Voyage en Italie/Voyage de Naples


Voyage de Naples

Terracine, 31 décembre.

Voici les personnages, les équipages, les choses et les objets que l’on rencontre pêle-mêle sur les routes de l’Italie : des Anglais et des Russes, qui voyagent à grands frais dans de bonnes berlines, avec tous les usages et les préjugés de leurs pays ; des familles italiennes qui passent dans de vieilles calèches pour se rendre économiquement aux vendanges ; des moines à pied, tirant par la bride une mule rétive chargée de reliques ; des laboureurs conduisant des charrettes que traînent de grands bœufs, et qui portent une petite image de la Vierge élevée sur le timon au bout d’un bâton ; des paysannes voilées ou les cheveux bizarrement tressés, jupon court de couleur tranchante, corsets ouverts aux mamelles, et entrelacés avec des rubans, colliers et bracelets de coquillages ; des fourgons attelés de mulets ornés de sonnettes, de plumes et d’étoffe rouge ; des bacs, des ponts et des moulins ; des troupeaux d’ânes, de chèvres, de moutons ; des voiturins, des courriers, la tête enveloppée et un réseau comme les Espagnols ; des enfants tout nus ; des pèlerins, des mendiants, des pénitents blancs ou noirs ; des militaires cahotés dans de méchantes carrioles ; des escouades de gendarmerie ; des vieillards mêlés à des femmes. L’air de bienveillance est grand, mais grand est aussi l’air de curiosité ; on se suit des yeux tant qu’on peut se voir, comme si on voulait se parler, et l’on ne se dit mot.

Dix heures du soir.

J’ai ouvert ma fenêtre : les flots venaient expirer au pied des murs de l’auberge. Je ne revois jamais la mer sans un mouvement de joie et presque de tendresse.

Gaète, 1er janvier 1804.

Encore une année écoulée !

En sortant de Fondi j’ai salué le premier verger d’orangers : ces beaux arbres étaient aussi chargés de fruits murs que pourraient l’être les pommiers les plus féconds de la Normandie. Je trace ce peu de mots à Gaète, sur un balcon, à quatre heures du soir, par un soleil superbe, ayant en vue la pleine mer. Ici mourut Cicéron, dans cette patrie, comme il le dit lui-même, qu’il avait sauvée : Moriar in patria saepe servata. Cicéron fut tué par un homme qu’il avait jadis défendu ; ingratitude dont l’histoire fourmille. Antoine reçut au Forum la tête et les mains de Cicéron ; il donna une couronne d’or et une somme de 200 000 livres à l’assassin ; ce n’était pas le prix de la chose : la tête fut clouée à la tribune publique entre les deux mains de l’orateur. Sous Néron on louait beaucoup Cicéron ; on n’en parla pas sous Auguste. Du temps de Néron le crime s’était perfectionné ; les vieux assassinats du divin Auguste étaient des vétilles, des essais presque de l’innocence au milieu des forfaits nouveaux. D’ailleurs on était déjà loin de la liberté ; on ne savait plus ce que c’était : les esclaves qui assistaient aux jeux du cirque allaient-ils prendre feu pour les rêveries des Caton et des Brutus ? Les rhéteurs pouvaient donc, en toute sûreté de servitude, louer le paysan d’Arpinum. Néron lui-même aurait été homme à débiter des harangues sur l’excellence de la liberté ; et si le peuple romain se fût endormi pendant ces harangues, comme il est à croire, son maître, selon la coutume, l’eût fait réveiller à coups de bâton pour le forcer d’applaudir.

Naples, 2 janvier.

Le duc d’Anjou, roi de Naples, frère de saint Louis, fit mettre à mort Conradin, légitime héritier de la couronne de Sicile. Conradin sur l’échafaud jeta son gant dans la foule qui le releva ? Louis XVI, descendant de saint Louis.

Le royaume des Deux-Siciles est quelque chose d’à part en Italie : grec sous les anciens Romains, il a été sarrasin, normand, allemand, français, espagnol, au temps des Romains nouveaux.

L’Italie du moyen âge était l’Italie des deux grandes factions guelfe et gibeline, l’Italie des rivalités républicaines et des petites tyrannies ; on n’y entendait parler que de crimes et de liberté ; tout s’y faisait à la pointe du poignard. Les aventures de cette Italie tenaient du roman : qui ne sait Ugolin, Françoise de Rimini, Roméo et Juliette, Othello ? Les doges de Gênes et de Venise, les princes de Vérone, de Ferrare et de Milan, les guerriers, les navigateurs, les écrivains, les artistes, les marchands de cette Italie étaient des hommes de génie : Grimaldi, Fregose, Adorni, Dandolo, Marin Zeno, Morosini, Gradenigo, Scaligieri, Visconti, Doria, Trivulce, Spinola, Zeno, Pisani, Christophe Colomb, Améric Vespuce, Gabato, le Dante, Pétrarque, Boccace, Arioste, Machiavel, Cardan, Pomponace, Achellini, Érasme, Politien, Michel-Ange, Pérugin, Raphael, Jules Romain, Dominiquin, Titien, Caragio, les Médicis ; mais, dans tout cela, pas un chevalier, rien de l’Europe transalpine.

À Naples, au contraire, la chevalerie se mêle au caractère italien, et les prouesses aux émeutes populaires ; Tancrède et le Tasse, Jeanne de Naples et le bon roi René, qui ne régna point, les Vêpres Siciliennes, Mazaniel et le dernier duc de Guise, voilà les Deux-Siciles. Le souffle de la Grèce vient aussi expirer à Naples ; Athènes a poussé ses frontières jusqu’à Poestum ; ses temples et ses tombeaux forment une ligne au dernier horizon d’un ciel enchanté.

Je n’ai point été frappé de Naples en arrivant : depuis Capoue et ses délices jusque ici le pays est fertile, mais peu pittoresque. On entre dans Naples presque sans la voir, par un chemin assez creux[1].

3 janvier 1804.

Visité le Musée.

Statue d’Hercule dont il y a des copies partout : Hercule en repos appuyé sur un tronc d’arbre ; légèreté de la massue. Vénus : beauté des formes ; draperies mouillées. Buste de Scipion l’Africain.

Pourquoi la sculpture antique est-elle supérieure[2] à la sculpture moderne, tandis que la peinture moderne est vraisemblablement supérieure, ou du moins égale à la peinture antique ?

Pour la sculpture, je réponds :

Les habitudes et les mœurs des anciens étaient plus graves que les nôtres, les passions moins turbulentes. Or, la sculpture, qui se refuse à rendre les petites nuances et les petits mouvements, s’accommodait mieux des poses tranquilles et de la physionomie sérieuse du Grec et du Romain.

De plus, les draperies antiques laissaient voir en partie le nu : ce nu était toujours ainsi sous les yeux des artistes, tandis qu’il n’est exposé qu’occasionnellement aux regards du sculpteur moderne : enfin les formes humaines étaient plus belles.

Pour la peinture, je dis :

La peinture admet beaucoup de mouvement dans les attitudes : conséquemment la matière, quand malheureusement elle est sensible, nuit moins aux grands effets du pinceau.

Les règles de la perspective, qui n’existent presque point pour la sculpture, sont mieux entendues des modernes qu’elles ne l’étaient des anciens. On connaît aujourd’hui un plus grand nombre de couleurs ; reste seulement à savoir si elles sont plus vives et plus pures.

Dans ma revue du Musée, j’ai admiré la mère de Raphael, peinte par son fils : belle et simple, elle ressemble un peu à Raphael lui-même, comme les Vierges de ce génie divin ressemblent à des anges.

Michel-Ange peint par lui-même.

Armide et Renaud : scène du miroir magique.

  1. On peut, si l’on veut, ne plus suivre l’ancienne route. Sous la dernière domination française une autre entrée a été ouverte, et l’on a tracé un beau chemin autour de la colline de Pausilippe.
  2. Cette assertion, généralement vraie, admet pourtant d’assez nombreuses exceptions. La statuaire antique n’a rien qui surpasse les cariatides du Louvre, de Jean Goujon. Nous avons tous les jours sous les yeux ces chefs-d’œuvre, et nous ne les regardons pas. L’Apollon a été beaucoup trop vanté : les métopes du Parthénon offrent seuls la sculpture grecque dans sa perfection. Ce que j’ai dit des arts dans le Génie du Christianisme est étriqué et souvent faux. À cette époque je n’avais vu ni l’Italie, ni la Grèce, ni l’Égypte.