Troisième livraison
Le Tour du mondeVolume 5 (p. 114-128).
Troisième livraison


VOYAGE EN DANEMARK,

PAR M. DARGAUD.
1860
(EXTRAITS.)


VIII

Klampenborg. — Mon hôte en ce lieu. — Le Danmann. — Skodsborg et Frédéric VII. — Le Sund et ses bords.

…Les journées, les soirées et les nuits m’ont été bonnes à Copenhague. Tout germait, tout brillait, tout fleurissait pour moi dans une aurore boréale de l’âme.

Un jour, après avoir exploré le musée de Thorwaldsen, j’ai été dîner à Klampenborg, chez M. Harold de Moltke. J’ai vu le Sund après avoir vu le musée de Thorwaldsen. Deux grandes émotions en un jour ! Le beau dans la nature repose du beau plastique et le surpasse ; alors ce n’est plus l’homme qui est l’artiste, c’est Dieu.

J’ai pénétré par les taillis de Klampenborg dans la résidence de M. Harold de Moltke. J’ai franchi ce seuil riant où l’on sait si bien accueillir. M. Harold a appris à Glorup l’hospitalité, comme il y a, dès son enfance, appris l’honneur. Il vient d’épouser une personne accomplie de distinction et de grâce. Elle est aussi séduisante et modeste qu’il est brave et cordial. Ils habitent certainement l’un des plus magnifiques lieux du monde. Leur nid est suspendu sur les grandes eaux, sous un toit de jasmin et de roses. Un couple ravissant et une maison noyée de tous côtés dans les lianes, dans les arbres, dans les mélodies et dans les parfums, avec un jardin et des fenêtres sur la mer : c’est ce qui m’attendait. Là, tout est jeune. Une jeune villa, de jeunes voitures, de jeunes fleurs, de jeunes chiens, de jeunes chevaux, de jeunes serviteurs, un jeune amour, l’infini de la vie et du Sund devant soi : — voilà Klampenborg !

Avant dîner nous nous étions promenés pendant quatre heures au bord de la mer, de village en village de pêcheurs. Les filets étaient étendus entre les huttes. Les châteaux et les maisonnettes sortaient du milieu des verdures.

Les pêcheurs danois. — Dessin inédit de Frölich.

J’ai eu un hasard entre mille, un hasard d’horizon merveilleux.

La moitié du ciel était grise et la moitié du Sund de même couleur. Vingt-trois vaisseaux, les voiles déployées, naviguaient çà et là près d’un bateau à vapeur. Sept vaisseaux ont été, tout d’un coup, empourprés d’une lueur ; c’était une lueur de soleil indescriptible. L’autre moitié du ciel et l’autre moitié du Sund étaient d’un bleu pur, le Sund plus bleu que le ciel. Ces deux spectacles, que j’embrassais d’un regard, étaient d’une religieuse solennité.

Après le diner, nous nous sommes établis sur la terrasse, au-dessus de la mer argentée par la lune.

M. Harold m’a apporté des cigarettes et m’a pressé de m’envelopper de son manteau militaire contre l’humidité. Nous sommes restés là en contemplation devant le Sund blanchissant et agité, dont les vagues se brisaient à nos pieds dans un rhythme divin. En rentrant au salon, j’ai déposé le manteau et je me suis aperçu qu’il était troué de trois balles. M. Harold de Moltke, alors lieutenant de cavalerie, avait reçu ces balles dans une rencontre soudaine où, au lieu de se rendre, il résolut avec douze hommes de traverser un bataillon ennemi. « Mes amis, dit-il à ses soldats, avec une gaieté héroïque, vos manteaux sont mouillés par le brouillard, abattez-les sur le devant de vos selles et chargeons. Le feu de l’ennemi et la fumée de la poudre les sécheront. Culbutons le diable, de peur que le diable ne nous culbute. » Il dit et, piquant des deux, l’épée nue au poing, il se fraya un passage sanglant. M. Harold de Moltke était alors fiancé à celle qu’il a épousée depuis. Il devait donner sa démission de son grade. Par amour il l’eût fait, sans la guerre, mais la guerre étant proche, par courage il demeura à son poste. Il fit brillamment, contre nous, toute la campagne d’Italie. À Solferino, presqu’à la fin de la bataille, il eut une inspiration heureuse. Il avait fixé sur sa poitrine le portrait de sa fiancée : tout d’un coup il s’aperçoit qu’il ne l’a plus. Malgré la mitraille qui pleuvait, il regarde et voit étinceler, un peu à sa droite, la miniature qui s’était détachée de son sein. Sans descendre de cheval, il appuie sur un étrier, se penche et saisit le portrait. Il se relève. Un boulet avait passé tandis qu’il se baissait, et avait tué le uhlan qui était derrière lui.

À la paix de Villafranca, M. Harold de Moltke donna sa démission, qu’il avait ajournée à cause de la guerre. Il se maria et s’établit à Klampenborg. Il appartient maintenant à la garde de Frédéric VII. Quand il endossa son nouvel uniforme, son valet de chambre danois lui dit : « Je le brosserai avec plaisir cet uniforme-là. Croyez-moi, monsieur le comte, il vaut mieux être capitaine chez nous que général à l’étranger. » Ce valet de chambre est né sur la terre de Glorup, dans une chaumière que je connais, à quelques minutes du Grand-Belt. Ce paysan, fils de paysan, a, comme ils l’ont tous, le sentiment danois, le patriotisme. Il est ce qu’on appelle ici : un Danmann, un homme danois. Eh bien, le Danmann avait raison. M. Harold a bien fait de quitter l’Autriche pour sa terre natale, et de s’abriter, après la tempête, dans son paradis de Klampenborg, où par les jours de beau temps le Sund est d’un bleu éclatant, le ciel est d’un bleu pâle ; où le soir et la nuit, au clair de la lune, c’est le ciel qui est bleu foncé, tandis que le Sund est d’une blancheur de lis ; où il y a enfin comme un hymne alternatif d’amour et de nature !

Une semaine à Klampenborg rafraîchit et féconde. Que de belles courses nous avons faites avec ou sans chevaux sur la route d’Elseneur ! Cette route étonne, à chaque instant, par ses perspectives de terre et de mer. Quelquefois le Sund est infini, et quelquefois c’est la forêt ; on est entre les deux. La forêt, par moments, pousse ses grands arbres jusque dans les eaux, et l’on entrevoit, à travers des encadrements successifs, le détroit toujours nouveau et toujours adorable.

Je me suis arrêté à deux maisons très-proches de la route et de la mer. Ces maisons, admirablement soignées, sont dans le grand parc. Des guérites rouges et allongées, qui tournent sur un pivot et qui préservent par cette rotation les sentinelles de tous les mauvais temps, se dressent devant les bâtiments de Skodsborg. Ce lieu est la résidence d’été du roi. Depuis l’incendie de Frédériksborg, il habite l’une de ces maisons. Frédéric VII a, de Skodsborg, la plus belle vue de son royaume. Il est très-sensible, dit-on, au paysage et à la nature. Il a du cœur et de l’esprit. Il est agréable de visage, et pour moi, qui ai réuni tant de portraits de son aïeul Christian IV, il lui ressemble beaucoup, quoique dans des proportions délicates et avec une nuance moins mâle.

Il faut tomber à genoux devant le Sund. C’est la mer dans toutes ses fougues, dans tous ses bruits ; et c’est la terre, sur la côte de Séeland, la terre dans les miracles d’un paysage inépuisable en jardins, en palais, en maisons, en futaies gigantesques. — La terre et la mer donc étalent ici ce qu’elles ont de plus rustique, de plus aventureux, de plus divin. La terre est prodigue de bois où se jouent les brises, où courent les cerfs, et de pacages où paissent des milliers de vaches, jusqu’aux grèves du Sund ; la mer porte des centaines de navires, les uns à l’ancre, les autres dans le vent, toutes voiles déployées. Je n’avais rien vu ni rien imaginé de pareil. L’une des trois ou quatre plus belles pages de la création a été tracée là, sans aucun doute. De Copenhague à Elseneur, la mer est aux autres mers ce qu’est le lac des Quatre-Cantons aux autres lacs.

Les circonvolutions, les détours, les méandres de rivages du Sund, les nuances de ses grandes eaux, les pentes et les ombres qui y conduisent, sont adorables. L’architecture des arbres par delà les prairies est merveilleuse. On dirait qu’un Phidias a élevé dans des proportions exquises des Parthénons de feuillage, des cités végétales, des édifices aériens, des balcons, des galeries, des terrasses, pour l’admiration de tous les vaisseaux du globe.

Les ondulations de la Séeland sont plus marquées le long du Sund que partout ailleurs. Là, elles se déroulent en mètres irréguliers, mais selon l’ordre secret et d’après les lois mystérieuses d’une prosodie éternelle. La vie de la terre et de la mer se développe ainsi, comme un double poëme dont les mouvements et les épisodes s’entre-croisent en plis de lames ou en plis de collines, dans un contraste saisissant et délicieux.


IX

Elseneur. — L’île d’Hveen. — Tycho-Brahé.

Le 6 octobre 1860, après la traversée du Sund depuis Copenhague, je saluais avec un enthousiasme profond la rade verte et les toits rouges d’Elseneur. Malgré la saison, le soleil était chaud et la température presque tiède. C’était en Danemark ma plus belle journée de nature, aussi belle, dans un autre ordre, que ma première journée de Seebül, en Suisse. Mon cœur était plein d’infini, et l’aspiration de ma poitrine était aussi puissante que celle de la mer, plus religieuse sans doute, plus religieuse de toute la distance d’une âme à un élément !

Nous avons exploré la capitale d’Hamlet, aux lueurs de Shakspeare plus encore qu’aux rayons du ciel. Nous avons choisi ensuite à Marienlyst, à vingt minutes d’Elseneur, un pavillon qui domine la mer. Nous nous y sommes installés. De là, je touche le Sund, dont je ne suis séparé que par un jardin et un pacage. Le Sund est sans bornes de Copenhague à Landskrona, puis il devient détroit, se rétrécissant insensiblement de la première pointe suédoise jusqu’à Elseneur et à Marienlyst, où il n’est plus qu’une sorte de canal des Dardanelles.

De la terrasse de notre pavillon de Marienlyst je compte trois cent dix vaisseaux. Les uns sont à l’ancre, les autres profitent du vent pour entrer dans le Cattégat. J’aperçois le château de Kronborg sur la rive danoise, et sur la rive suédoise la tour d’Helsingborg. C’est une féerie !

Nous avons loué une barque dans la rade d’Elseneur, et, par une mer d’azur sombre, telle que l’aimaient les pirates de l’Edda, nous avons gagné l’île d’Hveen. Elle appartient aujourd’hui à la Suède. Elle a deux villages, de belles prairies et de fertiles champs de seigle. Son charme, c’est d’avoir été le séjour de Tycho-Brahé. Quoiqu’il ne reste plus des demeures du grand astronome que de vulgaires décombres, à peine quelques pierres moussues, on ne peut sur cette île détacher son esprit du nom qui la rend à jamais célèbre.

Tycho-Brahé naquit en 1546, au manoir de Knudstorp, près d’Helsingborg, en Scanie, contrée qui était alors, comme la Norvége, une province du Danemark. Après une jeunesse très-orageuse, des duels, des démêlés avec sa famille patricienne, un mariage avec une paysanne, des voyages nombreux, des études profondes, Tycho-Brahé fut comblé de richesses par Frédéric II. Le roi lui donna l’île d’Hveen, mille écus de pension annuelle, un canonicat de deux mille écus à Röskilde, et cinq cent mille francs pour la construction d’un observatoire. L’illustre Scanien, qui avait cultivé toutes les sciences, était surtout en effet un astronome. Il avait recueilli deux héritages de ses oncles, et il ajouta cinq cent mille francs aux munificences du roi pour élever dans l’île d’Hveen deux édifices, dont il appela l’un Uranienbourg, le château du ciel, et l’autre Stiernberg, la montagne des astres.

Il vécut là vingt années en monarque. Ses sujets étaient ses nombreux élèves et les visiteurs nationaux et étrangers. Il offrait à tous l’hospitalité, et il les initiait à ses travaux gigantesques, dignes de son génie et de son siècle, le grand seizième siècle.

Brahé était un roi intellectuel. Les princes le comblaient d’hommages. Les vaisseaux débarquaient à son île tantôt un philosophe, tantôt un chimiste, tantôt un alchimiste, tantôt un grand capitaine. Une fois, c’était Ulric, duc de Mecklenbourg ; une autre fois, c’était Guillaume, landgrave de Hesse-Cassel ; une autre fois encore, Sophie, reine de Danemark. En 1590, Jacques Ier, roi d’Écosse, fils de Marie Stuart, cingla de Copenhague à l’île d’Hveen. Il habita toute une semaine sous le toit d’Uranienbourg, fit de magnifiques présents à Tycho-Brahé, et composa des vers en son honneur. C’était l’astronome qui était le souverain, et le roi qui était le courtisan.

Christian IV vint aussi passer quelques jours à Stiernberg. Les bienveillances furent réciproques. Christian, qui était fort jeune, ôta de son cou une chaîne et la suspendit comme un gage de son admiration sur la poitrine de Tycho-Brahé. Malheureusement il ne fut pas sourd à la calomnie. Il laissa ses ministres dépouiller le grand astronome de ses pensions, de son canonicat et de son territoire. Le roi, dit-on, eut même l’impiété, après l’expatriation de Tycho-Brahé, d’accorder la propriété de l’île d’Hveen à une maîtresse, qui fit raser les deux temples consacrés à la science.

Tycho-Brahé était l’homme de la postérité. Il était la plus vive lumière du Danemark. On pouvait craindre que la prévention de la cour et de Copenhague n’obscurcît longtemps cette lumière. Il suffit d’un nuage pour cacher un astre.

L’empereur Rodolphe II fut une providence pour Tycho-Brahé. Il lui fit bâtir un observatoire, il lui donna une de ses maisons princières, il lui assura une pension de trois mille ducats. Tycho-Brahé quitta le Danemark avec sa femme, ses enfants, ses élèves, ses serviteurs, et alla prendre possession de sa résidence de Bohême. Il laissa cet adieu en partant :

« Danemark, ma chère patrie, en quoi t’ai-je offensé ? Mon seul crime est d’avoir agrandi ton nom ! »

Il continua ses travaux dans cet Uranienbourg continental que l’empereur lui avait disposé près de la ville de Prague. C’est là qu’il mourut en 1601. Son plus illustre disciple est Jean Keppler.

Malgré son opiniâtreté à combattre Copernic et Pythagore dans un but théologique, l’influence de Tycho-Brahé fut prodigieuse. Il secoua les esprits, il découvrit Mercure ; il fit des observations nouvelles sur la théorie des comètes, de l’air, de la lumière, il composa un catalogue plus complet des étoiles fixes ; il inventa et perfectionna des instruments dont la précision rendit tout facile ou du moins tout possible après lui. Ce qui lui manqua, ce ne fut pas le génie, ce fut l’héroïsme de l’innovation.

De mon fauteuil j’embrasse une mappemonde dépliée sur ma table. Les océans environnent la terre. Ces océans, Indien, Atlantique, Pacifique, ont leurs sentiers comme le sol ferme de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. Les pêcheurs, les navigateurs ont été la plupart, à de certains degrés, des Colombs. Chacun a fait sa découverte. La science s’est peu à peu formulée ; peu à peu la mer a eu ses historiens, ses géographes, ses guides. Il y a maintenant des cartes de la mer, des étapes, des haltes. À quelles magnifiques découvertes ne parviendrons-nous pas ! Où s’arrêteront la boussole, la vapeur, le télégraphe électrique et le génie de l’homme !

Si je quitte mon fauteuil et cette mappemonde prophétique, j’aperçois de mon balcon le Danemark et la Suède, le Cattégat, le Sund, et sur le Sund deux à trois cent cinquante navires par jour. Il en passe par an, sous la terrasse où je suis, plus de quinze mille, d’après des drapeaux de toutes les nations. Ces navires vont de la mer du Nord à la mer Baltique, ou de la Baltique à la mer du Nord. C’est un spectacle indescriptible. Le Sund est la grande route mouvante des peuples. Toutes les marines s’y rencontrent et s’y mêlent avec leurs bannières diverses.

Le portier majestueux de ce détroit est un général : c’est le gouverneur du château de Kronborg.

Le droit payé jadis au château de Kronborg par toutes les nations n’existe plus. Il était fondé sur ce que la forteresse était un fanal et un asile au besoin. Ce droit, fort contestable, et que le monde maritime pouvait abolir d’un mot, a été capitalisé. Chaque nation s’est rachetée de cet impôt par un sacrifice d’argent. L’Angleterre a tout payé d’une fois. La France, la Prusse, la Russie et les autres puissances s’acquitteront par annuités. C’est l’Amérique, ce sont les États-Unis qui ont provoqué et déterminé la solution de cette question du Sund.


X

Le château de Kronborg. — La légende d’Olger Danske. — Une maison de paysan. — Le vieillard, sa fille et son fils. — La ville d’Elseneur.

J’ai examiné pendant plusieurs heures le château de Kronborg. J’ai commencé par les souterrains extérieurs ; je n’en ai rapporté qu’une légende, la plus populaire, il est vrai, de tout le Danemark. Cette légende est celle d’Olger Danske, l’Ogier de nos vieux romans. Je vais raconter ce géant, que j’ai eu le malheur de chercher sans le trouver.

Cour intérieure du château de Kronborg. — Dessin de Thérond.

Olger Danske, le plus terrible des guerriers scandinaves, est le génie tutélaire du Danemark. Il était de la plus vieille noblesse dynastique. Selon une tradition généralement accréditée, il était fils de Gœtrik, un roi danois contemporain de Charlemagne. Selon une autre tradition, il est même antérieur à Odin, qui, comme dieu, est aussi ancien que la lumière, mais qui, en sa qualité de conquérant asiatique, ne date que d’un demi-siècle avant Jésus-Christ.

Quoi qu’il en soit de la généalogie d’Olger Danske, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il était prince de Séeland, cette île séparée de la Scanie par le Sund, cette terre qu’il nomma lui-même Sœdlandia, terre des semences, et qu’il aima toujours, et qu’il aime encore de toute la tendresse dont l’enfant aime son berceau.

Il voyagea néanmoins dans les pays étrangers, dans les royaumes lointains, Olger Danske à la longue épée. Après une défaite des Danois, où il combattit en lion et où il blessa Roland, neveu de Charlemagne, l’empereur le demanda comme otage et le garda prisonnier dans une tour sur le Rhin. Il s’y ennuyait beaucoup, le triste captif ; car il n’avait aucun goût pour l’Allemagne ni pour le fleuve allemand ; il ne songeait qu’aux flots du Sund, aux moissons d’or et aux forêts de hêtres de son île, de sa Séeland.

Ce fut Roland qui le délivra au nom de son oncle Charlemagne. L’empereur mettait une condition à la liberté d’Olger Danske, c’est qu’il irait à Rome, secourir le pape assiégé par les Sarrasins dans la capitale du monde chrétien. Olger Danske fut très-heureux de cette condition. Il détestait les infidèles autant que les Allemands. Il tailla en pièces tous ces mécréants, et pas un ne s’en retourna à Stamboul.

Embrassé par Roland, loué par Charlemagne et béni par le pape, Olger Danske entreprit des voyages et des traversées sans nombre. Il fit dans l’Orient, dans la Germanie, en Espagne, en Italie, en Angleterre et en France, des exploits à remplir vingt poëmes épiques. Il ne peut mourir, car il a mangé à Golconde un fruit de vie à l’arbre de l’éternité.

Il a été aimé de plusieurs princesses. Il a été retenu quinze ans par une fée dans une île enchantée de l’océan ; mais le bon Olger Danske n’adore, lui, que sa patrie danoise. Il ne veut épouser qu’elle. Il eut une distraction pourtant à Paris. Il allait fléchir à la passion d’une reine de France pour lui, et se marier dans la cathédrale de Notre-Dame, lorsque la fée jalouse l’enleva au moment de la cérémonie nuptiale et le transporta dans le château de Kronborg.

C’est là que dort content Olger Danske. Il sait en rêvant qu’il est dans son caveau de Séeland. Il ne désire rien de plus. Le Danemark est désormais son unique sollicitude. Quand le Danemark est en péril, Olger sort de son sommeil ; il y retombe quand le danger est passé.

Le caveau du fils de Gœtrik est vaste ; car le solitaire est de grande taille, de plus grande taille que Sigurd et les Nibelungs. Il est assis sur un roc, le corps penché, le coude appuyé sur une table de pierre, la tête sur son poignet droit. Sa barbe blonde, sur laquelle les siècles glissent comme des minutes, sans la blanchir, sa barbe aussi blonde que ses cheveux, entoure mille fois la table de ses replis, perce la terre, semblable à un réseau de racines, et pénètre jusqu’au Sund. Quelquefois cette barbe, soulevée par les vagues, flotte dans l’azur de la mer, et les navigateurs étrangers disent : « Voilà de belles algues ! » Mais les matelots danois répondent : « Non, non, ce ne sont pas des algues, c’est la barbe d’Olger Danske. »

Qu’arriverait-il si la patrie appelait le vieux paladin ? Comment se dégagerait-il de sa barbe ? C’est lui-même qui la couperait avec son épée tranchante, suspendue à la voûte de sa grotte.

Voici les plus récentes nouvelles d’Olger Danske. Quoiqu’il soit excellent et dévoué, il inspire une sourde terreur. D’un mouvement involontaire, au milieu de ses songes, il tuerait un visiteur trop confiant. Aussi use-t-on de précautions avec lui. On envoie ordinairement dans le souterrain des condamnés à mort, puis on leur accorde leur grâce. Le dernier qui fut dépêché pour s’informer de Danske s’était muni d’un énorme marteau. Il s’approcha lentement du géant, qui, les yeux fermés, disait : « Si le Danemark est faible, qu’on me réveille. » À ces paroles, l’homme secoua Danske, dont l’épée rendit un son et un éclair. Le géant se mit sur son séant et dit au malfaiteur : « Si tu es un messager danois, donne-moi la main, et par ta force je jugerai de la force du pays. » L’homme lui tendit le marteau. Olger Danske le saisit, le serra et dit : « Cette main est celle du Danemark. Elle se défendra bien seule cette fois. Je puis donc me rendormir. » Et le géant, reprenant sa position inclinée, s’assoupit de nouveau.

L’homme reparut au jour plus pâle qu’un spectre. Il retraça son entrevue, les cheveux tout hérissés d’effroi. Il montra son marteau. Les doigts du géant étaient imprimés dans le fer. Une étreinte lui avait suffi pour cela. Ce qu’il attend surtout, c’est que le Danemark ait une guerre avec l’Allemagne. Alors il se lèvera. Il sera invisible dans l’armée de la patrie danoise, et cette armée électrisée ne comptera que des héros. Elle sera invincible.

Le château de Kronborg est solidement construit sur la pointe de terre danoise qui s’avance le plus dans la mer. Il est enfermé dans une triple enceinte de fossés remplis d’eau, derrière des grilles et des voûtes sinistres.

Château de Kronborg et vue du Sund. — Dessin de Thérond.

J’ai compté neuf tours à Kronborg. Celle de l’horloge est ravissante. Toutes les portes de ces tours sont des cintres d’une variété exquise. La chapelle est d’une coquetterie élégante. N’est-ce pas plutôt une chapelle de cour qu’une chapelle de forteresse ? C’est qu’en effet la forteresse est un château qui a reçu dernièrement deux cours à la fois : celle de Suède et celle de Danemark. Kronborg était la résidence de deux rois. J’ai remarqué au premier, ou sont les appartements de la dynastie, un boudoir très-bas et délicieux qui regarde Helsingborg. Les plus belles vues à mon gré sont celles de la tour du fanal, à l’extérieur, et dans l’intérieur, celle de la salle du conseil. Ces deux horizons ne diffèrent presque pas. Ils s’ouvrent sur la Suède et sur les rochers de Kullen, sur le Sund et sur le Cattégat, tellement peuplés de vaisseaux qu’on dirait des villes flottantes.

J’ai contemplé les vaisseaux du Sund et la mer. J’ai erré des heures et des heures autour de la ville d’Hamlet. Je me suis un peu égaré dans la campagne.

J’ai frappé à une maison de paysan. Un vieillard, son fils, de trente ans à peu près, et sa fille, de vingt ans au plus, étaient à table. Ils avaient des tranches de porc entre des tranches de pain et un broc de bière. Sur l’invitation du vieillard, j’ai mangé et j’ai bu. Le jeune homme savait un peu de français. Il avait servi dans la dernière guerre du Danemark contre la Prusse. Il m’a conté certains détails intéressants. Après un combat, le général prussien avait voulu voir quelques dragons danois prisonniers, quelques-uns de ces démons, disait-il, qui faisaient de si atroces blessures. « En effet, ajoutait le Séelandais, j’étais dragon et nous n’y allions pas de bras mort. Voyez-vous, monsieur, nous vivons bien chez nous, et le blé de la terre natale nous donne des forces en même temps que le Danebrock (le drapeau national) nous donne du cœur. »

J’ai témoigné le désir de connaître toutes les pièces de la maison et leur ameublement. Nous nous sommes levés alors et, suivant l’usage du Danemark, nous avons prononcé, en nous serrant la main, ce Welbekommen (bien vous advienne), qui est le refrain cordial de tous les repas, dans les chaumières comme dans les châteaux, dans cette cabane, après un peu de lard et un peu de bière, comme à Glorup après des dîners exquis.

La jeune fille, se prêtant à ma curiosité, m’a montré toute la demeure de son père : poêles, fours, armoires, coffres, commodes, cuves à bière, pots de fleurs, tables, rideaux, alcôves, lits, bassinoires, pipes, fouets, bâtons de voyage et rayon chargé de quatre livres : une Bible, un almanach, une histoire du Danemark et un petit atlas local. Tout à coup, saisie d’un redoublement de complaisance, la jeune fille a ouvert un coffre. Elle en a tiré un fichu, puis une dentelle, puis une collerette. Je l’arrêtai en la remerciant et en l’assurant que c’était assez. Elle s’interrompit à regret. Elle aurait déplié devant moi tout son trousseau. Il y avait bien dans cet empressement un peu de coquetterie, mais il y avait encore plus de bienveillance pour l’étranger. Ce qui me charma dans cette politesse rustique, c’est que la jeune fille était belle comme une moissonneuse des sagas.

Je demandai la route d’Elseneur. Le vieillard, afin de supprimer les difficultés du dialogue entre nous, étala son atlas enfumé du Danemark et me désigna du doigt mon chemin. La jeune fille me dit adieu, mot qui est devenu danois par l’usage, et le jeune homme, le dragon séelandais, m’accompagna quelques minutes.

Il me parla de M. Hansen, dont il avait entendu deux discours : l’un sur les droits des paysans, l’autre sur le scandinavisme. « C’est un monsieur qui fait plaisir à entendre, » me dit-il.

J’ai pris congé du brave soldat, sur les renseignements duquel j’ai trouvé le sentier d’Elseneur. Au nord de la Séeland comme au midi, j’ai remarqué partout des champs sans buissons. Ces champs, qui n’ont pas de frontières apparentes, en ont de réelles : une pierre, un fossé, moins que cela, un sillon, voilà les limites traditionnelles du sol. Les haies dont, en Fionie, villageois, seigneurs et citadins entourent et séparent leurs domaines, me plaisent bien mieux dans le paysage.

Elseneur est plus qu’une capitale de la politique, elle est une capitale de la poésie. Son roi, c’est Hamlet, un roi idéal qui ne sera jamais détrôné. Shakspeare lui a fait une couronne d’étoiles.

Cette ville a pour bosphore le Sund.

La forteresse d’Elseneur est le château de Kronborg. Le monde entier, par les bâtiments de tous les peuples, par les vaisseaux de tous les pavillons, lui a payé tribut. J’ai pénétré dans Elseneur. Je me suis promené sur la rade d’où cette cité de la navigation et des légendes m’est apparue déjà. Aujourd’hui, sous le soleil, elle éclatait aux regards avec ses édifices de tuile, son hôtel de ville, sa cathédrale, ses tours carrées, ses restes d’abbaye et ses cinq moulins à vent.

Les clochers sont couverts de cuivre d’un vert noir superbe. Les maisons, où logent huit mille habitants, sont les unes rouges, les autres olivâtres, les autres roses, les autres brunes. Elles ont une grande variété d’aspect. L’architecture de plusieurs de ces maisons est bizarre, et l’on comprend que les siècles ont passé dessus. Des pots de fleurs et des cages de canaris ornent les balcons et les fenêtres, comme à Odensée, une vieille ville aussi.

Nous nous sommes arrachés à ce spectacle et nous avons pris la route de Gurre, de Frédensborg et de Frédériksborg.


XI

Le lac et la forêt de Gurre. — Le roi Waldemar Atterdag, selon les moines, les paysans et l’histoire. — Le château de Frédensborg.

Nous avons laissé derrière nous les balcons de Marienlyst, les tours de Kronborg, les clochers, les girouettes, l’hôtel de ville, l’église, les toits rouges et verts d’Elseneur. Nous avons atteint le village, les décombres et le lac de Gurre. Ce lac est circulaire et environné de bois magnifiques.

C’était ici la résidence de l’un des plus grands rois du Danemark. Avant d’aborder son histoire, écoutons d’abord la légende des moines, ses ennemis. Dans cette terre de poésie et de réalité, la légende et l’histoire s’entre-croisent sans cesse. Il faut les connaître toutes deux et les éclairer l’une par l’autre, s’il est possible.

Le château, le lac et la forêt de Gurre appartenaient à Waldemar Atterdag. Le bon roi menait joyeuse vie dans cette demeure de sa prédilection. Les plus grandes dames du Danemark ornaient sa cour, les plus braves guerriers étaient à ses côtés, au moindre signe. Il était entouré de belles et de héros. Des pages tout habillés de velours portaient ses messages. Ses vins étaient excellents, ses festins somptueux. Il donnait toutes ses nuits au bal, au jeu et à l’amour. Ses journées, il les réservait à la chasse. La chasse était sa passion ; si bien que dans son impatience de courir le daim et le sanglier, un abbé ou un moine l’arrêtait-il un instant afin de blâmer le mauvais exemple, Waldemar Atterdag le congédiait à coups de fouet pour se dispenser du sermon.

Un matin qu’il s’était passé cette fantaisie féodale et que le cor sonnait, il regarda avec complaisance les tours de son château, puis ses gentilshommes, ses maîtresses, ses piqueurs et ses meutes.

« Que je suis heureux ! s’écria-t-il. Pourvu que Dieu me laisse ce château de Gurre, par saint Olaf, mes compagnons, il peut garder son paradis. J’y renonce volontiers. »

Il dit cela, Waldemar Atterdag, et il l’oublia, tandis que l’ange de la justice enregistra ce blasphème.

Le roi continua de vivre en fêtes ; mais comme il arrive à tous les hommes, fussent-ils princes, empereurs ou papes, il mourut. C’est alors qu’il souhaita le paradis, dont saint Pierre lui refusa les portes. L’ange terrible de la vengeance le relégua du ciel sur la terre. Et encore s’il y pouvait dormir sous la dalle froide du sépulcre ! Mais non : un fouet invisible le réveille, et par la glace, par la pluie, par le brouillard, ce fouet dont il frappait les prêtres le frappe à son tour. Il galope d’un galop infernal, sans repos ni trêve, à la poursuite d’une proie impossible, autour de son château en ruine, sur les rives du lac de Gurre et dans les bois de Grib.

Telle est la légende que les moines d’avant la réforme cherchaient à accréditer ; celle qui a cours aujourd’hui parmi les paysans en diffère un peu. Mainte ancienne ballade, maint chant moderne célèbrent les gestes du royal fantôme, resté populaire en dépit de tout.

Et comment démentir les chanteurs, quand ils affirment en témoins ? Il n’y en a pas un, de ceux du moins que nous avons interrogés, qui n’ait rencontré plusieurs fois l’ombre errante et haletante du pauvre Waldemar Atterdag, dont le supplice durera jusqu’au jugement dernier.

C’est dans les nuits d’été, si transparentes, si admirablement belles dans les cieux du Nord, qu’on entend les meutes, les hennissements, les fanfares de la grande chasse du roi Volmer (Köng Volmers Jagt). Cette chasse va souvent de Gurre jusqu’à Vordinborg, mais la tradition la plus répandue veut qu’elle sorte de Gurre, passe par le Daustrup-Hegn, le Brode-Skov pour se diriger vers Lystrup, où se trouvent encore des vestiges d’un des châteaux de chasse du roi. Il y a encore de vieux paysans qui ne manquent pas, dans la nuit de la Saint-Jean, de laisser ouvertes leurs écuries et leurs hangars pour que le roi et sa suite puissent trouver un abri. À Borrstingerod, village situé à mi-chemin, entre Gurre et Lystrup, le palefrenier de l’auberge, avant d’aller se coucher, dans cette même nuit de la Saint-Jean, n’oublie pas d’ouvrir à deux battants les portes de l’écurie et de bien remplir les mangeoires d’avoine et de foin. Le lendemain tout a disparu ; mais le bonheur est assuré à l’auberge et à son propriétaire tant qu’on ne cessera pas de témoigner par cette pieuse offrande, intérêt et hommage au royal chasseur.

Après la légende, interrogeons l’histoire :

Waldemar III avait été surnommé Atterdag parce qu’il disait souvent ce mot, qui signifie : il y a du temps pour tout. C’était un beau mot de confiance dans la bouche d’un homme qui avait tant à faire. Waldemar, en effet, fut un roi plein d’œuvres. L’anarchie était partout lors que le trône lui échut. Il y avait révolte sur révolte. Les seigneurs étaient en possession de la plupart des forteresses de la couronne. Les comtes de Holstein détenaient presque toute la Fionie. L’émeute organisée avait usurpé le pouvoir dans presque toutes les provinces du Danemark.

Le roi Waldemar Atterdag se proposa un grand but, ce fut de rétablir l’unité du gouvernement dans cette sédition universelle, et l’ordre dans ce chaos. Il y parvint à la longue, tantôt par les armes, tantôt par les négociations. Sa tâche fut immense. Il était naturellement pieux, ce qui ne l’empêchait pas d’être indépendant d’esprit. Il alla en terre sainte, où il se fit recevoir chevalier du Temple ; il accomplit le voyage d’Avignon (1354), et il accepta du pape Innocent VI la rose d’or. Malgré ses pèlerinages, Waldemar ne défendait pas son autorité moins énergiquement contre les moines que contre les seigneurs. Cette conduite ferme indisposa Grégoire XI, qui prit parti pour la noblesse du Jutland et qui exhorta Waldemar à céder, sous la menace de l’excommunication. Le roi indigné répondit au pape :

« Waldemarus rex romano pontifici salutem : Vitam habemus a Deo, regnum ab incolis, divitias a parentibus, fidem vero a tuis predecessoribus, quam si nobis non faves, remittimus per præsentes. Vale. »

« Waldemar roi au pontife romain, salut. Je tiens la vie de Dieu, le sceptre de mes sujets, les richesses de mes ancêtres ; je ne tiens de vos prédécesseurs que le culte. Si vous persistez à vous en prévaloir contre moi, je vous le rends par les présentes. Adieu. »

Cette lettre, textuelle ou non, explique assez les colères ecclésiastiques et cette sorte de réprobation qui pèse encore, par la légende, sur Waldemar Atterdag. Ce que les abbés des couvents de Séeland lui reprochèrent amèrement, ce ne fut pas son amour pour la belle Tovil de Rugen, ce fut sa désobéissance au pape et aux évêques. Il était un libre penseur à sa manière, l’habile et persévérant Waldemar. Quoi qu’il en soit, il mourut en paix dans sa retraite de Gurre. Sa vie avait été hardie, patiente, généreuse et glorieuse. C’est une bonne fortune pour moi de relever, au nom de la justice, ce prince méconnu, et de restituer à sa mémoire un nimbe de lumière dans les lieux mêmes de la légende calomniatrice, sur les débris du château, à la lisière de la forêt et au bord du lac de Gurre.

Nous avons continué par de grands bois qui durent, pendant douze lieues, jusqu’à Copenhague. Ils sont interrompus de temps en temps par des champs qui ne sont que des clairières.

Nous sommes arrivés ainsi à Frédensborg. Nous avons descendu en longeant les jardins jusqu’au lac d’Esrom. Ce lac a cinq lieues de tour. Il s’étend et se découpe dans la magnificence de ses flots d’azur entre la forêt de Grib et les arbres du parc de Fredensborg, dont les perspectives le découvrent et le rejoignent à chaque instant. C’est par ces perspectives, sous l’ombre des hêtres, des bouleaux, des chênes, des sapins, des châtaigniers, à travers des percées ménagées çà et là sur le lac, que nous gravissons d’allées en allées, de carrefours en carrefours verdoyants, jusqu’au château. La vallée des sculptures a l’originalité de l’imprévu ; elle est remarquable par des statues de pierre qui représentent les paysans norvégiens sous leurs différents costumes.

Tour du château de Frédériksborg. — Dessin de Thérond.

Le château de Frédensborg fut bâti par Frédéric IV. Il a deux ailes et un corps de logis surmonté d’une coupole flanquée de quatre tourelles. Il est tout entier construit en briques blanches. Du grand salon, à petites vitres comme le château, le lac d’Esrom apparaît. Si la première façade sur la ville est jolie, la seconde façade sur les jardins est belle, surtout à cause de l’horizon du lac. Cet horizon magique nous a si bien attirés, que nous avons redescendu le parc et que peu à peu nous nous sommes trouvés au bord des eaux. Ce lac d’Esrom est un pan du ciel tombé là entre des joncs mouvants et des nénufars en fleur ; il est avec ses vagues de saphir et sa ceinture de forêts le plus enchanté de tous les lacs du Danemark.


XII

Frédériksborg. — Christian IV et Christine Munch. — Les forêts de hêtres de Séeland. — L’aurore boréale. — Légendes d’Hamlet. — Arrivée de l’hiver. — Ultima Thule. — La mer.

De Fredensborg nous nous sommes dirigés sur Frédériksborg, toujours par le bois, un océan végétal dont les flots de feuilles s’amoncellent et frémissent sur nos têtes. Frédériksborg est le grand palais de la monarchie. Nous l’apercevons à travers les futaies. Il se dessine et se développe majestueusement à mesure que nous approchons ; car, malgré l’incendie qui en a dévoré l’intérieur il y a deux ans, ce château est debout, semblable à un héros blessé des épopées scandinaves. Il ne veut pas mourir, et il ne mourra pas, j’espère.

Château de Fredériksborg. — Dessin de Thérond.

Ce merveilleux château n’est pas fondé près d’un lac, mais dans un lac. On y pénètre par trois ponts successifs et pittoresques. Il semble le monument d’un roi qui aurait été doge. Nous passons sous cinq tours avant d’atteindre la cour intérieure. Quatre tours subsistent encore dans cette principale cour, et trois sur le lac, qui est encadré de collines abruptes très-hardies. De tels encadrements sont rares en Danemark.

Les ruines de Frédériksborg étaient pour moi grandioses ; elles étaient tristes pour mon compagnon de voyage. « J’aimerais mieux que Glorup eût brûlé, me dit M. de Moltke, c’eût été une perte particulière, ceci est un deuil pour toutes les familles, un deuil de patrie. » J’ai senti la sincérité dans la simplicité de l’accent.

Nous avons dîné dans un hôtel d’où nous embrassions d’un regard le lac et la façade du château sur le lac. Cette façade n’a pas été altérée par les flammes. Elle s’est réfléchie avec la pourpre de ses briques dans l’émeraude du lac, aux lueurs d’or du soleil couchant. J’étais ébloui et ravi.

Détail d’une façade du château de Fredériksborg. — Dessin de Thérond.

Ce château est féerique encore. Il est aux trois quarts sur sa base. C’est un édifice colossal et capricieux dans la variété de sa création. Ariel doit y avoir choisi sa retraite. Si je ne l’ai pas trouvé à Hambourg, c’est qu’il est là quelque part, soit entre les créneaux, soit dans l’acanthe d’une corniche. La diversité est jusque dans les matériaux, assemblés par un Amphion de Séeland. Les murs sont moitié de brique, moitié de pierre ; les façades et les tours tantôt grecques, tantôt gothiques. La fantaisie scandinave brille et souffle à tous les étages, dans les niches, dans les statues, dans les arcades, dans les piliers en marbre noir de Norvége, dans les bas-reliefs, dans le mélange des couleurs sombres ou éclatantes qui se reflètent, sous le ciel bleu, sur le lac vert.

La chapelle est toute blasonnée des écussons des chevaliers de l’Éléphant. Le luxe y est prodigieux, mais l’art y est supérieur au luxe, ce qui fait de cette chapelle l’une des plus curieuses et des plus admirables qui existent.

Frédéric VII, dit-on, regrette infiniment son beau palais. Ce n’était pas seulement un palais royal, c’était un palais national. Christian IV, le héros du Danemark et l’architecte de Frédériksborg, est empreint dans ces ruines. Les portraits que j’ai vus de ce glorieux prince offrent, je l’ai déjà dit, une ressemblance incontestable avec Frédéric VII. Raison de plus pour que le roi actuel, aidé du Danemark, fasse restaurer le Fontainebleau de la dynastie d’Oldenbourg, et qu’il rattache son règne par une page de marbre au règne de son immortel aïeul. Les monuments sont l’histoire en pierres des nations.

Frédériksborg n’était sous Frédéric II que ce qu’était Versailles sous Louis XIII. Christian IV fut le Louis XIV de Frédériksborg. Il était né dans la forêt du château qu’il devait transformer.

La reine, sa mère, se promenait sous les bourgeons des arbres, le 12 avril 1577. Elle y fut prise des douleurs de l’enfantement. On n’eut que le temps de la porter sur la mousse, au pied d’une haie d’aubépine. C’est là qu’elle accoucha de Christian IV. Au moment où ce prince vint au monde, la haie fleurit tout à coup, racontent les chroniques de Danemark. Ce fut un miracle de parfum, d’où l’on tira le plus propice augure.

Cet augure fut justifié ; car Christian devait être le plus grand roi du continent et des îles. Sa vie s’écoula dans les passions et dans les travaux. Il fit de Frédériksborg un château des Mille et une nuits. Les fêtes s’y succédèrent soit à la lumière du jour, soit aux flambeaux du soir. Christian IV y eut des heures cruelles et des heures charmantes ; son front y ploya plus d’une fois sous les soucis de la couronne, et plus d’une fois aussi il s’y releva sous les sourires de Christine Munch, sa femme de la main gauche, qui s’interposa souvent dans cette demeure entre lui et le destin. Elle ne chérissait que le roi dans ce palais vénitien, dans ce parc peuplé de daims, creusé d’étangs et de lagunes.

Elle était chaste et belle, et son âme était aussi noble que bienveillante. Quoiqu’elle ait écrit quelques vers, elle n’avait aucune prétention à la poésie. Elle était plutôt théologienne. Elle avait une tolérance au-dessus de son siècle. Elle fut bonne aux penseurs, aux artistes, aux savants. Sa petite cour un peu équivoque était leur refuge, leur citadelle. Elle les recommandait, les soutenait auprès de son amant.

Lui, ne demandait pas mieux d’être inspiré dans ce sens par Christine Munch. Il fonda plusieurs colléges, favorisa l’imprimerie. Il ne dédaignait pas de s’aventurer à travers les carrefours et les boues de Copenhague, le long des vieilles rues étroites ; il quittait volontiers sa suite de dames, de pages et de grands seigneurs, descendait de cheval et visitait les presses nouvelles. Il élevait comme par enchantement Frédériksborg et Waldmar. Il encourageait les architectes, les armateurs, les sculpteurs, les peintres. Il admirait les beaux-arts autant qu’il estimait les arts utiles.

Il menait ses flottes, il commandait ses armées, il présidait à ses négociations. C’était un diplomate habile, et le politique en lui achevait le guerrier. Il avait tous les prestiges de l’homme, du capitaine et du roi.

Christian IV mourut en 1648, après soixante années d’empire.

Dans les derniers temps de son règne, il montra autant de courage que dans sa jeunesse, mais moins de prudence et de vigueur d’esprit. La direction des affaires fut moins ferme. Il sembla fléchir un peu, soit dans sa cour, soit en Europe. Il se conduisit mal avec Christine Munch. Il subit le sort de presque tous les hommes, surtout des hommes politiques. Dans l’histoire, les vieux rois baissent. Ils s’usent comme leurs monnaies, dont à la longue les effigies s’effacent. Christian, du moins, quoique diminué, resta grand, et l’on reconnaissait encore ses traits héroïques sur le métal de sa vie.

De Frédériksbord nous avons poursuivi, à travers les bois semés de lacs une route délicieuse jusqu’à Hirschholm, un château bâti à l’honneur d’une reine, Marie-Madeleine et tombé par la condamnation d’une autre reine, Caroline-Mathilde, plus malheureuse que coupable. Nous nous sommes engagés parmi les merveilles des arbres et des eaux. Nous avons côtoyé le lac de Frédériksdal, un arc de turquoise entouré de hêtres ; l’église de Sollre, qui surplombe un lac du même nom ; le village de Nœrum, une oasis de fleurs dans une oasis de forêts ; puis nous sommes entrés dans le parc royal, dont le château — l’Ermitage — est un rendez-vous de chasse.

Nous avons parcouru tout le parc ; nous en sommes sortis par la porte qui longe la mer. Nous avons débouché sur cette route en face de l’île d’Hveen. Elle est d’un bleu divin, la mer de Tycho-Brahé. Aussi l’aimait-il tant, qu’il ne savait lequel contempler le plus, du firmament ou du Sund.

Nous sommes arrivés de maisons de pêcheurs en maisons de pêcheurs à Klampenborg, puis de jardins en jardins à Copenhague.

C’est là que je me suis séparé de M. de Moltke, qui retourne quelques jours en Fionie pour revenir sans retard à son poste parlementaire ; car l’exactitude est un devoir pour lui et un patriotisme. Son amitié délicate et sa conversation pleine d’expérience vont me manquer beaucoup. Du reste, j’ai bien éprouvé l’agrément de tout ce que je perdais en le quittant. Lui, ne paraissait pas moins touché, et sa courtoisie habituelle était plus émue. Il m’a laissé dans les yeux et dans le cœur l’image de l’un des plus nobles médaillons humains que j’aie rencontrés jamais.

J’ai repris ensuite ma route vers Elseneur. Ce pays de Séeland est ravissant. Pas d’eaux courantes, mais, en revanche, des lacs de lapis, d’émeraude ou d’argent. Quand ce ne sont pas les lacs, c’est la mer qui s’étend avec le ciel et qui le rejoint dans des lointains sublimes. Quand ce n’est pas la mer, ce sont des châteaux ou des églises. Quand ce ne sont ni des châteaux ni des églises, ce sont des presbytères ou des tombeaux scandinaves. Quand ce ne sont ni des presbytères ni des tombeaux, ce sont des maisons rustiques, des champs fertiles, ou plutôt c’est tout cela à la fois encadré de forêts. La succession, en effet, de ces scènes magiques est si rapide que c’est une simultanéité merveilleuse.

Les forêts de ce pays ont une beauté particulière que je voudrais peindre, car je l’ai bien sentie.

À Hirschholm, à Frédériksborg, à Grib, à Esrom, tout le long de la mer, de Copenhague à Elseneur, à Marienlyst, les forêts sont comme un élément ; elles sont un élément de verdure. Je m’y suis plongé et replongé, non pour y chasser le daim, mais pour y respirer plus librement et pour y songer mieux. J’ai exploré les sentiers de ce labyrinthe de quinze lieues, un Danemark d’arbres, de chevreuils, de braconniers, de gardes et de seigneurs. La féodalité n’est plus nulle part, si ce n’est encore dans les bois.

J’ai conversé avec la grande âme végétale de ces forêts dont les parfums sont les pensées. L’une de ces pensées, la plus énergique, proteste contre la chasse. C’est, du moins, mon interprétation personnelle. Les ravins sombres ou riants, les accidents de paysages, le balancement des branches, la variété des tiges, la couleur fauve des terrains, toutes ces choses me sollicitaient tour à tour. J’ai erré dans les futaies de chênes et dans les futaies de hêtres, incomparablement les plus nombreuses. J’ai descendu les pentes douces, j’ai escaladé les petites collines, toujours perdu dans les frissons des ramures séculaires. Parfois j’arrivais à des clairières où les poulains sauvages, la crinière pendante, l’œil en feu, exécutaient des galops rapides et fantasques. Dressés plus tard à tous les services, ces poulains deviennent l’une des principales richesses de la Séeland. J’ai respiré parmi les carrefours verdoyants l’odeur des foins coupés. J’apercevais sans cesse une mer de végétation, et au delà de cette mer les lacs ou l’autre mer, la vraie mer. Il y avait pour moi trois infinis : la Baltique, le ciel et la forêt.

Souvent le temps était pâle et l’atmosphère voilée. Plus rarement le soleil mêlait ses rayons aux grands spectacles de la nature. Alors c’étaient des splendeurs inattendues, soudaines, entre les fourrés. Le soleil baissait peu à peu. Avant de se coucher, il incendiait d’étincellements rouges les cimes et les mousses. Les lacs endormis dans les vallées des forêts se teignaient de pourpre et de rubis. À ces heures du soir, les cerfs, les faons et les biches, en se désaltérant à ces eaux limpides, paraissaient boire à longs traits des flots de lumière.

Ces forêts de Séeland me conviaient par un charme indéfinissable. Les rivages étaient tout plantés de hêtres au delà desquels se dépliaient le bleu du Sund et le bleu du firmament. Les futaies se multipliaient, s’enchevêtraient, se ramifiaient en des courbes renaissantes, en des croisements inépuisables, tandis que tout à côté les barques légères et les bateaux lourds se prodiguaient aux besoins, aux spéculations, aux progrès, à la dévorante activité soit de l’industrie, soit du commerce, soit de la science.

Moi, qui ai tant vu les parcs d’Angleterre et les grandes forêts de France, j’ai eu beaucoup à admirer les bois de Fionie et de Séeland. Là, comme dit un poëte, éclatent les triomphes du dieu Pan.

De Copenhague à Elseneur, je me suis abrité sous des arbres prodigieux autour de chacun desquels pourrait se réfugier toute une église. Rien n’est plus vénérable que de tels arbres. Il y en a qui vivent autant que les patriarches. J’ai touché des chênes de six siècles et des hêtres de quatre cents ans. Cette antiquité des arbres explique le respect qu’ils inspirèrent toujours et cette superstition qui entraînait les hommes aux oracles de Dodone.

L’un des plus surprenants de ces arbres est un chêne d’Esrom. Je me suis assis sur ses racines nues. Le tronc robuste, sillonné, raboteux, s’élève à trente pieds d’un seul élan. Parvenu à ce point, il se noue en des nœuds redoublés, nœuds d’écorce durs comme des nœuds de bronze, nœuds pressés, serrés, accumulés l’un sur l’autre, réseau formidable de nœuds qui enfante d’innombrables branches dont chacune est un arbre, soit vertical, soit horizontal ! Chêne un et multiple, solide en terre, irradiant dans l’air, fécond en jets capricieux de plus de cinquante pieds qu’il prodigue en bas, autour, en haut, dans toutes les fantaisies d’une séve intense et vagabonde.

Du reste, ce ne sont pas les chênes qui prévalent en Danemark, ce sont les hêtres.

Je me suis aventuré dans les bois de Theylstrup et d’Hellebœk, où j’ai compté douze lacs. Ces bois sont les plus accidentés de la Séeland. Le château du comte Schimmelman s’y élève entre deux lacs et la mer. Les sapins et les hêtres s’y disputent l’empire ; la bruyère rose y fleurit près des fougères. L’ombre d’Hamlet déserte son tombeau et ses jardins pour se promener, le soir et la nuit, parmi les lacs. Les deux qu’il hante de préférence, dit-on, sont ceux qu’on appelle, à cause de la teinte de leurs eaux, le lac Blanc et le lac Noir. Le prince de Danemark, dont je suis les traces, s’avance jusqu’aux villages d’Hellebœk et d’Aalsgaarde, puis jusqu’à Odins-Hoï, d’où se découvrent les rocs de Kullen et la mer du Cattégat. Il considère et je considère de la haute colline d’Odin les vagues de cette mer orageuse, aussi trouble, à l’heure du crépuscule, que la destinée humaine.

Je revenais d’Odins-Hoï à Marienlyst. J’étais à Hellebœk trois heures après le coucher du soleil. Le Sund déferlait à mes pieds. Il était tout à fait nuit. Je vis un demi-cercle nébuleux presque aussi vaste que le ciel. Pendant que je regardais avec étonnement, le demi cercle, de noir devint gris de plomb, puis gris clair, puis il s’illumina magiquement. Des serpents et des salamandres entremêlés se tordirent en dessins fulgurants, au milieu d’un paisible incendie. Des gerbes, des végétations, des torrents, des cascades de lueurs écarlates, jaunes, bleues, s’échappèrent soit successivement, soit simultanément, en arabesques de sang, d’ocre, de flamme, et formèrent un phénomène vraiment grandiose. Cette fête surprenante de l’atmosphère était une aurore boréale. Peu à peu elle s’évanouit, après avoir duré deux heures, les plus étrangement fantastiques.

L’impression qui m’est restée de ce mirage est singulière. Rien n’était plus beau. Mais cette prodigieuse scintillation, bien qu’elle fut ignée, n’échauffait pas. Elle s’est consumée tranquillement et ne s’est pas embrasée. Semblable à une vierge dont l’âme stérile brillerait d’amour, mais n’en brûlerait pas, cette aurore boréale a été une coloration merveilleuse sans chaleur. C’était l’image du feu, ce n’était pas le feu.

L’aurore boréale est l’astre fugitif et nocturne du monde surnaturel, le soleil froid, quoique radieux, des spectres. C’est à l’éclat de cette sorcellerie de lumière que j’ai interrogé et que j’ai compris Hamlet.

J’ai parcouru en tout sens, à pied et en voiture, les environs d’Elseneur. Je n’y ai pas rencontré la plus petite rivière. Dans les îles du Danemark où j’ai voyagé, je n’ai trouvé qu’une rivière, et c’est en Fionie ; je n’en ai pas trouvé en Séeland, mais j’y ai trouvé beaucoup de lacs. C’est dans un de ces lacs lamentables, dans le farouche lac Noir, je m’imagine, que s’est noyée la jeune Ophélie. C’est là que s’est dénoué et que s’est flétri parmi les écumes son bouquet de fiancée.

Quand un poëte comme Shakspeare nomme seulement un pays, il le sacre ; quand il transforme une légende de ce pays, il la célèbre et l’enchante à jamais. C’est ainsi que la tragédie d’Hamlet est la perle la plus précieuse de la couronne de Danemark. Le Danemark a resplendi dans ses brumes sous le baptême de Shakspeare. Cette contrée, si belle déjà par la mer, est devenue plus charmante et plus illustre encore. Toute nation eût été honorée par un tel hasard.

Pour moi, dès le jour où je lus le drame shakspearien, et il y a bien des années, je me promis de faire un pèlerinage à Elseneur. Je fis vœu alors de visiter le palais et les jardins où vécut Hamlet, la rivière pâle (c’est un lac) qui reçut dans son lit, comme dans une couche nuptiale, la triste Ophélie. Je me suis tenu parole et je me sens avec une émotion vraie en pleine tragédie de Shakspeare. Tout la murmure ici : les saules et les joncs des étangs, les algues et les sanglots du Sund, les lèvres sévères des hommes et la bouche fraîche des jeunes filles.

Selon l’histoire légendaire, il y avait autrefois en Jutland un bon roi sous un dais de velours et sur un trône d’or. Il s’appelait Horwendill. Il avait pour femme Géruthe et pour frère Fengon. Le traître Fengon aima Géruthe. Elle consentit à l’inceste, à l’adultère et au meurtre de son mari. Fengon tua Horwendill, épousa Géruthe et fut roi de Jutland.

L’héritier présomptif, Amleth, prince de Danemark, avait étudié avec succès dans les universités allemandes. À son retour dans sa patrie, il apprit la cruelle catastrophe, et il contrefit le fou pour échapper aux craintes de Fengon. Il était philosophe quoique insensé, et son oncle, l’usurpateur de la couronne, n’était pas sans inquiétude. Le prince ayant percé de sa dague un courtisan espion, qui voulait surprendre ses reproches à la reine, Fengon envoya à son neveu une vierge charmante, Ophélie. Il pensait ainsi attirer Amleth dans ses piéges. Mais Ophélie ne se servait de son rôle que pour voir, que pour adorer de plus en plus le prince de Danemark. Elle est si malheureuse de la dureté, des infortunes et du délire d’Amleth, qu’elle-même finit par être plus folle que lui, folle d’amour et de désespoir. Elle se pare comme pour ses noces, elle s’enguirlande de fleurs et elle glisse en chantant sur les flots, puis sous les flots. « J’aimais Ophélie, » s’écrie trop tard Amleth. La mort châtie alors Fengon, le fratricide et le régicide, comme elle avait châtié le courtisan dont il avait fait un espion, mais elle épargne Géruthe, le frère d’Ophélie et Amleth lui-même. Le prince Amleth est roi par sa vengeance.

Telle est la légende primitive ; telle à peu près la recueillit Saxon le Grammairien, en 1180. Telle à peu près aussi l’emprunta, en 1560, au chroniqueur, notre vieux conteur Belleforest. Le récit de Belleforest ayant été traduit en anglais, Shakspeare s’en inspira. Il découvrit sous ces vulgaires origines sa tragédie d’Hamlet, il l’en tira comme une pierre précieuse de la mine, et il l’enchâssa pour toujours dans le nom du Danemark.


Cependant nous sommes au 19 octobre. Aujourd’hui la bise a rugi en soufflant. Je l’ai sentie à mon retour d’une promenade dans la forêt et au bord de la mer. J’ai eu à la poitrine et à la gorge comme une morsure de bête féroce. C’est un avertissement et un conseil.

Les hêtres et les autres arbres, aux branches desquels s’empourpre encore le soleil froid, se dépouillent et se flétrissent vite dans des colorations décroissantes. Des nuages lourds sur lesquels des armées appuieraient le pied, tant ils sont solides, s’amoncellent avec une pesanteur formidable. Des vents glacés passent et vous entament au larynx comme des blessures. Ce beau pays va s’ensevelir dans la poésie des Eddas qu’on ne comprend bien qu’ici.

C’est le moment de s’éloigner, de céder la place aux ombres mythologiques. L’été et l’automne aux voyageurs, toutes les saisons aux nifflungs, aux walkyries, aux héros, aux dieux, aux fantômes du Walhalla et aux Scandinaves aguerris !

Les deux derniers mots que je prononcerai sont : Hamlet et Elseneur ! J’ai respiré l’air, tiède alors, du prince de Danemark ; je me suis promené dans ses jardins, dans les jardins d’Hamlet. J’ai lu la tragédie de Shakspeare près du tertre dont la tradition fait le tombeau du prince danois, et pendant ma lecture, tandis qu’une mouette voltigeait autour de moi, j’ai vu de ce tombeau, se coucher le soleil et se lever la lune sur le Sund, ce Bosphore hyperboréen.

C’est ainsi que j’ai achevé mon voyage en Danemark.

— Ultima Thule !

Le vaisseau est prêt. Dans une heure, je serai parti. En m’interrogeant bien, qu’ai-je recueilli à travers tant de courses charmantes ou sublimes ? que retiendrai-je de ce voyage dans mon cœur et dans mon souvenir ? — C’est l’amitié de Glorup : — c’est la légende d’Hamlet ; — c’est la configuration des îles, la fascination des golfes, — la physionomie d’un ciel nouveau et d’un peuple petit par le nombre, grand par l’intelligence et par le courage ; — ce sont les forêts ; c’est plus que les forêts, — c’est la mer ; la mer qui m’a apporté, la mer qui me remporte.

Oui, dans toute la nature, ce qui m’a le plus impressionné, c’est la mer. Dans son calme, elle fait comprendre l’harmonie universelle ; dans ses orages, elle fait comprendre le chaos et les révolutions des siècles. Elle semble s’élancer de vague en vague, afin de soulever le nom de Dieu au-dessus des mystères de son immensité profonde. Je n’ai jamais été si homme de foi que sur un navire. J’y étais grave, religieux, attentif au spectacle des vastes eaux et à la voix souveraine qui leur commande ainsi qu’à nous. Tout ce que je sais de plus sérieux que le monde, c’est la mer qui me l’a appris. Presque autant que l’amour et non moins que la théologie, elle a le secret des choses éternelles.

Dargaud.