Voyage en Italie/Le Vésuve


Le Vésuve

5 janvier 1804.

Aujourd’hui 5 janvier, je suis parti de Naples à sept heures du matin ; me voilà à Portici. Le soleil est dégagé des nuages du levant, mais la tête du Vésuve est toujours dans le brouillard. Je fais marché avec un cicérone pour me conduire au cratère du volcan. Il me fournit deux mules, une pour lui, une pour moi : nous partons.

Je commence à monter par un chemin assez large, entre deux champs de vignes appuyées sur des peupliers. Je m’avance droit au levant d’hiver. J’aperçois, un peu au-dessus des vapeurs descendues dans la moyenne région de l’air, la cime de quelques arbres : ce sont les ormeaux de l’ermitage. De pauvres habitations de vignerons se montrent à droite et à gauche, au milieu des riches ceps du Lacryma Christi. Au reste, partout une terre brûlée, des vignes dépouillées entremêlées de pins en forme de parasol, quelques aloès dans les haies, d’innombrables pierres roulantes, pas un oiseau.

J’arrive au premier plateau de la montagne. Une plaine nue s’étend devant moi. J’entrevois les deux têtes du Vésuve ; à gauche la Somma, à droite la bouche actuelle du volcan : ces deux têtes sont enveloppées de nuages pâles. Je m’avance. D’un côté la Somma s’abaisse ; de l’autre je commence à distinguer les ravines tracées dans le cône du volcan, que je vais bientôt gravir. La lave de 1766 et de 1769 couvre la plaine où je marche. C’est un désert enfumé où les laves, jetées comme des scories de forge, présentent sur un fond noir leur écume blanchâtre, tout à fait semblable à des mousses desséchées.

Suivant le chemin à gauche, et laissant à droite le cône du volcan, j’arrive au pied d’un coteau ou plutôt d’un mur formé de la lave qui a recouvert Herculanum. Cette espèce de muraille est plantée de vignes sur la lisière de la plaine, et son revers offre une vallée profonde occupée par un taillis. Le froid devient très piquant.

Je gravis cette colline pour me rendre à l’ermitage que l’on aperçoit de l’autre côté. Le ciel s’abaisse, les nuages volent sur la terre comme une fumée grisâtre, ou comme des cendres chassées par le vent. Je commence à entendre le murmure des ormeaux de l’ermitage.

L’ermite est sorti pour me recevoir. Il a pris la bride de la mule, et j’ai mis pied à terre. Cet ermite est un grand homme de bonne mine et d’une physionomie ouverte. Il m’a fait entrer dans sa cellule ; il a dressé le couvert, et m’a servi un pain, des pommes et des œufs. Il s’est assis devant moi, les deux coudes appuyés sur la table, et a causé tranquillement tandis que je déjeunais. Les nuages s’étaient fermés de toutes parts autour de nous ; on ne pouvait distinguer aucun objet par la fenêtre de l’ermitage. On n’oyait dans ce gouffre de vapeurs que le sifflement du vent et le bruit lointain de la mer sur les côtes d’Herculanum ; scène paisible de l’hospitalité chrétienne, placée dans une petite cellule au pied d’un volcan et au milieu d’une tempête !

L’ermite m’a présenté le livre où les étrangers ont coutume de noter quelque chose. Dans ce livre, je n’ai pas trouvé une pensée qui méritât d’être retenue ; les Français, avec ce bon goût naturel à leur nation, se sont contentés de mettre la date de leur passage, ou de faire l’éloge de l’ermite. Ce volcan n’a donc inspiré rien de remarquable aux voyageurs ; cela me confirme dans une idée que j’ai depuis longtemps : les très grands sujets, comme les très grands objets, sont peu propres à faire naître les grandes pensées ; leur grandeur étant pour ainsi dire en évidence, tout ce qu’on ajoute au delà du fait ne sert qu’à le rapetisser. Le nascitur ridiculus mus est vrai de toutes les montagnes.

Je pars de l’ermitage à deux heures et demie ; je remonte sur le coteau de lave que j’avais déjà franchi : à ma gauche est la vallée qui me sépare de la Somma, à ma droite la plaine du cône. Je marche en m’élevant sur l’arête du coteau. Je n’ai trouvé dans cet horrible lieu, pour toute créature vivante, qu’une pauvre jeune fille maigre, jaune, demi-nue, et succombant sous un fardeau de bois coupé dans la montagne.

Les nuages ne me laissent plus rien voir ; le vent, soufflant de bas en haut, les chasse du plateau noir que je domine, et les fait passer sur la chaussée de lave que je parcours : je n’entends que le bruit des pas de ma mule.

Je quitte le coteau, je tourne à droite et redescends dans cette plaine de lave qui aboutit au cône du volcan et que j’ai traversée plus bas en montant à l’ermitage. Même en présence de ces débris calcinés, l’imagination se représente à peine ces champs de feu et de métaux fondus au moment des éruptions du Vésuve. Le Dante les avait peut-être vus lorsqu’il a peint dans son Enfer ces sables brûlants où des flammes éternelles descendent lentement et en silence, come di neve in Alpe senza vento.

Les nuages s’entrouvrent maintenant sur quelques points ; je découvre subitement et par intervalles Portici, Caprée, Ischia, le Pausilippe, la mer parsemée des voiles blanches des pêcheurs et la côte du golfe de Naples, bordée d’orangers : c’est le paradis vu de l’enfer.

Je touche au pied du cône ; nous quittons nos mules ; mon guide me donne un long bâton, et nous commençons à gravir l’énorme monceau de cendres. Les nuages se referment, le brouillard s’épaissit, et l’obscurité redouble.

Me voilà au haut du Vésuve, écrivant assis à la bouche du volcan et prêt à descendre au fond de son cratère. Le soleil se montre de temps en temps à travers le voile de vapeurs qui enveloppe toute la montagne. Cet accident, qui me cache un des plus beaux paysages de la terre, sert à redoubler l’horreur de ce lieu. Le Vésuve, séparé par les nuages des pays enchantés qui sont à sa base, a l’air d’être ainsi placé dans le plus profond des déserts, et l’espèce de terreur qu’il inspire n’est point affaiblie par le spectacle d’une ville florissante à ses pieds.

Je propose à mon guide de descendre dans le cratère ; il fait quelque difficulté, pour obtenir un peu plus d’argent. Nous convenons d’une somme qu’il veut avoir sur-le-champ. Je la lui donne. Il dépouille son habit ; nous marchons quelque temps sur les bords de l’abîme, pour trouver une ligne moins perpendiculaire et plus facile à descendre. Le guide s’arrête et m’avertit de me préparer. Nous allons nous précipiter.

Nous voilà au fond du gouffre[1]. Je désespère de pouvoir peindre ce chaos.

Qu’on se figure un bassin d’un mille de tour et de trois cents pieds d’élévation, qui va s’élargissant en forme d’entonnoir. Ses bords ou ses parois intérieures sont sillonnées par le fluide de feu que ce bassin a contenu, et qu’il a versé au dehors. Les parties saillantes de ces sillons ressemblent aux jambages de briques dont les Romains appuyaient leurs énormes maçonneries. Des rochers sont suspendus dans quelques parties du contour, et leurs débris, mêlés à une pâte de cendres, recouvrent l’abîme.

Ce fond du bassin est labouré de différentes manières. À peu près au milieu sont creusés trois puits ou petites bouches nouvellement ouvertes, et qui vomirent des flammes pendant le séjour des Français à Naples en 1798.

Des fumées transpirent à travers les pores du gouffre, surtout du côté de la Torre del Greco. Dans le flanc opposé, vers Caserte, j’aperçois une flamme. Quand vous enfoncez la main dans les cendres, vous les trouvez brûlantes à quelques pouces de profondeur sous la surface.

La couleur générale du gouffre est celle d’un charbon éteint. Mais la nature sait répandre des grâces jusque sur les objets les plus horribles : la lave en quelques endroits est pleine d’azur, d’outremer, de jaune et d’orangé. Des blocs de granit, tourmentés et tordus par l’action du feu, se sont recourbés à leurs extrémités, comme des palmes et des feuilles d’acanthe. La matière volcanique, refroidie sur les rocs vifs autour desquels elle a coulé, forme çà et là des rosaces, des girandoles, de rubans ; elle affecte aussi des figures de plantes et d’animaux, et imite les dessins variés que l’on découvre dans les agates. J’ai remarqué sur un rocher bleuâtre un cygne de lave blanche parfaitement modelé ; vous eussiez juré voir ce bel oiseau dormant sur une eau paisible, la tête cachée sous son aile, et son long cou allongé sur son dos comme un rouleau de soie :

Ad vada Meandri concinit albus olor.

Je retrouve ici ce silence absolu que j’ai observé autrefois, à midi, dans les forêts de l’Amérique, lorsque, retenant mon haleine, je n’entendais que le bruit de mes artères dans mes tempes et le battement de mon cœur. Quelquefois seulement des bouffées de vent, tombant du haut du cône au fond du cratère, mugissent dans mes vêtements ou sifflent dans mon bâton ; j’entends aussi rouler quelques pierres que mon guide fait fuir sous ses pas en gravissant les cendres. Un écho confus, semblable au frémissement du métal ou du verre, prolonge le bruit de la chute, et puis tout se tait. Comparez ce silence de mort aux détonations épouvantables qui ébranlaient ces mêmes lieux lorsque le volcan vomissait le feu de ses entrailles et couvrait la terre de ténèbres.

On peut faire ici des réflexions philosophiques et prendre en pitié les choses humaines. Qu’est-ce en effet que ces révolutions si fameuses des empires auprès des accidents de la nature qui changent la face de la terre et des mers ? Heureux du moins si les hommes n’employaient pas à se tourmenter mutuellement le peu de jours qu’ils ont à passer ensemble ! Le Vésuve n’a pas ouvert une seule fois ses abîmes pour dévorer les cités, que ses fureurs n’aient surpris les peuples au milieu du sang et des larmes. Quels sont les premiers signes de civilisation, les premières marques du passage des hommes que l’on a retrouvés sous les cendres éteintes du volcan ? Des instruments de supplice, des squelettes enchaînés.

Les temps varient, et les destinées humaines ont la même inconstance. La vie, dit la chanson grecque, fuit comme la roue d’un char.

Pline a perdu la vie pour avoir voulu contempler de loin le volcan dans le cratère duquel je suis tranquillement assis. Je regarde fumer l’abîme autour de moi. Je songe qu’à quelques toises de profondeur j’ai un gouffre de feu sous mes pieds ; je songe que le volcan pourrait s’ouvrir et me lancer en l’air avec des quartiers de marbre fracassés.

Quelle providence m’a conduit dans ce lieu ? Par quel hasard les tempêtes de l’océan américain m’ont-elles jeté aux champs de Lavinie : Lavinaque venit littora ? Je ne puis m’empêcher de faire un retour sur les agitations de cette vie, " où les choses, dit saint Augustin, sont pleines de misères, l’espérance vide de bonheur : rem plenam miseriae, spem beatitudis inanem. " Né sur les rochers de l’Armorique le premier bruit qui a frappé mon oreille en venant au monde est celui de la mer ; et sur combien de rivages n’ai-je pas vu depuis se briser ces mêmes flots que je retrouve ici ?

Qui m’eût dit il y a quelques années que j’entendrais gémir aux tombeaux de Scipion et de Virgile ces vagues qui se déroulaient à mes pieds, sur les côtes de l’Angleterre, ou sur les grèves du Maryland ? Mon nom est dans la cabane du sauvage de la Floride ; le voilà sur le livre de l’ermite du Vésuve. Quand déposerai-je à la porte de mes pères le bâton et le manteau du voyageur ?

O patria ! o divum domus Ilium !

  1. Il n’y a que de la fatigue et peu de danger à descendre dans le cratère du Vésuve. Il faudrait avoir le malheur d’y être surpris par une éruption. Les dernières éruptions ont changé la forme du cône.