Voyage en Italie (Chateaubriand) — éd. Garnier, 1861/Lettre sur les villes de Pompéi et d'Herculanum

Garnier frères (Œuvres complètes, tome 6p. 359-360).

LETTRE
DE M. TAYLOR À M. C. NODIER
SUR LES VILLES
DE POMPÉI ET D’HERCULANUM.


« Herculanum et Pompéi sont des objets si importants pour l’histoire de l’antiquité, que pour bien les étudier il faut y vivre, y demeurer.

« Pour suivre une fouille très-curieuse je me suis établi dans la maison de Diomède ; elle est à la porte de la ville, près de la voie des tombeaux, et si commode, que je l’ai préférée aux palais qui sont près du forum. Je demeure à côté de la maison de Salluste.

« On a beaucoup écrit sur Pompéi, et l’on s’est souvent égaré. Par exemple, un savant, nommé Matorelli, fut employé pendant deux années à faire un mémoire énorme pour prouver que les anciens n’avoient pas connu le verre de vitre, et quinze jours après la publication de son in-folio on découvrit une maison où il y avoit des vitres à toutes les fenêtres. Il est cependant juste de dire que les anciens n’aimoient pas beaucoup les croisées ; le plus communément le jour venoit par la porte ; mais enfin chez les patriciens il y avoit de très-belles glaces aux fenêtres, aussi transparentes que notre verre de Bohème, et les carreaux étoient joints avec des listels de bronze de bien meilleur goût que nos traverses en bois.

« Un voyageur de beaucoup d’esprit et de talent, qui a publié des lettres sur la Morée, et un grand nombre d’autres voyageurs, trouvent extraordinaire que les constructions modernes de l’Orient soient absolument semblables à celles de Pompéi. Avec un peu de réflexion, cette ressemblance paroîtroit toute naturelle. Tous les arts nous viennent de l’Orient ; c’est ce qu’on ne sauroit trop répéter aux hommes qui ont le désir d’étudier et de s’éclairer.

« Les fouilles se continuent avec persévérance et avec beaucoup d’ordre et de soin : on vient de découvrir un nouveau quartier et des thermes superbes. Dans une des salles, j’ai particulièrement remarqué trois sièges en bronze, d’une forme tout à fait inconnue, et de la plus belle conservation. Sur l’un d’eux étoit placé le squelette d’une femme, dont les bras étoient couverts de bijoux, en outre des bracelets d’or, dont la forme étoit déjà connue ; j’ai détaché un collier qui est vraiment d’un travail miraculeux. Je vous assure que nos bijoutiers les plus experts ne pourroient rien faire de plus précieux ni d’un meilleur goût.

« Il est difficile de peindre le charme que l’on éprouve à toucher ces objets sur les lieux mêmes où ils ont reposé tant de siècles, et avant que le prestige ne soit tout à fait détruit. Une des croisées étoit couverte de très-belles vitres, que l’on vient de faire remettre au musée de Naples.

« Tous les bijoux ont été portés chez le roi. Sous peu de jours ils seront l’objet d’une exposition publique.

« Pompéi a passé vingt siècles dans les entrailles de la terre ; les nations ont passé sur son sol ; ses monuments sont restés debout, et tous ses ornements intacts. Un contemporain d’Auguste, s’il revenoit, pourroit dire : « Salut, ô ma patrie ! ma demeure est la seule sur la terre qui ait conservé sa forme, et jusqu’aux moindres objets de mes affections. Voici ma couche ; voici mes auteurs favoris. Mes peintures sont encore aussi fraîches qu’au jour où un artiste ingénieux en orna ma demeure. Parcourons la ville, allons au théâtre ; je reconnois la place où pour la première fois j’applaudis aux belles scènes de Térence et d’Euripide.

« Rome n’est qu’un vaste musée ; Pompéi est une antiquité vivante. »

fin de la lettre.