IV

VOIRON ET LA CHARTREUSE

Les liqueurs. — Voiron et ses rivales. — Les étiquettes de Claude Brun. — Les magasins de chartreuse. — En route pour le couvent. — Saint-Lauren-du-Pont. — Les gorges du Guiers. — Saint-Pierre-de-Chartreuse. — La ganterie dans la montagne. — Chamechaude. — Le Sappey. — Le col de Vence. — Descente à Grenoble.


Grenoble, mai.


Le Dauphiné est le pays classique des liqueurs. Même si la chartreuse n’était pas la grande illustration gastronomique de la province, les produits exquis de Voiron, de Grenoble et de la Côte-Saint-André, ceux d’autres villes encore mériteraient d’être célébrés. Qui ne connaît ces gourmandises de dessert et de digestion appelées le china-china et le ratafia ? qui n’a savouré les choses délicates marquées d’un triple roc et qui font la célébrité de la Côte-Saint-André ? À côté de cette aristocratie des liqueurs, il en est bien d’autres encore dignes d’être citées, comme le génépi des Alpes, ce vulnéraire que l’on retrouve partout dans le Sud-Est.

Voiron est la capitale pour la région des liqueurs, le voisinage de la Grande-Chartreuse a piqué d’honneur les indigènes. Un homme de génie — pour la réclame — en même temps que distillateur émérite, avait fait un instant de cette ville une sorte de Mecque pour les préparations alcooliques. J’ai nommé Claude Brun, inventeur du China-China.

Déjà, le Dauphiné avait des liqueurs exquises, mais le triomphe en était plutôt modeste ; la grande distillerie de la Côte remontait à 1780 et se bornait à se faire connaître par l’excellence des produits. Claude Brun, pharmacien à Voiron, doublement bourgeois par son métier et par son caractère, se mit, vers 1807, à fabriquer des liqueurs dont les noms sont toute une période de notre histoire. Pendant quarante ans, l’infatigable distillateur produisit nectar sur nectar, comme on disait en ces temps-là.

Brun avait un véritable talent d’artiste ; il fit, pour ses produits, des étiquettes fort amusantes, quelquefois charmantes. Mon excellent ami Paul Guillemin, inspecteur général de la navigation à Paris, le plus Dauphinois et le plus passionné des collectionneurs, a eu la curiosité de réunir toutes les étiquettes de bouteilles à liqueurs de notre chère province. La place d’honneur revient incontestablement à Claude Brun ; il a des trouvailles étonnantes, il est plus impérialiste que l’empereur, plus chartiste que la Charte et, vers 1830, plus pompier, plus philistin que cela n’est légitimement permis.

Paul Guillemin a écrit dans les Alpes illustrées, en 1892, un bleu amusant article qui m’a permis de suivre de près l’histoire de la distillerie à Voiron. En 1807, Claude Brun arrive avec le Nectar des chevaliers de la Légion d’honneur ; il se borne alors à une croix gravée, mais lorsqu’il offre aux buveurs la première absinthe, en 1810, il donne libre carrière à son imagination. Sur un nuage, une déesse, Flore sans doute, an costume léger du temps, contemple deux guerriers, un officier d’infanterie et un officier de hussards, ce dernier verse à l’autre, ravi, le Balsamum absinthii triplicis (salubris hygieia), Breuvage prophylactique, parégorique et talismanique. L’absinthe d’alors n’avait pas les qualités prétendues de celle d’aujourd’hui ; ce n’était pas un apéritif, au contraire, elle avait, selon Claude Brun, les qualités de l’élixir de Chartreuse. Un rébus affirmait qu’elle était inimitable.

L’Élixir des Braves vint ensuite ; il rappelle encore les temps héroïques. Avec la Valeureuse, nous avons la légende de Cambronne : le général, et trois ou quatre hommes, débris de la vieille garde, sont enfermés entre les lignes des Anglais et des Écossais. Le sabre levé, l’air lugubre, encore debout sur ses étriers, Cambronne répond aux Anglais : « La garde meurt et ne se rend pas. »

La Restauration prêta peu à l’inspiration de Claude Brun, mais ses sentiments libéraux se réveillèrent lorsque La Fayette parcourut le Dauphiné, ou se rendit en Amérique : les trois nectars de Washington, des Américains et des Mexicains marquèrent ces événements bien oubliés aujourd’hui.

Une flotte aux pavillons variés détruit, dans un combat acharné, une autre flotte au pavillon orné d’un croissant, qu’un incendie achève de détruire ; cela représente la bataille de Navarin.

La marine fut célébrée encore au moment de la prise d’Alger : le liquoriste voironais fit paraître le Nectar de la Marine. L’étiquette représentait un navire sous voiles prêt à défoncer les murs du fort de l’Empereur. La conquête était scellée par un soldat embrassant une bergère !

Claude Brun affirme de nouveau ses sentiments civiques par l’Eau de consolation. Les soldats de toutes armes, réunis autour de la colonne Vendôme, boivent le nouvel élixir. Presque aussitôt après, c’est le Nectar de la Charte de 1830.

Les luttes de l’Algérie nous valent le Nectar de Mazagran. Sur un fortin moyenâgeux au-dessus duquel flotte, déchiqueté, le pavillon tricolore, les 123 « lapins » du capitaine Lelièvre font faire le saut à d’audacieux Arabes qui ont voulu gravir la muraille ; au sommet de l’étiquette, on lit : 123 contre 10,000. L’Algérie nous vaut encore le Schenik du soldat laboureur et le Zanzibar des Arabes.

Claude Brun fut-il de la pacifique garde nationale ? On pourrait le croire, car il n’a bientôt plus que des choses doucereuses, tel son loock pectoral, Eclegme aux fleurs cordiales confectionnée d’après les principes de Chimiatrie. Puis une foule d’inventions : la Crème aux Girofles, le Petit-lait d’Henri IV, l’Eau du chasseur et toute une série de « crèmes ». Mais la grande invention fut le China-China, qui montra, en 1834, une vue de Voiron et la légende : Reserat spiracula cuti.

Dix ans plus tard, Claude Brun ayant sacrifié au romantisme avec la Crème du Poète, saluait la polka nouvellement introduite en France. Un rapin échevelé, coiffé d’un énorme chapeau-tromblon, danse le cancan avec une grisette en un cadre de bal de barrière, et c’est la Liqueur à la polka.

Sous le second Empire on vit l’Élixir Garibaldi, la Liqueur des braves de Crimée, la Liqueur de Sébastopol, et la Liqueur des Sapeurs-Pompiers.

Par ces citations déjà longues on voit qu’une collection des produits de feu Claude Brun serait un véritable cours d’histoire moderne. Mais à vouloir en analyser toutes les pages, on y perdrait bientôt la raison.

Les continuateurs du fameux liquoriste ont abandonné ces traditions ; ils se bornent à produire les deux ou trois œuvres qui ont survécu. Avec les autres distillateurs voironnais, ils distillent environ pour 2 millions et demi de liqueurs par année. Les Chartreux en fabriquent beaucoup plus : leur vente atteint, dit-on, 7 millions.

Voiron est, pour la chartreuse, l’entrepôt et le centre d’expédition ; les magasins et les caves ou séjournent les eaux-de-vie sont une des grandes curiosités de la ville. Les caves surtout sont immenses et feraient honneur à un propriétaire du Médoc. Pour cette énorme exploitation, le nombre d’ouvriers est très faible : 45 hommes suffisent à la fabrication des caisses et à l’emballage. Le service des écritures demande, à proportion, un personnel bien plus nombreux, il ne nécessite pas moins de 18 comptables. Un embranchement spécial du chemin de fer dessert les entrepôts. Chaque jour, à cinq heures du matin, les voitures chargées du transport viennent prendre à Voiron les matières premières) c’est-à-dire les eaux-de-vie de vin qui forment la base de la fameuse liqueur. Ces eaux-de-vie sont toutes françaises aujourd’hui, mais un moment, pendant le grand fléau du phylloxéra, il fallut s’adresser au Portugal ; le Midi de la France, ayant reconstitué ses vignobles, a repris ses fournitures.

En dehors des eaux-de-vie, le service de camionnage des Chartreux doit assurer chaque jour les vivres des 150 religieux du couvent et, pendant l’été, des 25, 000 touristes qui s’y succèdent. Quelque temps qu’il fasse, même par la neige, ce service fonctionne : trente chevaux y sont employés ; le convoi part le matin à 5 heures et rentre à Voiron à 6 ou 7 heures du soir avec les caisses de liqueur. Celle-ci ne se fabrique pas à la Grande-Chartreuse même, mais à Fourvoirie, entre Saint-Laurent-du-Pont et le couvent. Quatre ou cinq frères et trente ouvriers suffisent à la fabrication. La distillation et la comptabilité sont donc en dehors du couvent ; même les lettres de commande envoyées à la Grande-Chartreuse sont retournées à ragent général de Voiron.

La fabrication des caisses entre pour une grande part dans l’industrie des religieux ; la moitié seulement se fait aux ateliers de Voiron, le reste est produit par des paysans travaillant à moments perdus. Quarante familles y trouvent une occupation. On me racontait, pendant ma visite, que l’agent commercial du couvent ayant remarqué, à Saint-Claude, une machine qui produisait les caisses dans des conditions extraordinaires de rapidité et de bon marché, s’en alla, tout réjoui, recommander cette mécanique au supérieur ; celui-ci l’écouta en souriant et lui dit simplement :

— Votre machine nourrira-t-elle les ouvriers qu’elle va priver de travail ? Non, sans doute, eh bien, restons-en là !

On n’a guère fait appel au dehors que pour les paillons qui servent à l’emballage. On les tire de Mont-de-Marsan, mais si jamais les cultivateurs de la plaine de Bièvre s’avisaient de fabriquer des paillons pendant l’hiver, on s’adresserait sans doute à eux de préférence. Il est vrai que le paysan dauphinois préférera toujours son métier de canut, battant gaîment pendant qu’au dehors s’étend, immaculée, la nappe blanche de la neige.


J’aurais voulu voir fabriquer la fameuse liqueur, mais l’usine de Fourvoirie est jalousement close, aux profanes ; je n’en ai aperçu que les murs pendant la belle excursion dans laquelle voulut m’accompagner mon cicerone dans les usines de Voiron, M. Robert, devant qui toutes les autres portes s’étaient ouvertes.

Faut-il raconter cette course à la Grande-Chartreuse ? Elle est devenue si classique qu’on paraîtrait avoir découvert le bois de Boulogne. Aujourd’hui surtout, où le chemin de fer de Voiron à Saint-Béron conduit en une heure à Saint-Laurent-du-Pont, la partie la moins attrayante du voyage est rapidement faite. La splendide ascension des pentes de Coublevie se fait commodément ; des fenêtres et des plates-formes de la petite ligne ferrée, on voit s’élever et grandir les lignes de si grande splendeur des montagnes riveraines de l’Isère et se détacher, comme en un plan, le merveilleux bassin de Voiron. La voie court dans nue contrée riante, converte de prairies ombragées de grands arbres, arrosées de jolis ruisseaux, entre le haut massif boisé du Bals et celui de Saint-Geoire. Voici Saint-Étienne-de-Crossey, puis le dédié fameux du Grand-Crossey, dans lequel, entre les parois rocheuses, les éboulis, les ravinés, la route et le chemin de fer se sont frayé passage par la poudre et le pic. Péniblement, on monte dans la gorge, rapidement on descend ; voici les monts de la Chartreuse, farouches par leurs escarpements, superbes par leurs bois de sapins. C’est ensuite la marécageuse vallée de l’Hérétang, Saint-Joseph-de-Rivière, coquet village, et bientôt Saint-Laurent-du-Pont, petite capitale de la région de la Chartreuse.

C’est une ville régulière, car elle a été reconstruite après un incendie fameux ; ses larges rues, ses maisons hautes aux larges auvents, ses nombreuses auberges, ses cabarets, les voitures d’excursion devant les portes on font une des plus actives bourgades des Alpes. Le marais, la forêt de la montagne, le Guiers et le couvent font sa prospérité. Le marais fournit l’osier mis en œuvre par ses ateliers de vannerie ; la forêt fournit les bois de sapin et de hêtre, les scieries du Guiers les débiteront en planches, les industriels locaux les transformeront en bottes pour emballer les fruits confits. Le couvent, par le flot des touristes qui traversent Saint-Laurent, alimente les auberges ; pour ces mômes touristes on fabrique les « souvenirs » des Alpes, objets de voyage, liqueurs, parfumerie à la flore alpestre. En outre, Saint-Laurent-du-Pont tourne le bois, fait la taillanderie, taille les limes. Ses tuileries permettent de remplacer peu à peu par les tuiles, les toits de chaume et de bardeaux qui, si souvent, propagèrent l’incendie dans les hameaux de la montagne.

Les Chartreux ont beaucoup fait pour Saint-Laurent : ils ont, en partie, reconstruit le bourg, après l’incendie de 1854 ; ils ont, à leurs fiais, réédifié l’église ; un superbe hôpital dédié à Saint-Bruno a été récemment ouvert. C’est une merveille de goût et d’élégance ; on l’a complété par un refuge ouvert aux trimardeurs, qui abondent à ce croisement de routes entre le Dauphiné et la Savoie, attirés, d’ailleurs, par la réputation de générosité du couvent. Ils y trouvent, pour un court laps de temps, des lits — il y en a 25 — le vivre et surtout quelques soins d’hygiène, leurs vêtements sont lavés et réparés, ils ont des bains et du savon et sortent de là un peu présentables, si, vraiment, ils veulent se mettre au travail. N’est-ce pas une forme bien ingénieuse de la charité ?

Les gorges du Guiers s’ouvrent à Saint-Laurent même ; le torrent débouche par une vallée assez large qui, bientôt, se rétrécit. Cet étranglement produit naturellement une chute dont les eaux ont été utilisées, il y a plus de deux siècles, pour faire mouvoir un martinet établi par les Chartreux ; une taillanderie et une papeterie ont remplacé l’antique forge ; en face, sont les bâtiments de Fourvoirie, où les Pères font fabriquer leur fameuse liqueur. À partir de là, jusqu’au couvent, le paysage est vraiment fort beau, il mérité la réputation dont il jouit dans le monde entier ; pour qui pénètre pour la première fois dans les montagnes en suivant cette route hardie, taillée en corniche au-dessus du torrent aux eaux limpides, l’impression doit être grandiose et ineffaçable. Ces hautes parois rocheuses, couvertes de sapins mêlés de hêtres et de bouleaux, l’abîme sombre où mugit le Guiers, l’absolue solitude dans laquelle on se trouve, produisent un indéfinissable sentiment, une sorte de religieuse terreur. Naturellement, pour l’éprouver, il faut aller seul, à pied ; si l’on fait la route avec le troupeau des touristes aux plaisanteries faciles et aux admirations banales, le charme est bientôt détruit.

Sans les carrières, qui ont foré la montagne pour en extraire la roche à ciment, sans une scierie, qui pousse son cri strident sur le bois qu’elle débite, ce serait un désert à cette heure matinale.


Voici le pont Saint-Bruno, au-dessous duquel, à 42 mètres de profondeur, écume et bondit le torrent. De là se détache la route du fameux monastère.

Je ne ferai pas ici la description du couvent, de ses nocturnes services religieux, de ses galeries tranquilles. Ce serait recommencer un récit qu’on trouve partout.


Ce jour-là, nous ne fîmes qu’un court séjour à la Grande-Chartreuse, nous voulions gagner Grenoble par le Sappey, route superbe, moins fréquentée que celle de Saint-Laurent-du-Pont à cause de sa longueur. C’est bien une excursion de montagne ; la route de Saint-Laurent-du-Pont est belle aussi, mais, dans cette cassure des monts calcaires, on est abîmé dans le massif, on n’a pas la sensation de l’altitude. La route du Sappey franchit les monts à 1,354 mètres, c’est déjà un col fort élevé.

La route passe devant la Courrerie, antique annexe de couvent, que les Chartreux accroissent pour y abriter leurs malades ; sous les sapins, elle gagne le beau bassin où le Guiers-Mort reçoit le torrent des Corbeilles, en vue de la riante et calme vallée où Saint-Pierre-de-Chartreuse sème ses maisons, les hôtels et les villas d’une naissante station. C’est un des jolis coins du Dauphiné, cette grande conque de verdure douce ou sombre, dont les bords sont formés par d’immenses rochers aux formes hardies. Le peu d’étendue des champs et des prés contraste avec la densité des populations assemblées dans ces verdoyantes vallées. C’est que l’industrie est venue apporter ici la prospérité. Si les hommes s’occupent de l’exploitation des hais, de la conduite des. étrangers dans la montagne et de l’élevage du bétail, les femmes travaillent pour Grenoble ; dans tous ces hameaux, même l’été, dans quelques « haberts » de la montagne, les femmes et les jeunes filles travaillent, de la pointe du jour au crépuscule, à la piqûre des gants coupés à Grenoble et qui trouvent ici une de leurs dernières préparations. Déjà même les machines, jusqu’alors confinées dans les ateliers grenoblois, ont fait leur apparition.

À Grenoble, les gants coupés sont attachés par douzaine de paires ; dans le paquet est le fil nécessaire pour la couture et les indications qui permettront aux piqueuses d’accomplir leur tâche.

Chaque village possède un contremaître ou, si l’on préfère, un commissionnaire qui centralise les peaux à distribuer ou les gants à recevoir. Les environs de Grenoble, le massif de la Chartreuse surtout, sont le centre de cette aimable industrie, mais les montagnes du Villard-de-Lans et de l’Oisans, la vallée d’Allevard et la Mateysine, la région de Mens et, dans le Graisivaudan, le Touvet et Chapareillan, enfin, Crémieu, si à l’écart dans son isle, sont également de grands centres pour la couture. Malgré l’intervention des machines, les campagnes du Dauphiné ne cessent pas de voir augmenter le nombre des ouvrières.

En remontant la vallée de Saint-Hugues, si franchement pastorale avec ses vastes pâturages et ses bouquets de sapins, couronnée plus haut par la noire futaie et les à-pics du Charmant-Som, nous avons rencontré, marchant du pas mesuré et sûr des montagnardes, une femme portant un paquet. Ce sont des gants à coudre qu’elle va distribuer ainsi de hameau en hameau, où elle prend les gants cousus. Ce doit être un pénible métier : nombreux sont les groupes de maisons éloignés dans les alpages, perdus dans les bois, bâtis au fond de combes profondes. Dans cette région, les bourgs sont rares et petits, bien que chefs-lieux de communes populeuses, parce que les habitants sont disséminés sur de vastes espaces.

Malgré l’évident bien-être de ce pays, car une ouvrière peut coudre deux douzaines par jour et la douzaine est payée 1 fr., je n’ai pas vu, sans un serrement de cœur, accourir des garçonnets et des fillettes pour offrir des fleurs, gentianes et œillets roses ; malgré la grâce du geste et du bouquet, ce n’en est pas moins de la mendicité L’affluence des touristes, la facilité avec laquelle beaucoup accordent une pièce encouragent ce vice inconnu autrefois dans cette fière province. Les municipalités du Dauphiné devraient y veiller, un tel mal prend vite les proportions d’un fléau ; en Bretagne, par exemple, on a laissé se développer la mendicité enfantine à un degré qui rend les excursions presque odieuses ; on ne peut faire un pas sans être suivi par une nuée d’enfants, dont on ne peut se débarrasser[1]. On n’en est pas encore là en Dauphiné, mais on fera bien d’enrayer le danger.

On traverse des hameaux, d’autres sont en vue, mais ils se font bientôt rares ; le dernier, les Cottaves, domine de haut la route. La forêt commence alors, superbe dans son silence ; la colonnade des sapins, le sous-bois plein d’airelles et de fleurs se prolongent jusqu’aux abords du col. Au-dessus, se dresse l’énorme pyramide de Chamechaude aux puissantes falaises. Ce point culminant (2,087 mètres) du massif de la Grande-Chartreuse est une des plus étranges formations de ce système montagneux aux formes extraordinaires. Brusquement jaillissent, au-dessus d’une immense croupe boisée, les puissantes assises, semblables à quelque forteresse de géant. Jusqu’au col on a ainsi, sur sa tête, la formidable silhouette rocheuse ; elle plane au-dessus de l’étroit espace gazonné d’où les eaux, suivant des pentes opposées, vent, d’un côté, au Rhône, de l’autre, à l’Isère. Le col s’ouvre comme un couloir à l’extrémité. La route, toujours en vue de Chamechaude, puis, pénétrant de nouveau dans la forêt, monte un instant pour gagner le col de Palaquit et descendre rapidement dans le verdoyant bassin du Sappey, rempli de hameaux blancs épars dans les verts pâturages. La crête régulière du mont Eynard, terminée par sa puissante citadelle, ferme, à l’est, la riante vallée. Partout, sur la route, dans les maisons, les actives machines travaillent à la couture des gants.

Le chemin domine maintenant, à une grande hauteur, le ravin où le torrent de Vence coule de cascade en cascade. Cet abîme est de grande allure ; les hautes murailles de rochers, les bois qui se penchent au-dessus de la fissure, le bruit des eaux invisibles, composent un tableau presque tragique ; tout cela disparaît tout à coup : après une courte montée, on atteint le col de Vence et, comme évoqué par une baguette magique, apparaît le plus prestigieux des décors. Les montagnes riveraines du Drac, hautes, sévères, farouches, surgissent, prolongeant jusqu’à la Grande-Moucherolle leur étonnante arête de roches rousses ; au fond, merveilleux dans son isolement, sa hauteur, l’élégance de son fût, se dresse le mont Aiguille. Au-dessous de nous, la large plaine du Graisivaudan, si verte, traversée par l’Isère sinueuse, bordée de villages, s’étend jusqu’à la puissante chaîne de Belledonne, blanche de neige et de glaciers. La verdure profonde des premiers plans fait mieux ressortir encore l’âpreté des rocs et la blancheur des hautes cimes. C’est un éblouissement que cette vue, la plus belle peut-être de toutes les Alpes françaises, c’est-à-dire de la France entière.

La descente vers la plaine de l’Isère commence aussitôt, elle paraîtrait vertigineuse si l’on n’était sans cesse sollicité par la splendeur du paysage. On passe au pied du Saint-Eynard, oh le contourne tout en plongeant, pour ainsi dire, dans la merveilleuse vallée ; le rocher ardu, muraille gigantesque surmontée par les murailles construites par les hommes pour enfermer les canons et la garnison d’une citadelle, semble s’accroître encore, il s’élève peu à peu, comme un château de féerie. Le fort, si hardiment dressé, est à plus de 800 mètres au-dessus de l’Isère.

La route, déroulant ses amples lacets, arrive au-dessous du fort, surplombant une autre défense, le fort de Bourcet. De l’angle aigu fait en ce point par le chemin, on découvre maintenant tout le Graisivaudan, de Grenoble aux confins de la Savoie, tout couvert de champs de blé et de maïs, de vignes et de mûriers, des centaines de villages et de hameaux parsèment la plaine, les coteaux, les terrasses et le flanc des montagnes. Au fond, comme une borne triomphale, le mont Blanc, en ce moment tout rose sous les feux du couchant, se dresse dans sa puissante et sereine majesté.

Le soleil rougit les neiges de Belledonne, étincelle sur les glaciers, met des reflets bleus dans les forêts de sapins, transforme en velours éclatant les prairies et les champs. Les cascades, fils éblouissants descendus des rochers, brillent d’un éclat plus doux.


Mais la nuit arrive, il faut poursuivre la route. La végétation a changé, aux prés pleins de narcisses, aux sapins projetant sur les pentes des ombres mystérieuses, succède une nature plus douce et joyeuse ; des vignobles, des vergers, des jardins pleins de fleurs éclatantes entourent le village de Corenc et le château de Bouquéron, devenu station balnéaire, mais fier encore sur son rocher. C’est maintenant la banlieue aimable d’une grande ville. Dans le fond, Grenoble, largement étalée dans ses remparts, entre les pentes abruptes du mont Rachais et le large lit du Drac encombré de graviers gris. Les murailles des jardins et les maisons masquent souvent l’horizon, on n’a plus, que par de rares échappées, l’admirable vue de la vallée. Voici, entouré de ses vignobles, le gros village de la Tronche, qui est, pour les Grenoblois, ce qu’est le Bas-Meudon pour les Parisiens. En réalité, ce beau faubourg aux maisons peintes, semées dans les jardins, entourées de vignes dont le vin est fameux en Dauphiné, c’est déjà Grenoble. Incessamment, les voitures et les omnibus le relient à la ville. Ses industriels dépendent de celle-ci. La Tronche fait des gants comme sa grande voisine, elle a de vastes ateliers pour la teinture et la préparation des peaux. Sous peu d’années, lorsque les rues projetées à travers l’île Verte auront été percées, une longue avenue reliera le cœur de Grenoble au cœur de la Tronche. La commune suburbaine sera alors officiellement, ce qu’elle est de fait, partie intégrante du chef-lieu.

Voici la rivière, puis le colossal escalier de fortifications qui se dresse jusqu’au fort Rabot et, presque collées contre la montagne, les hautes et grises maisons du quartier Saint-Laurent.

Nous sommes à Grenoble.

  1. Voir 5e série du Voyage en France, p. 189.