Voyage en Espagne (Théophile Gautier)/VII

Charpentier (p. 71-88).


VII

Courses de taureaux. ― Sevilla le picador. ― La estocada a vuela piés.


Il fallait encore attendre deux jours. Jamais jours ne me semblèrent plus longs, et je relus plus de dix fois, pour tromper mon impatience, l’affiche apposée au coin des principales rues ; l’affiche promettait monts et merveilles : huit taureaux des plus fameux pâturages ; Sevilla et Antonio Rodriguez, picadores ; Juan Pastor, qu’on appelle aussi el Barbero, et Guilleu, espadas ; le tout avec défense au public de jeter dans l’arène des écorces d’oranges et d’autres projectiles capables de nuire aux combattants.

On n’emploie guère en Espagne le mot matador pour désigner celui qui tue le taureau, on l’appelle espada (épée), ce qui est plus noble et a plus de caractère ; l’on ne dit pas non plus toreador, mais bien torero. Je donne, en passant, cet utile renseignement à ceux qui font de la couleur locale dans les romances et dans les opéras-comiques. La course se nomme media corrida, demi-course, parce qu’autrefois, il y en avait deux tous les lundis, l’une le matin, l’autre à cinq heures du soir, ce qui faisait la course entière : la course du soir est seule conservée.

L’on a dit et répété de toutes parts que le goût des courses de taureaux se perdait en Espagne, et que la civilisation les ferait bientôt disparaître ; si la civilisation fait cela, ce sera tant pis pour elle, car une course de taureaux est un des plus beaux spectacles que l’homme puisse imaginer ; mais ce jour-là n’est pas encore arrivé, et les écrivains sensibles qui disent le contraire n’ont qu’à se transporter un lundi, entre quatre et cinq heures, à la porte d’Alcala, pour se convaincre que le goût de ce féroce divertissement n’est pas encore près de se perdre.

Le lundi, jour de taureaux, día de toros, est un jour férié ; personne ne travaille, toute la ville est en rumeur ; ceux qui n’ont pas encore pris leurs billets marchent à grands pas vers la calle de Carretas, où est situé le bureau de location, dans l’espoir de trouver quelque place vacante ; car, disposition qu’on ne saurait trop louer, cet énorme amphithéâtre est entièrement numéroté et divisé en stalles, usage que l’on devrait bien imiter dans les théâtres de France. La calle de Alcala, qui est l’artère où viennent se dégorger les rues populeuses de la ville, est pleine de piétons, de cavaliers et de voitures ; c’est pour cette solennité que sortent de leurs remises poudreuses les calesines et les carrioles les plus baroques et les plus extravagantes, et que se produisent au jour les attelages les plus fantastiques, les mules les plus phénoménales. Les calesines rappellent les corricoli de Naples : de grandes roues rouges, une caisse sans ressorts, ornée de peintures plus ou moins allégoriques, et doublée de vieux damas ou de serge passée avec des franges et des effilés de soie, et par là-dessus un certain air rococo de l’effet le plus amusant ; le conducteur est assis sur le brancard, d’où il peut haranguer et bâtonner sa mule tout à son aise, et laisse ainsi une place de plus à ses pratiques. La mule est enjolivée d’autant de plumets, de pompons, de houppes, de franges et de grelots qu’il est possible d’en accrocher aux harnais d’un quadrupède quelconque. Une calesin contient ordinairement une manola et son amie, avec son manolo, sans préjudice d’une grappe de muchachos pendue à l’arrière-train. Tout cela va comme le vent dans un tourbillon de cris et de poussière. Il y a aussi des carrosses à quatre ou cinq mules dont on ne trouve plus les équivalents que dans les tableaux de Van der Meulen représentant les conquêtes et les chasses de Louis XIV. Tous les véhicules sont mis à contribution, car le grand genre parmi les manolas, qui sont les grisettes de Madrid, est d’aller en calesine à la plaza de Toros ; elles mettent leurs matelas en gage pour avoir de l’argent ce jour-là, et, sans être précisément vertueuses le reste de la semaine, elles le sont à coup sûr beaucoup moins le dimanche et le lundi. On voit aussi des gens de la campagne qui arrivent à cheval, la carabine à l’arçon de la selle ; d’autres sur des ânes, seuls ou avec leurs femmes ; tout cela sans compter les calèches des gens du grand monde, et une foule d’honnêtes citadins et de señoras en mantille qui se hâtent et pressent le pas ; car voici le détachement de garde nationale à cheval qui s’avance, trompettes en tête, pour faire évacuer l’arène, et, pour rien au monde, on ne voudrait manquer l’évacuation de l’arène et la fuite précipitée de l’alguazil, quand il a jeté au garçon de combat la clef du toril où sont enfermés les gladiateurs à cornes. Le toril fait face au matadero, où l’on écorche les bêtes abattues. Les taureaux sont amenés de la veille et nuitamment dans un pré voisin de Madrid, que l’on nomme el arroyo, but de promenade pour les aficionados, promenade qui n’est pas sans quelque danger, car les taureaux sont en liberté, et leurs conducteurs ont fort à faire de les garder. Ensuite, on les fait entrer dans l’encierro (l’étable du cirque), au moyen de vieux bœufs habitués à cette fonction et que l’on mêle au troupeau farouche.

La plaza de Toros est située à main gauche en dehors de la porte d’Alcala qui, par parenthèse, est une assez belle porte, en manière d’arc de triomphe, avec des trophées et d’autres ornements héroïques ; c’est un cirque énorme qui n’a rien de remarquable à l’extérieur, et dont les murailles sont blanchies à la chaux ; comme tout le monde a son billet pris d’avance, l’entrée s’effectue sans le moindre désordre. Chacun grimpe à sa place et s’assoit suivant son numéro.

Voici la disposition intérieure. Autour de l’arène, d’une grandeur vraiment romaine, règne une barrière circulaire en planches de six pieds de haut peinte en rouge sang de bœuf et garnie de chaque côté, à deux pieds de terre environ, d’un rebord en charpente, où les chulos et banderilleros posent le pied pour sauter de l’autre côté lorsqu’ils sont trop vivement pressés par le taureau. Cette barrière s’appelle las tablas. Elle est percée de quatre portes pour le service de la place, l’entrée des taureaux, l’enlèvement des cadavres, etc. Après cette barrière, il y en a une autre un peu plus élevée qui forme avec la première une espèce de couloir où se tiennent les chulos fatigués, le picador sobresaliente (remplaçant), qui doit toujours être là tout habillé et tout caparaçonné au cas où son chef d’emploi serait blessé ou tué, le cachetero et quelques aficionados qui, à force de persévérance, parviennent, malgré les règlements, à se glisser dans ce bienheureux couloir dont les entrées sont aussi recherchées en Espagne que celles des coulisses de l’Opéra peuvent l’être à Paris.

Comme il arrive souvent que le taureau exaspéré franchit la première barrière, la seconde est garnie en outre d’un réseau de cordes destinées à prévenir un autre élan ; plusieurs charpentiers avec des haches et des marteaux se tiennent prêts à réparer les dommages qui peuvent en résulter pour les clôtures, en sorte que les accidents sont pour ainsi dire impossibles. Cependant, l’on a vu des taureaux de muchas piernas (de beaucoup de jambes), comme on les appelle techniquement, franchir la seconde enceinte, comme en fait foi une gravure de la Tauromaquia de Goya, le célèbre auteur des Caprices, gravure qui représente la mort de l’alcade de Torrezon, misérablement embroché par un taureau sauteur.

À partir de cette seconde enceinte commencent les gradins destinés aux spectateurs : ceux qui sont près des cordes s’appellent places de barrera, ceux du milieu tendido, et les autres qui sont adossés au premier rang de la grada cubierta, prennent le nom de tabloncillos. Ces gradins, qui rappellent ceux des amphithéâtres de Rome, sont en granit bleuâtre, et n’ont d’autre toiture que le ciel. Immédiatement après viennent les places couvertes, gradas cubiertas, qui se divisent ainsi : delantera, places de devant ; centro, places du milieu ; et tabloncillo, places adossées. Par-dessus, s’élèvent les loges appelées palcos et palcos por asientos, au nombre de cent dix. Ces loges sont très-grandes et peuvent contenir une vingtaine de personnes. Le palco por asientos offre cette différence avec le palco simple, qu’on peut y prendre une seule place, comme une stalle de balcon à l’Opéra. Les loges de la Reina Gobernadora y de la inocente Isabel sont décorées avec des draperies de soie et fermées par des rideaux. À côté se trouve la loge de l’ayuntamiento (municipalité), qui préside la place et doit résoudre les difficultés qui se présentent.

Le cirque, ainsi distribué, contient douze mille spectateurs, tous assis à l’aise et voyant parfaitement, chose indispensable dans un spectacle purement oculaire. Cette immense enceinte est toujours pleine, et ceux qui ne peuvent se procurer des places de sombra (places à l’ombre) aiment encore mieux cuire tout vifs sur les gradins au soleil que de manquer une course. Il est de rigueur, pour les gens qui se piquent d’élégance, d’avoir leur loge aux Taureaux, comme à Paris, une loge aux Italiens.

Quand je débouchai du corridor pour m’asseoir à ma place, j’éprouvai une espèce d’éblouissement vertigineux. Des torrents de lumière inondaient le cirque, car le soleil est un lustre supérieur qui a l’avantage de ne pas répandre d’huile, et le gaz lui-même ne l’effacera pas de longtemps. Une immense rumeur flottait comme un brouillard de bruit au-dessus de l’arène. Du côté du soleil palpitaient et scintillaient des milliers d’éventails et de petits parasols ronds emmanchés dans des baguettes de roseau ; on eût dit des essaims d’oiseaux de couleurs changeantes essayant de prendre leur vol : il n’y avait pas un seul vide. Je vous assure que c’est déjà un admirable spectacle que douze mille spectateurs dans un théâtre si vaste que Dieu seul peut en peindre le plafond avec le bleu splendide qu’il puise à l’urne de l’éternité.

La garde nationale à cheval, qui est fort bien montée et fort bien habillée, faisait le tour de l’arène, précédée de deux alguazils en costume, panache et chapeau à la Henri IV, justaucorps et manteau noirs, bottes à l’écuyère, et chassait devant elle quelques aficionados obstinés et quelques chiens retardataires. L’arène demeurée vide, les deux alguazils allèrent chercher les toreros, se composant des picadores, des chulos, des banderilleros et de l’espada, principal acteur du drame, qui firent leur entrée au son d’une fanfare. Les picadores montaient des chevaux dont les yeux étaient bandés, parce que la vue du taureau pourrait les effrayer et les jeter dans des écarts dangereux. Leur costume est très-pittoresque : il se compose d’une veste courte, qui ne se boutonne pas, de velours orange, incarnat, vert ou bleu, chargée de broderies d’or ou d’argent, de paillettes, de passequilles, de franges, de boutons en filigrane et d’agréments de toutes sortes, surtout aux épaulettes, où l’étoffe disparaît complètement sous un fouillis lumineux et phosphorescent d’arabesques entrelacées ; d’un gilet dans le même style, d’une chemise à jabot, d’une cravate bariolée et nouée négligemment, d’une ceinture de soie, et de pantalons de peau de buffle fauve rembourrés et garnis de tôle intérieurement, comme les bottes des postillons, pour défendre les jambes contre les coups de corne du taureau : un chapeau gris (sombrero) à bords énormes, à forme basse, enjolivé d’une énorme touffe de faveurs ; une grosse bourse, ou cadogan, en rubans noirs, qui se nomme, je crois, moño, et qui réunit les cheveux derrière la tête, complètent l’ajustement. Le picador a pour arme une lance ferrée d’une pointe d’un ou deux pouces de longueur ; ce fer ne peut pas blesser le taureau dangereusement, mais suffit pour l’irriter et le contenir. Un pouce de peau adapté à la main du picador empêche la lance de glisser ; la selle est très-haute par devant et par derrière, et ressemble aux harnais bardés d’acier où s’enchâssaient, pour les tournois, les chevaliers du moyen âge ; les étriers sont en bois et forment sabots, comme les étriers turcs ; un long éperon de fer, aigu comme un poignard, arme le talon du cavalier ; pour diriger les chevaux, souvent à moitié morts, un éperon ordinaire ne suffirait pas.

Les chulos ont un air fort leste et fort galant avec leurs culottes courtes de satin, vertes, bleues ou roses, brodées d’argent sur toutes les coutures, leurs bas de soie couleur de chair ou blancs, leur veste historiée de dessins et de ramages, leur ceinture serrée et leur petite montera penchée coquettement vers l’oreille ; ils portent sur le bras un manteau d’étoffe (capa) qu’ils déroulent et font papillonner devant le taureau pour l’irriter, l’éblouir, ou lui donner le change. Ce sont des jeunes bien découplés, minces et sveltes, au contraire des picadores, qui se font en général remarquer par une haute taille et des formes athlétiques : les uns ont besoin de force, les autres d’agilité.

Les banderilleros portent le même costume et ont pour spécialité de planter dans les épaules du taureau des espèces de flèches munies d’un fer barbelé et enjolivées de découpures de papier ; ces flèches se nomment banderilleras, et sont destinées à raviver la fureur du taureau et à lui donner le degré d’exaspération nécessaire pour qu’il se présente bien à l’épée du matador. On doit poser deux banderilleras à la fois, et pour cela, il faut passer les deux bras entre les cornes du taureau, opération délicate pendant laquelle des distractions seraient dangereuses.

L’espada ne diffère des banderilleros que par un costume plus riche, plus orné, quelquefois de soie pourpre, couleur particulièrement désagréable au taureau. Ses armes sont une longue épée avec une poignée en croix et un morceau d’étoffe écarlate ajouté sur un bâton transversal ; le nom technique de cette espèce de bouclier flottant est muleta.

Vous connaissez maintenant le théâtre et les acteurs ; nous allons vous les montrer à l’œuvre.

Les picadores escortés des chulos vont saluer la loge de l’ayuntamiento d’où on leur jette les clefs du toril ; les clefs sont ramassées et remises à l’alguazil, qui va les porter au garçon de combat, et se sauve au grand galop au milieu des huées et des cris de la foule, car les alguazils et tous les représentants de la justice ne sont guère plus populaires en Espagne que chez nous les gendarmes et les sergents de ville. Cependant les deux picadores vont se placer à la gauche des portes du toril qui fait face à la loge de la reine, parce que la sortie du taureau est une des choses les plus curieuses de la course ; ils sont postés à peu de distance l’un de l’autre, adossés aux tablas, bien assurés sur leurs arçons, la lance au poing et préparés à recevoir vaillamment la bête farouche ; les chulos et les banderilleros se tiennent à distance ou s’éparpillent dans l’arène.

Toutes ces préparations, qui paraissent plus longues dans la description que dans la réalité, allument la curiosité au plus haut point. Tous les yeux sont fixés avec anxiété sur la fatale porte, et dans ces douze mille regards, il n’y en a pas un qui soit tourné d’un autre côté. La plus belle femme de la terre n’obtiendrait pas l’aumône d’une œillade dans ce moment-là.

J’avoue que, pour ma part, j’avais le cœur serré comme par une main invisible ; les tempes me sifflaient, et des sueurs chaudes et froides me passaient dans le dos. C’est une des plus fortes émotions que j’aie jamais éprouvées.

Une grêle fanfare résonna, les deux battants rouges se renversèrent avec fracas, et le taureau se précipita dans l’arène au milieu d’un hourra immense.

C’était un superbe animal, presque noir, luisant, avec un fanon énorme, un mufle carré, des cornes en croissant aiguës et polies, des jambes sèches, une queue toujours en mouvement, portant entre les deux épaules une touffe de rubans aux couleurs de sa Ganaderia, piquée dans le cuir par une aiguillette. Il s’arrêta une seconde, renifla l’air deux ou trois fois, ébloui du grand jour, étonné du tumulte ; puis, avisant le premier picador, il fondit dessus au galop avec un élan furieux.

Le picador ainsi attaqué était Sevilla. Je ne puis résister au plaisir de décrire ici ce fameux Sevilla, qui est réellement l’idéal du genre. Figurez-vous un homme de trente ans environ, de grande mine et de grande tournure, robuste comme un Hercule, basané comme un mulâtre, avec des yeux superbes et une physionomie comme un des Césars du Titien ; l’expression de sérénité joviale et dédaigneuse qui règne dans ses traits et son maintien a vraiment quelque chose d’héroïque. Il avait, ce jour-là, une veste orange brodée et galonnée d’argent, qui m’est restée dessinée dans la mémoire avec une ineffaçable minutie : il abaissa la pointe de sa lance, se mit en arrêt, et soutint le choc du taureau si victorieusement, que la bête farouche chancela, passa outre, emportant une blessure qui ne tarda pas à rayer sa peau noire de filets rouges ; elle s’arrêta incertaine quelques instants, puis fondit avec un redoublement de rage sur le second picador posté à quelque distance.

Antonio Rodriguez lui donna un bon coup de lance qui ouvrit une seconde blessure tout à côté de la première, car l’on ne doit piquer qu’à l’épaule ; mais le taureau revint sur lui tête baissée et plongea sa corne tout entière dans le ventre du cheval. Les chulos accoururent, secouant leur cape, et l’animal stupide, attiré et distrait par ce nouvel appât, se mit à les poursuivre à toutes jambes ; mais les chulos, mettant le pied sur le rebord dont nous avons parlé, sautèrent légèrement par-dessus la barrière, laissant l’animal fort étonné de ne plus rien voir.

Le coup de corne avait fendu le ventre du cheval, en sorte que ses entrailles se répandaient et coulaient presque jusqu’à terre ; je crus que le picador allait se retirer pour en prendre un autre : pas le moins du monde ; il lui toucha l’oreille pour voir si le coup était mortel. Le cheval n’était que décousu ; cette blessure, quoique affreuse à voir, peut se guérir ; on remet les boyaux dans le ventre, on y fait deux ou trois points, et la pauvre bête peut servir pour une autre course. Il lui donna un coup d’éperon, et fut, avec un temps de galop de chasse, se replacer plus loin.

Le taureau commençait à comprendre qu’il n’y avait guère que des coups de lance à gagner du côté des picadores, et sentait le besoin de retourner au pâturage. Au lieu d’entrer sans hésitation, après un élan de quelques pas, il retournait à sa querencia avec une imperturbable opiniâtreté ; la querencia, en termes de l’art, est un coin quelconque de la place que le taureau se choisit pour gîte, et auquel il revient toujours après avoir donné la cogida ; la cogida se dit de l’attaque du taureau, et la suerte de l’attaque du torero, qui se nomme aussi diestro.

Une nuée de chulos vint agiter devant ses yeux leurs capas de couleurs éclatantes ; l’un d’eux poussa l’insolence jusqu’à coiffer de son manteau enroulé la tête du taureau, qui ressemblait ainsi à l’enseigne du Bœuf à la mode, que tout le monde a pu voir à Paris. Le taureau furieux se débarrassa, comme il put, de cet ornement intempestif, et fit voler en l’air l’innocente étoffe qu’il piétina avec rage lorsqu’elle retomba à terre. Profitant de cette recrudescence de colère, un chulo se mit à l’agacer en l’attirant du côté des picadores ; se trouvant face à face de ses ennemis, le taureau hésita, puis, prenant son parti, se précipita sur Sevilla avec tant de force, que le cheval roula les quatre fers en l’air, car le bras de Sevilla est un arc-boutant de bronze que rien ne peut faire plier. Sevilla tomba sous le cheval, ce qui est la meilleure façon, parce que l’homme est à couvert des coups de corne, et que le corps de sa monture lui sert de bouclier. Les chulos intervinrent, et le cheval en fut quitte pour une estafilade à la cuisse. On releva Sevilla qui se remit en selle avec une tranquillité parfaite. Le cheval d’Antonio Rodriguez, l’autre picador, fut moins heureux : il reçut dans le poitrail un coup si violent, que la corne s’enfonça jusqu’à la garde, et disparut entièrement dans la blessure. Pendant que le taureau cherchait à dégager sa tête embarrassée dans le corps du cheval, Antonio s’accrochait des mains aux rebords de las tablas qu’il franchissait avec l’aide des chulos, car les picadores, désarçonnés, alourdis par la garniture de fer de leurs bottes, ne peuvent guère plus remuer que les anciens chevaliers emboîtés dans leurs armures.

Le pauvre animal, abandonné à lui-même, se mit à traverser l’arène en chancelant, comme s’il était ivre, s’embarrassant les pieds dans ses entrailles ; des flots de sang noir jaillissaient impétueusement de sa plaie, et zébraient le sable de zigzags intermittents qui trahissaient l’inégalité de sa démarche ; enfin il vint s’abattre près des tablas. Il releva deux ou trois fois la tête, roulant un œil bleu déjà vitré, retirant en arrière ses lèvres blanches d’écume, qui laissaient voir ses dents décharnées ; sa queue battit faiblement la terre ; ses pieds de derrière s’agitèrent convulsivement et lancèrent une ruade suprême, comme s’il eût voulu briser de son dur sabot le crâne-épais de la mort. Son agonie était à peine terminée que les muchachos de service, voyant le taureau occupé d’un autre côté, accoururent pour lui ôter la selle et la bride. Il resta déshabillé, couché sur le flanc, et dessinant sur le sable sa brune silhouette. Il était si mince, si aplati, qu’on l’eût pris pour une découpure de papier noir. J’avais déjà remarqué à Montfaucon quelles formes étrangement fantastiques la mort fait prendre aux chevaux : c’est assurément l’animal dont le cadavre est le plus triste à voir. Sa tête, si noblement et si purement charpentée, modelée et frappée de méplats par le doigt terrible du néant, semble avoir été habitée par une pensée humaine ; la crinière qui s’échevèle, la queue qui s’éparpille, ont quelque chose de pittoresque et de poétique. Un cheval mort est un cadavre ; tout autre animal dont la vie s’est envolée n’est qu’une charogne.

J’insiste sur la mort de ce cheval, parce que c’est la sensation la plus pénible que j’aie éprouvée au combat de taureaux. Ce ne fut pas, du reste, la seule victime : quatorze chevaux restèrent sur l’arène ce jour-là : un seul taureau en tua cinq.

Le picador revint avec un cheval frais, et il y eut encore plusieurs attaques plus ou moins heureuses. Mais le taureau commençait à se fatiguer et sa fureur à s’abattre ; les banderilleros arrivèrent avec leurs flèches garnies de papier, et bientôt le cou du taureau fut orné d’une collerette de découpures que les efforts qu’il faisait pour s’en délivrer attachaient encore plus invinciblement. Un petit banderillero, nommé Majaron, piquait les dards avec beaucoup de bonheur et d’audace, et quelquefois même, il battait un entrechat avant de se retirer ; aussi était-il fort applaudi. Quand le taureau eut après lui sept à huit banderilleras, dont le fer lui déchirait le cuir et dont le papier lui bruissait aux oreilles, il se mit à courir çà et là, à beugler affreusement. Son mufle noir blanchissait d’écume, et, dans l’enivrement de sa rage, il donna de si rudes coups de corne contre une des portes, qu’il la fit sauter des gonds. Les charpentiers, qui suivaient de l’œil ses mouvements, remirent aussitôt le battant en place ; un chulo l’attira d’un autre côté, et fut poursuivi si vivement qu’il eut à peine le temps de franchir la barrière. Le taureau, exaspéré, enragé, fit un effort prodigieux, et passa par-dessus las tablas. Tous ceux qui se trouvaient dans le couloir sautèrent avec une merveilleuse promptitude dans la place, et le taureau rentra par une autre porte, reconduit à coups de canne et à coups de chapeau par les spectateurs du premier rang.

Les picadores se retirèrent, laissant le champ libre à l’espada Juan Pastor, qui s’en fut saluer la loge de l’ayuntamiento et demander la permission de tuer le taureau ; la permission accordée, il jeta en l’air sa montera, comme pour montrer qu’il allait jouer son va-tout, et marcha au taureau d’un pas délibéré, cachant son épée sous les plis rouges de sa muleta.

L’espada fit voltiger à plusieurs reprises l’étoffe écarlate sur laquelle le taureau se précipitait aveuglément ; un mouvement de corps lui suffisait pour éviter l’élan de la bête farouche, qui revenait bientôt à la charge, donnant de furieux coups de tête dans l’étoffe légère qu’il déplaçait sans la pouvoir percer. Le moment favorable étant venu, l’espada se plaça tout à fait en face du taureau, agitant sa muleta de la main gauche et tenant son épée horizontale, la pointe à la hauteur des cornes de l’animal ; il est difficile de rendre avec des mots la curiosité pleine d’angoisses, l’attention frénétique qu’excite cette situation qui vaut tous les drames de Shakespeare ; dans quelques secondes, l’un des deux acteurs sera tué. Sera-ce l’homme ou le taureau ? Ils sont là tous les deux face à face, seuls ; l’homme n’a aucune arme défensive ; il est habillé comme pour un bal : escarpins et bas de soie ; une épingle de femme percerait sa veste de satin ; un lambeau d’étoffe, une frêle épée, voilà tout. Dans ce duel, le taureau a tout l’avantage matériel : il a deux cornes terribles, aiguës comme des poignards, une force d’impulsion immense, la colère de la brute qui n’a pas la conscience du danger ; mais l’homme a son épée et son cœur, douze mille regards fixés sur lui ; de belles jeunes femmes vont l’applaudir tout à l’heure du bout de leurs blanches mains !

La muleta s’écarta, laissant à découvert le buste du matador ; les cornes du taureau n’étaient qu’à un pouce de sa poitrine ; je le crus perdu ! Un éclair d’argent passa avec la rapidité de la pensée au milieu des deux croissants ; le taureau tomba à genoux en poussant un beuglement douloureux, ayant la poignée de l’épée entre les deux épaules, comme ce cerf de saint Hubert qui portait un crucifix dans les ramures de son bois, ainsi qu’il est représenté dans la merveilleuse gravure d’Albert Durer.

Un tonnerre d’applaudissements éclata dans tout l’amphithéâtre ; les palcos de la noblesse, les gradas cubiertas de la bourgeoisie, le tendido des manolos et des manolas, criaient et vociféraient avec toute l’ardeur et la pétulance méridionales : Bueno ! bueno ! viva el Barbero ! viva !  !  !

Le coup que venait de faire l’espada est, en effet, très estimé et se nomme la estocada a vuela piés : le taureau meurt sans perdre une goutte de sang, ce qui est le suprême de l’élégance, et en tombant sur ses genoux semble reconnaître la supériorité de son adversaire. Les aficionados (dilettanti) disent que l’inventeur de ce coup est Joaquin Rodriguez, célèbre torero du siècle passé.

Lorsque le taureau n’est pas mort sur le coup, on voit sauter par-dessus la barrière un petit être mystérieux, vêtu de noir, et qui n’a pris aucune part à la course : c’est le cachetero. Il s’avance d’un pied furtif, épie ses dernières convulsions, voit s’il est encore capable de se relever, ce qui arrive quelquefois, et lui enfonce traîtreusement par derrière un poignard cylindrique terminé en lancette, qui coupe la moelle épinière et enlève la vie avec la rapidité de la foudre : le bon endroit est derrière la tête, à quelques pouces de la raie des cornes.

La musique militaire sonna la mort du taureau ; une des portes s’ouvrit, et quatre mules harnachées magnifiquement avec des plumets, des grelots et des houppes de laine, et de petits drapeaux jaunes et rouges, aux couleurs d’Espagne, entrèrent au galop dans l’arène. Cet attelage est destiné à enlever les cadavres qu’on attache au bout d’une corde munie d’un crampon. On emporta d’abord les chevaux, puis le taureau. Ces quatre mules éblouissantes et sonores qui traînaient sur le sable, avec une vélocité enragée, tous ces corps qui couraient eux-mêmes si bien tout à l’heure, avaient un aspect bizarre et sauvage, qui dissimulait un peu le lugubre de leurs fonctions ; un garçon de service vint avec une corbeille pleine de terre et saupoudra les mares de sang où le pied des toreros aurait pu glisser. Les picadores reprirent leurs places à côté de la porte, l’orchestre joua une fanfare, et un autre taureau s’élança dans l’arène ; car ce spectacle n’a pas d’entr’acte, rien ne le suspend, pas même la mort d’un torero. Comme nous l’avons dit, les doublures sont là tout habillées et armées en cas d’accidents. Notre intention n’est pas de raconter successivement la mort des huit taureaux qui furent sacrifiés ce jour-là ; mais nous parlerons de quelques variantes et incidents remarquables.

Les taureaux ne sont pas toujours d’une grande férocité ; quelques-uns même sont fort doux et ne demanderaient pas mieux que de se coucher tranquillement à l’ombre. L’on voit à leur mine honnête et débonnaire qu’ils aiment mieux le pâturage que le cirque : ils tournent le dos aux picadores et laissent avec beaucoup de flegme les chulos leur secouer devant le nez leurs capes de toutes couleurs ; les banderillas ne suffisent pas même à les tirer de leur apathie ; il faut donc avoir recours aux moyens violents, aux banderillas de fuego : ce sont des espèces de baguettes d’artifice qui s’allument quelques minutes après avoir été plantées dans les épaules du taureau cobarde (lâche), et éclatent avec force étincelles et détonations. Le taureau, par cette ingénieuse invention, est donc à la fois piqué, brûlé et abasourdi : fût-il le plus aplomado (plombé) des taureaux, il faut bien qu’il se décide à entrer en fureur. Il se livre à une foule de cabrioles extravagantes dont on ne croirait pas capable une si lourde bête ; il rugit, il écume et se tord en tous sens pour se délivrer du feu d’artifice mal placé qui lui grille les oreilles et lui roussit le cuir.

Les banderillas de fuego ne s’accordent, du reste, qu’à la dernière extrémité ; c’est une espèce de déshonneur pour la course lorsque l’on est obligé d’y recourir ; mais, lorsque l’alcade tarde trop à agiter son mouchoir en signe de permission, on fait un tel vacarme qu’il est bien obligé de céder. Ce sont des cris et des vociférations inimaginables, des hurlements, des trépignements. Les uns crient : Banderillas de fuego ! les autres : Perros ! perros ! (les chiens !) L’on accable le taureau d’injures ; on l’appelle brigand, assassin, voleur ; on lui offre une place à l’ombre, on lui fait mille plaisanteries, souvent très spirituelles. Bientôt les chœurs des cannes se joignent aux vociférations devenues insuffisantes. Les planchers des palcos craquent et se fendent, et la peinture des plafonds tombe en pellicules blanchâtres comme une neige entremêlée de poussière. L’exaspération est au comble : Fuego al alcade ! perros al alcade (le feu et les chiens à l’alcade) ! hurle la foule enragée en montrant le poing à la loge de l’ayuntamiento. Enfin la bienheureuse permission est accordée, et le calme se rétablit. Dans ces espèces d’engueulements, pardon du terme, je n’en connais pas de meilleur, il se dit quelquefois des mots très-bouffons. Nous en rapporterons un très-concis et très-vif : un picador, magnifiquement vêtu avec un habit tout neuf, se prélassait sur son cheval sans rien faire, et dans un endroit de la place où il n’y avait pas de danger. Pintura ! pintura ! lui cria la foule qui s’aperçut de son manège.

Souvent le taureau est si lâche que les banderillas de fuego ne suffisent pas encore. Il retourne à sa querencia et ne veut pas entrer. Les cris : Perros ! perros ! recommencent. Alors, sur le signe de l’alcade, messieurs les chiens sont introduits. Ce sont d’admirables bêtes, d’une pureté de race et d’une beauté extraordinaires ; ils vont droit au taureau, qui en jette bien une demi-douzaine en l’air, mais qui ne peut empêcher qu’un ou deux des plus forts et des plus courageux ne finissent par lui saisir l’oreille. Une fois qu’ils ont pris, ils sont comme des sangsues ; on les retournerait plutôt que de les faire lâcher. Le taureau secoue la tête, les cogne contre les barrières : rien n’y fait. Quand cela a duré quelque temps, l’espada ou le cachetero enfonce une épée dans le flanc de la victime, qui chancelle, ploie les genoux et tombe à terre, où on l’achève. On emploie aussi quelquefois une espèce d’instrument appelé media luna (demi-lune), qui lui coupe les jarrets de derrière et le rend incapable de toute résistance ; alors ce n’est plus un combat, mais une boucherie dégoûtante. Il arrive souvent que le matador manque son coup : l’épée rencontre un os et rejaillit, ou bien elle pénètre dans le gosier et fait vomir au taureau le sang à gros bouillons, ce qui est une faute grave selon les lois de la tauromaquia. Si au second coup la bête n’est pas achevée, l’espada est couvert de huées, de sifflets et d’injures, car le public espagnol est impartial ; il applaudit le taureau et l’homme selon leurs mérites réciproques. Si le taureau éventre un cheval et renverse un homme : Bravo toro ! si c’est l’homme qui blesse le taureau : Bravo torero ! mais il ne souffre la lâcheté ni dans l’homme ni dans la bête. Un pauvre diable, qui n’osait pas aller poser les banderilleras à un taureau extrêmement féroce, excita un tel tumulte qu’il fallut que l’alcade promît de le faire mettre en prison pour que l’ordre se rétablît.

Dans cette même course, Sevilla, qui est un écuyer admirable, fut très applaudi pour le trait suivant : un taureau d’une force extraordinaire prit son cheval sous le ventre, et, relevant la tête, lui fit quitter terre complètement. Sevilla, dans cette position périlleuse, ne vacilla même pas sur sa selle, ne perdit pas les étriers, et tint si bien son cheval qu’il retomba sur les quatre pieds.

La course avait été bonne : huit taureaux, quatorze chevaux tués, un chulo blessé légèrement ; on ne pouvait souhaiter rien de mieux. Chaque course doit rapporter vingt ou vingt-cinq mille francs ; c’est une concession faite par la reine au grand hôpital, où les toreros blessés trouvent tous les secours imaginables ; un prêtre et un médecin se tiennent dans une chambre à la plaza de Toros, prêts à administrer, l’un les remèdes de l’âme, l’autre les remèdes du corps ; l’on disait autrefois, et je crois bien que l’on dit encore une messe à leur intention pendant la course. Vous voyez que rien n’est négligé, et que les impresarios sont gens de prévoyance. Le dernier taureau tué, tout le monde saute dans l’arène pour le voir de plus près, et les spectateurs se retirent en dissertant sur le mérite des différents suertes ou cogidas qui les ont le plus frappés. Et les femmes, me direz-vous, comment sont-elles ? car c’est là une des premières questions que l’on adresse à un voyageur. Je vous avoue que je n’en sais rien. Il me semble vaguement qu’il y en avait de fort jolies auprès de moi, mais je ne l’affirmerai pas.

Allons au Prado pour éclaircir ce point important.