Charpentier (p. 136-175).


X

Tolède. ― L’Alcazar. ― La cathédrale. ― Le rite grégorien et le rite mozarabe. ― Notre-Dame de Tolède. ― San Juan de los Reyes. ― La Synagogue. ― Galiana, Karl et Bradamant. ― Le bain de Florinde. ― La grotte d’Hercule. ― L’hôpital du cardinal. ― Les lames de Tolède.


Nous avions épuisé les curiosités de Madrid, nous avions vu le palais, l’Armeria, le Buen-Retiro, le musée et l’académie de peinture, le théâtre del Principe, la plaza de Toros ; nous nous étions promenés sur le Prado depuis la fontaine de Cybèle jusqu’à la fontaine de Neptune, et l’ennui commençait légèrement à nous envahir. Aussi, malgré une température de trente degrés et toutes sortes d’histoire horripilantes sur les factieux et les rateros, nous nous mîmes bravement en route pour Tolède, la ville des belles épées et des dagues romantiques.

Tolède est une des plus anciennes villes non-seulement de l’Espagne, mais de l’univers entier, s’il faut en croire les chroniqueurs. Les plus modérés placent l’époque de sa fondation avant le déluge (pourquoi pas sous les rois préadamites quelques années avant la création du monde ?). Les uns attribuent l’honneur d’avoir posé sa première pierre à Tubal, les autres aux Grecs ; ceux-ci à Telmon et Brutus, consuls romains ; ceux-là aux Juifs, qui entrèrent en Espagne avec Nabuchodonosor, s’appuyant sur l’étymologie de Tolède, qui vient de Toledoth, mot hébreu signifiant générations, parce que les douze tribus avaient contribué à la bâtir et à la peupler.

Quoi qu’il en soit, Tolède est très-certainement une admirable vieille ville, située à une douzaine de lieues de Madrid, des lieues d’Espagne bien entendu, qui sont plus longues qu’un feuilleton de douze colonnes ou qu’un jour sans argent, les deux plus longues choses que nous connaissions. On y va soit en calésine, soit dans une petite diligence qui part deux fois par semaine ; on préfère ce dernier moyen comme plus sûr, car au delà des monts, comme autrefois en France, on fait son testament pour le moindre voyage. Cette terreur des brigands doit être exagérée, car, dans un très-long pèlerinage à travers les provinces réputées les plus dangereuses, nous n’avons jamais rien vu qui pût justifier cette panique. Néanmoins cette crainte ajoute beaucoup au plaisir, elle vous tient en éveil et vous préserve de l’ennui : vous faites une action héroïque, vous déployez une valeur surhumaine ; l’air inquiet et effrayé de ceux qui restent vous rehausse à vos propres yeux. Une course en diligence, la chose la plus vulgaire qui soit au monde, devient une aventure, une expédition ; vous partez, il est vrai, mais vous n’êtes pas sûr d’arriver ou de revenir. C’est quelque chose dans une civilisation si avancée que celle des temps modernes, en cette prosaïque et malencontreuse année 1840.

On sort de Madrid par la porte et le pont de Tolède, tout orné de pots à feu, de volutes, de statues, de chicorées d’un goût médiocre, et cependant d’un assez majestueux effet ; on laisse à droite le village de Caramanchel, où Ruy Blas allait chercher, pour Marie de Neubourg, la petite fleur bleue d’Allemagne (Ruy Blas ne trouverait pas aujourd’hui le moindre vergiss-mein-nicht dans ce hameau de liège, bâti sur un sol de pierre ponce), et l’on s’engage, par un chemin détestable, dans une interminable plaine poussiéreuse, toute couverte de blés et de seigles, dont le jaune pâle ajoute encore à la monotonie du paysage. Quelques croix de mauvais augure qui étirent çà et là leurs bras décharnés, quelques pointes de clochers qui révèlent au loin un bourg inaperçu, quelque lit de ravin desséché, traversé par une arcade de pierre, sont les seuls accidents qui se présentent. De temps à autre, l’on rencontre un paysan sur son mulet, la carabine au côté ; un muchacho chassant devant lui deux ou trois ânes chargés de jarres ou de paille hachée retenue par des cordelettes ; une pauvre femme hâve et brûlée par le soleil, traînant un marmot à l’air farouche, et puis c’est tout.

À mesure que nous avancions, le paysage devenait plus aride et plus désert, et ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction intérieure que nous aperçûmes, sur un pont de pierre sèche, les cinq chasseurs verts à cheval qui devaient nous servir d’escorte, car il faut une escorte pour aller de Madrid à Tolède. Ne dirait-on pas que l’on est en pleine Algérie, et que Madrid est entouré d’une Mitidja peuplée de Bédouins ?

On s’arrête pour déjeuner à Illescas, ville ou bourg, nous ne savons trop lequel, où l’on voit quelques traces d’anciennes constructions moresques, et dont les maisons ont des fenêtres grillées de serrurerie compliquée et surmontées de croix.

Ce déjeuner se compose d’une soupe à l’ail et aux œufs, de l’inévitable tortilla aux tomates, d’amandes grillées et d’oranges, le tout arrosé d’un vin de Val-de-Peñas assez bon, quoique épais à couper au couteau, empoisonnant la poix et couleur de sirop de mûres. La cuisine n’est pas le côté brillant de l’Espagne, et les hôtelleries n’ont pas été sensiblement améliorées depuis don Quichotte ; les peintures d’omelettes emplumées, de merluches coriaces, d’huile rance et de pois chiches pouvant servir de balles pour les fusils, sont encore de la plus exacte vérité ; mais, par exemple, je ne sais pas où l’on trouverait aujourd’hui les belles poulardes et les oies monstrueuses des noces de Gamache.

À partir d’Illescas, le terrain devient plus accidenté, et il résulte de là une route encore plus abominable ; ce ne sont que fondrières et casse-cou. Cela n’empêche pas que l’on n’aille grand train ; les postillons espagnols sont comme les cochers morlaques, ils se soucient assez peu de ce qui se passe derrière eux, et pourvu qu’ils arrivent, ne fût-ce qu’avec le timon et les petites roues de devant, ils sont satisfaits. Cependant, nous parvînmes à notre destination sans encombre, au milieu du nuage de poudre soulevé par nos mules et les chevaux des chasseurs, et nous fîmes notre entrée dans Tolède, haletants de curiosité et de soif, par une magnifique porte arabe, à l’arc élégamment évasé, aux piliers de granit surmontés de boules, et chamarrés de versets de l’Alcoran. Cette porte s’appelle la puerta del Sol ; elle est rousse, cuite et confite de ton, comme une orange de Portugal, et se profile admirablement sur la limpidité d’un ciel de lapis-lazuli. Dans nos climats brumeux, l’on ne peut réellement pas se faire une idée de cette violence de couleur et de cette âpreté de contour, et les peintures qu’on en rapportera sembleront toujours exagérées.

Après avoir passé la puerta del Sol, l’on se trouve sur une espèce de terrasse d’où l’on jouit d’une vue fort étendue ; l’on découvre la Vega pommelée et zébrée d’arbres et de cultures qui doivent leur fraîcheur au système d’irrigation introduit par les Mores. Le Tage, traversé par le pont Saint-Martin et le pont d’Alcantara, roule avec rapidité ses flots jaunâtres, et entoure presque entièrement la ville dans un de ses replis. Au bas de la terrasse papillotent aux yeux les toits bruns et luisants des maisons, et les clochers des couvents et des églises, à carreaux de faïence verte et blanche disposés en damiers ; au delà, l’on aperçoit les collines rouges et les escarpements décharnés qui forment l’horizon de Tolède. Cette vue a cela de particulier, qu’elle est entièrement privée d’air ambiant et de ce brouillard qui, chez nous, baigne toujours les larges perspectives ; la transparence de l’atmosphère laisse toute leur netteté aux lignes, et permet de discerner le moindre détail à des distances considérables.

Nos malles visitées, nous n’eûmes rien de plus pressé que de chercher une fonda ou un parador quelconque, car les œufs d’Illescas étaient déjà bien loin. On nous conduisit, par des ruelles si resserrées que deux ânes chargés n’y eussent point passé de front, à la fonda del Caballero, un des plus confortables endroits de la ville. Là, réunissant le peu d’espagnol que nous savions, et nous aidant d’une pantomime pathétique, nous parvînmes à faire comprendre à l’hôtesse, douce et charmante femme, de l’air le plus intéressant et le plus distingué, que nous mourions de faim, chose qui paraît toujours étonner beaucoup les naturels du pays, qui vivent d’air et de soleil, à la mode économique des caméléons.

Toute la marmitonnerie se mit en l’air, l’on approcha du feu les innombrables petits pots où se distillent et se subliment les ragoûts épicés de la cuisine espagnole, et l’on nous promit un dîner au bout d’une heure. Nous profitâmes de cette heure pour examiner la fonda plus en détail.

C’était un beau bâtiment, quelque ancien hôtel sans doute, avec une cour intérieure dallée de marbres de couleur formant mosaïque, ornée de puits de marbre blanc et d’auges revêtues de carreaux de faïence pour laver les verres et les jattes.

Cette cour se nomme patio ; elle est habituellement entourée de colonnes et d’arcades, avec un jet d’eau dans le milieu. Un tendido de toile, qu’on replie le soir afin de laisser pénétrer la fraîcheur nocturne, sert de plafond à cette espèce de salon retourné. Tout autour circule, à la hauteur du premier étage, un balcon de fer élégamment travaillé, sur lequel s’ouvrent les fenêtres et les portes des appartements, où l’on n’entre que pour s’habiller, dîner ou faire la sieste. Le reste du temps, l’on se tient dans cette cour-salon, où l’on descend les tableaux, les chaises, les canapés, le piano, et que l’on enjolive de pots de fleurs et de caisses d’orangers.

Notre inspection était à peine achevée, que la Celestina (fille d’auberge fantasque et bizarre) vint nous dire, tout en fredonnant sa chanson, que nous étions servis. Le dîner était assez passable : côtelettes, œufs aux tomates, poulets frits à l’huile, truites du Tage, avec une bouteille de Peralta, vin chaud et liquoreux, parfumé d’un certain petit goût muscat qui n’est pas désagréable.

Notre repas achevé, nous nous répandîmes à travers la ville, précédés d’un guide, barbier de son état, et promeneur de touristes à ses moments perdus.

Les rues de Tolède sont extrêmement étroites ; l’on pourrait se donner la main d’une fenêtre à l’autre, et rien ne serait plus facile que d’enjamber les balcons, si de fort belles grilles et de charmants barreaux de cette riche serrurerie dont on est si prodigue par delà les monts, n’y mettaient bon ordre et n’empêchaient les familiarités aériennes. Ce peu de largeur ferait jeter les hauts cris à tous les partisans de la civilisation, qui ne rêvent que places immenses, vastes squares, rues démesurées et autres embellissements plus ou moins progressifs ; pourtant, rien n’est plus raisonnable que des rues étroites sous un climat torride, et les architectes qui ont fait de si larges trouées dans le massif d’Alger s’en apercevront bientôt. Au fond de ces minces coupures faites à propos aux pâtés et aux îles de maisons, l’on jouit d’une ombre et d’une fraîcheur délicieuses, l’on circule à couvert dans les ramifications et les porosités de ce polypier humain que l’on appelle une ville ; les cuillerées de plomb fondu que Phébus-Apollon verse du haut du ciel aux heures de midi ne vous atteignent jamais ; les saillies des toits vous servent de parasol.

Si, par malheur, vous êtes obligés de passer par quelque plazuela ou calle ancha exposée aux rayons caniculaires, vous appréciez bien vite la sagesse des aïeux, qui ne sacrifiaient pas tout à je ne sais quelle régularité stupide ; les dalles sont comme ces plaques de tôle rouge sur lesquelles les bateleurs font danser la cracovienne aux oies et aux dindons ; les malheureux chiens, qui n’ont ni souliers ni alpargatas, les traversent au galop et en poussant des hurlements plaintifs. Si vous soulevez le marteau d’une porte, vous vous brûlez les doigts ; vous sentez votre cervelle bouillir dans votre crâne comme une marmite sur le feu ; votre nez se cardinalise, vos mains se gantent de hâle, vous vous évaporez en sueur. Voilà à quoi servent les grandes places et les rues larges. Tous ceux qui auront passé entre midi et deux heures dans la rue d’Alcala à Madrid seront de mon avis. En outre, pour avoir des rues spacieuses, l’on rétrécit les maisons, et le contraire me paraît plus raisonnable. Il est bien entendu que cette observation ne s’applique qu’aux pays chauds, où il ne pleut jamais, où la boue est chimérique et où les voitures sont extrêmement rares. Des rues étroites dans nos climats pluvieux seraient d’abominables sentines. En Espagne, les femmes sortent à pied, en souliers de satin noir, et font ainsi de longues courses ; en quoi je les admire, et surtout à Tolède, où le pavé est composé de petits cailloux polis, luisants, aigus, qui semblent avoir été placés avec soin du côté le plus tranchant ; mais leurs petits pieds cambrés et nerveux sont durs comme des sabots de gazelle, et elles courent le plus gaiement du monde sur ce pavé taillé en pointe de diamant, qui fait crier d’angoisse le voyageur accoutumé aux mollesses de l’asphalte Seyssel et aux élasticités du bitume Polonceau.

Les maisons de Tolède présentent un aspect imposant et sévère ; elles ont peu de fenêtres sur la façade, et ces fenêtres sont habituellement grillées. Les portes, ornées de piliers de granit bleuâtre, surmontées de boules, décoration qui se reproduit fréquemment, ont un air de solidité et d’épaisseur auquel ajoutent encore des constellations de clous énormes. Cela tient à la fois du couvent, de la prison, de la forteresse, et aussi un peu du harem, car les Mores ont passé par là. Quelques-unes de ces maisons, par un contraste assez bizarre, sont enluminées et peintes extérieurement, soit à fresque, soit en détrempe, de faux bas-reliefs, de grisailles, de fleurs, de rocailles et de guirlandes, avec des cassolettes, des médaillons, des amours et tout le fatras mythologique du dernier siècle. Ces maisons trumeau et pompadour produisent l’effet le plus étrange et le plus bouffon parmi leurs sœurs renfrognées d’origine féodale ou moresque.

L’on nous conduisit à travers un inextricable réseau de petites ruelles, où mon compagnon et moi nous marchions l’un derrière l’autre, comme les oies de la ballade, faute d’espace pour nous donner le bras, à l’Alcazar, situé en manière d’acropole sur le haut point de la ville, et nous y entrâmes après quelques pourparlers, car le premier mouvement des gens à qui l’on s’adresse est toujours de refuser, quelle que soit la demande. « Revenez ce soir ou demain, le gardien fait la sieste, les clefs sont égarées, il faut une permission du gouverneur » : telles sont les réponses que l’on obtient d’abord ; mais, en exhibant la sacro-sainte piécette, ou le rayonnant duro en cas d’extrêmes difficultés, on finit toujours bien par forcer la consigne.

Cet Alcazar, bâti sur les ruines de l’ancien palais more, est aujourd’hui tout en ruine lui-même ; on dirait un des merveilleux rêves d’architecture que Piranèse poursuivait dans ses magnifiques eaux-fortes ; il est de Covarrubias, artiste peu connu, bien supérieur à ce lourd et pesant Herrera, dont la renommée est de beaucoup surfaite.

La façade, ornée et fleurie des plus pures arabesques de la renaissance, est un chef-d’œuvre d’élégance et de noblesse. L’ardent soleil d’Espagne, qui rougit le marbre et donne à la pierre des tons de safran, l’a revêtue d’une robe de couleurs riches et vigoureuses, bien différentes de la lèpre noire dont les siècles encroûtent nos vieux édifices. Selon l’expression d’un grand poète, le Temps a passé son pouce intelligent sur les arêtes du marbre, sur les contours trop rigides et donné à cette sculpture déjà si souple et si moelleuse le suprême poli et le dernier achèvement. Je me souviens surtout d’un grand escalier d’une élégance féerique, avec des colonnes, des rampes et des marches de marbre déjà à moitié rompues, conduisant à une porte qui donne sur un abîme, car cette partie de l’édifice est écroulée. Cet admirable escalier, qu’un roi pourrait habiter, et qui n’aboutit à rien, a quelque chose de prestigieux et de singulier.

L’Alcazar est bâti sur une grande esplanade entourée de remparts crénelés à la mode orientale, du haut desquels on découvre une vue immense, un panorama vraiment magique : ici, la cathédrale enfonce au cœur du ciel sa flèche démesurée ; plus loin brille, dans un rayon du soleil, l’église de San Juan de los Reyes ; le pont d’Alcantara, avec sa porte en forme de tour, enjambe le Tage de ses arches hardies ; l’Artificio de Juanello encombre le fleuve de ses superpositions d’arcades de briques rouges qu’on prendrait pour des débris de constructions romaines, et les tours massives du Castillo de Cervantès (ce Cervantès n’a rien de commun avec l’auteur de Don Quichotte), perchées sur les roches rugueuses et difformes qui bordent le fleuve, ajoutent une dentelure de plus à l’horizon déjà si profondément découpé par les crêtes vertébrées des montagnes.

Un admirable coucher de soleil complétait le tableau : le ciel, par des dégradations insensibles, passait du rouge le plus vif à l’orange, puis au citron pâle, pour arriver à un bleu bizarre, couleur de turquoise verdie, qui se fondait lui-même à l’occident dans les teintes lilas de la nuit, dont l’ombre refroidissait déjà tout ce côté.

Accoudé à l’embrasure d’un créneau et regardant à vol d’hirondelle cette ville où je ne connaissais personne, où mon nom était parfaitement inconnu, j’étais tombé dans une méditation profonde. Devant tous ces objets, toutes ces formes, que je voyais et que je ne devais probablement plus revoir, il me prenait des doutes sur ma propre identité, je me sentais si absent de moi-même, transporté si loin de ma sphère, que tout cela me paraissait une hallucination, un rêve étrange dont j’allais me réveiller en sursaut au son aigre et chevrotant de quelque musique de vaudeville sur le rebord d’une loge de théâtre. Par un de ces sauts d’idées si fréquents dans la rêverie, je pensai à ce que pouvaient faire mes amis à cette heure ; je me demandai s’ils s’apercevaient de mon absence, et si, par hasard, en ce moment même où j’étais penché sur ce créneau dans l’Alcazar de Tolède, mon nom voltigeait à Paris sur quelque bouche aimée et fidèle. Apparemment, la réponse intérieure ne fut pas affirmative ; car, malgré la magnificence du spectacle, je me sentis l’âme envahie par une tristesse incommensurable, et pourtant, j’accomplissais le rêve de toute ma vie, je touchais du doigt un de mes désirs les plus ardemment caressés : j’avais assez parlé, en mes belles et verdoyantes années de romantisme, de ma bonne lame de Tolède pour être curieux de voir l’endroit où l’on en fabriquait.

Il ne fallut rien moins, pour me tirer de ma méditation philosophique, que la proposition que me fit mon camarade de nous aller baigner dans le Tage. Se baigner est une particularité assez rare dans un pays où, l’été, l’on arrose le lit des rivières avec l’eau des puits, pour ne point en négliger l’occasion. Sur l’affirmation du guide que le Tage était un fleuve sérieux et pourvu d’assez d’humidité pour y tirer sa coupe, nous descendîmes en toute hâte de l’Alcazar, afin de profiter d’un reste de jour, et nous nous dirigeâmes du côté du fleuve. Après avoir traversé la place de la Constitución, bordée de maisons dont les fenêtres, garnies de grands stores de sparterie roulés ou relevés à demi par les saillies des balcons, ont un faux air vénitien et moyen âge des plus pittoresques, nous passâmes sous une belle porte arabe au cintre de briques, et nous arrivâmes par un chemin en zigzag très-roide et très-abrupt, serpentant le long des rochers et des murailles qui servent de ceinture à Tolède, au pont d’Alcantara, près duquel se trouvait une place favorable pour le bain.

Pendant le trajet, la nuit, qui succède si rapidement au jour dans les climats du Midi, était tombée tout à fait, ce qui ne nous empêcha pas d’entrer à tâtons dans cet estimable fleuve, rendu célèbre par la romance langoureuse de la reine Hortense et par le sable d’or qu’il roule dans ses eaux cristallines, disent les poëtes, les domestiques de place et les guides du voyageur.

Le bain achevé, nous remontâmes en toute hâte pour arriver avant la fermeture des portes. Nous savourâmes un verre d’orchata de Chufas et de lait glacé d’un goût et d’un parfum exquis, et nous nous fîmes reconduire à notre fonda.

Notre chambre, comme toutes les chambres espagnoles, était crépie à la chaux et revêtue de ces tableaux encroûtés et jaunis, de ces barbouillages mystiques peints comme des enseignes à bière, qu’on rencontre si fréquemment dans la Péninsule, le pays du monde où il y a le plus de mauvais tableaux ; cela soit dit sans faire tort aux bons.

Nous nous dépêchâmes de dormir le plus vite et le plus fort possible, pour nous réveiller le matin de bonne heure et aller visiter la cathédrale avant le commencement des offices.

La cathédrale de Tolède passe, et avec raison, pour une des plus belles et surtout des plus riches d’Espagne. Son origine se perd dans la nuit des temps, et, s’il faut en croire les auteurs indigènes, elle remonterait jusqu’à l’apôtre Santiago, premier évêque de Tolède, qui en aurait désigné la place à son disciple et successeur Elpidius, ermite du mont Carmel. Elpidius éleva à l’endroit marqué une église qu’il mit sous l’invocation et le titre de sainte Marie, pendant que cette dame divine vivait encore en Jérusalem. « Notable félicité ! blason illustre des Tolédans ! le plus excellent trophée de leurs gloires ! » s’écrie dans une effusion lyrique l’auteur dont nous extrayons ces détails.

La sainte Vierge ne fut pas ingrate, et, suivant la même légende, descendit en corps et âme visiter l’église de Tolède, et apporta de ses propres mains au bienheureux saint Ildefonse une belle chasuble en toile du ciel. « Voyez comme sait payer cette reine ! » s’écrie encore notre auteur. La chasuble existe, et l’on voit enchâssée dans le mur la pierre où se posa la plante divine, dont elle garde encore l’empreinte. Une inscription ainsi conçue atteste le miracle :

 
QUANDO LA REINA DEL CIELO
PUSO LOS PIES EN EL SUELO
EN ESTA PIEDRA LOS PUSO.


La légende raconte en outre que la sainte Vierge fut si contente de sa statue, la trouva si bien faite, si bien proportionnée et si ressemblante, qu’elle l’embrassa et lui communiqua le don des miracles. Si la reine des anges descendait aujourd’hui dans nos églises, je doute qu’elle fût tentée d’embrasser son image.

Plus de deux cents auteurs des plus graves et des plus honorables racontent cette histoire aussi prouvée pour le moins que la mort de Henri IV ; quant à moi, je n’éprouve aucune difficulté de croire à ce miracle, et j’admets parfaitement cette histoire au rang des choses authentiques. L’église subsista telle quelle jusqu’à saint Eugène, sixième évêque de Tolède, qui l’agrandit et l’embellit autant que le lui permirent ses moyens, sous le titre de Notre-Dame de l’Assomption, qu’elle conserve encore aujourd’hui ; mais en l’an 302, époque de la cruelle persécution que firent souffrir aux chrétiens les empereurs Dioclétien et Maximin, le préfet Dacien ordonna de démolir et de raser le temple, de sorte que les fidèles ne surent plus où demander et obtenir le pain de grâce. À trois ans de là, Constance, père du grand Constantin, étant monté sur le trône, la persécution cessa, les prélats revinrent à leur siège, et l’archevêque Mélancius commença à relever l’église, toujours à la même place. Peu de temps après, environ vers l’an 312, l’empereur Constantin, s’étant converti à la foi, ordonna, entre autres œuvres héroïques où le poussa son zèle chrétien, de réparer et de bâtir à ses frais, le plus somptueusement possible, l’église basilique de Notre-Dame de l’Assomption de Tolède que Dacien avait fait détruire.

Tolède avait alors pour archevêque Marinus, homme docte, lettré, jouissant de la familiarité de l’empereur ; cette circonstance lui laissa toute liberté d’agir, et il n’épargna rien pour bâtir un temple remarquable, de grande et somptueuse architecture : ce fut celui qui dura tout le temps des Goths, celui que visita la Vierge, celui qui fut mosquée pendant la conquête d’Espagne, celui qui, lorsque Tolède fut reprise par le roi don Alonzo VI, redevint église, et dont le plan fut emporté à Oviedo par l’ordre du roi don Alonzo le Chaste, afin de bâtir, conformément à ce tracé, l’église de San-Salvador de cette ville, en l’an 803. « Ceux qui seraient curieux de savoir la forme, la grandeur et la majesté qu’avait la cathédrale de Tolède en ce temps-là, lorsque la reine des anges descendit la visiter, n’auront qu’à aller voir celle d’Oviedo, et ils seront satisfaits », ajoute notre auteur. Pour notre part, nous regrettons beaucoup de n’avoir pu nous donner ce plaisir.

Enfin, sous le règne heureux de saint Ferdinand, don Rodrigue étant archevêque de Tolède, l’église prit cette forme admirable et magnifique qu’on lui voit aujourd’hui, et qui est, dit-on, celle du temple de Diane à Éphèse. Ô naïf chroniqueur ! permettez-moi de n’en rien croire : le temple d’Éphèse ne valait pas la cathédrale de Tolède ! L’archevêque Rodrigue, assisté du roi et de toute la cour, ayant dit une messe pontificale, en posa la première pierre un samedi, l’an 1227 ; l’œuvre se poursuivit avec beaucoup de chaleur jusqu’à ce qu’on y eût mis la dernière main et qu’on l’eût portée au plus haut degré de perfection où puisse atteindre l’art humain.

Qu’on nous pardonne cette petite digression historique, nous ne sommes pas coutumier du fait, et nous allons revenir bien vite à notre humble mission de touriste descripteur et de daguerréotype littéraire.

L’extérieur de la cathédrale de Tolède est beaucoup moins riche que celui de la cathédrale de Burgos : point d’efflorescence d’ornements, point d’arabesques, point de collerettes de statues épanouies autour des portails ; de solides contre-forts, des angles nets et francs, une épaisse cuirasse de pierre de taille, un clocher d’un aspect robuste, qui n’a rien des délicatesses de l’orfèvrerie gothique, tout cela revêtu d’une teinte rousse, d’une couleur de rôtie grillée, d’un épiderme hâlé comme celui d’un pèlerin de Palestine ; en revanche, l’intérieur est fouillé et sculpté comme une grotte à stalactites.

La porte par laquelle nous entrâmes est de bronze et porte l’inscription suivante : Antonio Zurreno del arte de oro y plata, faciebat esta media puerta. L’impression qu’on éprouve est des plus vives et des plus grandioses ; cinq nefs partagent l’église : celle du milieu est d’une hauteur démesurée, les autres semblent à côté d’elle incliner la tête et s’agenouiller en signe d’adoration et de respect ; quatre-vingt-huit piliers, gros comme des tours et composés chacun de seize colonnes fuselées et reliées entre elles, soutiennent la masse énorme de l’édifice ; une nef transversale coupe la grande nef entre le chœur et le maître-autel, et forme ainsi les bras de la croix. Toute cette architecture, mérite bien rare dans les cathédrales gothiques ordinairement bâties à plusieurs reprises, est du style le plus homogène et le plus complet ; le plan primitif a été exécuté d’un bout à l’autre, à part quelques dispositions de chapelles qui ne contrarient en rien l’harmonie de l’aspect général. Des vitraux où l’émeraude, le saphir et le rubis étincellent, enchâssés dans des nervures de pierres ouvrées comme des bagues, tamisent un jour doux et mystérieux qui porte à l’extase religieuse, et, quand le soleil est trop vif, des stores de sparterie qu’on abat sur les fenêtres entretiennent cette demi-obscurité pleine de fraîcheur, qui fait des églises d’Espagne des lieux si favorables au recueillement et à la prière.

Le maître-autel ou retablo pourrait passer à lui seul pour une église ; c’est un énorme entassement de colonnettes, de niches, de statues, de rinceaux et d’arabesques, dont la description la plus minutieuse ne donnerait qu’une bien faible idée ; toute cette architecture, qui monte jusqu’à la voûte et qui fait le tour du sanctuaire, est peinte et dorée avec une richesse inimaginable. Les tons fauves et chauds de l’antique dorure font ressortir splendidement les filets et les paillettes de lumière accrochés au passage par les nervures et les saillies des ornements, et produisent des effets admirables de la plus grande opulence pittoresque. Les peintures sur fond d’or qui garnissent les panneaux de cet autel valent, pour la richesse de la couleur, les plus éclatantes toiles vénitiennes ; cette union de la couleur avec les formes sévères et presque hiératiques de l’art au moyen âge, ne se rencontre que bien rarement ; l’on pourrait prendre quelques-unes de ces peintures pour des Giorgione de la première manière.

En face du grand autel est placé le chœur ou silleria, suivant l’usage espagnol ; il est composé de trois rangs de stalles en bois sculpté, fouillé, découpé d’une manière merveilleuse, avec des bas-reliefs historiques, allégoriques et sacrés. L’art gothique, sur les confins de la renaissance, n’a rien produit de plus pur, de plus parfait, ni de mieux dessiné. On attribue cette œuvre effrayante de détails aux patients ciseaux de Philippe de Bourgogne et de Berruguète. La stalle de l’archevêque, plus élevée que les autres, est disposée en forme de trône et marque le milieu du chœur ; des colonnes de jaspe, d’un ton brun et luisant, couronnent cette prodigieuse menuiserie, et sur l’entablement s’élèvent des figures d’albâtre, aussi de Philippe de Bourgogne et de Berruguète, mais dans une manière plus souple et plus libre, d’une élégance et d’un effet admirables. D’énormes pupitres de bronze couverts de missels gigantesques, de grands tapis de sparterie, et deux orgues de dimension colossale, posés en regard, l’un à droite, l’autre à gauche, complètent la décoration.

Derrière le retablo se trouve la chapelle où sont enterrés don Alvar de Luna et sa femme dans deux magnifiques tombeaux d’albâtre juxtaposés ; les murs de cette chapelle sont historiés des armes du connétable, et des coquilles de l’ordre de Santiago, dont il était grand maître. Tout près de là, à la voûte de cette portion de la nef qu’on appelle ici le trascoro, l’on remarque une pierre avec une inscription funèbre : c’est celle d’un noble Tolédan, dont l’orgueil se révoltait à l’idée que sa tombe serait foulée aux pieds par des gens de peu et d’extraction suspecte : « Je ne veux pas que des manants me passent sur le ventre », avait-il dit à son lit de mort ; et comme il laissait de grands biens à l’église, on satisfit cet étrange caprice en logeant son corps dans la maçonnerie de la voûte où personne assurément ne lui marchera dessus.

Nous n’essaierons pas de décrire les chapelles les unes après les autres, il faudrait un volume pour cela : nous nous contenterons de mentionner le tombeau d’un cardinal, exécuté dans le goût arabe avec une délicatesse inimaginable ; nous ne pouvons mieux le comparer qu’à de la guipure sur une grande échelle, et nous arriverons sans plus tarder à la chapelle mozarabe ou musarabe, les deux se disent, une des plus curieuses de la cathédrale. Avant de la décrire, expliquons ce que veulent dire ces mots : chapelle mozarabe.

Au temps de l’invasion des Mores, les habitants de Tolède furent forcés de se rendre après un siège de deux ans ; ils tâchèrent d’obtenir la capitulation la plus favorable, et au nombre des articles convenus était celui-ci : à savoir que l’on garderait six églises pour les chrétiens qui désireraient vivre avec les barbares. Ces églises furent celles de Saint-Marc, de Saint-Luc, de Saint-Sébastien, de Saint-Torcato, de Sainte-Olalla et de Sainte-Juste. Par ce moyen, la foi se conserva dans la ville pendant les quatre cents ans qu’y dura la domination des Mores, et pour cette raison les fidèles Tolédans furent appelés Mozarabes, c’est-à-dire mêlés aux Arabes. Sous le règne d’Alonzo VI, lorsque Tolède retourna au pouvoir des chrétiens, Richard, légat du pape, voulut faire abandonner l’office mozarabe pour le rite grégorien, soutenu en cela par le roi et la reine doña Constanza, qui préféraient le rite de Rome. Tout le clergé s’insurgea et poussa les hauts cris ; les fidèles se montrèrent fort indignés, et peu s’en fallut qu’il n’y eût mutinerie et soulèvement du populaire. Le roi, effrayé de la tournure que prenaient les choses, et craignant que l’on n’en vînt aux dernières extrémités, calma les esprits comme il put, et proposa aux Tolédans ce mezzo termine singulier et tout à fait dans l’esprit du temps, qui fut accepté avec enthousiasme de part et d’autre : les partisans du rite grégorien et du rite mozarabe devaient choisir deux champions et les faire combattre, afin que Dieu décidât dans quel idiome et dans quel rite il aimait mieux être loué. En effet, si le jugement de Dieu a été acceptable, c’est assurément en matière de liturgie.

Le champion des Mozarabes se nommait don Ruiz de La Matanza ; l’on prit jour. La Vega fut choisie pour lieu du combat. La victoire resta quelque temps incertaine ; mais à la fin, don Ruiz eut l’avantage et sortit vainqueur de la lice, aux cris d’allégresse des Tolédans, qui, pleurant de joie et jetant leurs bonnets en l’air, s’en furent aux églises s’agenouiller et rendre grâces à Dieu. Le roi, la reine et la cour furent très contrariés de ce triomphe. S’avisant un peu tard que c’était une chose impie, téméraire et cruelle, de faire résoudre une question théologique par un combat sanglant, ils prétendirent qu’on ne devait s’en rapporter qu’à un miracle et proposèrent une nouvelle épreuve, que les Tolédans, confiants dans l’excellence de leur rituel, voulurent bien accepter. L’épreuve consistait, après un jeûne général et des prières dans toutes les églises, à mettre sur un bûcher allumé un exemplaire de l’office romain et un autre de l’office tolédan ; celui qui resterait dans la flamme sans se brûler serait réputé le meilleur et le plus agréable à Dieu.

La chose fut exécutée de point en point. On dressa un bûcher de bois sec et bien flambant sur la place Zocodover, qui, depuis qu’elle est place, ne vit jamais une telle affluence de spectateurs ; l’on jeta les deux bréviaires dans le feu, chaque parti levant les yeux et les bras au ciel, et priant Dieu pour la liturgie dans laquelle il préférait le servir. Le rituel romain fut rejeté, les feuilles éparses, par la violence du feu, et sortit de l’épreuve intact, mais un peu roussi. Le tolédan resta majestueusement au milieu de la flamme, à l’endroit où il était tombé, sans bouger et sans ressentir aucun dommage. Quelques Mozarabes enthousiastes prétendent même que le missel romain fut entièrement consumé. Le roi, la reine et le légat Richard furent médiocrement satisfaits, mais il n’y avait pas moyen de revenir là-dessus. Le rite mozarabe fut donc conservé et suivi avec ardeur pendant de longues années par les Mozarabes, leurs fils et leurs petits-fils ; mais à la fin, l’intelligence du texte se perdit, et il ne se trouva plus personne en état de dire ou d’entendre l’office, objet de si vives contestations. Don Francisco Ximenès, archevêque de Tolède, ne voulant pas laisser tomber en désuétude un usage si mémorable, fonda une chapelle mozarabe dans la cathédrale, fit traduire et imprimer en lettres vulgaires les rituels qui étaient en caractères gothiques, et institua des prêtres spécialement chargés de dire cet office.

La chapelle mozarabe, qui subsiste encore aujourd’hui, est ornée de fresques gothiques du plus haut intérêt : elles ont pour sujet des combats entre les Tolédans et les Mores ; la conservation en est parfaite, les couleurs sont vives, comme si la peinture était achevée de la veille, l’archéologue y trouverait mille renseignements curieux d’armes, de costumes, d’équipement et d’architecture, car la fresque principale représente une vue de l’ancienne Tolède, qui a dû être d’une grande exactitude. Dans les fresques latérales sont peints avec beaucoup de détails les vaisseaux qui apportèrent les Arabes en Espagne ; un homme du métier pourrait en tirer d’utiles renseignements pour l’histoire si embrouillée de la marine au moyen âge. Le blason de Tolède, cinq étoiles de sable sur champ d’argent, est répété en plusieurs endroits de cette chapelle à voûte surbaissée, fermée à la mode espagnole par une grille d’un beau travail.

La chapelle de la Vierge, entièrement revêtue de porphyre, de jaspe, de brèches jaunes et violettes d’un poli admirable, est d’une richesse qui dépasse les splendeurs des Mille et une Nuits ; on y conserve beaucoup de reliques, entre autres une châsse donnée par saint Louis, et qui renferme un morceau de la vraie croix.

Pour reprendre haleine, nous allons, s’il vous plaît, faire un tour dans le cloître, qui encadre d’arcades élégantes et sévères de belles masses de verdure auxquelles l’ombre de l’église conserve de la fraîcheur, malgré l’ardeur dévorante de la saison ; tous les murs de ce cloître sont couverts d’immenses fresques, dans le goût de Vanloo, d’un peintre nommé Bayeu. Ces compositions, d’un arrangement facile et d’un coloris agréable, ne sont pas en rapport avec le style du monument, et doivent sans doute remplacer d’anciennes peintures dégradées par les siècles ou trouvées trop gothiques par les gens de bon goût de ce temps-là. Un cloître est fort bien situé auprès d’une église ; il ménage heureusement la transition de la tranquillité du sanctuaire à l’agitation de la cité. On peut aller s’y promener, rêver, réfléchir, sans toutefois être astreint à suivre les prières et les cérémonies du culte ; les catholiques entrent dans le temple, les chrétiens restent plus souvent dans le cloître. Cette disposition d’esprit a été comprise par le catholicisme, si habile psychologue. Dans les pays religieux, la cathédrale est l’endroit le plus orné, le plus riche, le plus doré, le plus fleuri ; c’est là que l’ombre est la plus fraîche et la paix la plus profonde ; la musique y est meilleure qu’au théâtre, et la pompe du spectacle n’a pas de rivale. C’est le point central, le lieu attrayant, comme l’Opéra à Paris. Nous n’avons pas l’idée, nous autres catholiques du Nord, avec nos temples voltairiens, du luxe, de l’élégance, du confortable des églises espagnoles ; ces églises sont meublées, vivantes, et n’ont pas l’aspect glacialement désert des nôtres : les fidèles peuvent y habiter familièrement avec leur Dieu.

Les sacristies et les salles capitulaires de la cathédrale de Tolède sont d’une magnificence plus que royale ; rien n’est plus noble et plus pittoresque que ces vastes salles décorées avec ce luxe solide et sévère dont l’Église a seule le secret. Ce ne sont que menuiseries sculptées de noyer ou de chêne noir, portières de tapisserie ou de damas des Indes, rideaux de brocatelle à plis larges et puissants, tentures historiées, tapis de Perse, peintures à fresque. Nous n’essaierons pas de les décrire les unes après les autres ; nous parlerons seulement d’une pièce ornée d’admirables fresques représentant des sujets religieux dans le style allemand, dont les Espagnols ont fait de si heureuses imitations, et qu’on attribue au neveu de Berruguète, si ce n’est à Berruguète lui-même, car ces prodigieux génies parcouraient à la fois la triple carrière de l’art. Nous citerons aussi un immense plafond de Luc Jordan, où fourmille tout un monde d’anges et d’allégories dans les attitudes les plus strapassées du raccourci, et qui présente un singulier effet d’optique. Du milieu de la voûte jaillit un rayon de lumière qui, bien que peint sur une surface plane, semble tomber perpendiculairement sur votre tête, de quelque côté qu’on le regarde.

C’est là que l’on garde le trésor, c’est-à-dire les belles chapes de brocart, de toile d’or frisée, de damas d’argent ; les merveilleuses guipures, les châsses de vermeil, les ostensoirs de diamants, les gigantesques chandeliers d’argent, les bannières brodées, tout le matériel et les accessoires de la représentation de ce sublime drame catholique qu’on appelle la messe.

Dans les armoires d’une de ces salles est contenue la garde-robe de la sainte Vierge, car de froides statues de marbre ou d’albâtre ne suffisent pas à la piété passionnée des Méridionaux ; dans leur emportement dévot, ils entassent sur l’objet de leur culte des ornements d’une richesse extravagante ; rien n’est assez beau, assez brillant, assez ruineux ; sous ce ruissellement de pierreries, la forme et le fond disparaissent : ils s’en inquiètent peu. La grande affaire, c’est qu’il soit matériellement impossible de suspendre une perle de plus aux oreilles de marbre de l’idole, d’enchâsser un plus gros diamant dans l’or de sa couronne, et de tracer un autre ramage de pierreries sur le brocart de sa robe.

Jamais reine antique, pas même Cléopâtre, qui buvait des perles, jamais impératrice du Bas-Empire, jamais duchesse du moyen âge, jamais courtisane vénitienne du temps de Titien n’eut un écrin plus étincelant, un trousseau plus riche que la Notre-Dame de Tolède. L’on nous fit voir quelques-unes de ses robes : l’une d’elles est entièrement recouverte, de manière à ne pas laisser soupçonner le fond, de ramages et d’arabesques de perles fines parmi lesquelles il y en a d’une grosseur et d’un prix inestimables, entre autres plusieurs rangs de perles noires d’une rareté inouïe ; des soleils et des étoiles de pierreries constellent cette robe prodigieuse dont l’œil a peine à soutenir l’éclat, et qui vaut plusieurs millions de francs.

Nous terminâmes notre visite par une ascension au clocher, au sommet duquel on arrive par des superpositions d’échelles assez roides et d’un aspect peu rassurant. À mi-chemin à peu près on rencontre, dans une espèce de magasin que l’on traverse, une série de mannequins gigantesques, coloriés et vêtus à la mode du siècle dernier, qui servent à nous ne savons plus quelle procession dans le genre de celle de la tarasque.

La vue magnifique que l’on découvre du haut de la flèche est un large dédommagement de la fatigue de l’ascension. Toute la ville se dessine devant vous avec la netteté et la précision des plans sculptés en liège, de M. Pelet, que l’on admirait à la dernière exposition de l’industrie. Cette comparaison semblera sans doute fort prosaïque et peu pittoresque, mais en vérité je n’en saurais trouver une meilleure ni plus juste. Ces roches bossues et tourmentées de granit bleu, qui encaissent le Tage et cerclent un côté de l’horizon de Tolède, ajoutent encore à la singularité de ce paysage, inondé et criblé d’une lumière crue, impitoyable, aveuglante, que nul reflet ne vient tempérer et qu’augmente encore la réverbération d’un ciel sans nuage et sans vapeur, devenu blanc à force d’ardeur, comme du fer dans la fournaise.

Il faisait une chaleur atroce, une chaleur de four à plâtre, et il fallait réellement une curiosité enragée pour ne pas renoncer à toute exploration de monuments par cette température sénégambienne ; mais nous avions encore toute l’ardeur féroce de touristes parisiens enthousiastes de couleur locale ! Rien ne nous rebutait ; nous ne nous arrêtions que pour boire, car nous étions plus altérés que du sable d’Afrique, et nous absorbions l’eau comme des éponges sèches. Je ne sais vraiment point comment nous ne sommes pas devenus hydropiques ; sans compter le vin et les glaces, nous consommions sept ou huit jarres d’eau par jour. Agua ! agua ! tel était notre cri perpétuel, et une chaîne de muchachas, se passant les pots de main en main de notre chambre à la cuisine, suffisaient à peine pour éteindre l’incendie. Sans cette inondation obstinée, nous serions tombés en poussière comme les modèles d’argile des sculpteurs, lorsqu’ils négligent de les mouiller.

La cathédrale visitée, nous résolûmes, malgré notre soif, d’aller à l’église de San Juan de los Reyes, mais ce ne fut qu’après de longs pourparlers que nous réussîmes à nous en faire donner les clefs, car l’église de San Juan de los Reyes est fermée depuis cinq ou six ans, et le couvent dont elle fait partie est abandonné et tombe en ruine.

San Juan de los Reyes est situé au bord du Tage, tout près du pont Saint-Martin ; ses murailles ont cette belle teinte orange qui distingue les anciens monuments dans les climats où il ne pleut jamais. Une collection de statues de rois dans des attitudes nobles, chevaleresques, et d’une grande fierté de tournure, en décore l’extérieur ; mais ce n’est pas là ce qu’il y a de plus singulier, à San Juan de los Reyes, toutes les églises du moyen âge sont peuplées de statues. Une multitude de chaînes suspendues à des crochets garnissent les murs du haut en bas : ce sont les fers des prisonniers chrétiens délivrés par la conquête de Grenade. Ces chaînes suspendues en manière d’ornement et d’ex-voto donnent à l’église un faux air de prison assez étrange et rébarbatif.

On nous a conté à ce propos une anecdote que nous placerons ici parce qu’elle est courte et caractéristique. Le rêve de tout jefe político, en Espagne, est d’avoir une alameda, comme celui de tout préfet, en France, une rue de Rivoli dans sa ville. Le rêve du jefe político de Tolède était donc de procurer à ses administrés le plaisir de la promenade ; l’emplacement fut choisi, les terrassements ne tardèrent pas à s’achever, grâce à la coopération des travailleurs du Presidio ; il ne manquait donc plus à la promenade que des arbres, mais les arbres ne s’improvisent pas, et le jefe político s’imagina judicieusement de les remplacer par des bornes de pierre reliées entre elles au moyen de chaînes de fer. Comme l’argent est fort rare en Espagne, l’ingénieux administrateur, homme de ressources s’il en fut, avisa les chaînes historiques de San Juan de los Reyes, et se dit : « Pardieu, voilà mon affaire toute trouvée ! » Et l’on attacha aux bornes de l’alameda les chaînes des captifs délivrés par Ferdinand et Isabelle la Catholique. Les serruriers qui avaient fait cette besogne reçurent chacun quelques brasses de cette héroïque ferraille ; quelques personnes intelligentes (il s’en trouve partout) crièrent à la barbarie, et les chaînes furent reportées à l’église. Quant à celles que l’on avait données en paiement aux ouvriers, ils en avaient déjà forgé des socs de charrue, des fers de mules et autres ustensiles. Cette histoire est peut-être une médisance, mais elle a tous les caractères de la vraisemblance : nous la rapportons comme on nous l’a racontée : revenons à notre église. La clef tourna avec peine dans la serrure rouillée. Ce léger obstacle surmonté, nous entrâmes dans un cloître dévasté d’une élégance admirable ; des colonnes sveltes et découplées soutenaient sur leurs chapiteaux fleuris des arcades ornées de nervures et de broderies d’une délicatesse extrême ; sur les murailles couraient de longues inscriptions à la louange de Ferdinand et d’Isabelle, en caractères gothiques entremêlés de fleurs, de ramages et d’arabesques ; imitation chrétienne des sentences et des versets du Coran employées par les Mores comme ornement d’architecture. Quel dommage qu’un si précieux monument soit abandonné de la sorte !

En donnant quelques coups de pied à des portes barrées par des ais vermoulus ou obstruées de décombres, nous parvînmes à nous introduire dans l’église, qui est d’un style charmant, et semble, à part quelques mutilations violentes, avoir été achevée hier. L’art gothique n’a rien produit de plus suave, de plus élégant ni de plus fin. Tout autour circule une tribune découpée à jour et fenestrée comme une truelle à poisson, qui suspend ses balcons aventureux aux faisceaux des piliers dont elle suit exactement les retraits et les saillies ; des rinceaux gigantesques, des aigles, des chimères, des animaux héraldiques, des blasons, des banderoles et des inscriptions emblématiques dans le genre de celles du cloître complètent la décoration. Le chœur placé en face du retablo, à l’autre bout de l’église, est supporté par un arc surbaissé d’un bel effet et d’une grande hardiesse.

L’autel, qui sans doute était un chef-d’œuvre de sculpture et de peinture, a été impitoyablement renversé. Ces dévastations inutiles attristent l’âme et font douter de l’intelligence humaine : en quoi les anciennes pierres gênent-elles les idées nouvelles ? Ne peut-on faire une révolution sans démolir le passé ? Il nous semble que la constitución n’aurait rien perdu à ce qu’on laissât debout l’église de Ferdinand et d’Isabelle la Catholique, cette noble reine qui crut le génie sur parole et dota l’univers d’un nouveau monde.

Nous risquant sur un escalier à moitié rompu, nous pénétrâmes dans l’intérieur du couvent : le réfectoire est assez vaste et n’a rien de particulier qu’une effroyable peinture placée au-dessus de la porte ; elle représente, rendu encore plus hideux par la couche de crasse et de poussière qui le recouvre, un cadavre en proie à la décomposition, avec tous ces horribles détails si complaisamment traités par les pinceaux espagnols. Une inscription symbolique et funèbre, une de ces menaçantes sentences bibliques qui donnent au néant humain de si terribles avertissements, est écrite au bas de ce tableau sépulcral, singulièrement choisi pour un réfectoire. Je ne sais pas si toutes les histoires sur les goinfreries des moines sont vraies ; mais, pour ma part, je ne me sentirais qu’un appétit médiocre dans une salle à manger ainsi décorée.

Au-dessus, de chaque côté d’un long corridor, sont rangées, comme les alvéoles d’une ruche d’abeilles, les cellules désertes des moines disparus ; elles sont exactement pareilles les unes aux autres, et toutes crépies à la chaux. Cette blancheur diminue beaucoup l’impression poétique en empêchant les terreurs et les chimères de se blottir dans les coins obscurs. L’intérieur de l’église et le cloître sont également blanchis, ce qui leur donne quelque chose de neuf et de récent qui contraste avec le style de l’architecture et l’état des bâtiments. L’absence d’humidité et l’ardeur de la température n’ont pas permis aux plantes et aux mauvaises herbes de germer dans les interstices des pierres et des gravois, et ces débris n’ont pas le vert manteau de lierre dont le temps recouvre les ruines dans les climats du Nord. Nous errâmes longtemps dans l’édifice abandonné, suivant d’interminables corridors, montant et descendant des escaliers hasardeux, ni plus ni moins que des héros d’Anne Radcliffe, mais nous ne vîmes en fait de fantômes que deux pauvres lézards qui se sauvèrent à toutes jambes, ignorant sans doute, en leur qualité d’Espagnols, le proverbe français : Le lézard est l’ami de l’homme. Au reste, cette promenade dans les veines et dans les membres d’une grande construction d’où la vie s’est retirée, est un plaisir des plus vifs qu’on puisse imaginer ; on s’attend toujours à rencontrer au détour d’une arcade un ancien moine au front luisant, aux yeux inondés d’ombre, marchant gravement les bras croisés sur sa poitrine et se rendant à quelque office mystérieux dans l’église profanée et déserte.

Nous nous retirâmes, car il n’y avait plus rien de curieux à voir, pas même les cuisines, où notre guide nous fit descendre avec un sourire voltairien que n’aurait pas désavoué un abonné du Constitutionnel. L’église et le cloître sont d’une rare magnificence ; le reste est de la plus stricte simplicité : tout pour l’âme, rien pour le corps.

À peu de distance de San Juan de los Reyes se trouve, ou plutôt ne se trouve pas, la célèbre mosquée synagogue ; car, à moins d’avoir un guide, on passerait vingt fois devant sans en soupçonner l’existence. Notre cornac frappa à une porte pratiquée dans un mur de pisé rougeâtre le plus insignifiant du monde ; au bout de quelque temps, car les Espagnols ne sont jamais pressés, l’on vint nous ouvrir, et l’on nous demanda si nous venions pour voir la synagogue ; sur notre réponse affirmative, l’on nous introduisit dans une espèce de cour remplie de végétations incultes, au milieu desquelles s’épanouissait un figuier d’Inde aux feuilles profondément découpées, d’une verdure intense et brillante comme si elles eussent été vernies. Dans le fond s’élevait une masure sans caractère, ayant plutôt l’air d’une grange que de toute autre chose. On nous fit entrer dans cette masure. Jamais surprise ne fut plus grande : nous étions en plein Orient ; les colonnes fluettes, aux chapiteaux évasés comme des turbans, les arcs turcs, les versets du Coran, le plafond plat aux compartiments de bois de cèdre, les jours pris d’en haut, rien n’y manquait. Des restes d’anciennes enluminures presque effacées teignaient les murailles de couleurs étranges, et ajoutaient encore à la singularité de l’effet. Cette synagogue, dont les Arabes ont fait une mosquée, et les chrétiens une église, sert aujourd’hui d’atelier et de logement à un menuisier. L’établi a pris la place de l’autel ; cette profanation est toute récente. L’on voit encore les vestiges du retablo, et l’inscription sur marbre noir qui constate la consécration de cet édifice au culte catholique.

À propos de synagogue, plaçons ici cette anecdote assez curieuse. Les Juifs de Tolède, probablement pour diminuer l’horreur qu’ils inspiraient aux populations chrétiennes en leur qualité de déicides, prétendaient n’avoir pas consenti à la mort de Jésus-Christ, et voici comment : lorsque Jésus fut mis en jugement, le conseil des prêtres, présidé par Caïphe, envoya consulter les tribus pour savoir s’il devait être relâché ou mis à mort : l’on posa la question aux Juifs d’Espagne, et la synagogue de Tolède se prononça pour l’acquittement. Cette tribu n’est donc pas couverte du sang du Juste, et ne mérite pas l’exécration soulevée par les Juifs qui ont voté contre le Fils de Dieu. L’original de la réponse des Juifs de Tolède, avec une traduction latine du texte hébreu, est conservé, dit-on, dans les archives du Vatican. En récompense, on leur permit de bâtir cette synagogue, qui est, je crois, la seule que l’on ait jamais tolérée en Espagne.

L’on nous avait parlé des ruines d’une ancienne maison de plaisance moresque, le palais de la Galiana ; nous nous y fîmes conduire en sortant de la synagogue, malgré notre fatigue, car le temps nous pressait, et nous devions repartir le lendemain pour Madrid.

Le palais de la Galiana est situé hors de ville, dans la Vega, et l’on passe pour y aller par le pont d’Alcantara. Au bout d’un quart d’heure de marche à travers des champs et des cultures où couraient mille petits canaux d’irrigation, nous arrivâmes à un bouquet d’arbres d’une grande fraîcheur, au pied desquels fonctionnait une roue d’arrosement de la simplicité la plus antique et la plus égyptienne. Des jarres de terre, attachées aux rayons de la roue par des cordelettes de roseau, puisaient l’eau et la reversaient dans un canal de tuiles creuses, aboutissant à un réservoir, d’où on la dirigeait sans peine par des rigoles sur les points que l’on voulait désaltérer.

Un énorme tas de briques rougeâtres ébauchait sa silhouette ébréchée derrière le feuillage des arbres : c’était le palais de la Galiana.

Nous pénétrâmes par une porte basse dans ce monceau de décombres habités par une famille de paysans ; il est impossible d’imaginer quelque chose de plus noir, de plus enfumé, de plus caverneux et de plus sale. Les Troglodytes étaient logés comme des princes en comparaison de ces gens-là, et pourtant la charmante Galiana, la belle Moresque aux longs yeux teints de henné, aux vestes de brocart constellées de perles, avait posé ses petites babouches sur ce plancher défoncé ; elle s’était accoudée à cette fenêtre, regardant au loin dans la Vega les cavaliers mores s’exercer à lancer le djerrid.

Nous continuâmes bravement notre exploration, montant aux étages supérieurs par des échelles chancelantes, nous accrochant des pieds et des mains aux touffes d’herbe sèche, qui pendaient comme des barbes au menton renfrogné des vieilles murailles.

Parvenus au faîte, nous nous aperçûmes d’un bizarre phénomène ; nous étions entrés avec des pantalons blancs, nous sortions avec des pantalons noirs, mais d’un noir sautillant, grouillant, fourmillant : nous étions couverts de petites puces imperceptibles qui s’étaient précipitées sur nous en essaims compacts, attirées par la froideur de notre sang septentrional. Je n’aurais jamais cru qu’il y eût au monde autant de puces que cela.

Quelques tuyaux de conduite pour amener l’eau dans les étuves sont les seuls vestiges de magnificence que le temps ait épargnés : les mosaïques de verre et de faïence émaillée, les colonnettes de marbre aux chapiteaux couverts de dorures, de sculptures et de versets du Coran, les bassins d’albâtre, les pierres trouées à jour pour laisser filtrer les parfums, tout a disparu. Il ne reste absolument que la carcasse des gros murs et des tas de briques qui se résolvent en poussière ; car ces merveilleux édifices, qui rappellent les féeries des Mille et une Nuits, ne sont malheureusement bâtis qu’avec des briques et du pisé recouvert d’une croûte de stuc ou de chaux. Toutes ces dentelles, toutes ces arabesques, ne sont pas, comme on le croit généralement, taillées dans le marbre ou la pierre, mais bien moulées en plâtre, ce qui permet de les reproduire à l’infini et sans grande dépense. Il faut toute la sécheresse conservatrice du climat d’Espagne pour que des monuments bâtis avec de si frêles matériaux soient parvenus jusqu’à nos jours.

La légende de la Galiana est mieux conservée que son palais. Elle était fille du roi Galafre, qui l’aimait par-dessus tout, et lui avait fait bâtir dans la Vega une maison de plaisance avec des jardins délicieux, des kiosques, des bains, des fontaines et des eaux qui s’élevaient et s’abaissaient selon le décours de la lune, soit par magie, soit par un de ces artifices hydrauliques si familiers aux Arabes. La Galiana, idolâtrée par son père, vivait le plus agréablement du monde dans cette charmante retraite, s’occupant de musique, de poésie et de danse. Son travail le plus pénible était de se dérober aux galanteries et aux adorations de ses poursuivants. Le plus importun et le plus acharné de tous était un certain roitelet de Guadalajara, nommé Bradamant, More gigantesque, vaillant et féroce ; Galiana ne le pouvait souffrir ; et, comme dit le chroniqueur : « Qu’importe que le cavalier soit de feu, quand la dame est de glace ? » Cependant, le More ne se rebutait pas, et sa passion de voir Galiana et de lui parler était si vive, qu’il avait fait creuser de Guadalajara à Tolède un chemin couvert par où il venait la visiter tous les jours.

Dans ce temps-là, Karl le Grand, fils de Pépin, vint à Tolède, envoyé par son père, pour porter secours à Galafre contre le roi de Cordoue, Abderrhaman. Galafre le logea dans le palais même de la Galiana ; car les Mores laissent volontiers voir leurs filles aux personnes illustres et considérables. Karl le Grand avait le cœur tendre sous sa cuirasse de fer, et ne tarda pas à devenir fort éperdument amoureux de la princesse moresque. Il supporta d’abord les assiduités de Bradamant, n’étant pas encore sûr d’avoir touché le cœur de la belle ; mais comme Galiana, malgré sa réserve et sa modestie, ne put lui cacher longtemps la secrète préférence de son âme, il commença à se montrer jaloux et demanda la suppression de son rival basané. Galiana, qui était déjà française jusqu’aux yeux, dit la chronique, et qui d’ailleurs haïssait le roitelet de Guadalajara, donna à entendre au prince qu’elle et son père étaient également ennuyés des poursuites du More, et qu’elle aurait pour agréable qu’on l’en débarrassât. Karl ne se le fit pas dire deux fois ; il provoqua Bradamant en combat singulier, et, quoique ce fût un géant, il le vainquit, lui coupa la tête et la présenta à Galiana, qui trouva le présent de bon goût. Cette galanterie mit fort avant le prince français dans le cœur de la belle More, et, l’amour s’augmentant de part et d’autre, Galiana promit d’embrasser le christianisme, afin que Karl pût l’épouser ; ce qui s’exécuta sans difficulté, Galafre étant charmé de donner sa fille à un si grand prince. Sur ces entrefaites, Pépin mourut, et Karl revint en France, emmenant avec lui Galiana qui fut couronnée reine et reçue avec de grandes réjouissances. C’est ainsi qu’une More eut l’industrie de devenir reine chrétienne, « et le souvenir de cette histoire, encore qu’il soit attaché à un vieil édifice, mérite d’être conservé dans Tolède », ajoute le chroniqueur par manière de réflexion finale.

Il fallait avant tout nous débarrasser des populations microscopiques qui tigraient de leurs piqûres les plis de nos ex-pantalons blancs ; heureusement le Tage n’était pas loin, et nous y conduisîmes directement les puces de la princesse Galiana, employant le même moyen que les renards qui se plongent dans l’eau jusqu’au nez, tenant du bout des dents un morceau d’écorce qu’ils abandonnent ensuite au fil de la rivière, lorsqu’ils le sentent garni d’un équipage suffisant ; car les infernales petites bêtes, progressivement envahies par les ondes, s’y réfugient et s’y pelotonnent. Nous demandons pardon à nos lectrices de ce détail fourmillant et picaresque qui serait mieux à sa place dans la vie de Lazarille de Tormes ou de Guzman d’Alfarache ; mais un voyage d’Espagne ne serait pas complet sans cela, et nous espérons être absous en faveur de la couleur locale.

La rive du Tage est de ce côté-là cernée de rochers à pic d’un abord difficile, et ce ne fut pas sans peine que nous descendîmes à l’endroit où nous devions opérer la grande noyade. Je me mis à nager et à tirer ma coupe marinière avec le plus de précision possible, afin d’être digne d’un fleuve aussi célèbre et aussi respectable que le Tage, et, au bout de quelques brassées, j’arrivai sur des constructions écroulées et des restes de maçonneries informes qui dépassaient de quelques pieds seulement le niveau du fleuve. Sur la rive, précisément du même côté, s’élevait une vieille tour en ruine avec une arcade en plein cintre, où quelques linges suspendus par des lavandières séchaient fort prosaïquement au soleil.

J’étais tout simplement dans le baño de la Cava, autrement, pour le français, le bain de Florinde, et la tour que j’avais en face de moi était la tour du roi Rodrigue. C’est du balcon de cette fenêtre que Rodrigue, caché derrière un rideau, épiait les jeunes filles au bain, et aperçut la belle Florinde mesurant sa jambe[1] et celles de ses compagnes, pour savoir qui l’avait la plus ronde et la mieux faite. Voyez à quoi tiennent les grands événements ! Si Florinde avait eu le mollet mal tourné et le genou disgracieux, les Arabes ne seraient pas venus en Espagne. Malheureusement, Florinde avait le pied mignon, les chevilles fines et la jambe la plus blanche et la mieux tournée du monde. Rodrigue devint amoureux de l’imprudente baigneuse et la séduisit. Le comte Julien, père de Florinde, furieux de l’outrage, trahit son pays pour se venger, et appela les Mores à son secours. Rodrigue perdit cette fameuse bataille dont il est tant question dans les romanceros, et périt misérablement dans un cercueil plein de vipères, où il s’était couché pour faire pénitence de son crime. La pauvre Florinde, flétrie du nom ignominieux de la Cava, resta chargée de l’exécration de l’Espagne entière : aussi quelle idée saugrenue et singulière d’aller placer un bain de jeunes filles devant la tour d’un jeune roi !

Puisque nous en sommes à parler de Rodrigue, disons ici la légende de la grotte d’Hercule, qui se rattache fatalement à l’histoire du malheureux prince goth. La grotte d’Hercule est un souterrain qui s’étend, dit-on, à trois lieues hors des murs, et dont la porte, fermée et cadenassée soigneusement, se trouve dans l’église de San-Ginès, sur le point le plus élevé de la ville. À cette place s’élevait autrefois un palais fondé par Tubal ; Hercule le restaura, l’agrandit, y établit son laboratoire et son école de magie, car Hercule, dont plus tard les Grecs firent un dieu, fut d’abord un puissant cabaliste. Au moyen de son art, il construisit une tour enchantée, avec des talismans et des inscriptions portant que, lorsque l’on pénétrerait dans cette enceinte magique, une nation féroce et barbare envahirait l’Espagne.

Craignant de voir se réaliser cette funeste prédiction, tous les rois, et surtout les rois goths, ajoutaient de nouvelles serrures et de nouveaux cadenas à la porte mystérieuse, non pas qu’ils eussent positivement foi à la prophétie, mais, en personnes sages, ils ne se souciaient nullement de se mêler à ces enchantements et à ces sorcelleries. Rodrigue, plus curieux ou plus nécessiteux, car ses débauches et ses prodigalités l’avaient épuisé d’argent, voulut tenter l’aventure, espérant trouver des trésors considérables dans le souterrain enchanté : il se dirigea vers la grotte, en tête de quelques déterminés munis de torches, de lanternes et de cordes, arriva à la porte creusée dans le roc vif et fermée d’un couvercle de fer plein de cadenas, avec une tablette où on lisait en caractères grecs : Le roi qui ouvrira ce souterrain et pourra découvrir les merveilles qu’il enferme verra des biens et des maux. Les autres rois, effrayés de l’alternative, n’avaient pas osé passer outre ; mais Rodrigue, risquant le mal pour avoir la chance du bien, ordonna de briser les cadenas, de forcer les serrures et de lever le couvercle ; ceux qui se vantaient d’être les plus hardis descendirent les premiers, mais ils revinrent bientôt, leurs torches éteintes, tremblants, pâles, effarés, et ceux qui pouvaient parler racontèrent qu’ils avaient été effrayés par une épouvantable vision. Rodrigue, ne renonçant pas pour cela à rompre l’enchantement, fit disposer les torches de manière à ce que le vent qui sortait de la caverne ne pût les éteindre, se mit en tête de la troupe, et pénétra hardiment dans la grotte : il arriva bientôt à une chambre carrée d’une riche architecture, au milieu de laquelle il y avait une statue de bronze de haute stature et d’un aspect terrible. Cette statue avait les pieds posés sur une colonnes de trois coudées de haut, et tenait à la main une masse d’armes dont elle frappait le pavé à grands coups, ce qui produisait le bruit et le vent qui avaient causé tant de frayeur aux premiers entrés. Rodrigue, brave comme un Goth, résolu comme un chrétien qui a confiance en Dieu et ne s’étonne pas des enchantements des païens, alla droit au colosse et lui demanda la permission de visiter les merveilles qui se trouvaient là.

Le guerrier d’airain, en signe d’adhésion, cessa de frapper la terre de sa masse d’armes : l’on put reconnaître ce qu’il y avait dans la chambre, et l’on ne tarda pas à rencontrer un coffre sur le couvercle duquel était écrit : Celui qui m’ouvrira verra des merveilles. Voyant l’obéissance de la statue, les compagnons du roi, revenus de leur frayeur et encouragés par cette inscription de bon augure, apprêtaient déjà leurs manteaux et leurs poches pour les remplir d’or et de diamants ; mais l’on ne trouva dans le coffre qu’une toile roulée sur laquelle étaient peintes des troupes d’Arabes, les uns à pied, les autres à cheval, la tête ceinte de turbans, avec leurs boucliers et leurs lances, et une inscription dont le sens était : Celui qui arrivera jusqu’ici et ouvrira le coffre perdra l’Espagne, et sera vaincu par des nations semblables à celles-ci. Le roi Rodrigue tâcha de dissimuler l’impression fâcheuse qu’il éprouvait, pour ne pas augmenter la tristesse des autres, et l’on chercha encore pour voir s’il n’y aurait pas quelque compensation à de si désastreuses prophéties. En levant les yeux, Rodrigue aperçut sur la muraille, à la gauche de la statue, un cartouche qui disait : Pauvre roi ! tu es entré ici pour ton malheur ! et à la droite, un autre qui signifiait : Tu seras dépossédé par des nations étrangères, et ton peuple souffrira de rudes châtiments. Derrière la statue, il y avait écrit : J’invoque les Arabes ; et par-devant : Je fais mon devoir.

Le roi et ses courtisans se retirèrent pleins de trouble et de pressentiments funèbres. La nuit même, il y eut une tempête furieuse, et les ruines de la tour d’Hercule s’écroulèrent avec un fracas épouvantable. Les événements ne tardèrent pas à justifier les prédictions de la grotte magique ; les Arabes peints sur la toile roulée du coffre firent voir en réalité leurs turbans, leurs lances et leurs boucliers de formes étranges sur la malheureuse terre d’Espagne : tout cela, parce que Rodrigue regarda la jambe de Florinde et descendit dans une cave.

Mais voici la nuit qui tombe, il faut rentrer à la fonda, souper et nous coucher, car nous avons encore à voir l’hôpital du cardinal don Pedro Gonzales de Mendoza, la manufacture d’armes, les restes de l’amphithéâtre romain, mille curiosités, et nous partons demain soir. Quant à moi, je suis tellement fatigué par ce pavé en pointe de diamant, que j’ai envie de me retourner et de marcher un peu sur les mains, comme les clowns, pour reposer mes pieds endoloris. Ô fiacres de la civilisation ! omnibus du progrès ! je vous invoquais douloureusement ; mais qu’eussiez-vous fait dans les rues de Tolède ?

L’hôpital du Cardinal est un grand bâtiment de proportions larges et sévères, qu’il serait trop long de décrire. Nous traverserons rapidement la cour, entourée de colonnes et d’arcades, qui n’a de remarquable que deux puits d’air avec des margelles de marbre blanc, et nous entrerons tout de suite dans l’église pour examiner le tombeau du cardinal, exécuté en albâtre par ce prodigieux Berruguète qui vécut plus de quatre-vingts ans, couvrant sa patrie de chefs-d’œuvre d’un style varié et d’une perfection toujours égale. Le cardinal est couché sur sa tombe dans ses habits pontificaux ; la mort lui a pincé le nez de ses maigres doigts, et la contraction suprême des muscles, cherchant à retenir l’âme près de s’échapper, lui bride les coins de la bouche et lui effile le menton ; jamais masque moulé sur un mort n’a été plus sinistrement fidèle ; et cependant, la beauté du travail est telle, que l’on oublie ce que ce spectacle peut avoir de repoussant. De petits enfants, dans des attitudes désolées, soutiennent la plinthe et le blason du cardinal ; la terre cuite la plus souple et la plus facile n’a pas plus de liberté et de mollesse ; ce n’est pas sculpté, c’est pétri !

Il y a aussi, dans cette église, deux tableaux de Domenico Theotocopouli, dit le Greco, peintre extravagant et bizarre qui n’est guère connu hors de l’Espagne. Sa folie était, comme vous le savez, la crainte de passer pour imitateur du Titien, dont il avait été l’élève ; cette préoccupation le jeta dans les recherches et les caprices les plus baroques.

L’un de ces tableaux, celui qui représente la Sainte Famille, a dû rendre bien malheureux le pauvre Greco, car, au premier coup d’œil, on le prendrait pour un Titien véritable. L’ardente couleur du coloris, la vivacité de ton des draperies, ce beau reflet d’ambre jaune qui réchauffe jusqu’aux nuances les plus fraîches du peintre vénitien, tout concourt à tromper l’œil le plus exercé : la touche seule est moins large et moins grasse. Le peu de raison qui restait au Greco dut chavirer tout à fait dans le sombre océan de la folie, après avoir achevé ce chef-d’œuvre ; il n’y a pas beaucoup de peintres aujourd’hui en état de devenir fous par de semblables motifs.

L’autre tableau, dont le sujet est le Baptême du Christ, appartient tout à fait à la seconde manière du Greco : il y a des abus de blanc et de noir, des oppositions violentes, des teintes singulières, des attitudes strapassées, des draperies cassées et chiffonnées à plaisir ; mais dans tout cela règnent une énergie dépravée, une puissance maladive, qui trahissent le grand peintre et le fou de génie. Peu de tableaux m’ont autant intéressé que ceux du Greco, car les plus mauvais ont toujours quelque chose d’inattendu et de chevauchant hors du possible qui vous surprend et vous fait rêver.

De l’hôpital, nous nous rendîmes à la manufacture d’armes. C’est un vaste bâtiment symétrique et de bon goût, fondé par Charles III, dont le nom se retrouve sur tous les monuments d’utilité publique ; la manufacture est bâtie tout près du Tage, dont les eaux servent à la trempe des épées et font mouvoir les roues des machines. Les ateliers occupent les côtés d’une grande cour entourée de portiques et d’arcades, comme presque toutes les cours en Espagne. Ici on chauffe le fer, là il est soumis au marteau, plus loin on le trempe ; dans cette chambre sont des meules à aiguiser et à repasser ; dans cette autre se fabriquent les fourreaux et les poignées. Nous ne pousserons pas plus loin cette investigation, qui n’apprendrait rien de particulier à nos lecteurs, et nous dirons seulement qu’il entre dans la composition de ces lames, justement célèbres, de vieux fers de chevaux et de mules, recueillis avec soin dans ce but.

Pour nous faire voir que les lames de Tolède méritaient encore leur réputation, l’on nous conduisit à la salle d’épreuve : un ouvrier d’une taille élevée et d’une force colossale prit une arme de l’espèce la plus ordinaire, un sabre fixé à la muraille, fit ployer la lame dans tous les sens comme une cravache, de façon à ce que la poignée rejoignait presque la pointe ; la trempe élastique et souple de l’acier lui permit de supporter cette épreuve sans se rompre. Ensuite, l’homme se plaça devant une enclume et y donna un coup si bien appliqué, que la lame y entra d’une demi-ligne ; ce tour de force me fit penser à cette scène d’un roman de Walter Scott, où Richard Cœur de lion et le roi Saladin s’exercent à couper des barres de fer et des oreillers.

Les lames de Tolède d’aujourd’hui valent donc celles d’autrefois ; le secret de la trempe n’est pas perdu, mais le secret de la forme : il ne manque vraiment aux ouvrages modernes que cette petite chose, si méprisée des gens progressifs, pour soutenir la comparaison avec les anciens, une épée moderne n’est qu’un outil, une épée du seizième siècle est à la fois un outil et un joyau.

Nous comptions trouver à Tolède quelques vieilles armes, dagues, poignards, cochelimardes, espadons, rapières et autres curiosités bonnes à mettre en trophée le long de quelque mur ou de quelque dressoir, et nous avions appris par cœur, à cet effet, les noms et les marques des soixante armuriers de Tolède recueillis par Achille Jubinal, mais l’occasion de mettre notre science à l’épreuve ne se présenta pas, car il n’y a pas plus d’épées à Tolède que de cuir à Cordoue, que de dentelles à Malines, que d’huîtres à Ostende et de pâtés de foie gras à Strasbourg ; c’est à Paris que sont toutes les raretés, et si l’on en rencontre quelques-unes dans les pays étrangers, c’est qu’elles viennent de la boutique de mademoiselle Delaunay, quai Voltaire.

L’on nous fit voir aussi les restes de l’amphithéâtre romain et de la naumachie, qui ont parfaitement l’air d’un champ labouré, comme toutes les ruines romaines en général. Je n’ai pas l’imagination qu’il faut pour m’extasier sur des néants si problématiques ; c’est un soin que je laisse aux antiquaires, et j’aime mieux vous parler des murailles de Tolède, qui sont visibles à l’œil nu et d’un admirable effet pittoresque. Les constructions se marient très-heureusement aux aspérités du terrain ; il est souvent difficile de dire où finit le rocher, où commence le rempart ; chaque civilisation a mis la main au travail ; ce pan de mur est romain, cette tour est gothique, et ces créneaux sont arabes. Toute cette portion qui s’étend de la porte Cambron à la puerta Visagra (via sacra), où aboutissait probablement la voie romaine, a été bâtie par le roi goth Wamba. Chacune de ces pierres a son histoire, et si nous voulions tout raconter, il nous faudrait un volume au lieu d’un article ; mais ce qui ne sort pas de nos attributions de voyageur, c’est de redire encore une fois la noble figure que fait à l’horizon Tolède assise sur son trône de rocher, avec sa ceinture de tours et son diadème d’églises : on ne saurait imaginer un profil plus ferme et plus sévère revêtu d’une couleur plus riche, et où la physionomie du moyen âge soit plus fidèlement conservée. Je restai plus d’une heure en contemplation, tâchant de rassasier mes yeux, et de graver au fond de ma mémoire la silhouette de cette admirable perspective : la nuit vint trop tôt, hélas ! et nous allâmes nous coucher, car nous devions partir à une heure du matin pour éviter les trop grandes chaleurs. À minuit, en effet, notre calesero arriva ponctuellement, et nous grimpâmes tout endormis, et dans un état de somnambulisme prononcé, sur les maigres coussins de notre carriole. Les cahots épouvantables causés par le pavé chausse-trappe de Tolède nous eurent bientôt assez réveillés pour jouir de l’aspect fantastique de notre caravane nocturne. La voiture aux grandes roues écarlates, au coffre extravagant, semblait, tant les murailles étaient rapprochées, fendre, pour passer, des flots de maisons qui se refermaient derrière elle ! Un sereno aux jambes nues, avec le caleçon flottant et le mouchoir bariolé des Valenciens, marchait devant nous, portant au bout de sa lance une lanterne dont les vacillantes lueurs produisaient toutes sortes de jeux d’ombre et de lumière que Rembrandt n’eût pas dédaigné de placer dans quelques-unes de ses belles eaux-fortes de rondes et de patrouilles de nuit ; le seul bruit qu’on entendît, c’était le frémissement argentin des grelots au cou de notre mule et le grincement de nos essieux. Les citadins dormaient aussi profondément que les statues de la chapelle de los Reyes nuevos. De temps en temps, notre sereno avançait sa lanterne sous le nez de quelque drôle endormi en travers de la rue, et le faisait ranger avec le bois de sa lance ; car, en quelque endroit que le sommeil prenne un Espagnol, il étend son manteau à terre et se couche avec une philosophie et un flegme parfaits. Devant la porte, qui n’était pas encore ouverte, et où on nous fit attendre deux heures, le sol était jonché de dormeurs qui ronflaient sur tous les tons possibles, car la rue est la seule chambre à coucher où l’on ne soit pas livré aux bêtes, et il faut pour entrer dans une alcôve la résignation d’un fakir indien. Enfin la damnée porte tourna sur ses gonds, et nous reprîmes le chemin par où nous étions venus.



  1. La romance dit les bras ― los brazos.