Première livraison
Le Tour du mondeVolume 5 (p. 81-96).
Première livraison

Vue d’Altona. — Dessin de Guiaud.


VOYAGE EN DANEMARK,

PAR M. DARGAUD[1].
1860
(EXTRAITS.)


I

Altona. — Le château de Ploen. — Kiel et le Slesvig. — La Baltique, la mer et le Danemark. — Korsôr. — La Fionie. — Le château de Glorup. — Le médecin de campagne. — Le pasteur. — Le maître d’école. — Le pâtre.

Le 6 juillet 1860 nous nous sommes arrêtés à la grille qui sépare Altona de Hambourg. Cette grille est une frontière. Au delà verdit le Danemark allemand : le Holstein. Nous nous sommes engagés dans cette contrée couverte de moissons, de pâturages et de bois. La route que nous avons suivie laisse à quelques kilomètres sur la droite le château ducal de Ploen, qui se mire dans le lac du même nom, une de ces petites méditerranées dont le sol danois est constellé. À dix heures et demie nous étions à Kiel.

Château de Ploen, en Holstein. — Dessin de Guiaud.

Le port de Kiel est magnifique. C’est là que les flottes française et anglaise ont été admirées à l’époque de la guerre d’Orient.

Ce port, avec sa cathédrale, ses quais, ses édifices, et en face, sur l’autre rivage, avec ses collines, ses termes et ses prairies, est la fin d’un monde, du monde allemand, je dirai même européen ; il est le commencement d’un autre monde : le monde scandinave.

Kiel. — Dessin de Guiaud.

La Baltique gronde au loin, et dans sa ténébreuse vastitude, derrière les vagues et les nuages, l’imagination évoque toutes les traditions païennes de l’Islande, les livres primitifs, les épopées et les sagas. L’heure donc où l’on va s’orienter pour cette Thulé confuse des anciens est une heure solennelle. C’est là que ramèrent les Vikings et que chantèrent les scaldes. C’est là qu’habitent dans les tempêtes les oracles cosmiques, les origines des Ases et des héros, et le dieu Surtur, le dieu primordial et voilé : Deus absconditus.

Nous nous sommes embarqués au milieu des ombres les plus profondes. C’était l’abîme, c’était la nuit ; un abîme mystérieux, une nuit impénétrable. J’éprouvais d’ailleurs une fatigue universelle. Puisque je ne pouvais rien voir, je me suis donc couché sans remords sur un canapé du navire. Tout enveloppé de manteaux et de fourrures, je me suis assoupi tumultueusement au bruit de la Baltique et au roulis du bateau. J’ai si bien dormi durant notre traversée obscure de neuf heures, que je me suis réveillé seulement dans l’île d’Hamlet, au moment où la cloche du bâtiment annonçait notre arrivée à Korsôr.

Nous voilà en Séeland. Nous sommes très-bien à l’auberge de Korsôr, à vingt pas du rivage.

C’est ici le berceau des Cimbres, la Chersonese cimbrique. Les Danois, sous les noms de Jutes, d’Angles, de Normands, furent des pirates audacieux. Ils conquirent huit fois l’Irlande et dix fois l’Angleterre. Leurs courses ravageaient toute l’Europe. Ils étaient l’effroi des peuples. Au neuvième siècle, les litanies finissaient toujours par ces mots : A furore Jutorum libera nos, Domine.

Les Danois sont restés braves pour se défendre comme ils l’étaient pour attaquer. Ils sont encore une race militaire, une race de marins et de soldats. Ils l’ont prouvé dans toutes leurs guerres. Au delà de leur continent, leurs îles étoilent la Baltique. Le Holstein, le Lauenbourg, le duché de Slesvig, le Jutland, la Fionie, la Séeland, les Féroë, l’Islande et des archipels divers composent aujourd’hui le royaume de Danemark. Il a plus de quinze cents lieues de côtes. La mer, sous tous les aspects et dans toutes les nuances de la palette divine, est à tous les horizons.

De l’auberge de Korsôr, nous avons une double perspective qui nous permettrait d’y séjourner longtemps sans impatience. Nous sommes là dans un port de Séeland. Il y a deux façades à notre maison. Si nous nous penchons aux fenêtres de l’est, nous avons la Séeland devant nous. On fait partout la moisson. De nombreux paysans fauchent le blé au lieu de le couper à la faucille. Nous avons donc dans la direction de la Séeland un tableau rustique fort intéressant. Des fenêtres de l’ouest, nous avons le port de Korsôr, le grand Belt, et au delà du grand Belt la Fionie.

Les moissonneurs danois. — Dessin inédit de Frölich.

La Fionie est entourée du grand et du petit Belt comme d’une ceinture à deux nuances, plus verte du côté du Slesvig, plus bleue du côté de la Séeland. À dix heures, nous avons pris le bateau à vapeur pour Nyborg. Nous avons affronté le grand Belt et nous l’avons franchi par une houle inaccoutumée. La mer était admirable. Elle reflétait quatre ou cinq azurs, selon le point où on la contemplait. Je suis resté sur le pont pendant les trois heures de la traversée. J’ai eu plusieurs fois le vertige, mais je le combattais en m’associant à tous les caprices du roulis. Il ne faut pas le contrarier, il faut s’y abandonner, et l’on se sauve ainsi. Ce qui me sauvait plus que tout, c’était le plaisir que j’éprouvais à ce spectacle d’une mer nouvelle et d’une île inconnue.

Nous allions à Glorup, l’une des belles résidences de la Fionie. Le propriétaire de cette résidence majestueuse était avec nous depuis Hambourg. Nous avons touché à Nyborg.

Château de Glorup. — Dessin de Thérond.

Trois voitures découvertes stationnaient sur le port de cette ville de briques. Une de ces voitures était à quatre chevaux ; une autre à la Daumont. Les cochers étaient en livrées et en cocardes, les attelages tout enrubannés. Ils étaient venus de Glorup pour nous y conduire à notre débarquement.

Nous avons suivi la chaussée, le long de la mer, puis nous avons tourné brusquement. Nous allions par une ligne courbe ravissante. La mer brillait à notre gauche, et, à notre droite, la Fionie où nous étions enfin. Cette île n’a pas de montagnes. Elle n’a que des collines ; le terrain est si accidenté qu’il est par là très-pittoresque. On dirait qu’il a été dessiné avec prédilection par l’artiste suprême. Ce qui m’étonna tout d’abord dans la configuration de l’île, c’est que la terre correspond à la mer selon les proportions d’une harmonie parfaite. Les mouvements du sol courent en vagues d’argile comme le Belt en vagues d’eau, de sorte que le pays a l’air d’être une mer solide. On est entre deux mers. La culture est surprenante. De vastes champs de blé, des pacages où je compte jusqu’à deux cents vaches, rappellent l’Angleterre. C’est une Angleterre boréale, avec les usines de moins et les forêts de plus.

Toujours entre la mer sillonnée de navires et la campagne frissonnante d’épis, de feuilles et d’herbes, nous avancions vers une église de village. Tout à coup dans un pli de vallée, nous avons aperçu Glorup adossé à des bois grandioses. Nous avons perdu plusieurs fois l’aspect du château avant d’y arriver. C’est l’une des plus nobles demeures qui se puissent rencontrer. On dirait, à l’extérieur, une abbaye princière du moyen âge sur la lisière des forêts féodales ; à l’intérieur, c’est un vaste Trianon, mais un Trianon de Danemark, avec toutes les fantaisies de l’imagination scandinave. Le bâtiment est quadrangulaire, de telle façon que lorsqu’on a franchi la grille de fer aux flèches dorées, et les grandes portes de chêne au-dessus de l’une desquelles s’arrondit le dôme, on se trouve dans une cour entre quatre corps de logis, — quatre châteaux en un, quatre châteaux qui vous regardent du haut de leurs cinq perrons à balustres et de toutes leurs fenêtres. Voilà Glorup. Un magnifique ara criait sur son perchoir au-dessous de deux drapeaux qui flottaient par-dessus les toits, le drapeau de la famille, jaune, noir, rouge, bleu, et le drapeau national, une croix blanche sur un fond rouge.

Nous avons donné un coup d’œil aux jardins, aux parterres, aux bassins d’eaux vives, aux volières de toute espèce, puis aux écuries. Elles contiennent dans leurs parois de chêne quinze chevaux de race, anglais, danois, norwégiens. Les remises abritent dix voitures, parmi lesquelles trois traîneaux rapides comme des locomotives, simples chars sans roues, qui galopent le jour dans un tourbillon de frimas ; qui la nuit, avec leurs hautes lanternes, illuminent la neige et dévorent l’espace au bruit mat des attelages scandinaves. Toutes ces voitures diverses achetées, soit à Copenhague, soit à Vienne, soit à Londres, confinent à la sellerie où des harnais innombrables, reluisants de propreté, attestent la mode, les élégances et les coquetteries équestres de tous les pays.

Il y a ici un horloger, un maréchal ferrant, un charron, un serrurier, un boulanger, des gardes et des domestiques innombrables. Lorsque l’un de ces serviteurs devient vieux, le maître désigne une maison et assez de terre pour loger et entretenir l’invalide. S’il reste une veuve, elle est recueillie dans un établissement particulier, sorte de Sainte-Perrine de village, dont les habitantes, admirablement nourries, ne sont point des pensionnaires, car elles ne payent rien. Le propriétaire de Glorup a tout prévu et pourvu à tout. Chacun est assuré d’une retraite. Cette belle résidence est un monde à part et se suffit à elle-même.

Les propriétés sont féodales ou allodiales. Féodales, elles ne peuvent s’aliéner ; elles sont à la famille dans la personne de l’aîné ; elles ne sont pas à l’individu. Il y a des fiefs en nature et des fiefs en capitaux. Les propriétés allodiales, au contraire, se vendent, se négocient au gré de celui qui les possède.

Glorup est un des châteaux et une des terres du fief de Moltkenbourg, auquel appartiennent encore la terre d’Anhof, la terre et le château de Rygaard.

Une terre allodiale, Mollrup, s’étend à côté de ces trois terres féodales, et toutes ensemble forment un petit État très-fertile en bois, en blé, en pacages. La mer en est quelquefois la frontière et partout la perspective.

J’ai remarqué, parmi les convives de Glorup, deux convives, le médecin et le pasteur, qui, par leur contact habituel avec les paysans, me les révéleront d’autant mieux.

Je me suis acheminé d’abord chez le médecin, le docteur Winther. Il est fort spirituel et parle assez bien français. Il a beaucoup voyagé. Il connaît l’Espagne et l’Amérique. Il me fournit avec complaisance tous les renseignements que je souhaite. Il occupe, près du village de Svindinge, une demeure dont les attenances lui permettent d’avoir des chevaux et des vaches.

Le pasteur, M. Biering, est veuf depuis quelques années. Je l’ai trouvé à table avec son père octogénaire, et ses sept enfants. M. Biering est un prêtre du plus haut mérite. Nous avons causé de beaucoup de choses. Il m’a appris les merveilles de l’instruction en Danemark. Indépendamment des gymnases où les petits Scandinaves entrent à dix ans pour en sortir à dix-huit, et qui sont les vestibules provinciaux de l’université de Copenhague, il y a des écoles dans tous les villages. Les fils et les filles des paysans sont obligés de les fréquenter. « Alors, ai-je dit au pasteur, tous les Danois savent lire et écrire. — Oui, m’a-t-il répondu, et presque sans aucune exception. De plus, ils savent la géographie, le calcul, l’histoire, surtout l’histoire nationale. »

J’ai désiré voir l’école de Svindinge. Le pasteur, qui en a la surveillance, m’y a mené aussitôt. Nous avons pénétré dans les deux classes, l’une composée des enfants de sept à dix, l’autre des enfants de dix à quatorze ans. Le maître d’école nous a montré les cahiers d’écriture. Les jeunes paysans écrivent mieux ici que les bourgeois de France. Les murs sont tapissés de cartes de géographie très-détaillées et de tableaux d’arithmétique. Les garçons et les filles ont fait leurs démonstrations élémentaires, puis, à ma demande, ils ont fini par un chant. Les Danois sont un peuple musicien. Ces villageois de huit, neuf ou onze ans ont chanté avec un ensemble, un accent et des intonations d’une douceur inconcevable. Ils ont presque tous les cheveux d’un blond d’épis et les yeux d’un bleu pâle comme leur ciel.

Nous sommes retournés au presbytère, qui peut bien rendre douze mille francs de rente au pasteur. M. Biering a une voiture à deux chevaux. Son influence est grande dans le pays. Il enseigne du cœur et des lèvres. Il donne des deux mains. Sa maison est confortable. Elle a dix pièces : cinq chambres à coucher, une salle à manger, trois salons très-simples et un cabinet de travail. Ce cabinet est aussi une bibliothèque. On trouve là plusieurs Bibles, en hébreu, en grec, en latin, en danois, et de très-bons livres. Je me suis mis au croisillon. J’ai considéré le vaste jardin, la campagne et la mer ; cette mer qui est à elle seule un enchantement perpétuel.

J’ai sous mes fenêtres de Glorup, au levant, un magnifique pacage qui embrasse toute la colline. Je compte dans ce pacage cent cinquante vaches, dont les mugissements me réjouissent. Près d’une haie, à mi-côte, j’ai remarqué une cabane de bois peinte en noir. Une gourde immense de bière forte est suspendue au toit. « C’est la cabane du berger des vaches, » m’a-t-on dit. J’ai voulu l’examiner de moins loin. J’ai été droit au berger, qui m’a ouvert sa hutte. Elle est très-bien faite. Elle renferme un lit, un coffre, deux rayons de sapin où les fioles pour les maladies des vaches sont alignées à côté d’une Bible. Il y a là un gîte pour le pâtre, et une pharmacie pour le troupeau.

Cette cabane est montée sur un brancard et sur des roues. Quand le moment vient de changer de pacage, on attelle deux chevaux robustes à la cabane et on la transporte où il faut. C’est une mode très-ingénieuse. Je n’avais jamais rien rencontré d’analogue.

Il y a quatre cabanes de bois pareilles, qui correspondent chacune à cent cinquante vaches. Les vaches de Glorup sont donc au nombre de six cents.

La fenaison en Fionie. — Dessin inédit de Frölich.

Le chef des troupeaux, qui est toujours à cheval, donne ses ordres tous les matins. Les vaches demeurent dans la même prairie ou elles sont conduites ailleurs, selon la convenance des fourrages. On les trait deux fois par jour. Les paysannes les calment par des airs rustiques tout en pressant leurs mamelles, et, en même temps que les chansons, le lait tombe dans de grands vases de fayard, que l’on rattache ensuite, par des crochets de fer, à des bâts sur des ânes. C’est ainsi que les jattes écumeuses parviennent à la grande ferme. Elle possède un multiple et puissant laboratoire. Cela ressemble aux vendanges. Des cuves sont successivement remplies de lait à moitié. Une pelle très-large et grillée est placée dans la cuve. Le manche de cette pelle est adapté à une poulie que deux roues, mues par deux chevaux, font tourner rapidement. En une demi-heure, une prodigieuse motte de beurre est extraite du lait. Cette motte est transférée dans une autre chambre, ou une longue huche la reçoit. Le beurre est pétri, purifié, salé, puis on le transvase avec une truelle de bois dans des barriques, sortes de feuillettes, que l’on expédie à Nyborg. Les feuillettes passent le grand Belt. Les unes sont destinées à Copenhague, les autres à Hambourg, les autres à l’Allemagne et à l’Angleterre. Il se fabrique de cette manière à Glorup pour trente mille francs nets de beurre par an.


II

Promenade. — La mer. — Paysages. — Les paysans danois. — Mœurs et coutumes. — Mariages. — Tumuli. — Légendes des vieux temps.

J’ai fait aujourd’hui une promenade au bord de la mer, qui était toute d’azur. Des centaines de mouettes blanches rasaient les vagues et revenaient sous la verdure des arbres, au pied desquels mes pas enfonçaient dans les mousses dorées. Au loin, les navires avec leurs voiles ressemblaient à d’autres mouettes en voyage. Les oiseaux chantaient dans les feuilles. Les daims, subissant le charme infini de cette nature, s’avançaient par troupes, regardaient tremblants, puis, au bruit de certaines rafales, s’enfuyaient dans leurs retraites les plus mystérieuses.

La contemplation m’a ravi jusqu’à l’adoration. Je m’en suis retourné au milieu d’un songe. Le ciel, qui était bleu pâle, est devenu gris perle ; il avait la suavité inexprimable d’une lumière dans une lampe d’albâtre.

Avant de rentrer au château, je me suis assis un peu sous un buisson, parmi les fleurs du fossé. J’ai pris plaisir à écouter un vieillard ambulant qui jouait du violon près du cimetière. Une cigogne perchée au sommet du clocher semblait l’écouter aussi.

Une chose charmante, la plus charmante peut-être de la Fionie, c’est la baie, l’anse, le golfe. Ces déchirures des rivages, que les Danois appellent fiords, ont toutes les formes. Les flots s’y arrondissent ou s’y aiguisent ; ils s’insinuent, ils glissent, ils se précipitent ; ils creusent, ils mordent et découpent la terre en mille caprices. L’un de mes plus grands bonheurs, c’est de monter sur un petit cap et de regarder à droite, à gauche, la mer façonnant ses bords avec une grâce inattendue et des fantaisies sauvages.

Le grand seigneur, le pasteur et le médecin m’avaient dévoilé le château, le presbytère, la maison de la bourgeoisie. J’ai voulu connaître les maisons des paysans. J’ai examiné plus de deux cents de ces maisons.

Il y en a de trois sortes : les maisons qui ont cour entre quatre corps de bâtiments, avec plusieurs chevaux et plusieurs vaches ; les maisons sans cour et qui n’ont qu’un corps de bâtiment sur un jardin, avec un cheval et une vache ; enfin, les maisons sans cour, ni jardin, ni vache, ni cheval, les maisons louées par ceux qui ne sont pas aisés.

Les maisons des riches paysans sont fort cossues. Elles ont toutes des alcôves, de magnifiques poêles auxquels sont suspendues des pipes énormes. Les lits sont bons, les chaises, les fauteuils, les tables, les commodes, les armoires très-solides. Les bassinoires en cuivre rouge ou jaune reluisent comme de l’or. Les horloges sont justes ; les estampes du Christ, de Christian IV, de Frédéric VI et de Napoléon, bien encadrées ; les Bibles, bien reliées. Les secondes maisons assurément ont moins de luxe que les premières, et les troisièmes, moins de bien-être que les secondes. Cependant elles ont toutes, même les dernières, non-seulement le nécessaire, mais l’utile. Chez ceux qui passeraient pour pauvres, s’il y avait ici des pauvres, j’ai remarqué des bassinoires et des gravures, — du superflu relatif.

Toutes ces maisons, d’ailleurs, à quelque catégorie qu’elles appartiennent, ont à leurs fenêtres des rideaux et des pots de fleurs.

Les hommes des côtes ont des maisons plus indigentes, quoique aucune ne soit dénuée. Seulement, il est vrai que les pêcheurs sont moins opulents que les paysans. La mer est plus fallacieuse, plus sourde et plus avare que la terre.

Je désire constater ici un fait qui honore les moindres hameaux du Danemark. Sur cent paysans, cinquante à peu près ont des vaches, et ces privilégiés-là donnent du lait à ceux qui n’ont point d’étables, ou qui ont des étables vides. Ce lait, je le répète, ils le donnent, ils ne le vendent pas. Les mêmes donnent aussi, de temps en temps, de la bière, qu’ils font avec du houblon et de l’orge. Cette bière, très-forte, ne vaut pas la bière allemande ; elle est meilleure à la santé qu’au goût.

Bouvier et laitières de Fionie. — Dessin inédit de Frölich.

Ordinairement le peuple ne boit pas de vin. Quand il en boit, c’est dans les jours de fête, et ce vin est mauvais. Il n’y a presque pas d’ivrognes en Danemark, et très-peu d’enfants naturels. Le mariage est sacré, l’amour illégitime, très-rare.

Tout le monde, dans cet excellent pays, a un confortable plus ou moins large, selon les fortunes. C’est déjà un assez grand prodige que personne ne souffre, que le besoin soit secouru efficacement, dès qu’il est soupçonné.

Qu’on juge, au reste, de la situation d’un peuple qui, sous les plus humbles cabanes, consomme ses six repas aux heures et dans les conditions suivantes :

Le premier repas se fait à cinq heures du matin : il consiste en soupe à la bière et en jambon frit.

À dix heures, c’est le second repas. Il se compose de longues beurrées avec du lard. Sur la table les pipes sont chargées près du flacon d’eau-de-vie et du pot de bière.

Le repas de midi est d’un gâteau d’œufs et d’une soupe au lait, après quoi on ne se refuse point une sieste d’une heure.

Repas de paysans danois. — Dessin inédit de Frölich.

La sieste finie, chacun prend le café, ce qui est un quatrième repas.

Le cinquième repas est fixé à cinq heures du soir. Il est le même qu’à dix heures du matin. Les beurrées au lard recommencent.

À huit heures, la journée se termine par une soupe au lait, des pommes de terre et de la viande, c’est le sixième repas ; le sommeil vient ensuite.

Je garantis tous ces détails, sur aucun desquels je ne serai démenti. J’ai la conviction, et plus que la conviction, — la certitude d’un témoin.

La richesse n’est qu’une des branches de la civilisation du Danemark ; elle n’est pas la civilisation entière. Il s’en faut. La civilisation du Danemark, et en particulier de la Fionie, c’est aussi son instruction ; une instruction générale qui luit même dans la demeure de chaume des paysans, et qui comprend des notions d’agriculture, de géographie, d’histoire, de calcul, de philosophie pratique. La civilisation de ce pays est plus que cela ; c’est encore l’instinct de son honneur national, l’aspiration à la liberté, à la dignité, la bravoure sur terre et sur mer, enfin une merveilleuse identification avec la Bible, ce livre de tous les foyers, cette seconde âme, cette âme traditionnelle, qui, en faisant de Dieu le génie intime de chaque famille, rend un peuple entier religieux, touche en lui la fibre de la conscience et développe le sentiment moral sous tous les toits.

Telle est, si je ne me trompe, la civilisation du Danemark. Elle est très-grande ; elle est supérieure à la civilisation de l’Espagne et de l’Italie superstitieuses, à la civilisation de la France, où l’ignorance dénature les plus beaux élans, à la civilisation de l’Angleterre, trop endurcie en haut par l’accumulation de l’argent, trop corrompue en bas par les vices de la misère.

Un jour, après le repas, j’ai assisté et la lecture des psaumes dans une maison de paysans. Un enfant jouait entre des pots de fleurs, avec un grand chien noir aux crins soyeux. Une jeune fille scandait en danois les versets sacrés. Le père et la mère écoutaient. Un vieillard, l’aïeul, en cheveux blancs, était adossé tout pensif à son fauteuil. La voix, les regards, les physionomies, les lèvres, tout priait.

Les mariages des paysans durent ici sept jours. On mange et on danse trois jours avant et trois jours après. Le jour le plus intéressant à observer est naturellement celui de la célébration.

Les jeunes gens à cheval précèdent le couple à l’église. La cérémonie est faite avec une pompe champêtre par le pasteur, puis les mariés s’en retournent comme ils sont venus, aux fanfares agrestes de la musique. Tous les repas qu’ils donnent sont apportés, mets par mets, des hameaux voisins. Le marié est très-paré ; la mariée l’est encore plus ; elle a une sorte de diadème où les fleurs se mêlent à l’or.

Aujourd’hui, à Svindinge, cent personnes au moins étaient à une noce. Avant de dîner les époux se sont placés à l’extrémité d’une longue table. Chacun des convives à son tour a déposé dans un plat de faïence recouvert d’une serviette une pièce d’argent. Quand tous ont eu offert leurs présents, le mari a enlevé la serviette pleine et l’a jetée dans un coffre. Il y avait dans cette serviette, m’a dit le pasteur, au moins deux cents écus. C’est l’entrée en ménage de tous les couples rustiques, grâce à cette habituelle et réciproque magnificence.

On a dîné ensuite gaiement, et j’ai entendu des chansons lorsque je suis repassé devant la maison en fête.

J’ai longé le cours de la petite rivière de Kongenshoi ; je savais qu’elle me mènerait à la mer. Cette rivière limpide traverse une campagne toujours accidentée, parfois sauvage. Les fleurs jaunes, roses, rouges, couvrent les bords de la Kongenshoi. Elle me conduit parmi les avoines, les blés, les trèfles, les houblonnières : de village en village, de bois en bois, je suis arrivé à la mer, sillonnée de navires et de barques. Une forêt de hêtres, de frênes, de sapins, séparés par groupes, m’a donné de l’ombre jusqu’aux algues du rivage. Elles s’entrelaçaient en runes, ces algues, dont une partie baigne dans l’eau, dont l’autre partie sèche au soleil. L’air est vif et salin. Les flots sont d’une blancheur d’albâtre à mes pieds, puis ils verdissent, puis ils sont bleus, puis tout à fait lilas au loin. Je suis resté plusieurs heures dans un rêve de vagues mugissantes et de pensées tumultueuses.

J’ai pénétré dans une petite maison de pêcheur sur la côte. L’homme fumait une pipe. Sa femme étendait un filet près de la porte. Un garçon aux cheveux très-roux ramassait des coquillages. Je me suis assis sur une rame à deux pas du pêcheur. Lui, a été chercher un pot de bière et une tasse. J’ai bu quelques gouttes de cette bière forte et j’ai fumé aussi. Nous nous sommes compris à l’aide de cette langue muette dont les spirales se confondaient au-dessus de nos têtes. Le matelot et moi, nous nous sommes serré cordialement la main en nous quittant. Je suis revenu à Glorup par un autre chemin. À chaque moment, au moindre sommet, je voyais la mer écumer et je l’écoutais mugir.

La Fionie, comme toute la terre danoise, est couverte de collines de gazon faites de main d’homme en l’honneur des héros. Ces monuments sont des sépulcres. J’en ai fouillé plusieurs. Ces tombeaux recélaient presque toujours des urnes où étaient enfermées les cendres des morts. On trouve encore parfois à côté des urnes des armes et des ustensiles soit de pierre, soit de bronze, soit de fer, qui se rattachent aux trois âges de l’histoire scandinave. Quelques savants reculent l’âge de pierre à dix mille ans, l’âge de bronze à vingt siècles et l’âge de fer à deux cents ans avant Jésus-Christ.

Une ferme en Fionie. — Dessin inédit de Frölich.

Il y a non loin de Taarup une colline funéraire à laquelle se rattache une légende du neuvième siècle.

Une belle princesse de Danemark voyageait, sous le règne de Charlemagne, en Westphalie. Elle avait été rendre visite à sa tante Éva, femme de Wittekind. Le héros saxon habitait le château de Wittekindsberg, dont j’ai vu les ruines en passant à Münden. L’un des fils de Wittekind devint amoureux de la princesse fionienne. Il était hardi et païen, tandis qu’elle était modeste et chrétienne. Elle eut peur du barbare. Elle craignit d’être outragée par lui, si elle ne s’enfuyait. Mais comment échapper ? Elle invoqua la vierge Marie, qui la changea en biche, et la princesse Vola (c’était son nom), sous cette métamorphose, courut par monts, vallées et forêts jusqu’à la mer Baltique. L’Allemand la poursuivait sur le meilleur cheval de son père. Ce terrible guerrier s’appelait Thormann, et un célèbre magicien communiquait au cheval et au cavalier une vigueur surnaturelle. Vola, ne sachant où se dérober, ne consultant que son honneur, se jeta dans la Baltique et nagea, nagea si bien, par la grâce de la Vierge, qu’elle aborda à Langeland, puis en Fionie. Thormann n’avait pas hésité non plus. Il s’était jeté avec son cheval à la mer et il suivait de près Vola. Il débarqua d’abord à Langeland, ensuite en Fionie, quelques minutes après la princesse. Le cheval de Wittekind, fortifié par le magicien, aiguillonné par Thormann, les crins ruisselants, les naseaux fumants, arriva au château où la princesse s’était réfugiée et où elle avait repris la forme humaine. Elle avait été touchée de l’amour du jeune barbare qui était beau. Lui aussi, dompté par le sentiment qui lui agitait le cœur, ne commandait plus, il priait : Vola l’écouta sans colère lorsqu’il lui exprima sa tendresse. Il n’y avait qu’un obstacle à leur union. Thormann était païen. Vaincu par Vola, il embrassa le christianisme et obtint la princesse. Il renonça sans peine à l’Allemagne et vécut en Fionie, où il se distingua par son courage. Il fut inhumé dans cette terre de l’amour, après avoir rendu heureuse la douce Vola. Le cheval qui avait traversé la Baltique à la nage fut enfoui dans le tombeau de son maître avec les armes de Thormann et le bracelet de Vola.

J’ai été visiter un peu plus tard un autre tumulus renommé, sur la commune de Swindinge. Ce tombeau très-curieux se compose de cinq pierres énormes surmontées d’une pierre gigantesque, colossale, qui forme le dôme. Il y a encore une entrée ménagée qui se rétrécit peu à peu. À notre approche une cigogne s’est envolée, comme une âme, de cette caverne funèbre.

Un héros de mer fut enseveli là, au sommet de la colline. Il fut incendié sur un autel construit avec les débris du vaisseau qu’il montait dans ses courses. Une urne qui contenait ses cendres a été trouvée au fond du sépulcre. Cette urne se rattache au second âge du Danemark, à l’âge de bronze.

En revenant à Glorup, nous avons rencontré des paysans, des paysannes, des enfants, des jeunes filles. Tous nous tiraient leurs chapeaux ou nous faisaient la révérence. Ici les plus grands seigneurs sont très-attentifs à saluer affectueusement les plus humbles villageois. La bienveillance est réciproque en bas comme en haut. Les égards répondent aux égards. Je n’ai rien vu d’analogue ni en France, ni en Allemagne, ni en Suisse, ni en Angleterre. La nation danoise, qui pousse la propreté jusqu’à l’élégance, porte la politesse jusqu’à la courtoisie.

Au retour, nous avons examiné chambre par chambre le château de Rygaard. Il est charmant et sévère tout ensemble. C’est la belle architecture des manoirs du moyen âge.

Château de Rigaard. — Dessin de Thérond.

Je me souviendrai toujours des voûtes basses qui surplombent l’étang et qui rappellent Chillon. Je me souviendrai surtout de la salle des chevaliers, dont toutes les fenêtres s’ouvrent sur la mer. Il y a là une grande cheminée gothique. Selon la tradition, la châtelaine de Rygaard qui la première habita cette demeure féodale, se tenait au coin droit de la cheminée, attendant son époux, un compagnon du roi Jean, fils de Christian Ier. Elle filait sa quenouille sur un fauteuil en tapisserie, sans regarder le Belt, sans se distraire de ses pensées et de son fuseau, tandis que tous ses serviteurs, placés sur des escabeaux de bois, se chauffaient de loin à l’âtre où brûlait un arbre entier, probablement un hêtre.


III

Odensée. — Ses monuments. — Son aspect actuel. — Capitale d’un jardin. — Svendborg. — Panorama maritime. — L’île de Tassinge et le château de Waldemar. — Le roi Christian IV et l’amiral Juel.

Une route admirable conduit de Glorup à Middelfart, à travers lacs, villages, champs de blé, d’orge, d’avoine, arbres et prairies. Ce trajet de vingt lieues, M. de Moltke et moi, nous l’avons fait en quelques heures. Il est charmant de séjourner une soirée à Middelfart, cette ville forestière et maritime. Une promenade en voiture dans les grands bois et une promenade en bateau dans le petit Belt : voilà deux mirages que l’on n’oubliera jamais.

Nous nous sommes donné cette double joie, et nous sommes revenus sur nos pas jusqu’à Odensée.

Vue d’Odensée, chef-lieu de Fionie. — Dessin de Thérond.

Le ciel était plus pâle qu’en France. Les nuages aussi étaient plus solides. Des déchirures de ces nuages tombaient parfois des cascades de lumière, et la campagne était transformée sous des reflets capricieux et métalliques, tantôt de cuivre, tantôt d’argent, tantôt d’étain. Ces flamboiements sur les paysages et sur les longues vapeurs qui traînaient en blanchissant à la pointe des herbes communiquaient à toute la nature une poésie fantastique indescriptible.

C’est par un de ces éblouissements de l’atmosphère que nous avons entrevu Holsten-House, l’une des résidences du baron de Holsten-Carisius. Le baron de Holsten est un noble vieillard dont la physionomie est fine, le cœur bienveillant et la conversation aimable. Indépendamment de son fief près d’Odensée, il a d’autres fiefs en Jutland et en Fionie, un particulièrement à Faaborg, d’où la Baltique avec ses îles a l’aspect d’un firmament avec ses étoiles.

Arrivés à Odensée vers onze heures, nous nous sommes reposés un peu dans un très-beau salon de l’hôtel de la poste. Nous avons été ensuite à la cathédrale. Elle fut bâtie du onzième au seizième siècle, elle est d’un gothique très-léger et très-lyrique. Elle a des tribunes comme un théâtre. Cette disposition architecturale témoigne de l’aristocratie d’Odensée. Tandis que la bourgeoisie prie dans les stalles, la noblesse prie dans les tribunes. Il y a la tribune royale, la tribune épiscopale, la tribune du gouverneur militaire, la tribune des Rantzau, la tribune des Ahsefeld. Ce sont encore, c’étaient surtout autrefois les inégalités d’une cour dans la maison de Dieu, et tous les degrés de l’orgueil humain dans le temple de l’humilité chrétienne.

Les chapelles sont très-curieuses.

Il y a d’abord la chapelle de Ahsefeld, qui renferme des tombeaux en bronze sculpté, des armures en acier, et des sépultures de marbre d’un goût barbare très-original.

La chapelle des Walckendorf contient une bière de bois ciselé où la femme semi-officielle de Christian IV, Christine Munch, a été embaumée. Mon hôte, qui était mon guide et devant qui tombaient tous les obstacles, m’a mené à cette bière, l’a fait ouvrir, et j’ai pu contempler, sous les voiles de la mort, celle que Christian IV, appelé ici le Béarnais du Danemark, a le plus aimée. Elle est admirablement conservée. Ses mains, malgré les plis du temps et du trépas, sont fines, délicates, artistiques. Elle eut de Christian six filles et trois fils, dont aucun ne régna.

Les bas-reliefs au-dessus du sépulcre de Christian II, un comte de Rantzau buriné en granit sur les dalles, et une plaque d’airain travaillée, derrière laquelle sont les os d’un prince Canut assassiné, méritent encore d’être examinés dans cette église.

Nous avons fait le tour du palais, dont les jardins seuls sont dignes de l’attention du voyageur. Nous avons erré longtemps sous les grandes ombres des tilleuls et des peupliers, puis nous avons descendu le faubourg du Canal.

Ce canal, un débouché jusqu’à la mer, est fort intéressant. Rien de plus pittoresque, de plus frais que ses courbes de verdure. Il ne faut pas manquer d’en suivre les bords pendant une demi-lieue. Les vaisseaux passent, repassent avec les voiles au vent ; et leurs mâts font frissonner, en les touchant, les ormes, les bouleaux et les hêtres des rives. C’est par ce canal que s’écoulent en partie les moissons de l’île. En revenant vers la ville, nous apercevions la flèche de la cathédrale à travers les cordages des navires, et l’édifice religieux paraissait un vaisseau de plus à l’ancre. Cette cathédrale, vue du petit pont, et s’élevant de la rivière vers le ciel avec ses masses rouges et ses toits de métal, par toutes les spirales des verdures d’une presqu’île humide, offre, dans un contraste surprenant, le spectacle de jeunes fécondités de la végétation pressant de leurs flexibles rameaux la vétusté la plus monumentale des traditions.

Nous nous sommes arrachés à cette perspective, et nous avons exploré la ville rue par rue, maison par maison. Elle est partout en fête, cette ville, et c’est un jour ordinaire ; c’est le moins brillant de ses jours. Cependant elle nous rit de toutes ses façades, grises, blanches, brunes, vertes, roses, lilas. Il y a des maisons neuves et des rues neuves en lignes droites ; il y a de vieilles rues et de vieilles maisons en lignes brisées. On reconnaît sans peine ce qui appartient aux ingénieurs, aux architectes modernes, et ce qui appartient au passé, — au passé le plus reculé, le plus lointain, le plus mystérieux. Odensée était une cité, qu’aucune pierre de Copenhague n’avait encore été tirée de la carrière. Avant que la capitale de la Séeland fût nommée, Odin avait fondé la capitale de la Fionie de son gantelet de conquérant et de héros.

Le caractère distinctif de cette capitale, de cette oasis de briques et de pierres, dans une île d’émeraude, au milieu d’une mer d’azur, c’est la propreté des maisons, des rues, des ruelles, des carrefours. Cette propreté est si exquise, qu’elle n’apparaît pas seulement comme une élégance, mais comme une vertu. On se sent touché de respect pour ce peuple. Après avoir bien observé cette ville jusque dans ses faubourgs les plus reculés, cette ville sans boue et sans tache, cette ville dont l’hermine pourrait être l’emblème, j’ai conclu que les femmes y devaient être relativement plus chastes et les hommes plus honnêtes, tant il y a d’affinités secrètes entre ces recherches, ces lustrations, ces sollicitudes universelles de propreté et la pureté morale des âmes.

Mais Odensée ne s’en tient pas là. Son doux génie ne se contenterait pas de si peu. Elle réalise la poésie de l’ordre. Elle transforme ses rues en jardins, ses maisons en serres. Toutes ses fenêtres, au rez-de-chaussée, au premier et au second, quand il y a un second, sont parées de cent mille pots de fleurs, au moins. Les caisses de roses, d’œillets, d’héliotropes, d’hortensias, de résédas, de fuchsias, de giroflées, s’épanouissent partout, au dedans, au dehors, à tous les étages, sur tous les seuils, à tous les balcons, dans tous les recoins. Et des cages s’encadrent aux treillages, devant ou derrière les vitres, à travers les merveilles de ces parterres aériens. Cette ville laisse au cœur une impression ineffable. On emporte de ses communications avec elle un rêve d’amour voilé, des myriades de parfums et de chants, le souvenir et l’aspect d’un idéal immaculé. Odensée est parmi toutes les cités la cité vierge. On appelle la Fionie le jardin du Danemark. À tous les titres Odensée en est bien légitimement la capitale.

Le ciel est bleu, l’étang est rose sous les premiers feux de l’aurore, les cygnes tracent leur sillage sur l’eau qui frissonne et sous les grands arbres qui frémissent.

À huit heures, nous partons pour Svendborg, dont nous devons visiter les rivages. Il y a là, dit-on, des forêts sur les côtes, et dans la Baltique un archipel d’une beauté incomparable.

La journée a été admirable. Je voudrais en fixer le souvenir. Je me bornerai à un récit bien simple ; car la meilleure manière de célébrer de telles impressions, c’est seulement de les raconter.

Nous nous sommes mis en route par l’une des allées de l’étang. Nous avons traversé les jardins, d’où les fleurs nous envoyaient par bouffées leurs parfums. Nous avons gagné le parc. Les cerfs, les biches, les faons y jouaient au milieu des lumières et des ombres de la forêt. Leurs troupes successives et nomades étaient ordinairement de dix ou douze. J’en ai compté jusqu’à cinquante-trois ensemble.

Du parc de Glorup nous sommes entrés dans les bois du fief, et par d’autres bois, les bois de Brenderup et de Mollrup, nous avons atteint le charmant village de Tvede, d’où nous avons continué jusqu’à Svendborg. En deux heures, nous avons franchi huit grandes lieues avec les chevaux du comte de Moltkes. C’est lui qui dirigeait notre petite caravane, et nous nous en sommes bien trouvés.

Vue de Svendborg. — Dessin de Guiaud.

Nos trois voitures se sont arrêtées sur la hauteur de Svendborg, où nous sommes descendus. Pendant qu’on les conduisait à l’auberge, nous parcourions ce plateau merveilleux qui domine la ville, dont les toits rouges s’étagent en pente douce jusqu’à la mer. L’horizon était immense en étendue, en variété. Les îles émergeaient des grandes eaux. La Baltique n’a rien de plus charmant, de plus exquis, de plus magique, de plus riant, de plus sublime que cet archipel qui verdit de toutes parts au milieu des vastes flots bleus. Ces flots, c’était la mer que nous contemplions d’une île, de l’île de Fionie. Et c’étaient d’autres îles qui végétaient, qui fleurissaient dans l’amplitude de cette mer féconde. Des îles, et des îles surgissaient auprès et au loin. C’était d’abord l’île de Taasinge ; puis, au delà, Strynô et Strynôkalv ; puis, à notre gauche, Thurô, Langeland et Laaland ; puis, à notre droite, Skaarô, Dreio, Als, Œrô, Avernakô, Hjortô, — en tout treize îles, dont quelques unes, telles que la Fionie, Laaland, Langeland, seraient de petits royaumes. La Fionie a deux cent mille habitants ; Laaland en a soixante mille, et Langeland vingt mille ; Als en compte dix-huit mille, et Taasinge cinq mille.

Nous avons glissé par les sinuosités des haies, parmi les bluets, les coquelicots et les marguerites, jusqu’au rivage. Des bateaux pavoisés étaient prêts. Nous avons navigué d’île en île, de golfe eu golfe, dans les labyrinthes de l’archipel cher au dieu Thor. Le firmament d’Odin était sur nos têtes, la mer d’Œgir était sous nos pieds. Nous avions partout des relais d’eau et de terre. Nous nous embarquions et nous débarquions tour à tour. Nous passions des voitures aux bateaux et des bateaux aux voitures. Deux repas, à six heures de distance, nous ont été servis, l’un dans l’île de Taasinge, l’autre dans l’île de Fionie, à l’abri du soleil et du vent. Tout avait été transporté par un fourgon de Glorup : vins, gibiers, pâtés de chevreuil, gâteaux et fruits. Les perspectives de la mer et des îles nous enchantaient à la fois les yeux et l’imagination. Les bois de chênes et de frênes, les bouquets de saules et les forêts de hêtres dont les murmures s’harmonisaient aux murmures des vagues, couvraient les collines et s’avançaient de déclivités en déclivités jusqu’à la mer. Rien de plus féerique. Les grands arbres poussaient leurs rameaux et leurs racines au-dessus et au-dessous des fiords. Les navires à voiles fendaient les flots, et leurs sommets mobiles se confondaient dans des circonvolutions inexprimables avec les clochers des îles. Les toits de chaume ou de tuile sortaient des feuilles, les cordages et les pavillons des vaisseaux sortaient des anses. C’était un songe, et pourtant c’était une réalité. C’était un mariage de la terre et de la mer dans toutes leurs splendeurs, dans la fête des charrues et des filets, où les moissonneurs pouvaient donner la main aux pêcheurs et aux matelots.

L’île qui m’a le plus ravi après notre île de Fionie, c’est celle de Taasinge.

Elle appartient à la maison de Juel. Elle est le prix, pour cette famille, de l’héroïsme et de la gloire. Elle était d’abord un domaine de la couronne de Danemark.

Christian IV y avait fait bâtir un château pour son fils Waldemar, l’un des enfants qu’il avait eus de Christine Munch. Le roi avait pour ce prince la plus tendre prédilection. Il avait voulu le marier à l’une des filles du grand-duc de Moscovie, qu’il espérait rattacher par là plus facilement à une ligue contre la Suède. Cette union, qui aurait assuré le bonheur de Waldemar et la prépondérance du Danemark contre le cabinet de Stockholm, manqua cruellement par la mort prématurée du jeune homme. Le château de l’île de Taasinge a conservé le nom romanesque et tragique de Waldemar.

Avant de nous acheminer vers ce monument, nous avons côtoyé la mer avec des chevaux frais, et nous avons gravi la colline de Bregninge. L’église de cette colline est le Westminster des Juel. Les tombeaux de cette famille, en énormes pierres grises, sont rangés par date, sous leurs voûtes féodales, dans leurs caveaux aériens. Les perspectives de mer et de terre qui s’ouvrent du haut de Bregninge sont plus belles peut-être que les horizons de Svendborg.

Ce n’est pas sans effort que nous nous sommes arrachés à ces spectacles et que nous avons repris notre odyssée à travers l’île. Nous sommes arrivés par les blés et par les bois au château de Waldemar.

Le nom seul de ce château est pathétique. Le fils favori de Christian IV, pour qui cette résidence avait été faite, n’eut d’autre palais qu’un sépulcre. Son père le pleura dans des transports de douleur. De sa chambre il regardait les vagues et il sanglotait si violemment, que des deux rugissements, celui du roi et celui de la mer, c’était le rugissement du roi qui était le plus terrible.

On a dit bien des fois que Christian IV est le Henri IV du Danemark. Rien n’est plus vrai. Il était brave et diplomate. Il gagna la bataille de Calmar sur les Suédois en 1611. Il ne se contentait pas de commander ses armées, il commandait souvent ses flottes. En 1644, dans un combat naval, une balle, détachant un éclat de bois, lui creva l’œil droit ; le sang jaillit, Christian tomba. Une voix dit : « Le roi est mort. — Non, cria le blessé en se relevant, le roi n’est pas mort et il continuera de faire son devoir. » Ses chirurgiens le pansèrent sur le pont où il resta pour donner ses ordres. Le triomphe fut indécis. Ses traités, qu’il rédigeait lui-même, valaient des victoires. Sa popularité était immense parmi les laboureurs, les soldats et les marins. « Camarades, dit une vieille chanson séelandaise, Christian de Danemark s’ennuie dans sa cour ; il n’est joyeux que dans la fumée du canon. Alors, nous aussi nous sommes de bonne humeur, et l’ennemi fuit en criant : Sauve qui peut ! le voilà le roi Christian ! »

Ce prince chevaleresque et négociateur était fort économe. Il veillait aux dépenses de sa cuisine, de sa garde-robe et de ses bâtiments. Il était son principal intendant à lui-même. Il s’acquittait de ses propres mains envers ses ouvriers et ses serviteurs. Il avait les goûts magnifiques, malgré sa parcimonie qu’il tenait pour une vertu, la vertu de l’ordre. Il n’épargnait rien dans les occasions. Il avait des vaisseaux excellents, des palais splendides. Il payait bien ses armées et ses escadres. Il avait dans l’âme et dans l’imagination de la grandeur. Il avait aussi de la bonté. On connaît son fameux édit de 1627. En pleine guerre, il défend à tous les seigneurs, généraux et officiers, d’inquiéter ou de laisser inquiéter les commerçants et les moissonneurs, les habitants des villes et des campagnes. Et comment prescrit-il la discipline, une discipline exacte ? Il la prescrit « sous peine de mort. »

J’ai considéré affectueusement son portrait dans l’île de Taasinge, au château de Waldemar. Le roi est sur son célèbre cheval noir ; il marche certainement à l’ennemi avec cet air martial. Il est de grande taille. Son nez est aquilin, son front vaste ; ses yeux et sa bouche sourient au péril. Toute sa physionomie respire la franchise et la confiance. C’est un héros encore plus qu’un roi.

Quelques jours avant ma visite au château de Waldemar, j’avais rencontré près de Nyborg un bataillon que plusieurs officiers précédaient à cheval. Les soldats chantaient en chœur une sorte de marseillaise. Je demandai à mon compagnon quel était ce chant : « C’est le chant national, le chant de Christian IV, » me répondit-il.

« Le roi Christian est debout sur son vaisseau la Trinité. Il est debout près du mât, dans le tourbillon et dans la fumée.

« Vive le roi Christian à l’abordage ! Il agite son épée d’une telle façon qu’il fend les casques et les têtes des Suédois. Ils tombent les Goths sous le feu et sous le glaive. Ceux qui ne tombent pas s’enfuient. « Sauvons-nous, crient-ils, sauvons-nous. C’est le vaisseau la Trinité, et c’est le roi qui en est le capitaine, le roi Christian de Danemark ! »

Nous avons prêté l’oreille, même après que le bataillon avait passé. La voix mâle et fière de l’homme alternait avec les rugissements de la Baltique. Elle exprimait, cette voix, un enthousiasme des poitrines qui luttait de beauté avec la voix profonde de la mer.

Cette rencontre et ce chant me revenant en mémoire devant le portrait du roi Christian, m’ont fait comprendre comment il y a dans la vie des nations des souvenirs qui sont des talismans, et comment, à l’heure d’un suprême danger, le roi actuel de Danemark n’aurait, pour le conjurer, qu’à prononcer les paroles de son aïeul d’héroïque mémoire : « Mon bon peuple, voici l’ennemi. S’il ne nous connaît pas, nous lui apprendrons qui nous sommes ; nous le lui apprendrons sur terre et sur mer. »

Et ces paroles doteraient les fastes danois de nouvelles journées d’Istedt et de Fredericia, ou de dévouements comme celui qui a immortalisé le nom d’Hvitfeldt.

C’était en 1710, sous Frédéric IV. Hvitfeldt montait le Danebrock. À quatre lieues de Copenhague, il fut assailli par les Suédois. Il était à l’avant-garde, entre les deux flottes. Le vent soufflait dans la direction des Danois. Le feu ayant pris au Danebrock, le navire étant tout en flammes et le combat engagé, Hvitfeldt fit jeter l’ancre, de peur que son vaisseau ne dérivât sur la flotte danoise. Plutôt que de l’embraser ou d’y répandre le désordre dans un tel moment, il renonçait à tout secours. En même temps, il refusa de se rendre aux Suédois. « Mes compagnons, s’écria-t-il, l’occasion est belle : mourons pour le Danemark, mourons avec le Danebrock ! » Il avait sept cents hommes d’équipage ; pas un ne réclama. Hvitfeldt donc, intrépide au milieu de ces marins intrépides, continua de foudroyer les Suédois, jusqu’à ce qu’il sauta.

Mais rentrons au château de Waldemar. Dans une autre salle, je trouve le portrait d’un autre héros, d’un héros de mer encore : c’est Niels (Nicolas) Juel. Il fut le Ruyter du Danemark sous Christian V, le petit-fils de Christian IV. Indépendamment de ses triomphes d’Oland et de Kjôgebugt, il a la plus belle vie de marin. Il défendit Copenhague, livra des combats sans nombre, coula des navires, prit des places formidables, équipa, disciplina des flottes qui furent l’honneur du Danemark.

Château de Waldemar. — Dessin de Thérond.

Le vaisseau amiral, le vaisseau de Niels Juel, était toujours le point de mire de l’artillerie ennemie. Dans la journée de Kjôgebugt, ce vaisseau, criblé de boulets, attaqué par six vaisseaux suédois, allait sombrer. « Messieurs, dit Niels Juel à ses officiers, le Christian V a été une noble cible ; faites avancer le Frédéric III. Nous serons bien partout sous le drapeau du Danemark. » Et changeant de vaisseau, sans changer de tactique, calme sous la mitraille, il demeura maître de la fortune, comme de lui-même, l’intrépide Niels Juel.

Christian V ne savait comment le récompenser. Il le fit chevalier de l’Éléphant, grand amiral, et il lui donna l’île de Taasinge, qui était un domaine royal. Depuis cette époque l’île de Taasinge est la propriété des Juel ; l’église de Bregninge, leur Westminster, et le château de Waldemar, leur palais.

Ce château est plein de l’amiral. On nous a montré le grand coffre armorié où son linge et ses uniformes étaient serrés dans sa cabine durant ses expéditions. Le meuble où l’on disposait sa pharmacie est aussi fort curieux. Le tableau ancien qui représente la décisive rencontre de Kjôgebugt m’a retenu longtemps.

Il y a plusieurs portraits de l’amiral. Dans l’un de ces portraits il est en habit de gala avec le cordon bleu de l’Éléphant. Je l’aime mieux dans les autres, sa grande épée au côté, ses pistolets à la ceinture, revêtu de buffle et de fer. Là, sa chaîne d’or est son seul ornement. Il a le teint coloré, le visage mâle, le regard vif et hardi. Son attitude est solide, son corps robuste. Son geste commande. Il brave les dangers, il méprise la mort. Voilà comment il a conquis tant de territoires à sa patrie, tant de renommée pour lui, et, pour sa maison, cette île de Taasinge.

Le château de Waldemar, qu’il a fait sien, ressemble à un vaisseau à l’ancre. La mer le baigne de toutes parts. Je ne puis m’assouvir de la regarder cette belle mer qui change de couleur au moindre rayon et de mouvement au moindre souffle. Elle se calme, elle s’agite, elle se gonfle, elle se roule, elle s’élance. Elle est verte, bleue, jaune, grise, terne, lumineuse tour à tour. Elle est parfois d’ardoise dans ses profondeurs et d’argent au sommet de toutes ses lames. Elle murmure, elle gronde, elle mugit, elle éclate en tonnerre de bruits et en éclairs d’écume. Toute la théologie scandinave s’y plonge et s’y replonge dans une tempête d’images, de foudre et d’émotion. Je gravis, je descends, je vais de la chapelle au théâtre, du théâtre aux fenêtres, au balcon et au grand escalier de pierre du château.

Il faut pourtant le quitter, ce lieu sublime et sombre, charmant et fascinateur. Une des barques est là qui nous transporte entre les îles de Thurô et le Langeland jusqu’en un bois de l’île de Fionie.

Je sentirai toujours dans mon âme l’impression de la Baltique et de ses îles. Je n’oublierai ni Svendborg, ni Bregninge, ni le château de Waldemar. Exquise contrée, dont la double influence est de vous absorber d’abord, puis de vous inspirer le dédain de tout ce qui ne lui ressemble pas en beauté dans l’ordre intellectuel et moral !

Dargaud.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Un vol. in-18. Paris, 1860. L. Hachette et Cie. — M. J. M. Dargaud qui a bien voulu nous autoriser à emprunter à son élégante relation le texte de cette livraison et des deux suivantes, est l’auteur bien connu d’une Histoire de Marie Stuart, d’un livre intitulé la Famille, et d’autres ouvrages très-estimés. — Toutes nos gravures ont été faites d’après les peintures, estampes, dessins ou croquis communiqués par différentes personnes qui ont visité le Danemark pendant le cours des huit ou dix dernières années.