveu : est-ce qu’il ne faut pas, aussi, qu’il me demande si je veux de lui pour mari ?

— Tu as raison, reprit le curé. Dis donc tout de suite ce que tu penses de don Matteo.

— Je pense, dit Fioralise, qu’il est d’une condition supérieure à la mienne, qu’il me fait beaucoup d’honneur en jetant les yeux sur moi et que je sais accommoder la polenta comme le doit une fille bonne à marier.

— C’est la vérité, dit l’oncle ; tu fais la polenta comme une archiduchesse ; ainsi, mes enfants, je vous marierai dès que le courrier d’Arezzo m’en apportera la permission.

Après la messe, Andronic vint à son tour chercher le curé dans la sacristie et lui adressa la même demande que Matteo.

— Vous arrivez trop tard, lui dit le bonhomme ; ma nièce est accordée…

— Un momentino ! interrompit la jeune fille, nous ne tenons pas encore l’autre signor. Don Matteo m’a honorée, mais don Andronico me fait plaisir. Le premier est un aimable cavalier ; le second serait un excellent mari. Sans lui dire non, il suffit de l’avertir que je suis accordée.. Si la permission que nous attendons est refusée, comme j’ai tout lieu de le craindre, je serai trop heureuse de recevoir les consolations du signor Andronic. On a des amoureux tant qu’on en veut, mais un mari, cela est rare et bien sotte est la fille qui lâche d’une main sans être sûre de tenir ferme de l’autre.

— Cristo ! s’écria le curé, quelle petite commère ! Voilà ce qui s’appelle entendre ses intérêts ! Si tu ne te maries point, ce ne sera pas faute d’esprit et de malice. Mon cher Andronic, puisque cette fillette en sait plus long que nous, rapportons nous-en à sa sagesse. Parlez à votre père et attendez paisiblement que don Matteo reçoive des nouvelles de son pays.

Au lieu de suivre ce conseil raisonnable, Andronic sortit furieux d’avoir été prévenu ; il trembla que son rival ne réussît le premier et, à force de se monter la tête, il conçut le projet de forcer Matteo à lui céder la place. De son côté, l’Arétin fut transport de colère en apprenant qu’Andronic voulait le supplanter. Il jura, devant témoins, qu’il saurait bien se débarrasser de son concurrent. Le bruit se répandit aussitôt dans la ville que ces deux ennemis se cherchaient et on s’attendit à une catastrophe. En effet, ils se rencontrèrent dans ce café même, à l’heure de l’Angelus. Matteo s’assit à cette place où je suis et Andronic se mit en face de lui, à cette table que vous voyez. Ils se regardèrent un moment sans parler et je vous assure que les assistants étaient pâles d’effroi.

Ici, le narrateur s’interrompit et fixa sur nous ses yeux d’une vivacité singulière, pour recueillir sur les visages de l’auditoire quelques signes d’émotion. Mon compagnon, M. V…, n’avait compris le récit qu’à moitié ; quand je l’eus mis au fait de la situation, il se tourna vers l’homme aux yeux perçants et lui dit avec sang froid :

— Eh bien ! Après ?

Si vos seigneuries, reprit le narrateur, ont séjourné à Arezzo, elles ont pu remarquer qu’on n’y ment jamais, tandis que le reste de l’Italie est plein d’imposteurs. Mon ami Joseph Bimbo vous dira que j’aime trop passionnément la vérité pour ajouter à cette histoire un seul mot de mon invention. Les gens que le hasard ou la curiosité avaient amenés dans le café devinèrent tout de suite, aux regards des deux rivaux, que la querelle irait plus loin et les plus braves auraient bien donné quelques paoli pour être transportés subitement chez eux. Ils restèrent immobiles, attendant l’événement. Matteo rompit bientôt cet horrible silence.

— Don Andronico, dit-il, je vous ai laissé, jusqu’à présent, faire la cour à ma maîtresse sans vous gêner et vous avez dû me trouver de bonne composition ; mais je vous avertis que cela ne peut plus durer.

— Don Matteo, répondit l’autre, cela ne durera pas car vous allez renoncer à celle que vous appelez votre maîtresse et qui est la mienne.

— C’est vous qui renoncerez à Fioralise, je vous le jure par tous les saints du paradis.

— Il faut que cela finisse, reprit Matteo ; je vous donne jusqu’à demain pour réfléchir. Si, à pareille heure, vous ne déclarez pas que vous abandonnez vos prétentions, vous aurez affaire à moi.

— Et que ferez-vous, si je ne vous cède pas la place ?

— Pardieu ! Chien de Pisan, je t’écraserai sous mes pieds comme un insecte.

— C’est-à-dire, misérable Arétin, que je t’assommerai comme un bœuf à la boucherie.

— Non, non. Je te prendrai par les jambes et je te lancerai dans le fleuve.

— Quel fleuve ? (note : cette répétition interrogative équivaut, en Italien, à une négation) C’est moi qui te saisirai à la gorge et te jetterai par-dessus la tour de la Faim.

— Moi, je te rendrai la mort plus dure, car je prétends te briser les quatre membres l’un après l’autre.

— Dis plutôt que je t’arracherai les deux yeux, afin qu’ils ne puissent plus voir l’état déplorable dans lequel je te mettrai ensuite.

— Tu ne sais pas qui je suis ; je vais te le montrer. Figure-toi que cette table soit ton dos : voici comment je frapperai dessus.

Matteo donna, sur la table, un coup de poing qui enfonça les planches ; mais, aussitôt, Andronic prit une chaise et la pressa si fort entre ses bras qu’elle se rompit en plusieurs morceaux.

— Voilà, dit-il, comment je ferai craquer tes os.

Il y eut un moment d’horreur dans l’assemblée. L’Arétin appuyait son discours d’une foule de jurements effroyables par lesquels on voyait bien qu’il ne se connaissait plus ; le Pisan, de son côté, criait d’une voix si terrible, que le grand orgue du Dôme vous eût semblé un hautbois en comparaison. Qu’on juge donc de l’épouvante que répandaient ces paroles, accompagnées de gestes si violents ! Quand les deux rivaux se séparèrent, tout le monde se sentit soulagé, comme si un tigre et un lion eussent passé par miracle dans ce café sans faire de mal à personne. Mais je m’aperçois que vos seigneuries sont elles-mêmes saisies d’effroi ; laissons-leur le temps de se remettre un peu de leur émotion.

— Continuez, dit M. V… ; nous attendons avec impatience le dénouement.

— Je m’arrête à dessein, reprit le narrateur, pour vous rappeler que je vous avais annoncé deux personnages de l’antique Etrurie et un exemple frappant des fureurs de la jalousie.

— De grâce, interrompis-je, achevez d’abord le récit de ce combat.

— Les héros d’Homère, dit l’étudiant, tiennent un langage que nous regardons aujourd’hui comme exagéré et cependant…

— Par pitié, remettons les réflexions à un autre moment.

— Il ne manquait à Andronic que les armes du fils de Pélée, à Matteo que le bouclier d’Hector…

— Le combat, le combat !

— Et si, au lieu de vous dire les choses tout simplement, j’avais mis cette histoire en vers pompeux, vous auriez vu qu’Andronic aux longues jambes…

— Le combat, le combat, le combat !

— Et Matteo, l’invincible, ne l’eût cédé en rien…

— De par tous les diables ! Le combat. Nous ferons après des comparaisons et des parallèles.

— Que demandent vos seigneuries ? Dit le narrateur d’un air étonné.

— Nous demandons le récit du combat, le dénouement de la tragédie.

— Ne vous ai-je pas raconté cette scène terrible ?

— Pas en entier. Lequel des deux héros a tué l’autre ? Comment a fini la bataille ?

— Comme je vous l’ai dit : ils se sont séparés, laissant la foule glacée d’horreur et d’épouvante.

— Quoi ! Ils ne se sont pas assommés ?

— Non, par la grâce de Dieu.

— Alors, permettez-moi de trouver quelque différence entre votre histoire et celle de la guerre de Troie, car le fils de Pélée a tué celui de Priam.

M. V… partit d’un éclat de rire homérique, au grand scandale de la compagnie.

— A présent, dis-je, racontez-nous, en deux mots, ce qu’est devenue Fioralise.

Le père de Matteo, qui s’appelait Lena, reprit enfin le narrateur, s’imaginait descendre du consul Popilius Loenas et, pour cette raison, il ne lui parut pas convenable de marier son fils avec une tapissière de Florence. Non seulement il refusa son consentement en termes fort durs, mais il écrivit encore au marquis*** pour le prier de faire en sorte que Fioralise fut renvoyée dans sa famille.

Andronic n’eut pas plus de bonheur. Son père, homme faible et stupide, avait épousé, en secondes noces, une femme méchante qui détestait cet enfant du premier lit. Comme la marâtre eût souhaité de voir ce fils mort, à plus forte raison ne voulait-elle pas qu’il se mariât. Quand le père lui demanda son avis, elle se mit à crier en disant que ce scélérat d’Andronic la ferait mourir de chagrin, qu’il ruinait le ménage par son appétit vorace, que la voisine, Tommasina, l’avait vu passer devant la madone sans ôter son chapeau, que les assiettes cassées, les chutes des enfants, les mauvaises récoltes et tous les malheurs de la famille venaient de cet être maudit. Elle termina sa harangue par un ruisseau de larmes, en assurant que si Andronic se mariait, elle en tomberait malade. Le père accabla son fils de reproches et le menaça de sa bénédiction, puis il courut chez l’évêque qui le protégeait. L’évêque eut une conférence avec le marquis*** et, un matin, le curé reçut l’ordre de renvoyer sa nièce à Florence.

— Hélas, disait Fioralise en pleurant, vous voyez bien que je n’avais pas tort d’accepter deux amoureux à la fois, puisqu’il ne me reste pas seulement de quoi faire un mari.

Elle retourna chez sa mère. Un jour, une vieille comtesse vint, par hasard, marchander un meuble chez la tapissière et conçut de l’amitié pour ces bonnes gens. La beauté, les manières aimables de la jeune fille lui plurent et elle la prit pour demoiselle de compagnie, en promettant de lui donner une pension. Fioralise ne savait que lire et écrire, mais comme la comtesse n’en savait pas davantage, on pensa que c’était assez d’instruction. Le sort de cette pauvre fille paraissait assuré, lorsqu’un malheur imprévu vint encore l’accabler. Soit que les valets aient voulu perdre la demoiselle de compagnie, soit que le démon ait profité de l’éblouissement du luxe pour la séduire, elle fut menacée d’un procès criminel. La comtesse perdit des boucles d’oreilles en diamant ; on fit une perquisition dans la chambre des domestiques et les diamants se retrouvèrent parmi les effets de Fioralise. L’intendant de la maison montrait une animosité suspecte ; la rumeur publique l’accusa d’avoir employé une ruse abominable pour écarter une favorite dont il était jaloux. Fioralise nia sa faute, mais les Toscanes savent si bien colorer le mensonge qu’à Florence on se méfie même du cri de l’innocence. La comtesse ne voulut pas de procès ; elle chassa seulement la demoiselle de compagnie et Fioralise, déshonorés, peut-être injustement, offrit ses chagrins à Dieu. Elle s’est retirée dans un couvent où elle prendra le voile après son année de noviciat.

Andronic continue à dompter des veaux sauvages dans la Pianura et sa belle-mère espère toujours qu’un de ces matins on le rapportera sur un brancard à la maison. Quant à Matteo, son père l’a envoyé à Rome, chez des protecteurs puissants. Il est secrétaire du cardinal A…, qui lui donne quatre-vingt dix écus romains d’appointements, c’est-à-dire près de cinq cents francs de France par an ; et, depuis qu’il est dans les honneurs et les richesses, il oublie et méprise ses anciens amis.

Après avoir obtenu, non sans peine, que le narrateur achevât son récit, nous prêtâmes des oreilles complaisantes à ses belles dissertations sur les enfants de l’antique Etrurie et sur l’admiration qu’on leur doit, au mépris du reste de l’Italie et du monde entier ; toutes choses aussi incontestables qu’amusantes, mais dont le lecteur ne se soucie pas et dont on peut lui faire grâce.