XVI

LES PREMIERS OLIVIERS

Rochemaure. — Dans les basaltes. — Myrtes et oliviers. — Nid d’aigle sur un volcan. — Montélimar. — Comment on fabrique le nougat. — Torrents précieux. — La plaine de Valdaine. — Puygiron, la Bâtie-Roland et Châteauneuf-de-Mazenc. — Les oliviers de le Bégude. — Une erreur géographique.


Dieulefit, juin.


Depuis longtemps je me promettais une excursion aux ruines de Rochemaure, si curieuses pour le voyageur qui les voit du pont du bateau à vapeur ou des portières du chemin de fer de la rive droite ; le temps m’avait toujours manqué pour un arrêt. Enfin ce matin-là, en descendant à Livron pour me rendre à Montélimar, je constatai que j’avais le temps de faire l’ascension de l’étrange ville morte et de son volcan de Chenavari. Je changeais de train à la Voulte ; moins d’une heure après, le train de Nîmes me déposait sur le quai de la gare de Rochemaure.

Une large route bordée de maisons blanches et de grands platanes dans lesquels s’exalte l’orchestre des cigales, là-dessus un soleil ardent réverbéré par la montagne, voilà le Rochemaure moderne ; c’est la villette du Midi, la même bourgade que nous trouverons aux bords du Calavon ou de l’Arc ; mais aussitôt est-on engagé dans une des ruelles étroites, montueuses, pavées de rochers aigus, d’un noir triste, l’aspect change. Ce sont de vieilles maisons, à demi écroulées, conservant d’heureux détails du passé ; parmi ces ruines encore habitées, entre les murailles branlantes, le cimetière tout fleuri de roses entoure une vieille et petite chapelle romane, de grands figuiers, des pampres énormes égaient ces masures. Sur un rocher de basalte, noir, tout fleuri de giroflées, couvert de plantes odorantes, une tour faite elle-même de sombres pierres volcaniques, empanachée de broussailles, est encore debout, dominant la bourgade aux toits gris et le fleuve large et rapide.

Un sentier de chèvres âpre et caillouteux monte sur les flancs de la montagne. Vrai chemin du Midi ; en dépit des géographes qui font commencer l’olivier à Donzère seulement, alors qu’on en voit déjà près du Ponzin, au nord de Rochemaure, la flore méridionale s’épanouit ici avec vigueur. Les remparts, encore fiers, qui enveloppaient la ville des Adhémar de Monteil voient croître dans leurs fentes des buissons de chênes verts ; parmi les créneaux, d’autres plantes méridionales frissonnent à la brise rhodanienne. Sur

les pentes, de grands genêts d’Espagne étalent leurs rameaux d’or ; voici même un myrte, puis des alisiers au fin feuillage lancéolé et des oliviers aux rameaux gris, mais se détachant si finement sur le ciel bleu.

Ces ruines, cette végétation déjà toute provençale, couvrent un sol étrange, fait de laves rouges, de noirs basaltes, d’éboulis de colonnades prismatiques descendue de la montagne où, maintenant, me conduit un autre sentier, plus âpre encore. Il monte au-dessus d’un ravin profond raviné par les pluies, jusqu’à des naines juchées sur des dykes volcaniques avec lesquels elles semblent faire corps. Là haut sur une arête étroite, entre des murailles énormes, éventrées, faites de pierres noirâtres ou rougeâtres, quelques maisons se sont comme incrustées ; il faut passer au milieu d’elles pour pénétrer dans l’enceinte du château, un des plus formidables du Midi. Tours, remparts, logis habités couvrent un vaste espace de leurs murailles croulantes, la ville primitive qui se blottissait contre le gigantesque castel a laissé des traces moins apparentes. Mais le regard est surtout attiré par le donjon juché sur son dyke de basalte, planté à l’éperon même de la montagne. Jadis, un pont-levis le reliait au château, aujourd’hui, on ne l’atteint que par une ascension vertigineuse ; au-dessous, l’abîme se creuse, profond, au sein d’un large vallon d’éboulis volcaniques. Le dyke, lorsqu’on peut l’aborder, se présente tout empâté de constructions difficiles à définir, du sein desquelles surgit, isolé, le donjon proprement dit ou l’on n’arrivait qu’au moyen d’une échelle, par une ouverture située à 15 pieds du sol. De ces ruines, la vue est admirable sur le Rhône, depuis les lointaines « cornes » de Crussol jusqu’à Viviers et au défilé de Donzère, sur la plaine de Montélimar si verte et les immenses campagnes que bornent seules les montagnes de Dieulefit et du Diois. Le paye, semé de villes nombreuses, de villages blancs, de vignobles et de mûriers, baigné par la transparente lumière méridionale est d’une splendeur presque auguste.

Plus haut, bien plus haut, par delà un plateau couvert de cultures et de mûriers, le volcan éteint mais caractéristique encore de Chenavari dresse sa coupe majestueuse d’où ont coulé et roulé jusqu’au Rhône tant de laves et de scories, dont le nom du hameau de Cheyre rappelle le passage[1].


On resterait longtemps, sur cette arête toute fleurie et embaumée de thym, à contempler la montagne ceinte de tours et de murailles, et le Rhône au large cours rempli d’îles boisées ; mais là-bas, au milieu de la plaine, sous la haute tour de son château, Montélimar étale sa masse grise et me rappelle que je suis attendu. En route donc par un autre sentier, tracé sur le thym et la lavande, qui, froissés sous le pied, laissent échapper leurs parfums puissants et subtils à la fois ; en peu d’instants me voici de nouveau par les rues fraîches de Rochemaure et, de là, au pont suspendu, aux porches crénelés ; d’un moyen âge de fantaisie, mais s’harmonisant avec le caractère féodal de la ville et de sa triple rangée de ruines s’étageant jusqu’à la crête de la colline.

Le pont débouche sur la rive gauche, près d’Ancône, bien petit village pour un tel nom, et après avoir traversé une plaine basse, ancienne île où les sillons sont tout fleuris de glaïeuls d’un beau rouge, on atteint les campagnes de Montélimar. Abondamment arrosée par les canaux d’irrigation, la plaine est superbe de richesse ; parmi les blés, les luzernes et les vignes, en de petits enclos bordés de cyprès dénonçant la crainte du mistral, de beaux jardins remplis de roses, plantés de mûriers et de primeurs, bordent la route.

Mais déjà le fléau du Midi a fait son apparition ; le macadam se délite en une poussière blanche qui recouvre les arbustes voisins de la route. À la solitude des champs succèdent les villas, on traverse le chemin de fer, nous sommes à Montélimar.

Elle se présente admirablement, la jolie ville ; sur son large boulevard de ceinture s’ouvre un jardin public qui ferait l’orgueil de plus grandes cités. De fraîches pelouses, des aubépines roses ayant la taille de grands arbres, de hauts peupliers d’Italie alternant avec des chênes-lièges et des chênes verts, de belles eaux jaillissantes apportent sous la lumière crue du brûlant soleil une délicieuse impression de fraîcheur.

Il faut monter jusqu’au vaste château des Adhémar, à sa haute tour carrée d’où la vue est si belle sur la vallée du Rhône, sur les volcans du Vivarais et les chaînes calcaires du Diois, il faut voir la plaine entière fumer sous les rayons ardents pour comprendre mieux encore la fraîcheur du beau parc montilien.

Moins peuplée et active que Romans accrue de Bourg-de-Péage, Montélimar offre une apparence plus prospère. Ses rues étroites mais fraîches sont fort animées à certains jours ; en les parcourant, on rencontre encore des coins échappés aux embellissements. Diane de Poitiers a laissé dans ce pays dont elle était originaire par son père, le seigneur de Saint-Vallier, un souvenir vivant ; elle avait ici, au coin de la grande rue, un hôtel dont la façade sculptée est fort intéressante. Puis, si Montélimar n’a gardé de ses défenses que son château, elle a tenu aussi à laisser debout ses vieilles portes, et cela, avec ses églises à tour carrée, suffît pour lui conservor un parfum d’archaïsme ! Même sans son nougat, Montélimar vaudrait une visite.

Mais le nougat, c’est Montélimar ! La riante ville et cette friandise semblent inséparables. Allons donc ensemble, si vous le voulez, dans une des fabriques, celle qui a bien voulu s’ouvrir pour moi, comprenant que je ne donnerai pas le secret du tour de main — si toutefois il y en a un.

Pour faire du bon nougat, il faut du bon miel et du bon sucre. Voilà tout le mystère ; ajoutez-y beaucoup de soins, une propreté absolue, de la vanille, de la pistache, des pralines et les exquises amandes du pays, et vous en connaîtrez suffisamment pour porter nougat, pas assez pour en fabriquer industriellement comme le fait Montélimar depuis que le chemin de fer lui a ouvert des débouchés presque illimités. Savez-vous que l’on fait aujourd’hui à Montélimar 2,000 quintaux de nougat par année ?

Pendant que le miel, non un miel du pays, mais un miel du Chili, ayant l’avantage énorme de ne jamais fermenter, fond au bain-marie, remué sans cesse par une spatule tournante, le blanc d’œuf est mis à part et battu par une machine ingénieuse ; il est ensuite versé dans le miel fondu où l’on ajoute encore du sucre, et l’on a une pâte d’un blanc éblouissant.

Durant la préparation de ce sirop, on a pris des amandes, achetées cassées, c’est-à-dire sans coque, pour éviter les frais de transport ; sauf les années mauvaises où il faut s’adresser à l’Italie et à l’Espagne, le midi de la France suffit à fournir Montélimar ; ces amandes, blanchies à l’eau bouillante, sont livrées à une émondeuse, machine constituée par deux cylindres, un en caoutchouc, l’autre en liège, qui vous les épluche avec une dextérité admirable ; jadis il fallait éplucher tout cela à la main ! De l’émondeuse elles passent à un tarare qui fait disparaître les pellicules ; elles sont séchées au four, et, au moment de s’en servir, chauffées de façon à ne point durcir la pâte dans laquelle on les jette avec des pistaches venues d’Afrique, d’Espagne et de Sicile, de la vanille venue de la Réunion et des pralines fabriquées à Montélimar — où les dragées sont encore un objet de grand commerce.

Maintenant nous avons une lave blanche, parfumée, délicieuse à voir et à sentir, autrement appétissante que la lave de Rochemaure ! mais ce n’est pas encore du nougat.

Sur une table à rebords on dispose de belles feuilles de pain azyme pour éviter le contact avec la table où le nougat se collerait, et on verse alors le beau sirop blanc. Il prend aussitôt de la consistance ; même, en hiver, il devient dur comme du granit et il faut se hâter de le débiter. Il ne l’este plus qu’à présenter l’immense gâteau à une scie mécanique pour en faire les jolis morceaux si précieusement enveloppés dans des bottes.

Naturellement, je vous parle ici du nougat pur sucre, pur miel et pur œuf ; il s’en fait aussi pour les « vogues » ou fêtes de village en Dauphiné et en Lyonnais, les foires et les petites épiceries, où la farine joue un grand rôle ; mais, à Montélimar, les huit fabriques se livrent surtout à la fabrication des nougats de choix, on peut en juger en visitant les énormes magasins remplis d’amandes, les caves pleines de fûts de miel et les précieuses réserves de vanille.

Un seul chiffre : il faut chaque année 500 quintaux d’amandes à Montélimar et ce produit a valu 200 fr. les cent kilos. Il est tombé aujourd’hui de 100 à 120 fr., pour les amandes cassées.

C’est encore un beau prix ; souhaitons donc prospérité à ce doux commerce de douceurs, ce sera en même temps faire des vœux pour les populations riveraines du Buech et de la Durance, qui cultivent l’amandier !

Montélimar a deux rivières ou plutôt deux torrents, le Roubion venu de la vallée de Bourdeaux et le Jabron descendu des montagnes de Dieulefit. Ils se réunissent dans ses murs pour aller, entre des levées, apporter au Rhône de rares eaux en temps ordinaires, des flots furieux pendant les crues. Mais ces torrents et leurs affluents sont pour la ville et sa campagne la véritable source de prospérité, elles lui doivent de nombreuses usines et des irrigations abondantes qui ont transformé en champs fertiles une plaine naturellement aride.

Le Jabron surtout a un rôle industriel considérable ; dès sa source, près de Dieulefit, il fait mouvoir des usines et entretient la verdure des prairies. Aussi a-t-il une vallée peuplée où l’on a pu créer un petit chemin de fer à voie étroite dont le trafic est considérable.

La vitesse des trains n’est pas grande sur cette petite ligne vicinale : on met près de deux heures pour franchir les 29 kilomètres séparant Montélimar de Dieulefit. C’est encore un progrès sur les antiques pataches, et le touriste obligé de brûler quelques étapes ne se plaint guère de ne pas franchir le pays par les voies rapides. Commodément installé à la plate-forme d’un wagon, on voit se dérouler sous ses yeux les doux horizons de cet heureux coin du Midi.

Grâce aux torrents dont les eaux l’abreuvent, la Valdaine ou plaine de Montélimar est d’une opulence inouïe ; les céréales par leur vigueur rappellent les plus beaux champs de la Beauce ; les vignobles, préservés du phylloxéra par la submersion et entretenus avec un soin digne de la Bourgogne et du Bordelais, sont luxuriants. De belles villas, presque des châteaux, se suivent sur la route entourés de beaux parcs. Les mûriers dépouillés de leurs feuilles pour la nourriture des vers à soie contrastent avec cette splendeur par leur apparence de squelette. Viennent août et la nouvelle montée de sève, les arbres reprendront aussitôt leur vigoureux feuillage. La plaine, avant les moissons, est vraiment superbe, grâce au cadre de montagnes bleuies par l’éloignement dont les formes heureuses se dessinent sur le ciel éclatant.

Après la zone des villas, c’est-à-dire lorsqu’on a quitté la banlieue de Montélimar, la plaine se révèle avec toute sa magnificence. Un ruisseau clair, aux eaux régulières, le Vermenon, atteint le Jabron après avoir irrigué des champs et fait mouvoir de belles usines. Autour du confluent c’est une mer de moissons ; grâce au soleil et à l’eau, les céréales poussent si hautes et drues qu’un homme disparaîtrait dans la nappe déjà dorée ondulant au loin sous la brise. Les lignes des hauteurs voisines forment un cadre charmant à ces richesses agricoles. Les villages furent tous des forteresses, ils couronnent encore les sommets ; très fiers et pittoresques. Puygiron avec les tours ruinées de son château et la tour carrée de son église surmonte un mamelon verdoyant. Le site répond bien à ce nom féodal. Au fond, sur une colline plus haute, apparaît une autre forteresse en ruines.

La route suivie par la voie ferrée décrit autour de Puygiron une grande courbe et montre sous divers aspects ce beau site. Les deux tours paraissaient tout à l’heure isolées et l’on s’aperçoit qu’elles sont reliées par une courtine ; à l’intérieur est une tour moderne surmontée d’une balustrade à jour ; l’église, elle-même, avec ses deux tours d’angle et son haut clocher carré, a des allures de citadelle antique.

Dans la Valdaine on est déjà en plein Midi, partout où les végétaux de la flore de Provence trouvent un peu d’abri contre les vents du nord, ils poussent avec une vigueur étonnante. Auprès d’un mamelon isolé portant la Bâtie-Roland, les buissons sont remplis de grenadiers sauvages dont les pousses rouges et les fleurs écarlates tranchent vigoureusement sur le vert des aubépines.

À cette marche entre le Dauphiné et la Provence, entre le Dauphiné favorable à la réforme et le Midi catholique, tous les villages se sont construits sur les hauteurs, à fabri d’un château. Puis, lorsque la pacification s’est accomplie, surtout quand les grands chemins, négligeant les faîtes, ont été construits, les populations sont peu à peu descendues, chaque bourg a vu créer à ses pieds un faubourg où toutes les industries vivant de transports se sont établies : auberges, épiceries, boulangeries, charronnages, maréchalerie, ont bordé la route. Ainsi l’on traverse le bas de la Bâtie-Roland, quartier très propre et gai, dont les maisons sont tapissées de vignes, de glycines, de figuiers et de jasmin. Sur les trottoirs sont alignées, des caisses de laurelles eu lauriers-roses.

Plus haut, sur le mamelon, le vieux village aux fenêtres à croisillons avarement percées dans des murs gris, une chapelle romane à demi ruinée et une vieille tour. De ce bourg à demi désert on commande l’immense horizon de la Valdaine jusqu’aux montagnes calcaires aux immenses escarpements interrompus par d’étroites brèches où débouchent les torrents. Les trois pics de Rochecourbe paraissent planer sur l’ensemble de falaises et de pics dont se hérisse le massif.

Insensiblement la plaine s’élève, la route rejoint les bords du Jabron et se dirige vers une petite ville curieusement groupée sur une colline placée en avant de la plaine comme une avancée des monts. C’est Châteauneuf de-Mazenc, encore un bourg double. Le château qui lui a donné naissance fut un des plus puissants de la Valdaine, le plus important sans doute, car il commande le défilé par lequel le Jabron déboucha dans la plaine. De ce château fameux dans l’histoire du Dauphiné par la captivité de l’évêque de Valence, du prince d’Orange et du comte de Valentinois, les trois plus grands personnages de la contrée mis à rançon par les Armagnacs à la fin du XIVe siècle, il ne reste plus que d’informes débris épais dans un bois de sapins. Au-dessous de ces ruines s’est édifié le château de Vissac dont les tours ont été décapitées.

Châteauneuf reste endormi sur sa colline, la vie s’est portée au-dessous, à la jonction des routes de Nyons à Crest et de Montélimar à Dieulefit. C’est un quartier très vivant, appelé la Bégude comme tant d’autres hameaux du Sud-Est nés sur les grands chemins. La Bégude est en fête, c’est le jour de la première communion, les enfants descendent de l’église, les fillettes vêtues de blanc, les garçonnets singulièrement coiffés d’une sorte de couronne verte d’une forme indescriptible.

Autour du village, sur des pentes bien abritées, sont des vergers d’oliviers vigoureux et bien soignés. Leur présence est faite pour surprendre ceux qui ajoutent foi à la délimitation officielle de la zone de l’olivier par le défilé de Donzère. Sans parler des deux ou trois arbres croissant vers Tain et Tournon, on peut tracer la limite de l’olivier, sur la rive droite du Rhône an confluent de l’Ouvèze et sur la rive gauche, au thalweg du Jabron. Peut-être même en découvrirai-je plus au nord dans la Valdaine, au pied des collines de Marsanne, si admirablement exposées aux chauds rayons du Midi.

  1. Le mot de cheire, en Auvergne, désigne une coulée de laves.