Voyage en Espagne (Théophile Gautier)/V
V
Le cloître ; peintures et sculptures. ― Maison du Cid ; maison du Cordon ; Porte Sainte-Marie. ― Le théâtre et les acteurs. ― La Cartuja de Miraflores. ― Le général Thibault et les os du Cid
En sortant de la salle de Jean Cuchiller, on entre dans une autre pièce d’un style de décoration très pittoresque : des boiseries de chêne, des tentures rouges et un plafond en manière de cuir de Cordoue du meilleur effet ; on voit dans cette pièce une Nativité, de Murillo, une Conception et un Jésus en robe, fort bien peints.
Le cloître est rempli de tombeaux, la plupart fermés de grilles très serrées et très-fortes : ces tombeaux, tous d’illustres personnages, sont pratiqués dans l’épaisseur du mur, historiés de blasons et brodés de sculptures. Sur l’un d’eux, je remarquai un groupe de Marie et Jésus tenant un livre à la main, d’une grande beauté, et une chimère moitié animal, moitié arabesque, de l’invention la plus étrange et la plus surprenante. Sur toutes ces tombes sont couchées des statues de grandeur naturelle, soit de chevaliers armés, soit d’évêques en costumes, qu’on prendrait volontiers, à travers les mailles des grilles, pour les morts qu’elles représentent, tant les attitudes sont vraies et les détails minutieux.
Sur le jambage d’une porte, je remarquai en passant une charmante petite statuette de la Vierge, d’une exécution délicieuse et d’une hardiesse d’idée extraordinaire. Au lieu de cet air contrit et modeste que l’on donne habituellement à la sainte Vierge, le sculpteur l’a représentée avec un regard où la volupté se mêle à l’extase et dans l’enivrement d’une femme qui conçoit un Dieu. Elle est là debout, la tête renversée en arrière, aspirant de toute son âme et de tout son corps le rayon de flamme soufflé par la colombe symbolique, avec un mélange d’ardeur et de pureté d’une originalité rare ; il était difficile d’être neuf dans un sujet répété si souvent, mais rien n’est usé pour le génie.
La description de ce cloître demanderait à elle seule une lettre tout entière ; mais, vu le peu d’espace et de temps dont nous pouvons disposer, vous nous pardonnerez de n’en dire que quelques mots et de rentrer dans l’église, où nous prendrons au hasard, à droite et à gauche, les premiers chefs-d’œuvre venus, sans choix ni préférence ; car tout est beau, tout est admirable, et ce dont nous ne parlons pas vaut au moins ce dont nous parlons.
Nous nous arrêterons d’abord devant cette Passion de Jésus-Christ, en pierre, de Philippe de Bourgogne, qui n’est malheureusement pas un artiste français, comme son nom ou plutôt son sobriquet pourrait le faire croire. C’est un des plus grands bas-reliefs qu’il y ait au monde : selon l’usage gothique, il est divisé en plusieurs compartiments, le Jardin des Oliviers, le Portement de croix, le Crucifiement entre les deux voleurs, immense composition qui, pour la finesse des têtes et le précieux des détails, vaut tout ce qu’Albert Durer, Hemeling ou Holbein ont fait de plus délicat et de plus suave avec leur pinceau de miniaturiste. Cette épopée de pierre est terminée par une magnifique Descente au tombeau : les groupes d’apôtres endormis qui occupent les caissons inférieurs du Jardin des Oliviers sont presque aussi beaux et aussi purs de style que les prophètes et les saints de fra Bartholomé : les têtes des saintes femmes au pied de la croix ont une expression pathétique et douloureuse dont les artistes gothiques possédaient seuls le secret. Ici, cette expression se joint à une rare beauté de forme ; les soldats se font remarquer par des ajustements singuliers et farouches comme on en prêtait dans le moyen âge aux personnages antiques, orientaux ou juifs, dont on ne connaissait pas le costume ; ils sont d’ailleurs campés avec une audace et crânerie qui font le plus heureux contraste avec l’idéalité et la mélancolie des autres figures. Tout cela est encadré par des architectures travaillées comme de l’orfèvrerie, d’un goût et d’une légèreté incroyables. Cette sculpture a été achevée en 1536.
Puisque nous en sommes à la sculpture, parlons tout de suite des stalles du chœur, admirable menuiserie qui n’a peut-être pas sa rivale au monde. Les stalles sont autant de merveilles ; elles représentent des sujets de l’Ancien Testament en bas-reliefs, et sont séparées l’une de l’autre par des chimères et des animaux fantastiques en forme de bras de fauteuil. Les parties planes sont formées d’incrustations relevées de hachures noires comme les nielles sur métaux ; l’arabesque et le caprice n’ont jamais été plus loin. C’est une verve inépuisable, une abondance inouïe, une invention perpétuelle dans l’idée et dans la forme ; c’est un monde nouveau, une création à part aussi complète, aussi riche que celle de Dieu, où les plantes vivent, où les hommes fleurissent, où le rameau se termine par une main et la jambe par un feuillage, où la chimère à l’œil sournois ouvre ses ailes onglées, où le dauphin monstrueux souffle l’eau par ses fosses. Un enlacement inextricable de fleurons, de rinceaux, d’acanthes, de lotus, de fleurs aux calices ornés d’aigrettes et de vrilles, de feuillages dentelés et contournés, d’oiseaux fabuleux, de poissons impossibles, de sirènes et de dragons extravagants, dont aucune langue ne peut donner l’idée. La fantaisie la plus libre règne dans toutes ces incrustations, à qui leur ton jaune sur le fond sombre du bois donne un air de peinture de vase étrusque bien justifié par la franchise et l’accent primitif du trait. Ces dessins, où perce le génie païen de la Renaissance, n’ont aucun rapport avec la destination des stalles, et quelquefois même le choix du sujet laisse voir un entier oubli de la sainteté du lieu. Ce sont des enfants qui jouent avec des masques, des femmes qui dansent, des gladiateurs qui luttent, des paysans en vendange, des jeunes filles tourmentant ou caressant un monstre fantastique, des animaux pinçant de la harpe, et même de petits garçons imitant dans la vasque d’une fontaine le fameux Manneken-Piss de Bruxelles. Avec un peu plus de sveltesse dans les proportions, ces figures vaudraient les plus purs étrusques : unité dans l’aspect et variété infinie dans le détail, voilà le difficile problème que les artistes du moyen âge ont presque toujours résolu avec bonheur. À cinq ou six pas, cette menuiserie, si folle d’exécution, est grave, solennelle, architecturale, brune de ton, et tout à fait digne de servir d’encadrement aux pâles et austères visages des chanoines.
La chapelle du Connétable, capilla del Condestable, est à elle seule une église complète ; le tombeau de don Pédro Fernandez Velasco, connétable de Castille, et celui de sa femme, en occupent le milieu et n’en sont pas le moindre ornement ; ces tombes sont de marbre blanc et d’un travail magnifique. L’homme est couché dans son armure de guerre enrichie d’arabesques du meilleur style, dont les sacristains lèvent avec du papier mouillé des empreintes qu’ils vendent aux voyageurs : la femme a son petit chien à côté d’elle, ses gants et les ramages de sa robe de brocart sont rendus avec une finesse inouïe. Les têtes des deux époux reposent sur des coussins de marbre, ornés de leur couronne et de leurs armoiries ; des blasons gigantesques décorent les murailles de cette chapelle, et sur l’entablement sont placées des figures portant des hampes de pierre pour soutenir des bannières et des étendards. Le retablo (on appelle ainsi les façades architecturales qui accompagnent les autels) est sculpté, doré, peint, entremêlé d’arabesques et de colonnes, et représente la circoncision de Jésus-Christ, figures de grandeur naturelle. À droite, du côté où est le portrait de dona Mencia de Mendoza, comtesse de Haro, se trouve un petit autel gothique enluminé, doré, ciselé, enjolivé d’une infinité de figurines que l’on croirait d’Antonin Moine, tant elles sont légères et spirituellement tournées ; sur cet autel, il y a un Christ en jais. Le grand autel est orné de lames d’argent et de soleils de cristal, dont les reflets miroitants forment des jeux de lumière d’un éclat singulier. À la voûte s’épanouit une rose de sculpture d’une délicatesse incroyable.
Dans la sacristie qui est auprès de la chapelle, on voit enchâssée au milieu de la boiserie, une Madeleine que l’on attribue à Léonard de Vinci : la douceur des demi-teintes brunes et fondues avec le clair par des dégradations insensibles, la légèreté de touche des cheveux et la rondeur parfaite des bras, rendent cette supposition tout à fait vraisemblable. On conserve aussi dans cette chapelle le diptyque en ivoire que le connétable emportait à l’armée et devant lequel il faisait sa prière. La capilla del Condestable appartient au duc de Frias. Jetez en passant un regard sur cette statue de saint Bruno, en bois colorié, qui est de Pereida, sculpteur portugais, et sur cette épitaphe, qui est celle de Villegas, traducteur du Dante.
Un grand escalier du plus beau dessin, avec de magnifiques chimères sculptées, nous tint quelques minutes en admiration. J’ignore où il conduit et sur quelle salle s’ouvre la petite porte qui le termine ; mais il est digne du palais le plus éblouissant. Le grand autel de la chapelle du duc d’Abrantès est une des plus singulières imaginations que l’on puisse voir : il représente l’arbre généalogique de Jésus-Christ. Voici comme cette bizarre idée est rendue : le patriarche Abraham est couché au bas de la composition, et dans sa féconde poitrine plongent les racines chevelues d’un arbre immense dont chaque rameau porte un aïeul de Jésus, et se subdivise en autant de branches qu’il y a de descendants. Le faîte est occupé par la sainte Vierge, sur un trône de nuages ; le soleil, la lune et les étoiles, argentés et dorés, scintillent à travers les efflorescences des rameaux. Ce qu’il a fallu de patience pour découper toutes ces feuilles, fouiller ces plis, évider ces branches, détacher du fond tous ces personnages, on n’ose y songer qu’avec effroi. Ce retablo, ainsi travaillé, est grand comme une façade de maison, et s’élève pour le moins à trente pieds de haut, en y comprenant les trois étages, dont le second renferme le Couronnement de la Vierge, et le dernier un Crucifiement avec saint Jean et la Vierge. L’artiste est Rodrigo del Haya, sculpteur qui vivait dans le milieu du seizième siècle.
La chapelle de sainte Thècle est tout ce qu’on peut imaginer de plus étrange. L’architecte et le sculpteur semblent s’être donné pour but le plus d’ornements possible dans le moins d’espace possible ; ils y ont parfaitement réussi, et je défierais l’ornemaniste le plus industrieux de trouver dans toute la chapelle la place d’une seule rosace ou d’un seul fleuron. C’est le mauvais goût le plus riche, le plus adorable et le plus charmant : ce ne sont que colonnes torses entourées de ceps de vignes, volutes enroulées à l’infini, collerettes de chérubins cravatés d’ailes, gros bouillons de nuages, flammes de cassolettes en coup de vent, rayons ouverts en éventail, chicorées épanouies et touffues, tout cela doré et peint de couleurs naturelles, avec des pinceaux de miniature. Les ramages des draperies sont exécutés fil par fil, point par point, et d’une effrayante minutie. La sainte, environnée par les flammes du bûcher, dont l’ardeur est excitée par des Sarrasins en costumes extravagants, lève vers le ciel ses beaux yeux d’émail, et tient dans sa petite main couleur de chair un grand rameau bénit, frisé à l’espagnole. Les voûtes sont travaillées dans le même goût. D’autres autels, d’une moindre dimension, mais d’une égale richesse, occupent le reste de la chapelle : ce n’est plus la finesse gothique, ni le goût charmant de la Renaissance ; la richesse est substituée à la pureté des lignes ; mais c’est encore très beau, comme toute chose excessive et complète dans son genre.
Les orgues, d’une grandeur formidable, ont des batteries de tuyaux disposées sur un plan transversal comme des canons pointés, d’un effet menaçant et belliqueux. Les chapelles particulières ont chacune leur orgue, mais plus petit. Dans le retablo d’une de ces chapelles, nous vîmes une peinture d’une telle beauté, que je ne sais à quel maître l’attribuer, si ce n’est à Michel-Ange ; les caractères irrécusables de l’école florentine à sa plus belle époque brillent victorieusement dans ce magnifique tableau, qui serait la perle du plus splendide musée. Cependant Michel-Ange ne peignit presque jamais à l’huile, et ses tableaux sont d’une rareté fabuleuse ; je croirais volontiers que c’est une composition peinte par Sébastien del Piombo d’après un carton et sur un trait de ce sublime artiste. On sait que, jaloux du succès de Raphaël, Michel-Ange employa quelquefois Sébastien del Piombo pour réunir la couleur au dessin et dépasser son jeune rival. Quoi qu’il en soit, c’est un tableau admirable ; la sainte Vierge, assise et noblement drapée, voile avec une écharpe transparente la divine nudité du petit Jésus, debout à côté d’elle. Deux anges en contemplation nagent silencieusement dans l’outremer du ciel ; au fond l’on aperçoit un paysage sévère, des roches, des terrains et quelques pans de murs. La tête de la Vierge est d’une majesté, d’un calme et d’une puissance dont on ne peut donner l’idée avec des mots. Le cou est attaché aux épaules par des lignes si pures, si chastes et si nobles, la figure respire une si douce quiétude maternelle, les mains sont tournées si divinement, les pieds ont une telle élégance et si grand style, qu’on ne peut détacher les yeux de cette peinture. Ajoutez à ce merveilleux dessin une couleur simple, solide, soutenue de ton, sans faux brillants, sans petites recherches de clair-obscur, avec un certain aspect de fresque qui s’harmonise parfaitement au ton de l’architecture, et vous aurez un chef-d’œuvre dont vous ne pourrez trouver l’équivalent que dans l’école florentine ou l’école romaine.
Il y a aussi, dans la cathédrale de Burgos, une sainte Famille sans nom d’auteur, que je soupçonne fort d’être d’André del Sarto, et des tableaux gothiques sur bois de Cornelis van Eyck, dont les pareils se trouvent dans la galerie de Dresde ; les tableaux de l’école allemande ne sont pas rares en Espagne, et quelques-uns sont d’une grande beauté. Nous mentionnerons, en passant, quelques tableaux de fra Diego de Leyva, qui se fit moine à la Cartuja de Miraflores, à l’âge de cinquante-trois ans, entre autres celui qui représente le martyre de sainte Casilda, à qui le bourreau a coupé les deux seins : le sang jaillit à gros bouillons de deux plaques rouges laissées sur la poitrine par la chair amputée ; les deux demi-globes gisent à côté de la sainte, qui regarde, avec une expression d’extase fiévreuse et convulsive, un grand ange à figure rêveuse et mélancolique qui lui apporte une palme. Ces effrayants tableaux de martyres sont très nombreux en Espagne, où l’amour du réalisme et de la vérité dans l’art est poussé aux dernières limites. Le peintre ne vous fera pas grâce d’une seule goutte de sang ; il faut qu’on voie les nerfs coupés qui se retirent, les chairs vives qui tressaillent, et dont la sombre pourpre contraste avec la blancheur exsangue et bleuâtre de la peau, les vertèbres tranchées par le cimeterre du bourreau, les marques violentes imprimées par les verges et les fouets des tourmenteurs, les plaies béantes qui vomissent l’eau et le sang par leur bouche livide : tout est rendu avec une épouvantable vérité. Ribera a peint, dans ce genre, des choses à faire reculer d’horreur el verdugo lui-même, et il faut réellement l’affreuse beauté et l’énergie diabolique qui caractérisent ce grand maître pour supporter cette féroce peinture d’écorcherie et d’abattoir, qui semble avoir été faite pour des cannibales par un valet de bourreau. Il y a vraiment de quoi dégoûter d’être martyr, et l’ange avec sa palme paraît une faible compensation pour de si atroces tourments. Encore Ribera refuse-t-il bien souvent cette consolation à ses torturés, qu’il laisse se tordre comme des tronçons de serpent dans une ombre fauve et menaçante que nul rayon divin n’illumine.
Le besoin du vrai, si repoussant qu’il soit, est un trait caractéristique de l’art espagnol : l’idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d’esthétique. La sculpture n’est pas suffisante pour lui : il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d’habits véritables. Jamais, à son gré, l’illusion matérielle n’est portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.
Le célèbre christ si révéré de Burgos, que l’on ne peut voir qu’après avoir allumé les cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre : ce n’est plus de la pierre ni du bois enluminé, c’est une peau humaine (on le dit du moins), rembourrée avec beaucoup d’art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux, les yeux ont des cils, la couronne d’épines est en vraie ronce, aucun détail n’est oublié. Rien n’est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte ; la peau, d’un ton rance et bistré, est rayée de longs filets de sang si bien imités que l’on croirait qu’ils ruissellent effectivement. Il ne faut pas un grand effort d’imagination pour ajouter foi à la légende qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d’une draperie enroulée et volante, le christ de Burgos porte un jupon blanc brodé d’or qui lui descend de la ceinture aux genoux ; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à voir Notre-Seigneur ainsi costumé. Au bas de la croix sont enchâssés trois œufs d’autruche, ornement symbolique dont le sens m’échappe, à moins que ce ne soit une allusion à la Trinité, principe et germe de tout.
Nous sortîmes de la cathédrale éblouis, écrasés, soûls de chefs-d’œuvre et n’en pouvant plus d’admiration, et nous eûmes tout au plus la force de jeter un coup d’œil distrait sur l’arc de Fernand Gonzalès, essai d’architecture classique tenté, au commencement de la Renaissance, par Philippe de Bourgogne. On nous fit voir aussi la maison du Cid ; quand je dis la maison du Cid, je m’exprime mal, mais la place où elle a pu être : c’est un carré de terrain entouré de bornes ; il ne reste pas le moindre vestige qui puisse autoriser cette croyance, mais rien aussi ne prouve le contraire, et, dans ce cas, il n’y a aucun inconvénient à s’en rapporter à la tradition. La maison du Cordon, ainsi nommée des lacs qui s’enroulent autour des portes, encadrent les fenêtres et se jouent à travers les architectures, mérite d’être examinée ; elle sert d’habitation au chef politique de la province, et nous y rencontrâmes quelques alcades des environs, dont la physionomie eût paru suspecte au coin d’un bois, et qui auraient bien fait de se demander leurs papiers à eux-mêmes avant de se laisser circuler librement.
La porte Sainte-Marie, élevée en l’honneur de Charles-Quint, est un remarquable morceau d’architecture. Les statues placées dans les niches, quoique courtes et trapues, ont un caractère de force et de puissance qui rachète bien leur défaut de sveltesse ; il est dommage que cette superbe porte triomphale soit obstruée et déshonorée par je ne sais quelles murailles de plâtre élevées là sous prétexte de fortification, et qu’il serait urgent de jeter par terre. Près de cette porte se trouve la promenade qui longe l’Arlençon, rivière très-respectable, de deux pieds de profondeur pour le moins, ce qui est beaucoup pour l’Espagne. Cette promenade est ornée de quatre statues représentant quatre rois ou comtes de Castille d’une assez belle tournure, savoir : don Fernand Gonzalès, don Alonzo, don Enrique II et don Fernando 1er. Voilà à peu près tout ce qui mérite d’être vu à Burgos. Le théâtre est encore plus sauvage que celui de Vittoria. On y jouait ce soir-là une pièce en vers : El Zapatero y el Rey (le Savetier et le Roi) de Zorilla, jeune écrivain très distingué, fort en vogue à Madrid, et qui a déjà publié sept volumes de vers dont on vante le style et l’harmonie. Toutes les places étaient retenues d’avance ; il fallut nous priver de ce plaisir et attendre au lendemain la représentation des Trois Sultanes, entremêlée de chants et de danses turques d’une bouffonnerie transcendante. Les acteurs ne savaient pas un mot de leur rôle, et le souffleur criait leur rôle à tue-tête, de façon à couvrir leur voix. À propos du souffleur, il est protégé par une carapace de fer-blanc arrondie en voûte de four contre les patatas, manzanas et cascaras de naranja, pommes de terre, pommes et pelures d’orange dont le public espagnol, public impatient s’il en fut, ne manque pas de bombarder les acteurs qui lui déplaisent. Chacun emporte sa provision de projectiles dans ses poches ; si les acteurs ont bien joué, les légumes retournent à la marmite et vont grossir le puchero.
Un instant, nous crûmes avoir trouvé le vrai type espagnol féminin dans une des trois sultanes : grands sourcils noirs arqués, nez mince, ovale allongé, lèvres rouges ; mais un voisin officieux nous apprit que c’était une jeune Française.
Avant de partir de Burgos, nous allâmes faire une visite à la Cartuja de Miraflores, située à une demi-lieue de la ville. On a permis à quelques pauvres vieux moines infirmes de rester dans cette chartreuse pour y attendre leur mort. L’Espagne a beaucoup perdu de son caractère romantique à la suppression des moines, et je ne vois pas ce qu’elle y a gagné sous d’autres rapports. D’admirables édifices dont la perte sera irréparable, et qui avaient été conservés jusqu’alors dans l’intégrité la plus minutieuse, vont se dégrader, s’écrouler, et ajouter leurs ruines aux ruines déjà si fréquentes dans ce malheureux pays ; des richesses inouïes en statues, en tableaux, en objets d’art de toute sorte, se perdront sans profiter à personne. On pouvait imiter, ce me semble, notre révolution par un autre côté que par son stupide vandalisme. Égorgez-vous entre vous pour les idées que vous croyez avoir, engraissez de vos corps les maigres champs ravagés par la guerre, c’est bien ; mais la pierre, le marbre et le bronze touchés par le génie sont sacrés, épargnez-les. Dans deux mille ans, on aura oublié vos discordes civiles, et l’avenir ne saura que vous avez été un grand peuple que par quelques merveilleux fragments retrouvés dans les fouilles.
La Cartuja est située sur le haut d’une colline ; l’extérieur en est austère et simple : murailles de pierres grises, toit de tuiles ; tout pour la pensée, rien pour les yeux. À l’intérieur, ce sont de longs cloîtres frais et silencieux, blanchis à la chaux vive, des portes de cellules, des fenêtres à mailles de plomb dans lesquelles sont enchâssés quelques sujets pieux en verres de couleur, et particulièrement une Ascension de Jésus-Christ d’une composition singulière : le corps du Sauveur a déjà disparu ; on ne voit plus que ses pieds, dont les empreintes sont restées en creux sur un rocher entouré de saints personnages en admiration.
Une petite cour au milieu de laquelle s’élève une fontaine d’où filtre goutte à goutte une eau diamantée, renferme le jardin du prieur. Quelques brindilles de vigne égaient un peu la tristesse des murailles ; quelques bouquets de fleurs, quelques gerbes de plantes poussent çà et là, un peu au hasard et dans un désordre pittoresque. Le prieur, vieillard à figure noble et mélancolique, accoutré de vêtements ressemblant le plus possible à un froc (il n’est pas permis aux moines de garder leur costume), nous reçut avec beaucoup de politesse et nous fit asseoir autour du brasero, car il ne faisait pas très chaud, et nous offrit des cigarettes et des azucarillos avec de l’eau fraîche. Un livre était ouvert sur la table ; je me permis d’y jeter les yeux : c’était la Bibliotheca cartuxiana, recueil de tous les passages de différents auteurs faisant l’éloge de l’ordre et de la vie des chartreux. Les marges étaient annotées de sa main avec cette bonne vieille écriture de prêtre, droite, ferme, un peu grosse, qui dit tant de choses à la pensée, et qu’un mondain hâté et convulsif ne saurait avoir. Ainsi ce pauvre vieux moine, laissé là par pitié dans ce couvent abandonné dont les voûtes vont bientôt s’écrouler sur sa fosse inconnue, rêvait encore la gloire de son ordre, et d’une main tremblante inscrivait sur les feuilles blanches du livre quelque passage oublié ou nouvellement recueilli.
Le cimetière est ombragé par deux ou trois grands cyprès, comme il y a dans les cimetières turcs : cet enclos funèbre contient quatre cent dix-neuf chartreux morts depuis la construction du couvent ; une herbe épaisse et touffue couvre ce terrain, où l’on ne voit ni tombe, ni croix, ni inscription ; ils gisent là confusément, humbles dans la mort comme ils l’ont été dans la vie. Ce cimetière anonyme a quelque chose de calme et de silencieux qui repose l’âme ; une fontaine, placée au centre, pleure, avec ses larmes limpides comme de l’argent, tous ces pauvres morts oubliés ; je bus une gorgée de cette eau filtrée par les cendres de tant de saints personnages ; elle était pure et glaciale comme la mort.
Mais, si la demeure des hommes est pauvre, celle de Dieu est riche. Dans le milieu de la nef sont placés les tombeaux de don Juan II et de la reine Isabelle, sa femme. On s’étonne que la patience humaine soit venue à bout d’une pareille œuvre : seize lions, deux à chaque angle, soutenant huit écussons aux armes royales, leur servent de base. Ajoutez un nombre proportionné de vertus, de figures allégoriques, d’apôtres et d’évangélistes, faites serpenter à travers tout cela des rameaux, des feuillages, des oiseaux, des animaux, des lacs d’arabesques, et vous n’aurez qu’une bien faible idée de ce prodigieux travail. Les statues couronnées du roi et de la reine sont couchées sur le couvercle. Le roi tient son sceptre à la main, et porte une robe longue, guillochée et ramagée avec une délicatesse inconcevable.
Le tombeau de l’infant Alonzo est du côté de l’évangile. L’infant y est représenté à genoux devant un prie-Dieu. Une vigne découpée à jours, où de petits enfants se suspendent et cueillent des raisins, festonne avec un intarissable caprice l’arc gothique qui encadre la composition à demi engagée dans le mur. Ces merveilleux monuments sont en albâtre et de la main de Gil de Siloé, qui fit aussi les sculptures du maître-autel ; à droite et à gauche de cet autel, qui est d’une rare beauté, sont ouvertes deux portes par où l’on aperçoit deux chartreux immobiles dans le suaire blanc de leur froc : ces deux figures, qui sont probablement de Diego de Leyva, font illusion au premier coup d’œil. Des stalles de Berruguète complètent cet ensemble, qu’on s’étonne de rencontrer dans une campagne déserte.
Du haut de la colline, l’on nous fit apercevoir dans le lointain San-Pedro de Cardena, où se trouve la tombe du Cid et de dona Chimène, sa femme. À propos de cette tombe, on raconte une anecdote bizarre que nous allons rapporter, sans en garantir l’authenticité.
Pendant l’invasion des Français, le général Thibaut eut l’idée de faire apporter les os du Cid, de San-Pedro de Cardena à Burgos, dans l’intention de les placer dans un sarcophage sur la promenade publique, afin d’inspirer à la population des sentiments héroïques et chevaleresques par la présence de ces restes magnanimes. On ajoute que, dans un accès d’enthousiasme guerrier, l’honorable général mit coucher près de lui les ossements du héros, pour se hausser le courage à ce glorieux contact, précaution dont il n’avait aucunement besoin. Ce projet ne s’exécuta pas, et le Cid retourna près de dona Chimène, à San-Pedro de Cardena, où il est resté définitivement ; mais une de ses dents, qui s’était détachée, et que l’on avait serrée dans un tiroir, a disparu sans que l’on ait pu savoir ce qu’elle était devenue. Il n’a manqué à la gloire du Cid que d’être canonisé ; il l’aurait été si, avant de mourir, il n’avait pas eu l’idée arabo-hérétique et malsonnante de vouloir qu’on enterrât avec lui son fameux cheval Babieca : ce qui fit douter de son orthodoxie. À propos du Cid, faisons observer à M. Casimir Delavigne que l’épée du héros s’appelle Tisona et non pas Tizonade, qui fait une rime trop riche à limonade. Tout ceci soit dit sans porter la moindre atteinte à la gloire du Cid, qui, outre son mérite de héros, a eu celui d’inspirer si bien les poètes inconnus du Romancero, Guilhen de Castro, Diamante et Pierre Corneille.