V

GRENOBLE

Le Dauphiné et la tourisme. — Grenoble. — Du haut du mont Rachais. — La ganterie. — Avocat, passons au déluge ! — Les chevreaux des Alpes. — Triage et letature des peaux. — Le découpage. — La main de fer. — Piqûres et finition. — Le commerce grenoblois. — Fabrication des boulons et fermoirs.

Grenoble, mai.

Longtemps la France s’est laissé distancer par la Suisse dans l’art d’attirer les touristes et de faire connaître les beautés de son sol. En vain avait-elle dans ses montagnes du Jura, des Alpes, des Cévennes, d’Auvergne, du Morvan et des Pyrénées, des sites superbes comparables aux régions les plus vantées des pays voisins, le public continuait à suivre la foule courant aux lacs d’Helvétie, de Lombardie et d’Écosse. Tout au plus le grand troupeau des excursionnistes connaissait-il la Chartreuse, qu’il fallait avoir vue ; en dehors de cela, en dehors des villes d’eau consacrées par la mode comme Aix-les-Bains, Cauterets ou Luchon, on ignorait tout de ces merveilles que la France présente à chaque pas dans les hautes régions.

Enfin un mouvement s’est produit ; les Dauphinois, frappés de ce qui se passait en Suisse, où l’on a offert aux voyageurs des facultés d’excursions si grandes par les chemins de fer de montagne, les bateaux et les services de diligence, où l’on a créé des hôtels, toujours confortables, souvent somptueux, jusqu’en des régions qui semblaient condamnées à une solitude perpétuelle, ont tenté de déterminer une transformation de leur paya pour attirer la foule des touristes. Tout était à créer ; si les alpinistes, déjà nombreux, se contentaient de sentiers périlleux et d’invraisemblables auberges, sales et mal pourvues, la grande masse répugnait à cette barbarie trop primitive.

Le Club alpin et les Touristes du Dauphiné se sont mis à l’œuvre, prêchant les uns, aidant les autres, ils ont fait installer dans les parties les pins reculées du Pelvoux et d’autres massifs des refuges, des chalets, de petits hôtels, propres, bien pourvus et aussitôt les visiteurs d’accourir. Les Grenoblois ne sont pas restés en arrière. Afin d’accroître le mouvement qui poussait les voyageurs, le Syndicat d’initiative, une association locale, n’ayant rien de commercial, dont les membres sont mus uniquement par un patriotisme provincial très vif et désintéressé, s’est créé. Là sont établis, sur des données précises, les prix de séjour dans les hôtels, là sont préparés les itinéraires et organisés les services des voitures. On y délivre des billets de chemins de fer et de correspondances et des coupons d’hôtel. En un mot, Grenoble possède une association qui, gratuitement, épargne aux voyageurs en Dauphiné, en Savoie, et dans les contrées les plus voisines de l’Italie et de la Suisse, les embarras d’un itinéraire et les exagérations des guides et des hôteliers.

Ces efforts n’ont pas lardé à porter leurs fruits, la foule est accourue. Les chemins de fer ont compris que leur intérêt était d’aider aux efforts du syndicat : des services de voitures d’excursion ont été subventionnés ; partout où des routes et des cols relient une vallée à sa voisine, d’immenses breaks transportent rapidement, pendant l’été, les voyageurs de plus en pins nombreux, las des sites trop vantés, désireux de sensations nouvelles et d’une nature moins apprêtée.

Un progrès en amène un autre ; les capitalistes, frappés du mouvement qui se produit en Dauphiné, ont pensé qu’il y avait quelque intérêt à créer des voies de communication plus rapides dans ces pays où se porte la foule ; des projets de funiculaires pour gravir les montagnes et de petites voies ferrées pour desservir les vallées sont nés ; d’ici à dix ans, le Dauphiné tout entier sera accessible en peu d’heures. On sait qu’une ligne conduit les voyageurs de Voiron au lac d’Aiguebelette, par Saint-Laurent-du-Pont, c’est-à-dire par la Grande-Chartreuse.

Ce chemin de fer, qui paraissait le plus urgent vu le nombre des touristes, avait été devancé. La Société des voies ferrées du Dauphiné a ouvert une ligne de Vieille au Bourg-d’Oisans, au cœur même des Alpes dauphinoises, non loin des glaciers du Pelvoux et des Grandes-Rousses. Un embranchement unit Grenoble à cette ligne par Uriage et la vallée de Vaulnaveys. Ce n’est là sans doute qu’un début, la ligne devra être poussée un jour jusqu’à Briançon, reliant ainsi l’Isère à la Durance par les paysages les plus grandioses du Dauphiné. Aujourd’hui déjà, au moins pendant l’été, les voitures d’excursion permettent d’achever le trajet, on peut aller de Grenoble à Briançon par la correspondance partant du Bourg d’Oisans ; au Lautaret une autre voiture permet de se rendre dans la Maurienne par le col du Galibier, un des passages les plus élevés des Alpes.

Désormais, grâce à ce petit chemin de fer sur route, la vallée de la Romanche peut être rapidement parcourue et le Bourg-d’Oisans devient le centre d’excursions le plus important du Dauphiné ; de là on peut rayonner dans tous les massifs montagneux : Belledonne, les Grandes-Rousses, la Maurienne, le Pelvoux, la Mateysine, la Vallouise. Même, pour ceux qui préféreraient à la calme petite cité dauphinoise, ranimation et la gaîté de Grenoble, il sera facile de partir le matin pour l’Oisans et de rentrer le soir dans la capitale du Dauphiné après avoir été jusqu’à la base des glaciers.

Et nombreux seront ceux-là. Grenoble s’est transformée de façon merveilleuse depuis quelques années, elle est en passe de devenir une grande ville, elle compte plus de 60,000 habitants dans son enceinte, 70,000 peut-être avec les communes qui confinent aux remparts. Les murailles démolies ont fait place à une ville nouvelle, aux larges avenues, grandiose, monumentale, respirant la prospérité ; chaque jour voit se dresser des maisons de cinq à six étages où l'on n’apercevait jadis que des terrains vagues. La vieille cité elle-même se rajeunit ; çà et là de grandes bâtisses s’élèvent ; une percée nouvelle éventre les rues étroites et tortueuses qui vont de la ville nouvelle à l’Isère, elle prolongera l’activité jusque dans la presqu’île de l'île Verte. On ne respectera guère de l’antique Grenoble que les parties vraiment curieuses ; les maisons sordides, aux puantes allées, tomberont peu à peu sous le marteau.

Mais les deux coins amusants de Grenoble, la place Grenette et le Jardin de ville, seront conservés, la première, toutefois, abandonnera peut-être de son aspect bon enfant lorsque la voie centrale l’atteindra. Elle n’y perdra rien ; ce sera toujours le cœur de la cité, le vivant carrefour bordé d’orangers en caisses, d’où partent sans cesse, jour et nuit, pour toutes les vallées voisines, des diligences, dos omnibus, des fourgons de toutes tailles. Cinquante villes, bourgs ou villages ont des services de voitures pour Grenoble, quelques entreprises circulent de demi-heure en demi-heure. Malgré les chemins de fer, de vastes breaks, d’immenses coachs s’en vont aux environs à grand bruit de grelots et de claquements de fouets. Tout cela part de la « Grenette », mêlé aux « cars Ripert », aux omnibus de gare et d’hôtels, dans un tohu-bohu réjouissant. Aucune autre ville en province n’offre un tel spectacle.

Ailleurs, la vie se fait plus calme, plus élégante aussi ; la vaste place de la Constitution avec ses jardins nombreux bordés de palais qu’envieraient de très grandes villes : Musées, Facultés, Quartier-Général, Préfecture, est délicieuse pendant les chaleurs, grâce à ses pelouses et à ses fontaines ; le soir, la place Victor-Hugo, plus monumentale encore, attire la foule dans ses cafés ; sur le trottoir des orchestres s’installent et se font entendre, jusque bien avant dans la nuit.

Au Jardin de ville, ce vieux jardin si français d’allures, avec ses parterres corrects, ses balustrades et ses vieux hôtels, la foule se presse encore autour des musiques militaires ou des sociétés locales. Partout, à flots, la lumière électrique, partout l’eau courant dans les ruisseaux, jaillissant dans des bassins, pleurant dans les vasques des fontaines ; Grenoble est la ville la mieux pourvue d’eau de la France entière.

Çà et là, au débouché d’une avenue, sur les places, sur les quais surtout, des bords de l’Isère rapide et grise on a une vue magique sur les monts. La ville est immédiatement dominée par le Rachais, dont les éperons portent les forts si pittoresques de la Bastille et de Rabot. Puis c’est le massif, superbe de formes et de couleur, de la Chartreuse, le Casque de Néron, si aigu, le mont Saint-Eynard, si majestueux ; en face les hautes montagnes boisées de Belledonne, portant des champs de neige et de glace à leur sommet, les crêtes décharnées, mais superbes, des Trois-Pucelles, du Moucherotte et de la Grande-Moucherolle, le Grand-Serre, le Taillefer et d’autres sommets sans nombre faisant à la ville une couronne prestigieuse de pics et de dômes, roux, verts ou neigeux.

Ce panorama est le plus beau que puisse offrir une ville. Pour les touristes qui se sont bornés jusque-là à suivre les sentiers battus, la vue de Grenoble est un éblouissement. Combien ces monts, ces glaciers, ces forêts noires de sapins, ces campagnes fécondes sont supérieurs à la vue dont on jouit à Genève, par exemple ! Si Grenoble n’a pas de Léman, ses horizons sont plus larges et plus beaux, elle a surtout sa gaîté, l’animation bon enfant de ses rues, un ciel plus limpide.

Et quels merveilleux environs ! Du fort de la Bastille ou des montagnes du Villard-de-Lans, qu’un funiculaire rendra bientôt accessibles, la vue est incomparable : la Savoie, du mont Blanc au mont Saint-Bernard et au Thabor, le Dauphiné, du Pelvoux au Vercors, les plaines de Lyon, les monts du Lyonnais et du Forez sont en vue. Au pied de cet observatoire, des sites admirables : Sassenage et les gorges du Furon, les vallées de la Romanche et du Drac, le Graisivandan tout entier.

Le paysage s’étale largement, très net dans ses moindres détails, un seul point, à l’est, montre des perspectives un peu fuyantes. Là, entre la pyramide du Taillefer et les sommets neigeux de Belledonne, s’ouvre une faille profonde paraissant pénétrer au cœur même des montagnes et vers laquelle on se sent attiré. Cette porte dans les Alpes, gardée par le Conex abrupt, le Grand-Serre couronné de pâturages, les bois et les prairies de Chamrousse, est la vallée de la Romanche ; dans cette gorge étroite pénètre le chemin de Fer du Bourg-d’Oisans.

« Jadis, à une époque qu’il est difficile d’établir, ni même de deviner, ce qui est aujourd’hui le sud de la France était le séjour du mammouth et de l’élan. Des habitants de cette région, à cette époque reculée, nous ne savons que ce que nous permet de supposer l’examen des restes découverts sous les grottes qu’ils habitaient ; notamment qu’ils avaient beaucoup d’habitudes semblables à celles des Esquimaux de nos jours et dont l’une offre un intérêt particulier. Comme les Esquimaux, ils cultivaient les arts de la sculpture du bois et la gravure. Leurs outils laissaient beaucoup à désirer, et leur travail manquait de Uni, mais ils avaient de l’observation et ils savaient représenter ce qu’ils voyaient avec une exactitude suffisante pour rendre instructif les fragments que le temps a conservés.

« Ces fragments nous montrent que les hommes et les femmes de ces âges (dans le sud de la France) portaient des gants et que, par conséquent, ils en fabriquaient. Est-ce que la femme faisait les gants pour toute sa famille, au moyen de la peau de l’élan couple avec des couteaux de silex et cousus avec du fil fait des muscles de cet animal et à l’aide d’aiguilles en os, ou est-ce que chaque individu faisait ses propres gants ?

« Quoi qu’il en soit, les gants des habitants des grottes de la période de l’élan (dans le sud de la France) sont les plus anciens dont on ait connaissance, et il est presque inutile d’ajouter que la manufacture de gants est aujourd’hui une des principales industries de la région. Que diraient ces antiques habitants s’ils revenaient à la vie et qu’on leur montrât un gant moderne et les procédés multiples par lesquels il passe avant d’être l’article élégant et fin que l’on porte à l’église ou à la cour, au théâtre ou au bal ! »


Si j’ai placé entre guillemets ce curieux passage, c’est que je l’ai fait traduire d’une brochure anglaise sur la fabrication du gant de Grenoble, fort bien faite d’ailleurs, mate évidemment mise au point pour attirer l’attention de lecteurs anglo-saxons. Lorsque l’avocat des Plaideurs s’attire l’avertissement du juge : « Passons au déluge ! il est évidemment bien au-dessous de ce petit morceau de préhistorique économie sociale.

La même notice veut bien nous dire presque aussitôt que Grenoble n’avait pas encore de gantiers inscrits au Bottin, pendant l’âge du renne. Elle nous apprend qu’au XIIe siècle seulement on eut l’idée d’employer la peau de chevreau à la confection des gants. Or, les chèvres étant, depuis une époque immémoriale, une des principales sources de revenu pour les habitants des Alpes, qui « vivent presque uniquement de la chair et du lait de ces animaux » dont les frais d’élevage sont nuis, la vente des peaux était un bénéfice assuré. Dans le Dauphiné ces peaux sont bien supérieures, ajoute ma notice anglaise, parce que les chevreaux reçoivent une excellente éducation ; on les empêche d’aller dans les fourrés épineux qui peuvent écorcher ou décolorer leurs peaux. On prend moins de précaution pour les gants de chevrette, faits avec la dépouille d’animaux plus âgés. On laisse aux chevrettes toute liberté de mouvements, plus elles sautent, plus leur peau devient résistante.

Il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre, mais cette description pittoresque contient une grande part de vérité ; les Alpes, en effet, abondent en chèvres, mais elles ne sont pas moins nombreuses dans les montagnes de Bourgogne et du Jura bugeysien et dans le massif cévennol, où Annonay est le grand centre de préparation. Grenoble est au centre de la région caprine[1], de bonne heure ses mégissiers eurent de la réputation. Capitale d’une province riche et populeuse, sur la route de France en Italie, elle offrait bien des chances de réussite à une industrie de luxe. Aussi le développement de la ganterie à Grenoble s’explique-t-il d’autant mieux que la chèvre est, par excellence, l’animal des pentes abruptes et des broussailles, si communes dans le Sud-Est. Les chevreaux immolés entrent dans l’alimentation de toutes les villes et des campagnes ; la chèvre elle-même, bien qu’un peu coriace, est viande de boucherie dans toute la région montagneuse.

Aujourd’hui Grenoble est de beaucoup le centre le plus considérable de France pour la ganterie ; comme ganterie fine il est même à la tête de cette industrie dans le monde entier. Le nombre des fabricants n’a cessé de s’accroître, il atteint le chiffre de 90. La préparation des peaux se fait surtout à Annonay, où je me propose d’aller l’étudier sur place[2]. Mais 6 mégissiers et 25 teinturiers travaillent à Grenoble pour la fabrique. De même les boutons et fermoirs sont fabriqués ici par d’importantes usines.

Je n’ai pu naturellement visiter toutes les manufactures de Grenoble, j’ai dû me borner. Un des grands industriels de la ville, dont l’usine toute récente a été conçue sur un plan régulier, M. Jay, a bien voulu me faire les honneurs de son établissement. C’est à sa suite que nous allons parcourir les différentes phases de la fabrication, transformant la peau sortie des mains du mégissier en cet objet élégant et souple qui s’appelle un gant.


Les peaux, en arrivant de la mégisserie, n’orit pas encore subi l’opération de la teinture. Pour disposer la couleur, il faut que la peau soit à point, c’est-à-dire remplisse certaines conditions spéciales ; selon son état, elle reçoit une teinte plutôt qu’une autre ; aussi dans les grandes maisons n’achète-t-on pas les peaux déjà teintes. Des ouvriers spéciaux examinent chaque jour les peaux mégissées disposées sur des claies et désignent la nuance qui convient le mieux à chacune d’elles. Chez M. Jay, la plus grande partie du rez-de-chaussée (l’usine comprend 4 étages) est occupée par les magasins de triage ; les trieurs, vêtus de longues blouses blanches, examinent avec soin chaque peau au point de vue de la force, de la qualité et de l’aptitude à la coloration. On peut dire que le triage est l’opération fondamentale de la ganterie.

Les peaux ainsi choisies sont envoyées à l’un des 25 teinturiers grenoblois ; elles en sortent pour aller chez le palissonneur, qui leur donnera le grain et la finesse.

Les peaux destinées à faire les gants de Suède subissent une sorte de raclage qui leur donne leur aspect velouté et leur extrême souplesse.

Les peaux, une fois teintes, reviennent alors à la ganterie, où elles subissent un nouveau triage qui permet de déterminer le nombre et la qualité des gants que chacune devra donner. Les ouvriers trieurs reçoivent les indications relatives aux commandes, et suivant celles-ci, font choix des peaux qui pourront y faire face. Pour chaque peau et pour chaque paquet de peaux l’ouvrier coupeur reçoit à l’avance l’indication du nombre de gants qu’il doit en tirer.

Le coupeur est un artiste en son genre, car il doit utiliser avec le plus grand soin toutes les parties d’une peau. Avant de procéder à la coupe, il faut faire le dollage, c’est-à-dire étendre soigneusement le cuir de façon à ne pas en perdre la moindre parcelle ; chaque peau doit fournir les deux faces du gant, les débris doivent donner le pouce et la fourchette. On nomme ainsi la partie contenue entre les doigts. La coupe est la partie difficile, artistique du gant, pourrai t-on dire ; de cette coupe en forme de carré long, devant donner une peau bien homogène, dépend la qualité. Jadis elle se faisait à la main, un ouvrier produisait à grand’peine 6 paires par jour ; M. Jouvin, à qui l’industrie grenobloise doit tant de progrès, inventa la main de fer qui, mue par le balancier, peut donner jusqu’à 100 douzaines par jour.

Malgré l’invention de la machiné, il y a encore un certain nombre de coupeurs à la main. Le chiffre total d’ouvriers des deux catégories est de 2,600 dans la ville et 1,500 dans les environs. Les boutonnières sont frappées, et les broderies indiquées au moyen de machines très ingénieuses.

En sortant de chez le coupeur, le gant est remis aux ouvrières chargées de la piqûre. Les machines, je l’ai déjà dit à propos de Saint-Pierre-de-Chartreuse, remplacent peu à peu la main de la femme ; on n’évalue pas à plus de 2 p. 100 le nombre des couseuses à la main ; malgré cette intervention de la machine, la piqûre, la pose des boutons, la fixation des boutonnières et la broderie nécessitent encore 6 ouvrières pour un coupeur. On peut donc évaluer à 24,000 le nombre des ouvrières de Isère à qui le gant donne de l’occupation. Une bonne couseuse à la main peut faire 7 ou 8 paires par jour pour un salaire de 3 fr. 60 c. par douzaine.

Quant aux coupeurs d’après des chiffres fournis en 1895 au congrès international des gantiers, ils gagnent de 4 fr. à 4 fr. 50 c. par jour. En d’autres pays, notamment la Bohême le salaire ne dépasse pas 2 fr. 25 c.

On voit que l’industrie du gant est plutôt une industrie féminine ; elle répand le bien-être dans toute la région grenobloise, car il n’est pas rare, dans les grands ateliers surtout où il n’y a pas de perte de temps, de voir une ouvrière gagner de 20 à 24 fr. par semaine. Aussi les femmes et les jeunes filles employées dans les manufactures grenobloises sont-elles vêtues avec une élégance qui rappelle les ouvrières de la rue de la Paix à Paris.

À la campagne, où les femmes vaquent en même temps aux soins du ménage, le gain est naturellement moins élevé ; la piqûre est payée 4 fr. la douzaine, on peut en faire une douzaine et demie par jour, mais comme il faut payer la location de la machine, la sole, etc., le gain le plus élevé ne dépasse pas 4 fr. Le gros bourg de Chapareillan, dans le Graisivaudan, compte le plus grand nombre de ces ouvrières.

Bien moins payées sont celles qui font la finition, c’est-à-dire la boutonnière, la fente et la pose des boutons et ressorts. Ce travail est surtout accompli par les fillettes et les vieilles tommes ; en travaillant toute la journée, elles peuvent arriver à gagner 1 fr. 25 c. ou 1 fr. 50 c.

Ainsi que je l’ai expliqué, le travail est réparti dans les campagnes par des entrepreneurs qui distribuent et reçoivent des gants. Ils sont payés 1 fr. 25 c. par douzaine ; lorsqu’ils ont prélevé leurs frais, il leur reste 1 fr. environ. Ce système existe dans un rayon de 15 à 20 kilomètres autour de Grenoble et comprend 7 groupes : 1° celui de la Mateysine, vers Laffrey, La Mure et La Motte ; 2° des Quatre-Seigneurs, vers Gières et Bybeus ; 3° de la basse Isère, à Voreppe, Sassenage et Saint-Égrève ; 4° du Drac à Varces, Vif et Claix ; 5° de Villars-de-Lans, où l’on fait surtout la couture à la main ; 6° de la Grande-Chartreuse, à Saint-Pierre et Saint-Laurent-du-Pont ; 7° enfin celui du Graisivaudan, le plus vaste, qui s’étend jusqu’à Chapareillan.

La finition se fait aussi à l’usine ; des machines ont été inventées pour faire les ourlets et les boutonnières.

Le gant, en sortant de ces diverses opérations, est examiné par des ouvrières spéciales chargées de rechercher les imperfections qui ont pu se produire. Des ouvriers comparent ensuite les gants livrés à l’ordre de commando ; une dernière opération a lieu : les gants sont nettoyés et lustrés au moyen de roues revêtues de feutre qui leur donnent le brillant aspect que noue leur connaissons.

Il reste ensuite à rabattre le pouce dans l’intérieur et à mettre les gants en boîtes. Telle est la fabrication du gant à Grenoble. En chiffres ronds cette ville produit 1,200,000 douzaines par an, valant 35 millions de francs. Grenoble fabrique surtout pour l’étranger ; les deux tiers de la production sont destinés aux États-Unis. Pour l’autre tiers la France ne vient qu’après l’Angleterre.


Jadis Grenoble était tributaire de Paris et de Lyon pour les boutons de métal. Frappé de ce fait, un Grenoblois entreprenant, M. Raymond, imagina, vers 1865, de faire fabriquer le bouton de cuivre. Il commença avec deux ou trois compagnons ; aujourd’hui, dans une usine superbe, il occupe 360 ouvriers. Non seulement Grenoble n’achète presque plus rien au dehors, mais c’est encore à Grenoble que les habitants des autres parties du monde viennent s’approvisionner.

Le prodigieux développement de cette industrie est dû à une idée fort simple, mais qu’il fallait avoir :

Jadis, le même bouton servait à tous les fabricants de gants ; M. Raymond estampa ses produits à la marque du fabricant et du marchand. À partir de ce moment, l’usine de Grenoble accrut sans cesse sa fabrication ; l’invention du bouton-fermoir, dû aux Grenoblois, donna une nouvelle impulsion à l’industrie.

Il suffira de dire qu’en 1893 l’usine Raymond employait 700,000 kilogr. de cuivre, et faisait 800,000 grosses de pièces découpées. La production dépassait 1,500,000 pièces par jour. En outre, on fabriquait la plupart des machines à l’usage des gantiers, telles que la « main de fer ».

L’usine est fort intéressante à parcourir ; des machines à emporte-pièces découpent les rondelles, des anneaux, des étoiles qui deviendront des ressorts ; d’autres machines leur donnent la forme définitive, les estampent d’initiales, démarqués de fabrique, d’armoiries, etc. Une foule de machines ingénieuses poinçonnent, gravent, placent la queue au bouton ; d’autres fabriquent les diverses pièces et montent les claspes, sortes de crochets à leviers, fort employés en Angleterre. À côté on fabrique le crochet de soulier, découpé dans une barre de laiton ; l’ouvrier pousse rapidement celle-ci, un levier s’abaisse, un crochet tombe ; chaque ouvrier en fait ainsi 8,000 par jour. Bien d’amusant comme l’ingéniosité de ces machines, perçant, refoulant, emboutissant, mais plus extraordinaire encore est la dextérité des ouvrières qui, sur une planche à rainures, procèdent au triage de ces millions de boutons et de crochets.

Naturellement on ne s’en est pas tenu au bon vieux bouton de cuivre ; pour satisfaire au goût de la clientèle il a fallu faire des boutons argentés, dorés, nickelés, oxydés, noircis, polis ; il y a des rosaces et des quadrillés ; des roues, des damiers et des chagrinés ; il en est de goût exquis, il en est d’autres destinés à faire les délices des Yankees du Far-West et des nègres brésiliens.

Pour les boutons dorés, 1 kilogr. d’or valant 3, 643 fr. suffit à trois semaines de travail, mais on emploie deux ou trois fois plus d’argent. Les ateliers d’oxydation en noir sont fort intéressants, surtout pour la production des boutons qui laissent, en saillie ou en creux, les initiales et les dessins dorés.

Lorsque les boutons à ressorts sortent du four pour être livrés à la consommation, ils ont passé dans 14 mains. Un tiers du cuivre employé est à l’état de déchet et doit être renvoyé à la fonte.

L’Allemagne a naturellement cherché à contrefaire les produits de Grenoble, mais elle n’est arrivée qu’à fournir des produits de très mauvaise qualité ; ses boutons n’ont plus de ressort au bout de huit jours, aussi les fabricants allemands sont-ils des clients fidèles pour les Grenoblois. Ils achètent en Dauphiné les boutons et les machines servant à les placer.

  1. Voici quelques chiffres qui permettront de comprendre l’importance de cet élevage du rosie en décadence, car les conquêtes du cultivateur réduisent le domaine de la chèvre.
    Tandis que les départements du Jura et de la Côte-d’Or au nord ont chacun 3,000 animaux de race caprine et que la Haute-Loire en comple 9,000 seulement, la zone dauphino-cévennole forme un groupe très complet : Drôme, 98,060 têtes ; Ain. 73,000 ; Ardèche, 10,000 ; Isère, 60,000 ; Saône-et-Loire, 52, 000 ; Basses-Alpes, 34,000 ; Savoie, 33,000 ; Hautes-Alpes, 31,000 ; Rhône, 29,000 ; Haute-Savoie, 28,000 ; Gard, 28,000 ; Var, 25,000 ; Vaucluse, 14,000 ; Bouches-du-Rhône, 11,000 ; Alpes-Maritimes, 10,000 ; la région compte donc environ 700,000 têtes, alors que la France entière en a 1,700,000 têtes à peine et sur ce chiffre la Corse figure pour 226,000.
  2. Le chapitre sur Annonay figurera dans 11e série du Voyage en France, actuellement en préparation.