Voyage en Italie et en Sicile/Chapitre III
On se croisait, à Naples, dans une caverne de brigands, si l’on n’avait affaire qu’aux aubergistes, aux facchini et aux domestiques, gens corrompus et menteurs, qui vivent aux dépens de l’étranger.
L’hôtelier napolitain ne rougira pas de vous céder pour trois carlins ce dont il vous avait demandé deux piastres. Ne craignez pas qu’on vous fasse remarquer une erreur à votre préjudice sur le payement d’un compte. Ne demandez jamais à un cocher ce que vous lui devez ; il vous dira la plus grosse somme que son imagination de fiacre puisse concevoir et il se moquera de vous si vous avez la faiblesse de la lui donner. Le raisonnement du Napolitain est celui-ci : « voilà un homme qui possède des piastres et moi je n’en ai pas ». Il faut les faire passer de sa poche dans la mienne dans le plus grand nombre possible et sans tarder, car demain cet argent serait peut-être ailleurs ». Le marchand, l’hôtelier, le faccino, n’en font pas d’autres. En France, on raisonne différemment et on a plus de prévoyance : « il vaut mieux, se dit-on, voler dix fouis quarante sous à une même personne sans qu’elle s’en doute, que de lui voler quinze francs tout de suite ; il y a cinq francs de bénéfice ». Le Napolitain, plus passionné, ne connaît pas de lendemain. Il se précipite sur l’argent partout où il l’aperçoit, sans s’inquiéter si vous reviendrez jamais.
Mon compagnon de voyage et voisin de chambre, le seigneur espagnol, avait eu l’imprudence de déclarer à son patron d’auberge qu’il passerait un seul mois à Naples et il avait payé ce mois de loyer d’avance. Au bout de trois jours on ne le servait plus ; on ne faisait plus son lit et il se suspendait vainement à la sonnette : « à quoi bon ? se disait-on, il a payé ». L’autre compagnon, le seigneur bolonais qui regardait de près à ses dépenses, avait tant débattu le prix de sa chambre qu’il l’avait obtenue pour quatre carlins par jour. Il arriva qu’un Anglais, qui désirait cet appartement, offrît un carlin de plus. On tâcha aussitôt de rendre insupportable au Bolonais le séjour de cette chambre et on y allait sans ménagements, avec une audace et un cynisme tels qu’il n’y demeura pas vingt-quatre heures. Le troisième compagnon, qui avait grand peur des assassins, avait apporté de Turin un arsenal d’armes blanches et il faisait la grosse voix pour effrayer ses hôtes. On le prit pour un homme terrible, un tueur de profession, et on le servait à pieds baisés.
Ce seigneur piémontais, malgré ses vingt-cinq ans, concentrait tout son enthousiasme sur l’article unique du macaroni. La douceur du climat, les quinze degrés de chaleur dont nous jouissions en février, la beauté du site, les merveilles de l’art, n’exerçaient sur lui aucune influence. Il ne faisait que maugréer Naples et les Napolitains qu’il appelait des barbares ; mais il laissait partir les bateaux pour Constantinople et ne pouvait se résoudre à s’embarquer. Dans les galeries du musée, il bâillait à se démettre la mâchoire, ou bien il ne cherchait que les nudités qui prêtaient à ses grossières plaisanteries. Je ne pouvais rien admirer sans qu’il ne citât une chose semblable et supérieure existant à Turin, si bien que nous l’avions surnommé : Da noi (chez nous, tout est plus beau). Il éclatait de rire et haussait les épaules en voyant danser la tarentelle. Le dernier des lazzaroni était plus civilisé que lui ; mais ce qui le mettait en fureur, c’était la mauvaise foi des hôteliers et des domestiques. Au demeurant charmant garçon et qui a oublié de me rendre cinq piastres qu’il m’avait empruntées.
Comme, en résultat, la vie n’est pas chère à Naples et que le budget des dépenses d’un voyageur est plus léger en Italie que partout ailleurs, je m’amusais des supercheries napolitaines au lieu de m’en irriter avec le seigneur piémontais. Il faut seulement avoir grand soin de mettre ses clefs dans sa poche, sous peine de perdre la moitié de son bagage et de reconnaître ses chemises sur la poitrine des gens de la maison. J’entendais, un matin, le domestique qui me servait se lamenter auprès des femmes de chambre sur mon exactitude à fermer les tiroirs : « ce seigneur français, disait-il, ne laisse pas même traîner un mouchoir. On ne peut lui prendre que du tabac et des cigares. Depuis huit jours je n’ai encore attrapé que cette cosella » et il montrait un vieux foulard que j’avais abandonné à qui voudrait s’en emparer. Là-dessus, le Saint-Sacrement passa sur le quai, précédé des sonnettes et recouvert du parasol ; mon homme se jeta sur le balcon à deux genoux et pria le plus dévotement du monde.
Malgré le juste reproche qu’il avait à me faire de garder trop exactement mes clefs, ce domestique me servait avec tant de zèle et d’empressement que j’étais touché de ses soins, au point de m’imaginer qu’il avait de l’affection pour moi. Un beau jour, il disparut. Le patron de l’auberge ne sut pas m’en donner de nouvelles. On ignorait ce qu’il était devenu et je ne songeais plus à lui lorsque je le vis, dans la rue, courant comme un chevreuil devant une voiture de louage. Il avait trouvé, à l’Hôtel de la Victoire, un vieux Turc qui le payait plus cher que moi et il m’avait, à l’instant même, supprimé de la surface du globe dans sa pensée. Il m’envoya pourtant un homme de mine patibulaire dont je refusai les services. Il y a, dans la domesticité, une foule d’échelons que nous ne savons pas apprécier. Le facchino en chef a d’autres facchini en sous ordre, qui sont eux-mêmes les patrons d’une troisième classe de facchini. Selon le grade, ils se donnent entre eux de la seigneurie et se parlent chapeau bas ; du reste ils se volent réciproquement leurs honoraires et bénéfices.
A en juger par la grossièreté de leurs ruses, on doit croire que les facchini de l’Italie entière regardent les étrangers comme des imbéciles pour qui tous les mensonges sont bons. C’est toujours le Polichinelle fertile et maladroit trompant le Pancrace, et réussissant parce que le Pancrace est crédule et stupide, mais recevant des coups de bâton des autres personnages de la comédie. Si vous faites porter une valise à un commissionnaire napolitain, il l’enlève comme une plume, court devant vous à grands pas et monte d’un bond l’escalier ; et puis, au moment de déposer son fardeau, il commence un autre jeu : comme si le poids devenait tout à coup énorme, le facchino marche péniblement, les genoux pliés, le dos voûté, la bouche ouverte, la poitrine haletante et, tandis que vous fouillez à la poche, il s’essuie le front avec sa manche en soufflant de tous ses poumons comme un homme accablé. Averti, par ces symptômes, des prétentions de votre facchino, vous lui donnez plus que le tarif pour éviter une discussion. Il reste devant vous, le bras étendu, vous montrant la pièce de monnaie avec l’air d’une stupéfaction profonde.
— Quoi ! dit-il, votre seigneurie ne me donne que cela ?
Je suppose que vous soyez très généreux et que vous ajoutiez un carlin ou deux, ne vous imaginez pas être débarrassé de l’importun. Le dialogue est inévitable. Votre homme vous remercie, puis il recule de trois pas et attend que votre seigneurie le regarde.
— Eh bien ! lui dites-vous, que faites-vous là ? n’êtes-vous pas payé ?
— Signor, vous répond-il la distance était grande. La valise pesait beaucoup. Il fait chaud. Deux grani de plus pour boire une limonade. Le pauvret que vous voyez se meurt de soif.
Vous accordez les deux grani de supplément. Le facchino recule de trois autres pas et s’installe contre la porte, le bonnet à la main, attendant un nouveau regard de votre seigneurie.
— Comment ! vous voilà encore !
— Eh ! signor, la misère, le ménage, une femme et des enfants… La vie est chère, signor. Avant de me marier, j’étais employé à l’église de Gesù Nuovo, lorsque…
— Est-ce que vous croyez que j’ai le temps d’écouter vos histoires ? Allez à tous les diables !
Vous le poussez dehors et vous fermez votre porte. C’est là qu’il en fallait venir tout de suite et que vous en seriez infailliblement venu plus tard, quand même vous auriez vidé votre bourse pièce à pièce dans les mains du facchino ; ou bien, si vous avez la patience d’écouter son histoire, vous causerez avec lui jusqu’à l’Angelus ; il vous accompagnera dans la ville, toujours racontant, et Dieu sait alors si vous pourrez jamais vous défaire de lui. L’e comique de caractère est pour moi une chose si divertissante que je n’ai pas eu le courage de ma fâcher contre les facchini ; mais c’est un goût que tout le monde n’a pas et j’ai vu des étrangers que ces petits manèges irritaient jusqu’à écumer de rage.
Un jour, sur le quai Sainte-Lucie, je payais le prix d’une commission au cours du tarif et, selon l’habitude, le facchino insistait pour avoir davantage. Un autre facchino se jeta aussitôt sur lui, le battit à grands coups de poings en lui reprochant sa cupidité. Il fallait, disait-il, se contenter du prix fixé par l’usage et le règlement. Ceux qui demandaient plus étaient des importuns qui ennuyaient les excellences et gâtaient le métier. Séduit par le bon sens et le zèle de cet homme je lui donne la préférence sur ses confrères et j’envoie par lui une carte de visite que j’allais porter moi-même. Il part en courant et revient au bout de cinq minutes. Je tire aussitôt le carlin voulu par le tarif et je le lui présente.
— Votre seigneurie me prend pour un autre. Voyez comme j’ai une belle veste. Ce sont des gueux et des vauriens qui courent pour un carlin ; moi, j’en mérite au moins deux par ma promptitude, mon esprit et ma bonne tenue.
Le cocher de fiacre napolitain n’est pas moins original que le facchino. Una carrozza ! c’est le cri que vous entendez sans cesse par-dessus les clameurs et le vacarme étourdissant de la rue. Si vous traversez une place en vous dirigeant vers la station des voitures, tous les cochers s’écrient à la fois : Una carrozza ! et arrivent sur vous au galop, frappant les chevaux à tour de bras, au risque de vous écraser. Ils se heurtent entre eux, s’administrent des coups de fouet et vous présentent le marchepied ouvert avant que vous ayez eu le temps de faire un signe de tête pour accepter ou refuser leurs offres. Lorsque vous passez en calèche devant un fiacre vide, le cocher vous crie encore : Una carrozza ! apparemment dans l’espoir que vous descendrez de l’un pour monter dans l’autre, ou que vous prendrez les deux voitures à la fois Polichinelle ne serait pas plus naïf. Une fois que vous êtes monté dans le carrosse, le cocher brûle le pavé pour se faire payer le mieux et le plus tôt possible. Vous n’avez pas encore mis pied à terre qu’il recommence déjà son cri : Una carrozza ! Assurément vous ne le croiriez pas dans ce moment-là un paresseux ; cependant, au milieu de cette activité incroyable, il ne faut qu’une circonstance de rien pour faire ressortir la paresse de Polichinelle.
Un soir, en rentrant du bal, par la pluie, la porte de l’hôtel étant ouverte, je prie le cocher d’entrer dans la cour.
— Impossible ! me répond-il ; voilà un précipice devant la maison.
Il me montre un égout en réparation à vingt pas de distance.
— Comment, coquin ! lui dis-je, te moques-tu de moi ?
— Eh ! signor, je ne demanderais pas mieux que d’entrer dans la cour, mais nous tomberions dans l’abîme. Je tuerais mes pauvres chevaux, je briserais ma calèche, Votre Excellence se casserait un bras et moi, je périrais à l’hôpital des suites de mes blessures.
— Allons, tu as raison, dis-je en descendant de la voiture ; tu y perdras seulement un-demi carlin que je t’aurais donné pour récompense.
— Oh ! restez, signor ; montez, je vais essayer de passer.
J’étais déjà dans la cour de l’hôtel. Le cocher s’élance sur le siège, fouette ses chevaux et me suit au galop. Tandis que je monte l’escalier, il me réclame à grands cris son demi-carlin. Du second étage je l’entends demander un pourboire, ce que je voudrai, una bottiglia. En fermant la porte de ma chambre, j’entends encore : Signor, un grano ! Polichinelle n’est ni plus menteur, ni plus impudent.
Dans le midi de la France où les aubergistes, les domestiques de place et les cochers sont aussi trompeurs qu’en Italie, on n’a pas le même plaisir à être dupé. Le portefaix d’Avignon, dont l’insolence et la méchanceté sont proverbiales dans le pays même, vous accable d’injures et vous assommerait volontiers si vous avez quelque discussion avec lui. Le chichois de Marseille, qui est au gamin de Paris ce que la cour d’assises est à la police correctionnelle, vous noierait pour trente sous. Au contraire le facchino vous sert avec un dévouement poussé jusqu’au fanatisme. Il est fier de vous conduire ; il met de la passion dans l’esprit de domesticité et il s’anoblit lui-même par les titres pompeux dont il décore celui dont il se fait l’humble serviteur. Je ne suis resté que douze heures à Arles et j’y ai été trompé neuf fois sans me reposer.
Vous entrez dans un bureau de messageries de certaines villes du midi de la France. On vous offre un siège avec empressement, on chasse le chien qui ne bougeait pas, on bat les enfants qui ne disaient rien.
— Monsieur, vous dit-on, a bien raison de prendre notre voiture ; elle est bonne ! elle va si vite ! Quelle place désire Monsieur ?
— Une place de coupé.
— Que Monsieur sera bien dans le coupé !
— Mais au moins elle est suspendue, votre voiture ?
— Sainte Vierge, si elle est suspendue ! comme un carrosse de maître, comme une berline de poste.
La voiture arrive, c’est une patache. Il n’y a point de coupé ; on vous place dans un cabriolet ouvert, un cuir malpropre étalé devant vous et le conducteur assis sur vos jambes. Vous réclamez, vous vous fâchez ; on vous répond insolemment, on parle patois et on part. Cependant on a encore un petit service à vous demander, c’est de ne point dire le prix des places aux Anglais de l’intérieur car on leur a fait payer le double de ce que payent les autres et on espère que vous fermerez les yeux sur cette vilaine supercherie. Vous enragez et votre indignation éclate, tandis qu’à Naples vous ne feriez que rire. C’est que Polichinelle est un menteur gai, plaisant et naïf qui obéit à l’instinct d’une antique corruption passée dans le sang, tandis que les autres sont des spéculateurs. Il est fort heureux que la mauvaise foi italienne soit accompagnée de comique et d’originalité, car le nombre des trompeurs est bien plus grand qu’en France et il faut avoir affaire à eux vingt fois par jour. Malheur à l’étranger qui s’en irrite ! Son voyage en Italie n’est plus qu’une attaque de nerfs perpétuelle et il ne gagnera rien à se mettre en colère.
Mon hôtelier de Sainte-Lucie avait une jeune nièce, grande et assez belle, de figure mauresque, basanée comme un porte-manteau et fille de confiance de la maison. Non seulement elle me faisait payer les choses le double de leur valeur, mais elle ne pouvait se résoudre à me rendre un compte exact de l’argent que je lui donnais. Elle entrait avec la majesté d’une impératrice et déposait sur ma table la moitié de ce qu’elle aurait dû me remettre. Si j’insistais pour avoir le reste, elle remportait l’argent et ne revenait plus ; si je la rappelais, elle rentrait avec la même majesté pour me remettre un peu moins que la première fois. A la troisième conférence, elle ne m’aurait plus rien rendu. Avoir de l’argent sous les yeux et n’en pas prendre lui était absolument impossible. Elle serait allée à Capo-di-Monte pour m’obliger et peut-être sans demander le prix de sa peine ; mais si je lui confiais une piastre, elle en mettait la moitié dans sa poche et on l’eût plutôt coupée en morceaux que de lui arracher ce qu’elle avait pris. La puissance divine de l’instinct triomphait de tout et avec si peu de déguisement que j’en venais moi-même à la respecter, tant il y a de différence entre ce qu’on fait par réflexion ou ce qui tient au fond du caractère et à l’empire de la nature. Une leçon sévère pourra corriger un fripon français ; le fripon napolitain est incurable ; il trompe par ordre d’en haut comme l’hirondelle voyage et comme bâtit ce pauvre castor du Jardin des Plantes qui, n’ayant pas de matériaux, pétrit sa nourriture pour ébaucher des maisons.
La bonne humeur et l’insouciance de l’avenir se respirent avec l’air de Naples ; le bien-être, la gaieté ou la paresse, selon les heures de la journée, vous entrent par tous les pores. Cependant, sous ce climat printanier, au milieu de cette atmosphère d’or et d’azur, il y a de mauvais jours où la nature a besoin de gronder, d’épancher sa bile et de se plonger dans une mélancolie profonde, afin de retourner ensuite, avec plus de force, à l’état de santé. Ces mauvais jours ne sont pas, comme chez nous, les moments de pluie ou de froid. Quand le Vésuve a mis sa perruque noire et que les cornes de Capri ont déposé leur voile bleu pour s’envelopper d’un manteau gris, les averses terribles qui changent les rues en torrents et les gouttières en cascatelles n’empêchent pas le mouvement et les cris d’aller leur train. L’orage passe ; entre deux nuages, un sourire du ciel arrive bientôt sécher la dalle en quelques minutes et réchauffer les épaules du lazzarone. Quand le vent du nord-est apporte un peu d’aigreur dans l’air, on ne perd pas son temps à faire du feu. On s’enveloppe d’un manteau, ou bien on prend un peu d’exercice ; on attend le soleil pour le lendemain et cette confiance n’est jamais trompée. Le mauvais jour n’est pas non plus celui où la chaleur devient incommode, où les zanzares bourdonnent autour de votre lit. La brise du soir viendra vous rafraîchir et, avec des rideaux bien fermés, vous pourrez dormir ; mais il y a des jours de crise pour la nature, où la tristesse plane sur le pays entier et pénètre au fond des alcôves, à travers les moustiquaires ; vous la respirez dans l’air qui vous apportait, la veille, l’insouciance et la joie. Le grand roi Louis XIV avait aussi des jours où il fermait sa porte, s’enveloppait dans sa robe de chambre, tirait son bonnet sur ses yeux, grondait Monsieur le Premier et prenait médecine par ordre de Fagon.
Ce fut un dimanche que je ressentis pour la première fois l’influence du mauvais jour. Avant que ma fenêtre fût ouverte, j’avais respiré l’atome pestilentiel ; j’aurais vainement essayé de me soustraire à son action. La mélancolie venait de dépasser les poumons et circulait déjà dans les veines. Un vent chaud et sulfureux soulevait des tourbillons de poussière. Les rues, habituellement si tumultueuses, ne résonnaient point au roulement des voitures et aux cris des hommes du peuple. Des poules qui se promenaient ordinairement dans les vastes escaliers de la maison, s’étaient assemblées sous une table et se regardaient en silence, la tête basse et les plumes hérissées. La servante, au lieu de travailler, s’était assise sur un canapé, son balai à la main, dans une indolence stupide. Jusqu’alors, tous les dimanches, une vieille marchande de cierges, sa boutique étant fermée, ne manquait jamais de s’installer, après la messe, au bord du quoi, pour battre sur un tambour de basque le rythme animé de la tarentelle ; les passants ne manquaient pas de s’attrouper ; des enfants commençaient la danse et, bientôt, une bande nombreuse de pêcheurs et de jeunes-filles, se rendant à l’appel, improvisaient un bal en plein air. Je comptais sur cette scène pour dissiper mon ennui : la vieille femme ne vint pas se mettre à son poste à l’heure accoutumée. Je demandai un facchino pour porter une lettre ; on me répondit : « les facchini ne veulent pas marcher parce qu’il fait sirocco ». Le mystère étant éclairci, je me sentis plus à l’aise et je résolus de surmonter l’influence du sirocco. Après le dîner, mon patron d’auberge me voyant disposé à sortir, me conseilla fort de ne pas m’exposer à ce vent dangereux ; mais je me moquai de lui et descendis sur le quai. Dès six heures du soir, Naples n’était plus qu’un désert. Le sirocco régnait sur la ville et sa violence augmentait avec la nuit. Une lune rouge et enflammée se levait entre les deux mamelons du Vésuve. De Sainte-Lucie à l’extrémité de Chiaja, où tout le monde se promène les dimanches soirs, je ne rencontrai absolument que des chiens qui poussaient des hurlements plaintifs, effrayés par le bruit terrible de la mer. Les vagues voulaient prendre d’assaut le château de l’œuf. A la Villa-Reale où, dans les jours calmes, la Méditerranée étendait mollement les longs plis de son manteau en produisant le bruit traînant d’une fusée volante, des lames furieuses envoyaient leur écume au visage des promeneurs, c’est-à-dire du seul promeneur qui passât sous les arbres dans ce moment de désolation. Ce n’était plus la baie de Naples de tous les jours ; ce lieu dont on n’a vanté que les douceurs n’est pas moins sublime à l’heure où la nature s’irrite que dans les instants où elle s’épanouit.
En regardant l’île de Capri, je songeai à Tibère, retiré dans son observatoire sur la pointe de ce rocher. Il y eut aussi des jours de sirocco pour lui. Plus d’une fois, lorsqu’il avait besoin de calme et de gaieté, la nature lui mit sous les yeux le spectacle de la souffrance et de la fureur. Dieu sait quelles voix montèrent jusqu’à son oreille du sein de la mer, quelles paroles ces voix lui firent entendre, quelles images s’offrirent à ses yeux dans la confusion de la tempête ! Dieu sait s’il ne vit pas ta figure menaçante, vertueux Germanicus !
Ma tristesse du matin se rembrunissait davantage à chaque pas. Je rentrai à Sainte-Lucie pour fuir une crainte ridicule qui s’emparait de mon esprit. A peine installé dans ma chambre, les bruits sinistres du dehors me jetèrent dans ce monde de sensations qu’on reconnaît tous les jours de fièvre ou de maladie et qu’on oublie aussitôt que la santé est revenue. Tout ce qui me charmait la veille avait changé de sens et portait un nom nouveau. Hier, je disais la liberté, aujourd’hui, la solitude. Ce que j’appelais voyage, c’était l’exil ; la belle Italie, terre étrangère ; le doux langage qu’on y parle, jargon insupportable ; la patrie classique de la musique et de la poésie, un sombre enfer, un désert lugubre. Lorsque je me mis au lit, les rideaux et les meubles ne manquèrent pas de revêtir des formes fantastiques. Je perdis la faculté de mesurer les distances et les quatre murs de la chambre, s’enfuyant à perte de vue, me laissaient couché au milieu d’une plaine. Si je fermais les yeux, c’était bien pis encore : le cerveau ne recevant plus d’aliments des objets extérieurs, se donnait carrière. Des tableaux magiques me montraient, comme à Zémire, ma famille et mes amis plus tourmentés et plus malheureux que moi. Comment avais-je pu les quitter, bon Dieu ! Qu’étais-je venu faire si loin de tout ce que j’aimais ? Qu’allais-je devenir ? Assurément, le bateau à vapeur du lendemain ne devait pas m’apporter de lettres. Je devançais le moment de l’inquiétude et j’inventais des catastrophes et puis, en jetant un regard sur moi-même, je sentais mon isolement avec amertume.
Savez-vous ce qui me fut le plus sensible au milieu de ces chimères, ce qui mit le comble à mon chagrin et me parut être la goutte d’eau qui fait déborder le vase trop plein ? Ce fut de voir mes pantoufles se mettre tout à coup à prendre l’apparence de deux gros rats bigarrés, en arrêt au pied du lit. Les fidèles compagnes de mon exil, à qui je n’avais pas voulu faire l’affront d’acheter une chaussure neuve à l’occasion de mon départ, elles qui connaissaient mes instants de faiblesse et d’attendrissement, qui avaient partagé mes veilles, qui souvent, dans notre pays, lorsque je rêvais, le soir au coin du feu, s’étaient racornies sur les charbons pendant mes distractions ; elles se tournaient contre moi pour m’assassiner ! A ce dernier coup, plus cruel que tous les autres, blessé au cœur comme César par le poignard de son cher Brutus, je m’écriai : « et vous aussi, mes vieilles amies ! » Puis je cachai ma tête dans les draps et je m’endormis profondément.
Le lendemain, une pluie douce avait abattu le vent. Des bandes de satin rose s’étendaient autour du Vésuve et Capri avait recouvert de son voile bleu le palais de l’infâme Tibère. L’accès de fièvre s’était envolé bien loin sur les ailes du sirocco. Le bateau de poste français, retardé par le mauvais temps, faisait son entrée dans la baie, enseignes déployées, montrant au loin les trois couleurs nationales qu’on aime et qu’on respecte beaucoup à trois cents lieues de son pays. Une heure après, je tenais une bonne provision de lettres ; je ne comprenais plus rien aux sensations maladives et aux frayeurs absurdes de la veille et Naples était devenue une enchanteresse dont on ne peut plus s’éloigner.