UN
VOYAGE EN CHINE.

SECONDE PARTIE.[1]

À mon retour de la fabrique de Hip-qua, le mauvais temps me retint dans les factoreries pendant deux mortelles journées, et ce fut avec un vif regret que je me vis forcé d’interrompre le cours de mes explorations. Enfin, le beau temps revint ; on me proposa une excursion intéressante : on m’offrait de me conduire au temple de la Vieillesse. J’acceptai avec joie, car je savais que nous aurions à traverser une autre partie de Canton, et je ne pouvais me lasser d’étudier cette population et ces mœurs si nouvelles pour moi.

En sortant des factoreries, nous nous trouvâmes face à face avec une noce chinoise. Le cortége se composait de huit ou dix palanquins portés par des hommes vêtus de grandes robes rouges et vertes ; ces palanquins étaient dorés et ornés de riches sculptures ; ils contenaient les divers présens offerts par le marié à sa future. Une vingtaine d’enfans les suivaient, grotesquement accoutrés de haillons de toutes couleurs, et agitant de larges lanternes de papier ou de toile huilée bizarrement peintes ; d’autres portaient au haut de longues perches des boîtes contenant sans doute aussi des présens et sur lesquelles étaient sculptés des dragons et d’autres figures fantastiques. Puis venait la litière de la mariée, hermétiquement fermée et toute couverte d’or, sculptée et ciselée sur toutes ses faces, vraiment remarquable enfin par l’élégance et le fini de ses ornemens. Cette litière est supposée contenir la mariée, qui toujours est conduite à l’avance au domicile de son mari. Une effroyable musique fermait la marche, chaque musicien jouant selon son caprice, et faisant résonner sans accord ni mesure son tambour, son aigre flageolet, ou son gong étourdissant.

C’est peut-être ici le lieu de dire quelques mots de la musique chinoise, si toutefois on peut appeler musique le désaccord le plus complet des sons les plus étranges. Un orchestre chinois réunit ordinairement un certain nombre de gongs (espèce de grands bassins faits de l’amalgame de divers métaux), de tambours, de cymbales et d’instrumens à vent d’une horrible discordance. Chaque musicien joue de son instrument, comme s’il était seul, de toute la force de ses poumons ou de ses bras, sans s’occuper en aucune façon de ses voisins. Vous dire l’effet que produit ce mélange de sons, serait vraiment impossible ; c’est quelque chose d’infernal. Il faut être Chinois pour entendre la musique chinoise sans avoir une attaque de nerfs. On dit, je ne sais jusqu’à quel point la chose est exacte, que la cause principale de la mort de lord Napier fut l’effrayant charivari que, sous prétexte de lui faire honneur, les Chinois lui donnèrent, charivari qui dura trois jours, pendant lesquels il dut souffrir la plus cruelle des tortures. On prétend que lord Napier sortit du bateau qui le reconduisit de Canton à Macao avec tous les symptômes de la maladie qui l’emporta. Je conçois sans peine, du reste, qu’aucun tympan ne puisse résister à un concert chinois d’aussi longue durée ; il faut que les sujets du céleste empire soient vraiment organisés d’une autre façon que nous, car non-seulement leur musique leur plaît infiniment, mais encore ils trouvent la nôtre détestable et bonne tout au plus pour des barbares.

En continuant notre route, nous eûmes occasion de voir une autre scène de noce. Un homme du peuple, tout récemment marié, s’agitait, rouge de fatigue, à la porte du domicile conjugal. Une grande foule l’entourait et riait des efforts qu’il faisait pour entrer dans sa maison, dont quelques hommes lui défendaient l’entrée. On nous dit que c’était là une des cérémonies du mariage dans la basse classe, que cette lutte était une plaisanterie, et que bientôt on lui ouvrirait l’entrée de sa maison, où l’attendait le repas de noce, auquel prendraient part ces mêmes hommes qui semblaient lui disputer la porte. On fit bien de nous prévenir que la scène que nous avions sous les yeux n’était qu’un jeu, car aux cris que jetaient tous ces hommes, à leurs contorsions, à la violence avec laquelle ils se tiraient par la longue tresse de cheveux que tout Chinois porte derrière la tête, on aurait cru qu’ils se livraient un combat acharné.

Une longue boutique de marchand de bric-à-brac s’offrit bientôt à nous, et nous ne pûmes résister au désir d’y entrer. Elle contenait une grande quantité d’articles de bijouterie, parmi lesquels nous remarquâmes ces pierres vertes si estimées des Chinois, qui en font des bagues qu’ils placent au pouce de chaque main ; on nous demanda deux mille cinq cents francs pour une de ces bagues. Tous ces objets étaient étalés, comme dans les magasins de Paris, à l’abri de la poussière et des mains indiscrètes, sous des châssis vitrés. Dans l’arrière-boutique étaient placées sur de nombreuses étagères des curiosités de la Chine et du Japon et des antiquités de ces deux pays ; celles-ci consistaient principalement en figures de bronze, de caillou ou de porcelaine, dont quelques-unes, nous dit-on, remontaient au-delà de toute tradition, ce qui, en Chine, n’est pas peu de chose. Nous en achetâmes quelques-unes sur la bonne foi du marchand ; mais le haut prix que les Chinois mettent à ces objets nous força bientôt de mettre nous-mêmes des bornes à nos fantaisies d’antiquaires.

Nous pûmes remarquer, tout en cheminant, la tactique des mendians chinois pour obtenir d’abondantes aumônes, tactique aussi sûre que simple. Ces mendians vont presque toujours par couple ; chacun d’eux est armé d’une espèce de matraque ou d’un gong qu’il fait retentir aux oreilles du marchand qu’ils ont choisi pour victime, et ils ne cessent leur infernale musique que lorsqu’ils ont obtenu ce qu’ils désirent. En Europe, la police mettrait bien vite ordre à de pareilles exactions ; mais en Chine, où le gouvernement ne se soucie pas de nourrir ses pauvres, il les laisse se procurer comme ils peuvent les nécessités de la vie. Personne n’est tenu de leur faire l’aumône, mais aussi il est défendu de les chasser ou de les battre : ils doivent d’ailleurs se contenter de ce qu’on leur donne, si peu que ce soit. Ce qui m’étonne, c’est que la moitié de la population de Canton ne vive pas d’aumônes, tant cette existence est facile ; mais le peuple chinois est naturellement ennemi de la paresse et de l’oisiveté, et je remarquai que tous les mendians étaient hors d’état, soit par l’âge ou par maladie, de gagner leur vie en travaillant. Nous en vîmes de nombreuses bandes qui s’acheminaient vers un petit pont sur les degrés duquel ils s’assirent, exposant aux pâles rayons d’un soleil d’hiver leurs membres presque nus et engourdis par le froid de la nuit ; nous fûmes obligés de détourner les yeux pour ne pas voir le dégoûtant spectacle des plaies dont ils étaient couverts.

Au-delà de ce pont, nous trouvâmes le quartier des charpentiers et des menuisiers ; des sofas, des malles en bois de camphre de toutes grandeurs et de toutes formes, des chaises à la paresseuse tellement parfaites que l’imagination de nos bourreliers ne saurait en créer de plus confortables, remplissaient ces bruyans magasins. Dans le même quartier vivent les marbriers. La Chine fournit de très beaux marbres et à très bon marché ; je payai cent francs un dessus de table de marbre blanc veiné de rouge ; ce marbre avait quatre pieds onze pouces de diamètre, et la caisse cerclée de fer dans laquelle on le plaça aurait valu au moins trente francs en Europe.

Nous trouvâmes sur notre route le hong, ou maison de commerce, du haniste How-qua, le plus opulent marchand de Canton et l’homme le plus riche peut-être du monde entier. On estime sa fortune à 125 ou 150 millions de fr. Ses magasins se composent de quinze ou vingt salles en enfilade de vingt-cinq pieds environ sur chaque face. Ces salles, pavées de larges dalles et destinées à recevoir les échantillons et une partie des thés que ce haniste livre chaque année au commerce européen, sont doublées par un étage supérieur où est déposée la soie, qui forme, avec le thé, le principal commerce de How-qua. De nombreux ouvriers étaient occupés à emballer des monceaux de soie blanche ou jaune ; une grande quantité de balles s’élevaient de chaque côté des salles jusqu’au plafond ; leur valeur me parut être d’au moins trois millions. Ces magasins aboutissent à la rivière, et là une foule empressée allait et venait, chargeant dans des bateaux chinois les riches marchandises qui, quelques jours plus tard, devaient passer sur des navires étrangers, après avoir laissé un grand bénéfice entre les mains du négociant[2].

Deux jeunes gens de manières très distinguées nous firent les honneurs de la maison de How-qua avec une politesse aisée que je ne me serais pas attendu à trouver en Chine. L’un d’eux, il est vrai, avait beaucoup voyagé ; il avait même été aux États-Unis et en Angleterre, et parlait passablement l’anglais. Je lui demandai ce qu’il pensait de l’Europe ; il me répondit sagement qu’il admirait toutes les belles choses qu’il avait vues dans son voyage, mais que, comme Chinois, son pays lui paraissait bien préférable. Voulant pousser à bout son patriotisme, je lui dis qu’il avait sans doute remarqué à Londres bien des merveilles d’architecture et d’industrie qui avaient dû le surprendre. — Non, répliqua-t-il, car nous avons chez nous des exemples de folie en ce genre ; mais généralement, quelque riches que nous soyons, nous nous contentons d’avoir des maisons commodes et agréables, et rarement nous sommes assez extravagans pour faire ce que vous faites en Europe. — Je ne sais si ce Chinois était sincère, ou s’il voulait, en nous accusant de folie, dissimuler l’infériorité de l’industrie de son pays ; je serais assez porté à adopter cette dernière opinion, car j’ai eu lieu d’observer depuis, dans bien des détails de la vie chinoise, un luxe frivole qui méritait pour le moins tout autant les vifs reproches de mon jeune interlocuteur.

L’établissement que nous venions de parcourir n’est qu’un des entrepôts de How-qua ; ce haniste n’y demeure pas. Plus loin, nous passâmes devant une de ses habitations ; c’était une maison de plain-pied, bâtie, comme toutes celles de Canton, de petites briques de terre grise cuite au soleil et qui forment une maçonnerie très régulière. Cette maison avait six entrées, et occupait un espace de cent quatre-vingts à deux cents toises sur une rue retirée. J’aurais bien voulu pénétrer dans l’intérieur, mais je reconnus bientôt qu’il fallait y renoncer ; de grands écrans sur lesquels étaient peints les dieux protecteurs du foyer interdisaient aux curieux la vue même du vestibule, et une foule de domestiques gardaient les portes. Un grand nombre de personnes, sans faire partie de sa maison, prennent part à l’hospitalité de How-qua, à peu près comme les anciens vassaux qu’entretenaient les seigneurs de la féodalité. Tous les hommes riches ont également une foule de cliens auxquels ils accordent sous leur toit les premières nécessités de la vie ce qui, du reste, en Chine, où la nourriture consiste en riz cuit à l’eau, ne constitue pas une grande dépense. How-qua a quatre maisons dans le genre de celle dont je viens de parler. Dans chacune d’elles, il a une de ses femmes : en Chine, la polygamie est permise, et un Chinois peut avoir autant de femmes qu’il peut avoir de maisons pour les loger ; mais celle qu’il a épousée la première est toujours considérée comme sa femme légitime. On sait comment se font les mariages en Chine : ce sont les familles qui les arrangent sans avoir égard au goût ou à l’âge de ceux qu’elles veulent unir ; les deux époux se voient seulement quand la cérémonie est conclue. Il arrive souvent que le marié, jeune et aimant le plaisir, se trouve uni à une femme laide, contrefaite, ou d’un âge avancé ; il est donc tout naturel, quand sa fortune le lui permet, qu’il aille chercher ailleurs le bonheur qu’il ne peut trouver chez lui. Quelqu’un demandait à How-qua combien il avait de femmes, il répondit qu’il en avait quatre, dont deux à petits pieds et deux à pieds longs ; et lorsque je le priai de me dire auxquelles il donnait la préférence : — Oh ! me dit-il, aux longs pieds : les femmes à petits pieds sentent mauvais (smelly bad).

Je profiterai du hasard qui a amené How-qua sur mon chemin pour donner quelques détails sur les hanistes, corporation intéressante, puisqu’elle est la seule voie par laquelle les étrangers puissent faire une transaction légale en Chine. J’ai déjà dit que cette corporation doit son existence à la répugnance du gouvernement chinois à se trouver en contact avec les barbares ; elle a été formée pour servir d’intermédiaire entre eux et lui. C’est la corporation des hanistes qui reçoit la souillure et qui est considérée comme le bouc émissaire du commerce avec les étrangers. Cette dernière circonstance seule pourrait donner à une personne qui connaîtrait la Chine une idée de leur position sociale : les hanistes ne sont pas considérés comme mandarins, c’est-à-dire comme revêtus de fonctions publiques ; leur autorité n’est que semi-officielle et ne s’étend pas au-delà des attributions qui leur sont dévolues. Il y a telle corporation de marchands qui leur est supérieure, celle des marchands de sel, par exemple. Le privilége exclusif qu’ont les hanistes de faire le commerce avec les étrangers leur procure d’immenses bénéfices : c’est ainsi que plusieurs d’entre eux ont amassé des fortunes monstrueuses ; mais ils sont à tout moment sous le coup des exactions qu’il plaît aux mandarins supérieurs de leur faire subir ; car, en Chine, c’est le privilége des autorités de pressurer tous ceux qui sont placés sous leur dépendance ; presque toujours les emplois sont payés très cher, et les appointemens sont nuls ou presque nuls. Le céleste empire peut se comparer à l’empire de la mer, où les gros poissons mangent les moyens, les moyens les petits, et ceux-ci les infiniment petits. Les hanistes répondent non-seulement de leur propre conduite et des droits que les navires étrangers ont à payer, mais encore l’autorité les rend responsables de toute contravention aux lois et de tout délit commis par un étranger. Lorsque je me trouvais à Canton, un bateau européen fut arrêté avec de la contrebande d’opium ; la marchandise fut saisie, mais on relâcha les matelots, qui étaient Européens, et avec qui les autorités ne voulaient rien avoir à faire. Ce ne fut pas, cependant, sans avoir pris d’abord des informations sur le maître du bateau : c’était un Anglais résidant à Canton. Croyez-vous que l’autorité s’adressa à lui pour lui faire subir la peine qu’il avait encourue ? Pas du tout, on ne lui dit pas un mot ; mais on s’en prit au haniste propriétaire de la factorerie où logeait le marchand anglais, et on lui imposa une amende de 150,000 francs pour la contrebande faite par son locataire. En vain protesta-t-il en disant que sans doute il répondait de ce qui se faisait dans une maison qui lui appartenait, mais que le délit avait été commis sur la rivière, dont la police n’était pas confiée à sa vigilance. Tout fut inutile ; il fallut payer. — Presque tous les hanistes achètent à grand prix d’argent une place qui, leur donnant rang de mandarin de cinquième ou sixième classe, les met à l’abri des exactions des autorités secondaires, et ils n’ont ainsi à satisfaire que l’avidité des mandarins supérieurs. Il arrive souvent, malgré les profits immenses que les hanistes retirent de leur commerce, qu’ils font de mauvaises affaires. Il y a deux ans, le haniste Hing-tac fit une faillite de plus de dix millions de francs ; mais ses confrères entrèrent immédiatement en arrangement avec ses créanciers, qui étaient Européens, et convinrent de payer ses dettes à un terme fixé. Du reste, le gouvernement chinois est d’une rigoureuse justice sous ce rapport : les peines les plus sévères sont réservées à l’imprévoyance du Chinois qui ne pourrait pas payer une dette contractée envers un Européen.

Le temple de la Vieillesse est situé à quelque distance du quartier des cordonniers, que nous traversâmes pour y arriver. Ce n’est pas un métier sans importance que celui de cordonnier en Chine, où il est rare, même à l’homme le plus pauvre, d’aller nus pieds. Aussi les magasins devant lesquels nous passâmes étaient-ils amplement garnis de souliers de toute espèce, depuis la chaussure commune du peuple, dont l’empeigne est de drap grossier et la semelle de bois, jusqu’à l’élégant brodequin de soie de la courtisane tout pailleté d’or et d’argent, et monté sur une haute semelle blanche comme la neige, qui, se rétrécissant en cône sous le pied, n’a, à son point de contact avec la terre, qu’une longueur de deux ou trois pouces. Nous vîmes aussi des souliers de trois à quatre pouces de large destinés à chausser ces pauvres pieds comprimés et difformes qui excitaient tant ma pitié.

Nous nous arrêtâmes plus loin devant quelques manufactures de verre. Les Chinois ne sont pas encore très avancés dans cette branche d’industrie ; ils ne sont arrivés qu’à souffler le verre sous la forme de grands cylindres rétrécis vers les extrémités ; c’est sur ces cylindres qu’ils travaillent les vitres et autres verres qu’ils veulent fabriquer. Pour lui faire perdre sa forme ronde, ils exposent le verre une seconde fois à l’action du feu et le redressent au moment où il devient malléable. Il est inutile de dire que la fabrication du verre en Chine ne s’étend pas à une grande variété d’articles.

Le temple de la Vieillesse est bâti des mêmes petites briques de terre grise dont j’ai déjà parlé, et les fondemens sont en belles pierres de granit. Il y a en Chine du granit magnifique ; j’y ai vu des colonnes de vingt-cinq pieds de haut d’une seule pièce. Le nom de couvent conviendrait mieux à cet édifice que celui de temple que je lui ai donné d’abord : c’est une immense construction ou plutôt une agglomération d’un grand nombre de bâtimens ; il fut fondé, il y a douze cents ans, par les Cochinchinois ; par conséquent, sa date est comparativement moderne. Il était alors sur une plus petite échelle ; quand les Chinois chassèrent les Cochinchinois de la province de Canton, ils augmentèrent peu à peu les proportions de l’édifice et le firent ce qu’il est aujourd’hui.

L’établissement renferme plus de deux cent cinquante bonzes, en y comprenant quelques enfans ; quelquefois ce nombre s’élève à plus de cinq cents. — Tout le monde sait que les bonzes sont les adorateurs de Boudha. — Une assez vaste cour précède le péristyle, qui est flanqué, de chaque côté, de deux statues monstrueuses, représentant les gardiens du temple, et certes la garde de l’édifice ne saurait être mieux confiée qu’à ces figures vraiment faites pour inspirer l’effroi. Ces statues, de bois peint, ont de douze à quinze pieds de haut et n’offrent d’ailleurs rien de remarquable que leur taille colossale et leur épouvantable physionomie. En sortant du péristyle, nous entrâmes dans une grande chapelle consacrée à un dieu dont je ne me rappelle pas le nom, mais qu’on me dit être le Bacchus des Chinois. Je n’aurais eu qu’à regarder l’image du dieu pour deviner ses attributions. C’est une statue d’une grandeur démesurée ; le dieu est couché ; son énorme tête est appuyée sur son bras droit ; la partie supérieure du corps est nue, la partie inférieure est recouverte d’une draperie ; la statue est faite d’un seul bloc de bois et entièrement dorée ; c’est une des meilleures personnifications que j’aie vues de la passion du vin et de la bonne chère. Un des yeux du dieu est à demi fermé, sa bouche est entr’ouverte et rit ; il n’est pas encore arrivé à un extrême degré d’ivresse, ce qui, d’ailleurs, serait un contre-sens, les Chinois étant généralement peu adonnés au vice de l’ivrognerie : c’est plutôt le dieu du bien-être, car, suivant la traduction que m’en donna M. Hunter, jeune Américain, qui entend très bien la langue chinoise, l’inscription gravée sur une large planche de laque au-dessus de la tête signifie : richesse, santé, pouvoir, — le bonheur de l’homme. C’est également à la complaisance de M. Hunter que je dois l’explication des inscriptions dont il me reste à parler. Comme dans toutes les chapelles et dans tous les temples chinois, devant le dieu est placée une sorte d’autel, sur lequel on voit six ou huit vases faits d’un mélange de zinc et de cuivre, et imitant assez bien l’argent. C’est dans la cendre sacrée que contiennent ces vases que les fidèles placent des bâtons faits de la sciure parfumée d’une espèce de bois qu’ils allument en l’honneur du dieu. De chaque côté de l’autel se déploient de longues banderoles dorées, représentant en quelque sorte deux longues figures agenouillées devant la divinité. En avant de l’autel est une grande chaudière où l’on brûle des papiers sur lesquels les prêtres ont gravé des signes mystiques que le vulgaire n’entend pas et achète de confiance ; ses prières montent au ciel avec la fumée qui s’en échappe. Une cloche est suspendue à un des côtés de la chapelle. Vous ne devineriez jamais à quel usage elle est destinée : elle sert, à l’heure où un mortel suppliant brûle le papier sacré, à avertir le dieu, qui pourrait bien être occupé dans ce moment-là, et ne pas entendre la prière qui lui est adressée.

Nous quittâmes le Bacchus chinois, et nous traversâmes sur des ponts plusieurs cours qu’on a creusées, et qui sont couvertes d’une couche d’eau verdâtre et croupissante. Les Chinois aiment particulièrement cette teinte verdâtre ; ils ont grand soin que rien ne vienne rompre l’uniformité de ce tapis, qui était loin de me donner, à moi Européen, des idées de propreté et de salubrité. Au milieu de ces flaques d’eau, on a placé des rochers artificiels d’un travail parfait. En les regardant, je pensai aux ridicules imitations de rochers qui nous coûtent si cher dans nos maisons de campagne ; ceux que j’avais sous les yeux auraient certainement excité l’envie des amateurs de ces joujoux pittoresques. Toute la façade du bâtiment que nous avions devant nous est décorée de belles sculptures qui nous arrêtèrent un instant. Le petit pont sur lequel nous étions nous conduisit à la cuisine du temple : c’est en même temps la chapelle du dieu de l’art culinaire. Le dieu est vraiment là dans son temple, et semble présider aux travaux ; quelques plats vides étaient placés devant lui, comme offrande. Une inscription, placée à l’entrée de la cuisine, défend de fumer dans cette enceinte, sans doute afin de ne pas donner mauvais goût aux mets exquis dont se nourrissent les bonzes, et dont je parlerai tout à l’heure. À quelques pas de la cuisine est le réfectoire. Nous y arrivâmes justement dans le moment le plus intéressant de la journée ; nous y trouvâmes environ cent cinquante bonzes assis à une trentaine de tables rangées parallèlement et divisées en nombre égal par un espace vide. La nourriture de ces pauvres moines était loin d’être appétissante ; devant chacun d’eux était une grande tasse pleine de riz, et une seconde remplie d’une espèce de légume ressemblant assez à des épinards. Un des vœux des bonzes est de ne jamais manger de viande. Au moment où nous entrâmes, le supérieur récitait d’une voix grave une espèce de benedicite qui dura environ dix minutes ; après quoi, un second coup de cloche donna le signal de l’attaque. Les bonzes ne se firent pas prier, et se mirent cordialement à l’œuvre ; les deux petits bâtons d’ivoire dont ils se servent pour manger me parurent fonctionner avec beaucoup d’activité. Tous ces bonzes sont vêtus de longues capotes grises, dont le capuchon retombe sur leurs épaules ; un instant j’aurais pu me croire au milieu d’un couvent de capucins ; ils gardaient tous le plus profond silence, et c’est à peine si notre arrivée excita leur attention. Dans l’intervalle qui sépare les deux rangées de tables est celle du supérieur ; ce personnage n’assistait point au repas. Au-dessus de la table destinée au supérieur, on lit cette inscription : Séjour des pensées tranquilles. À la gauche est une autre inscription, que M. Hunter me traduisit ainsi : Dans les dix pays (c’est-à-dire dans le monde entier), il y a des coutumes différentes ; il faut savoir s’y conformer. Ceci me parut ressembler un peu à un avis au lecteur. Au fond de la salle est un banc pour les convives étrangers, et au-dessus on lit les noms des dignitaires du couvent et le nombre de jours que leurs fonctions doivent durer, ce qui me fit supposer que ces fonctions sont temporaires ou électives. Cette salle était encore ornée de plusieurs autres inscriptions que je n’ai pu retenir, M. Hunter m’ayant assuré que les bonzes ne me verraient pas écrire ou dessiner de bon œil. Je ne me rappelle que deux de ces inscriptions ; l’une était, si je ne me trompe : Il y a des pensées dans les livres comme dans le cœur de l’homme, et l’autre : Chacun est heureux ou malheureux suivant son imagination.

L’étage supérieur est consacré tout entier au dieu Boudha ; il forme une immense chapelle, décorée avec plus de luxe que toutes les autres. Sur les murs extérieurs sont écrits les noms des étrangers qui ont visité ce lieu ; quelques-uns remontent au commencement du dernier siècle. De la galerie qui entoure cette chapelle, nos yeux plongèrent jusqu’au centre de la ville intérieure ; ils purent embrasser toute cette immense étendue que couvrent la ville et les faubourgs de Canton. C’est une plaine qui s’étend sur une circonférence d’environ six lieues ; des montagnes assez élevées la bornent au nord, la rivière au sud. Nous suivîmes de l’œil la muraille flanquée de tours qui sépare les deux villes ; cette muraille peut avoir trois lieues de long, et forme un demi-cercle de l’est à l’ouest. La ville intérieure nous parut, à en juger par la quantité d’arbres que nous aperçûmes, contenir de nombreux jardins. De cet endroit, nous découvrîmes aussi la demeure du vice-roi, qui ne me sembla différer en rien des autres maisons de la ville, si ce n’est qu’elle occupe un espace de terrain plus considérable, qui se prolonge jusqu’à la rivière. Nous ne pûmes jeter qu’un regard à la dérobée sur l’image de Boudha ; la chapelle était fermée. Mais j’aurai occasion de revenir sur ce dieu. En descendant de la galerie où nous nous trouvions, nous vîmes une autre chapelle que How-qua fit bâtir après la mort de son fils aîné. Cette chapelle est consacrée au dieu aux mille bras ; le nom chinois de ce dieu, si je ne me trompe, est Bohee ; ses attributions sont l’omnipotence, l’omniprésence et l’omniscience. Il est le distributeur de tous les biens et de tous les maux ; ses mille bras sont l’emblème de sa grande puissance. S’il est donné, en effet, à l’homme de faire tant de choses avec deux bras seulement, rien ne doit être impossible au dieu qui en a mille.

Après avoir payé notre tribut d’hommages à Bohee, nous revînmes à l’étage inférieur ; on nous fit suivre un autre couloir, qui nous conduisit à la chapelle de Boudha femme. Cette chapelle, plus petite que toutes les autres, est l’objet d’une grande vénération parmi les sectateurs de Boudba. Elle était déjà en partie préparée pour les fêtes du nouvel an ; de grands tableaux de papier couvraient les murs latéraux ; ces tableaux, au nombre de dix, représentaient les diverses scènes des dix enfers chinois. À la partie supérieure de chaque tableau est assis, avec sa figure rébarbative, le Minos chinois, qui est un des ministres de Boudha ; auprès de lui et dans la même pagode, on aperçoit une jeune beauté, placée là sans doute pour adoucir la rigueur des arrêts qui sortent de la bouche du juge. Au-dessous du tribunal, les satellites de l’enfer amènent le coupable, vêtu comme il l’était sur la terre ; un médaillon retrace l’action dont il est accusé. Dans un de ces tableaux, le médaillon représentait un fils qui tue son père à coups de pioche. Le parricide n’a d’autre témoin qu’un buffle, qui semble considérer cette scène avec attention. Le buffle accusateur paraît devant le juge à côté du coupable, et déjà un des suppôts déploie la sentence fatale. Dans un autre tableau, une femme est amenée devant le redoutable tribunal ; ses bonnes et ses mauvaises actions sont pesées dans une balance, et on peut voir, au désespoir qui se peint sur le visage de la pauvre créature, que la balance penche du mauvais côté. La partie inférieure de chacun des dix tableaux est consacrée à la représentation du supplice. On y voit rassemblés les tourmens les plus affreux qu’ait pu créer la fertile imagination des Chinois ; on ne peut se figurer rien de plus horrible et de plus diabolique que la figure de ces bourreaux d’enfer. Tous les coupables sont nus avec leur longue chevelure pendant sur les épaules. Ici, de nombreuses victimes sont précipitées dans la gueule insatiable d’un épouvantable dragon ; là, un homme est scié entre deux planches, et des chiens s’abreuvent de son sang qui jaillit. Plus loin, des femmes sont entraînées sur des rochers aigus par un impétueux torrent ; plus loin encore, des flammes dévorent le pécheur. Ailleurs, un monstre affreux saisit les corps nus des condamnés et les jette avec violence contre une montagne couverte de larges poignards qui les percent de toutes parts ; enfin une immense chaudière contient des centaines de victimes que d’autres monstres y entassent et y pressent au milieu des flammes.

Au-dessous de ces tableaux il y en avait d’autres qui retraçaient des traditions de combats et des monstres fabuleux. L’attitude des personnages était quelquefois étrange et toujours forcée ; mais l’expression des physionomies me sembla parfaite ; et quoique l’artiste, comme dans toutes les peintures chinoises, n’eût pas eu le moindre égard pour les lois de la perspective, les détails de quelques-uns de ces tableaux n’étaient pas sans mérite. Les peintures représentant les enfers chinois sont extrêmement rares à Canton ; j’eus cependant le bonheur d’en trouver une collection ; les missionnaires à qui je la montrai me dirent que c’était la première qu’ils eussent vue.

La statue de la déesse Boudha me parut presque un chef-d’œuvre ; elle est de bois doré, comme celle de tous les autres dieux. La figure est pleine de douceur et de dignité ; la tête, ornée d’une couronne, est admirablement belle. La déesse a les jambes repliées ; ses mains croisées s’appuient sur ses genoux. Quelques plats de fruits et de gâteaux étaient rangés devant elle avec assez de symétrie. J’eus occasion d’acheter, quelques jours après, une petite statue de porcelaine qui était la représentation exacte de celle que je viens de décrire. Je ne pus m’empêcher, en la voyant, de me rappeler la Vierge à la chaise ; la physionomie de la déesse chinoise est tout aussi douce, et peut-être n’est-elle pas moins belle. Deux anges sont agenouillés à ses côtés ; leur tête est inclinée, leurs mains sont jointes, ils semblent prier.

Pendant que nous examinions les merveilles de la chapelle de la déesse Boudha, cinq ou six femmes nous regardaient avec curiosité ; mais quand je voulus m’approcher d’elles, elles s’enfuirent rapidement : c’était la famille d’un mandarin de l’intérieur. Le couvent sert de demeure aux personnes de distinction qui n’ont pas de domicile à Canton.

Au moment de nous retirer, on nous engagea à passer dans une petite salle où nous trouvâmes du thé et des fruits secs de huit ou dix espèces, servis sur une table ronde. Il y aurait eu de l’impolitesse et presque de la cruauté à refuser l’hospitalité de ces braves gens, et nous nous décidâmes à avaler quelques tasses d’excellent thé presque bouillant et sans sucre. C’est ainsi que les Chinois le boivent, car ils croiraient gâter leur thé et lui enlever une partie de sa saveur parfumée en y mêlant des matières étrangères. Lorsque nous nous disposâmes à prendre congé, un bonze fit entendre tout doucement le mot com-cha (don, offrande). Nous déposâmes bien volontiers notre aumône, et nous quittâmes le temple de la Vieillesse, enchantés de la complaisance que les bonzes avaient mise à nous en faire voir les détails ; l’accueil que nous avions reçu avait été vraiment on ne peut plus cordial. Je remarquai parmi ces bonzes quelques hommes qui devaient venir du nord de la Chine, car, chez eux, le type chinois commençait à s’effacer ; leurs yeux étaient à peine bridés, quelques-uns avaient une barbe fort respectable et une figure presque européenne.

Le temple se trouvant à peu de distance de la muraille de la ville intérieure, nous profitâmes de ce voisinage pour aller voir une des portes. Nous reconnûmes que nous en approchions à l’immense foule que nous rencontrâmes dans les rues avoisinantes ; à peine si nous pouvions faire quelques pas à travers les flots de peuple que la porte dégorgeait, au milieu des porteurs de chaises et des hommes chargés de fardeaux qui se frayaient un passage en poussant leur cri habituel. Il faut peu de chose dans les rues étroites de Canton pour arrêter la circulation. Nous pûmes cependant jeter un regard sur la porte et dans la rue intérieure, qui n’est qu’une continuation, sans aucune différence, de celle du faubourg qui y conduit. La porte est voûtée et n’a guère que sept ou huit pieds de haut ; quelques soldats déguenillés la gardaient. Malgré le désir que nous avions de pénétrer dans l’intérieur de la ville, il ne nous vint pas même à l’esprit d’essayer de forcer la consigne, sachant très bien que c’eût été une entreprise très périlleuse ; nous nous rappelions encore, d’ailleurs, l’inscription de la salle à manger du couvent, et nous eûmes la prudence de respecter les mœurs et les coutumes chinoises.

Nous allâmes ensuite visiter un établissement appelé Con-soo ; c’est une espèce de bourse et en même temps, comme tous les établissemens publics des Chinois, une chapelle. C’est là que se réunissent les marchands de Nim-po, dans la province de Fo-kien, qui font avec Canton un très grand commerce de thé et de soie grège. Nous ne pûmes pas pénétrer dans les appartemens intérieurs ; ce ne fut même que par le plus grand des hasards, et parce que les gardes n’étaient pas à leur poste, qu’il nous fut permis d’entrer dans la salle des réunions. Cette salle a un air de grandeur et de solennité que je n’ai trouvé nulle autre part à Canton ; elle est garnie tout à l’entour de sièges élevés. Au milieu est placée l’image du dieu qui préside au commerce ; son autel est de marbre et magnifiquement sculpté ; de légers lambris d’un travail exquis l’entourent de leurs festons à jour sans le cacher. Cette chapelle est, sans contredit, la plus riche que j’aie vue dans mon voyage. On trouve le même dieu dans les magasins de tous les marchands ; du reste partout, en Chine, on rencontre la divinité ; toutes les boutiques ont leur petite pagode, qui en est le principal ornement. Au pied de chaque porte est une figure plus ou moins laide, gravée dans un petit renfoncement, et devant laquelle le bâton sacré fume dans un vase rempli de cendres ; c’est l’autel du dieu du foyer, ce sont les lares et pénates des Chinois. Je reviens au Con-soo. Devant l’autel du dieu, et sur une estrade un peu moins élevée, est un riche fauteuil orné de gueules de dragons. Ce siége est placé là pour annoncer que, quoique éloigné, l’empereur est présent partout. C’est aussi sur ce fauteuil qu’on dépose les offrandes, qui servent sans doute à l’entretien des prêtres du dieu. Le sens d’une des inscriptions qu’on lit dans cette salle est que toutes les transactions sont honorables, quand le principe de la justice est dans le cœur des hommes ; vérité un peu banale peut-être, et néanmoins trop souvent oubliée. D’immenses lanternes décorent le plafond, qui est d’une fort belle construction. En visitant les édifices publics de Canton, j’ai eu souvent l’occasion d’admirer de véritables chefs-d’œuvre de charpente et de menuiserie ; le plus habile ouvrier d’Europe ne pourrait rien faire qui les surpassât en élégance et en solidité. De chaque côté de la salle sont deux grands tableaux sur papier, dont on me fit remarquer le fini. Dans l’un, on voit deux vieillards décrépits qui ont allumé de l’encens et contemplent avec des marques évidentes de satisfaction la fumée qui s’échappe du vase. Au milieu de cette fumée, et en y mettant beaucoup d’attention, je pus distinguer deux chauves-souris aux ailes déployées ; la chauve-souris, chez les Chinois, est l’emblème du bonheur. L’autre tableau représente un jeune enfant qui offre un vase de fleurs à un vénérable vieillard ; ces deux figures sont parfaites : la physionomie du vieillard respire la bienveillance ; celle de l’enfant est d’une expression charmante et peint admirablement l’innocence et la piété du jeune âge.

Un escalier conduit de cette salle dans une cour, autour de laquelle règne une large galerie : cette cour est une salle de spectacle. Au fond de la cour s’élève le théâtre, tout resplendissant de dorures ; une porte donne accès de chaque côté dans des appartemens intérieurs ; deux signes tracés sur chaque porte en expliquent la destination : entrée, sortie. Les signes qu’on remarque sur le devant du théâtre signifient que, quand la comédie commence, la musique se fait entendre en l’honneur du dieu dont la statue fait face à la scène.

Le lendemain, nos excursions se bornèrent à une promenade en bateau à voile jusqu’à une île qu’on rencontre à quatre ou cinq milles en remontant la rivière. Les Européens ont donné à cette île, je ne sais trop pourquoi, le nom de Paradis. Les Chinois l’appellent Loo-tsun. Le site est assez joli ; de beaux arbres excessivement vieux ornent la rive, qui est très escarpée et d’un difficile accès. Je remarquai des ruines qui indiquent que l’île a été habitée autrefois par une nombreuse population. Je fis l’esquisse d’un ancien temple, dont l’effet, au milieu des arbres qui l’entouraient, était on ne peut plus pittoresque. À deux cents pas du rivage, nous vîmes des cabanes et quelques habitans épars ; des champs de riz et de taro (arum succulentum) étaient en pleine culture. Deux traditions se rattachent aux ruines de Loo-tsun, l’une historique, l’autre fabuleuse. L’histoire raconte que la situation riante de cette île et la fertilité du sol y avaient attiré un grand nombre de familles riches, qui y vécurent heureuses jusqu’à l’invasion des Tartares, en l’an de notre ère 1644. Les hordes de ces barbares ravagèrent tout le pays autour de Canton, mais surtout les bords de la rivière ; les habitans de Loo-tsun furent tous égorgés, sans distinction d’âge ni de sexe. Depuis ce temps, quelques familles de pêcheurs s’y sont seules établies, et y vivent ignorées, échappant ainsi à la perception des impôts et aux vexations des mandarins, jusqu’à ce que le hasard les fasse découvrir. Suivant la fable, au contraire, il y a bien des années, d’étranges visions apparurent dans le village, aujourd’hui abandonné ; la nuit, des esprits pénétraient dans les maisons, et chaque matin une famille avait à déplorer l’enlèvement d’un ou de plusieurs de ses membres. L’épouvante s’empara bientôt des habitans, qui s’enfuirent tous loin de cette terre maudite. Personne n’a plus osé l’habiter depuis, excepté les malheureux dont je viens de parler, et dont la vie est si misérable et si occupée, qu’ils n’ont pas le temps de songer aux esprits.

Aujourd’hui nous passerons notre journée dans les factoreries. Vous devez être fatigué, comme moi, de ces longues excursions : reprenons des forces pour demain. Que faire cependant tout seul au milieu de ces immenses maisons ? Hélas ! oui, tout seul, malgré la foule qui se presse dans les factoreries. C’est que les Anglais de Canton ne font pas abnégation d’eux-mêmes pour ainsi dire, et ne se privent pas des plus grandes jouissances de la vie sociale, pour avoir le loisir de répondre aux oiseuses questions d’un homme désœuvré. Tous leurs momens sont utilement employés, et chacune de leurs heures a sa valeur comme son sacrifice. Ce n’est que le soir, à leur table hospitalière, qu’on retrouve l’homme du monde ; encore, pour cela, faut-il que les affaires ne soient pas trop pressantes, car souvent la soirée tout entière se passe au comptoir. Dans la journée, toutes les têtes, toutes les mains sont occupées, et j’aurais mauvaise grace à leur voler un seul de ces instans qui leur coûtent si cher. D’ailleurs, le désir du repos n’est pas le seul motif qui me retienne aujourd’hui dans l’étroit espace des factoreries. J’ai une visite à faire à l’hôpital, non à un hôpital chinois (cette nation n’en est pas encore à ce degré de notre civilisation), mais à un hôpital tenu par un Européen, ou plutôt un Américain, car le docteur Parker, le chef de cet établissement, est un missionnaire des États-Unis. On a donné à cet hôpital le nom d’hôpital ophthalmique, parce que la spécialité du docteur Parker est la guérison des maladies d’yeux ; mais les malades de toute espèce y sont admis. L’établissement est exclusivement consacré aux Chinois. À Whampoa, les Anglais ont, à bord d’un navire stationnaire, un hôpital pour les gens de mer, et sont en lutte constante avec le gouvernement chinois, qui ne veut pas consentir à ce qu’ils forment un établissement fixe à Whampoa, de quelque nature qu’il soit. L’hôpital ophthalmique de Canton a été fondé par la société des missions américaines, sans doute dans des vues de propagation de ses croyances religieuses ; mais, quel que soit le sentiment qui a présidé à sa fondation, c’est une œuvre de charité bien entendue. Les maladies d’yeux sont très fréquentes en Chine ; elles se présentent à chaque pas sous toutes les formes possibles. J’attribue cette circonstance à l’habitude qu’ont les Chinois de se faire nettoyer les cils avec une espèce de poinçon ; j’ai frémi cent fois en rencontrant en plein vent, au milieu des rues, des hommes dont un barbier sondait avec un instrument de fer les paupières retournées. On m’a assuré que le docteur Parker est un oculiste de mérite et un habile opérateur. L’immense galerie de l’hôpital est couverte de tableaux représentant les cures merveilleuses de toute espèce qu’il a faites ; mais, tout en admirant sa philanthropie, la vue de ces tableaux, et surtout celle des flacons qui contenaient les résultats de ses épouvantables opérations, produisirent sur moi une impression que je ne chercherai pas à vous faire partager. Il y avait environ trois cents hommes ou femmes, assis sur des bancs autour de la galerie, et qui attendaient la visite du docteur, pendant laquelle celui-ci nous permit de l’accompagner. Je fus touché de l’extrême douceur avec laquelle le docteur traitait ses malades ; il leur parlait avec la plus grande bonté, les interrogeait, les consolait avant d’appliquer le remède au mal. Presque tous les patiens que nous avions devant nous étaient attaqués de maladies d’yeux, depuis la cataracte dans son principe jusqu’à la plus affreuse période de la maladie. Mais je ne veux pas m’arrêter plus long-temps sur ce triste tableau, bien que l’admirable dévouement du docteur Parker me le rappelle souvent. Au deuxième étage, il y a quelques chambres avec une douzaine de lits occupés par des malades que le docteur soigne et nourrit dans l’hôpital. Nous y vîmes un mandarin de l’intérieur qui, sur la réputation de M. Parker, était venu, d’une province éloignée, chercher du soulagement à une maladie d’yeux invétérée. N’est-ce pas une admirable mission que celle du docteur Parker, et n’est-ce pas une belle œuvre que la sienne ? J’oubliais de dire que les soins du docteur et les médecines de l’hôpital sont donnés gratis aux malades. À la fin de chaque année, M. Parker présente son budget à la société des missions, et il n’en reçoit pour lui-même que ce qui est absolument nécessaire à son entretien. Tous les Chinois qui ont entendu parler du docteur Parker ont pour lui une profonde vénération, et il doit avoir sur eux une grande influence. C’est un noble moyen de civilisation que celui qui s’appuie sur de bonnes actions et sur un dévouement dont la récompense n’est pas au pouvoir des hommes. Je ne crois pas, cependant, que les missions des religions réformées fassent beaucoup de prosélytes en Chine ; leur doctrine est trop abstraite et parle trop peu aux sens pour faire une vive impression sur cette population, qui n’est rien moins que mystique. Les missions catholiques ont généralement plus de chances de succès ; les pompes de l’église romaine, ses statues, ses images, frappent plus l’imagination des Chinois que la lecture et les sévères principes de la Bible. Aussi, s’il y a en Chine, ce que je ne crois même pas, quelques individus isolés qui suivent la doctrine religieuse d’une de ces nombreuses sectes qui se sont séparées de l’église catholique, je ne sache pas que nulle part une de ces sectes ait pu former une congrégation, tandis que, sur plus d’un point du céleste empire, la religion romaine a eu et a encore, malgré toutes les persécutions, et peut-être à cause d’elles, plus d’un autel et plus d’un troupeau de fidèles. Le gouvernement chinois n’a pas entièrement fermé les yeux sur l’existence de l’hôpital ophthalmique et sur les tendances de cette fondation ; ses espions ont pénétré jusque dans l’intérieur de cet asile de souffrances ; et pour qu’il ait laissé subsister cet établissement, il ne faut pas qu’il l’ait jugé bien dangereux, car le soulagement de quelques milliers de malades n’entrerait pour rien dans la balance de ses considérations politiques.

Le soir, il y eut un banquet de cinquante personnes à la factorerie anglaise ; la magnifique salle de ce palais, illuminée de mille flambeaux, ses immenses cheminées de marbre blanc, sa table richement servie, me rappelèrent un moment les splendides salons de nos châteaux royaux. Après dîner, nous eûmes des jongleurs de Pékin : on m’avait beaucoup vanté leur talent ; mais, soit que j’attendisse trop d’eux, soit qu’en effet ils ne fussent que des jongleurs ordinaires, leurs tours ne me parurent pas merveilleux ni supérieurs à ceux surtout que j’avais vu exécuter par des jongleurs indiens. Ce qui, dans ces jeux, eût le plus frappé un parterre de Paris, c’eût été incontestablement le costume de ces jongleurs, leurs manières, leur langage, et les invocations qu’ils adressaient au ciel.

Le jour suivant, je me fis conduire dans une manufacture de thés ; j’avais le plus grand désir de connaître en détail la préparation de cette plante, dont la vente forme les deux tiers de l’immense commerce que l’Angleterre fait avec la Chine, et qui est devenue, dans certaines parties de l’Europe, un objet de telle nécessité, que le gouvernement britannique, par exemple, n’oserait peut-être prendre la responsabilité d’une mesure tendant à arrêter le commerce du thé ; et c’est sans doute dans cette crainte qu’on peut trouver le secret des avanies auxquelles les Anglais se soumettent en Chine. Tout le monde sait qu’après avoir cueilli le thé, après l’avoir fait sécher à demi au soleil ou à un feu modéré, on lui fait subir une première préparation, qui consiste à le rouler avec les doigts ; on le trie ensuite. Le chauffage est la dernière opération. La salle dans laquelle nous étions contenait environ cinquante petites chaudières semblables à celles qu’on emploie dans nos raffineries, et enchâssées de même dans un fourneau de maçonnerie. Chacune de ces chaudières ou cuves, chauffée à environ cent soixante-dix degrés Fahrenheit, contenait six ou huit livres de thé vert, qu’un homme remuait continuellement avec la main pendant trois fois le temps que met à brûler un petit bâton fait de sciure de bois, c’est-à-dire pendant environ trois quarts d’heure. Le thé est ainsi passé au feu de trois à six fois ; la dernière fois, on y mêle une cuillerée d’un mélange bleu formé de deux parties égales de bleu de Prusse et de getzaet. Je pris des échantillons de l’un et de l’autre. C’est ce mélange qui donne au thé, dont la feuille séchée est naturellement grise, cette couleur bleuâtre ou verdâtre que nous lui trouvons, et qui a fait donner à cette espèce le nom de thé vert.

Le thé noir et le thé vert sont produits par la même plante. Quelques personnes m’ont assuré que la feuille du thé noir était cueillie dans une certaine saison, et celle du thé vert dans une autre ; mais je crois que la différence entre les deux qualités vient de plusieurs causes : d’abord le choix qu’on fait des feuilles les plus tendres pour le thé vert, le soin plus particulier avec lequel ce dernier est trié et roulé, enfin le chauffage ou dernière dessiccation, qui se fait d’une tout autre manière pour l’une et l’autre espèce. J’ai déjà dit comment se pratique le chauffage pour le thé vert ; le thé noir, au lieu d’être placé dans des cuves, est mis dans de grandes corbeilles tressées comme un tamis ; au-dessous de ces corbeilles, on allume un feu de charbon bien épuré, afin que la fumée ne donne pas mauvais goût à la plante. Cette opération se renouvelle plusieurs fois, suivant l’espèce de thé qu’on veut obtenir.

Dans les environs de Canton, on ne fait que du thé de qualité inférieure : la culture de cette plante y est négligée, si j’en juge du moins par ce que j’ai vu ; mais les Chinois, qui savent tirer parti de tout, font de ce thé commun du thé vert qu’ils vendent à leurs compatriotes, quelquefois aussi au commerce étranger, en le faisant passer pour du thé de l’intérieur. Pour cela, ils étendent ce thé dans de grandes caisses plates et le coupent en petits morceaux imitant la feuille du thé vert, au moyen d’une espèce de bêche à lame très fine ; pour rendre la ressemblance plus parfaite, et faire disparaître les traces de cette opération, ils le roulent ensuite entre de grandes pièces de toile ; enfin ils le mettent de nouveau au feu, et lui donnent la couleur exigée.

Le maître de l’établissement voulut absolument nous faire prendre du thé avant de nous laisser partir ; mais il était trop poli pour nous faire boire du thé de sa fabrique. Il nous fit servir huit ou dix espèces différentes de thé, parmi lesquelles je remarquai une sorte de thé hyson, qui me parut ce que j’avais goûté de meilleur jusqu’alors. Les Chinois ne préparent pas et ne prennent pas le thé comme nous : ils mettent dans chaque tasse, ordinairement très petite, la qualité et la quantité de thé qui conviennent au buveur. On remplit la tasse d’eau bouillante, et immédiatement après on la recouvre d’une espèce de couvercle qui la ferme hermétiquement ; chacun laisse les feuilles infuser tout le temps nécessaire pour donner au breuvage la force qu’il désire. Généralement, les Chinois prennent le thé brûlant, et toujours, ainsi que je l’ai déjà dit, sans lait et sans sucre ; ils le boivent à petites gorgées, en soulevant doucement le couvercle de la tasse et le rabaissant rapidement, afin que le parfum ne s’en évapore pas.

Dans le commerce de thés, l’essayage est une affaire d’une grande importance ; lorsque la compagnie anglaise des Indes orientales avait le privilége exclusif de ce commerce, elle avait des essayeurs qu’elle payait jusqu’à 75,000 francs par an. Nous vîmes chez M. Dent, négociant anglais, aujourd’hui notre agent consulaire à Canton, la manière dont on procède à l’essayage des thés. La vue est d’abord consultée, puis l’odorat ; mais comme ces épreuves superficielles laisseraient des doutes, on a adopté un moyen qui donne des résultats plus positifs. On place dans une petite théière une certaine quantité de thé, pesée avec des balances d’une exactitude rigoureuse, on jette dessus de l’eau bouillante, et au même instant on retourne un sablier marquant une minute, à l’expiration de laquelle on verse le thé dans une tasse. Au goût et à la force du breuvage, après une infusion aussi exactement calculée, on reconnaît la véritable qualité de la plante.

M. Dent me pressa ensuite d’aller visiter avec lui quelques manufactures de soieries. Ici, point de métier à la Jacquard, point de mécaniques perfectionnées ; les Chinois tissent la soie comme l’ont tissée leurs pères, et vous leur proposeriez les innovations les plus utiles, qu’ils croiraient commettre un grand crime en changeant la moindre chose à des procédés venus d’aussi loin que leurs traditions. Le mécanisme qu’ils emploient pour tisser les étoffes brochées me parut assez extraordinaire, et surtout d’une application si difficile, que dans nos manufactures on a dû le simplifier depuis long-temps. Un homme, placé au milieu du métier, et assis à environ cinq pieds au-dessus de la chaîne tendue, fait agir une multitude de cordes qui passent à travers cette chaîne, relevant ou abaissant, chaque fois que le tisserand fait courir sa navette, les fils que la trame doit couvrir ou laisser à découvert. Cinq ou six de ces métiers, qui sont très grossièrement construits, fonctionnaient au rez-de-chaussée ; l’étage supérieur était occupé par une grande quantité de soie grège : c’était de la soie de Canton ou des provinces adjacentes. Cette soie est jaune ou d’un blanc sale, et sert à la fabrication de certaines étoffes qui ne demandent pas une matière très fine, les crêpes de Chine, par exemple ; elle est bien loin de pouvoir être comparée à celle que les marchands de Nankin apportent sur le marché de Canton. On ouvrit devant nous des balles de cette magnifique soie connue dans le commerce sous le nom de soie de Nankin, mais qui s’appelle en Chine sat-lee. Cette soie est d’une blancheur et d’un lustre admirables ; elle est très douce au toucher, moins douce cependant qu’on ne serait porté à le croire à la première vue, à cause de la grande quantité de gomme dont on la charge en la filant. La Chine n’en produit pas de plus belle ; je dois dire, toutefois, que M. Hébert, élève de M. Beauvais, et que le ministre du commerce avait envoyé à Canton pour y faire des recherches sur l’industrie sétifère des Chinois, ne la trouva pas très supérieure à celle fabriquée dans la magnanerie-modèle. Le prix de cette soie est très élevé. Lors des folles spéculations qui amenèrent la crise qu’eut à souffrir le monde commercial au commencement de 1837, cette soie se vendit jusqu’à 620 piastres, environ 3,500 fr. les 125 livres. Aujourd’hui elle se vend encore, malgré le discrédit de cet article en Europe, 2,250 francs. Le prix de la soie de Canton est d’un tiers environ inférieur à celui de la soie sat-lee.

Dans une salle voisine, on me fit remarquer un grand nombre de pièces d’étoffes dont quelques-unes étaient fort belles ; les soieries apportées de Nankin surtout sont d’une qualité supérieure. J’eus lieu de m’étonner de l’immense quantité de marchandises que je vis réunies dans ce magasin, et, ne pouvant croire qu’elles fussent le produit des cinq ou six métiers que j’avais vus dans la salle basse, je demandai au maître de la maison où étaient ses autres manufactures. Il me répondit qu’il ne possédait que celle que je venais de voir ; mais il m’expliqua comment il pouvait exécuter en très peu de temps des commandes considérables. — Quand une commande est faite à l’un de nous, me dit-il, il calcule d’abord ce qu’il peut en faire dans le temps qu’on lui a fixé ; s’il voit que ses moyens sont insuffisans, il s’adresse à un ou plusieurs de ses confrères, leur donne une partie de l’échantillon qu’il a reçu, ou leur communique le dessin qui doit servir de modèle, et au temps voulu, chacun apporte son contingent dans les magasins du fabricant qui lui abandonne une part des bénéfices déterminée à l’avance.

Le talent des Chinois pour l’imitation se révèle surtout dans la facilité avec laquelle ils reproduisent en soie toutes les étoffes de coton ou autres dont on leur envoie des échantillons. Lorsqu’une dame de Macao voit une mousseline ou une printanière dont le goût et le dessin lui plaisent, elle en envoie un échantillon à Canton, et, au bout d’un mois, elle reçoit une imitation parfaite de cette étoffe en soie, et à un prix qui dépasse à peine celui d’une étoffe achetée au hasard dans les magasins. Demandez donc pareille chose à nos manufacturiers de Lyon ou de Nîmes : ils vous répondront à l’instant, et avec raison, qu’ils ne peuvent le faire sans de grandes dépenses. Les Chinois le font cependant, et avec des moyens qui ne peuvent se comparer à ceux qui sont à la disposition de nos fabricans.

Nous vîmes, dans un autre magasin, le chargement tout entier d’un brick américain ; les soieries qui le composaient avaient été fabriquées, en moins de deux mois, sur des échantillons apportés de Lima ; elles étaient destinées pour les marchés du Chili et du Pérou. On me montra, dans ce magasin, nos magnifiques schalls, la gloire de nos fabriques de Lyon, imités avec une telle perfection, qu’un connaisseur aurait pu s’y méprendre ; puis des satins inférieurs encore peut-être aux nôtres, mais qui attestaient l’immense progrès que les Chinois ont fait depuis dix ans dans la fabrication de cette étoffe. J’avais déjà vu, quelques jours auparavant, des satins unis et brochés de Nankin, dont les satins français auraient eu de la peine à approcher, soit par la beauté des tissus, soit par l’éclat des couleurs. Tous ces articles sont fabriqués à des prix tellement bas, qu’il est impossible que nous puissions soutenir la concurrence avec les Chinois. Le cœur me saigna quand je vis ce chargement que, dans quelques jours, un navire étranger allait déposer sur les côtes de la mer du Sud, et qui devait porter un nouveau coup à notre commerce avec ces contrées, le seul point peut-être, dans l’Amérique du Sud, où nous ayons réussi à former des relations avantageuses. Trois ou quatre navires font aujourd’hui ce commerce, auquel des Français eux-mêmes ont donné naissance, tant il est vrai que presque toujours, quand l’intérêt particulier parle, toute autre considération se tait. Si le talent de créer, et cela arrivera sans doute avant peu d’années, venait se joindre, chez les Chinois, à cette incroyable facilité de travail, l’Europe trouverait en Chine, sur bien des articles, une redoutable concurrence.

Je m’informai du prix payé aux ouvriers : les plus habiles, ceux qui dirigent le travail, reçoivent 55 francs par mois ; les ouvriers ordinaires sont payés de 25 à 35 francs. Ils se nourrissent eux-mêmes, et leur nourriture leur coûte environ 20 centimes par jour ; elle se compose de riz, d’un peu de poisson et de l’eau de la rivière. Chez nous, le moindre ouvrier en soierie coûte jusqu’à 100 francs par mois. Il lui faut, pour lui et sa famille, du pain, de la viande et du vin ; il a besoin de feu et de bons vêtemens de laine pour l’hiver ; s’il est marié, son logement lui coûtera au moins 20 francs par mois. Il est donc difficile que le prix de son travail soit diminué, car à peine peut-il faire la moindre épargne. L’ouvrier chinois, au contraire, qui ne gagne que le tiers ou le quart du salaire de l’ouvrier français, peut mettre de côté la moitié de ce qu’il reçoit ; si cela était nécessaire, le prix du travail pourrait donc être encore abaissé en Chine. Comment, avec les élémens de supériorité que possèdent les Chinois, ne serions-nous pas écrasés à la longue par la concurrence qu’ils nous font dans la fabrication des soieries, surtout si on considère qu’ils ont les matières premières en plus grande quantité, de meilleure qualité et à bien meilleur marché que nous ? Faut-il s’étonner que le gouvernement fasse tant d’efforts et de sacrifices pour perfectionner chez nous l’industrie sétifère, et appliquer à nos manufactures et à nos magnaneries les secrets de l’industrie chinoise ?

La soie est d’un usage général en Chine, elle sert à vêtir presque toute la population ; il ne faut en excepter que la plus basse classe. Je m’amusai à faire le calcul de ce qui s’en consomme chaque année dans l’empire. Si on considère que la soie entre non-seulement dans les habillemens des Chinois, mais encore dans la plus grande partie de leurs ameublemens, on ne croira pas que j’exagère beaucoup en portant à une livre la quantité consommée annuellement par chaque individu. Or, en estimant, d’après l’évaluation la plus infime, la population de la Chine à deux cent cinquante millions d’ames, je trouvai qu’outre les exportations qui se font à l’étranger, la Chine emploie, chaque année, deux cent cinquante millions de livres de soie ; ce qui, en la mettant au prix très bas de 15 fr. 75 cent. la livre, donne la somme énorme de près de quatre milliards. Il en est de même du thé, et la quantité exportée, bien que s’élevant annuellement à la somme de 125 millions de francs, n’est qu’un point presque inaperçu dans l’immense consommation de l’empire céleste.

Dans l’après-midi du même jour, nous traversâmes la rivière, après l’avoir descendue environ un demi-mille, et nous débarquâmes au village dHonan. Autrefois, les Européens avaient la permission de se promener dans ce village et dans les campagnes qui l’entourent ; mais les excès que quelques-uns d’entre eux commirent obligèrent les Chinois à leur retirer cette faveur. Il leur est encore permis cependant de visiter le temple de Mia-o, dont on trouve l’avenue en débarquant. Ce temple était le but de notre promenade ; c’est, dit-on, un des plus vastes qu’il y ait en Chine, et sa fondation remonte à une antiquité reculée. Une immense cour bordée d’arbres aussi vieux que le monde forme l’entrée de ce temple. Un premier vestibule est gardé de chaque côté, comme celui du temple de la Vieillesse, par deux énormes colosses qui semblent se faire mutuellement la grimace. Nous traversâmes une seconde cour, et nous arrivâmes à un second vestibule, où quatre géans de dix-huit à vingt pieds de haut montent une garde éternelle. Chacune de ces étranges sentinelles amuse ses loisirs d’une manière différente : l’une, à l’air féroce et aux sourcils épais, tire à moitié son sabre du fourreau ; on dirait qu’elle exécute un des commandemens de l’exercice portugais, le cara feroz al enemigo. L’autre joue d’une espèce de mandoline et semble s’accompagner de la voix ; sa bouche est entr’ouverte, et laisse voir une formidable rangée de dents de six pouces de long. Le troisième monstre tient majestueusement un sceptre de la main droite, et, gardien d’un temple, on le prendrait lui-même pour un dieu ; je cherche en vain dans ma mémoire ce que fait le voisin de ce grave personnage : je laisse le soin de ce curieux détail à un voyageur plus exact que moi.

Le temple de Mia-o se compose en partie de cinq chapelles principales, séparées les unes des autres par des cours plantées de très beaux arbres. Les cellules et les dépendances du couvent garnissent les deux ailes, qui communiquent avec les chapelles principales par de petits ponts. Il y avait dans une de ces chapelles un superbe tombeau de marbre blanc ; j’emploie le mot tombeau, parce que ce monument me rappela les plus belles tombes du Père-Lachaise ; celles-ci même sont loin de pouvoir soutenir la comparaison avec le magnifique morceau d’architecture que j’avais sous les yeux. La base du monument, qui a un peu plus de quatre pieds de haut, forme un carré parfait, dont chacune des faces peut avoir dix pieds de large ; elle est surmontée d’une espèce de colonne en fuseau ou limaçon, qui se termine en pointe. Chacune des façades est ornée de sculptures d’un travail remarquable. Quatre anges ou divinités sont agenouillés à chaque angle de ce mausolée, que la personne qui m’accompagnait me dit être d’une très haute antiquité, et qui fut élevé, m’assura t-elle, sur les cendres d’un des premiers fondateurs du temple.

Une scène à laquelle je ne m’attendais pas devait appeler tout mon intérêt dans la chapelle principale : les bonzes étaient à leur prière du soir ; leur robe de soie grise était recouverte en partie d’une espèce d’étoffe de soie jaune, qui, laissant le bras droit libre, venait se rattacher sur le sein gauche au moyen d’un anneau d’écaille et de larges crochets d’argent ou de cuivre. La chapelle où se faisaient les prières avait environ quatre-vingts pieds de long sur cinquante de large. Au centre étaient trois colossales statues de Boudha ; celle du milieu était vraiment monstrueuse ; de nombreuses lampes mêlaient leur clarté aux derniers rayons du soleil couchant, et le bâton sacré fumait sur les autels. De chaque côté étaient rangés cent cinquante ou deux cents bonzes. Leur prière ressemblait assez aux vêpres du rite catholique ; les bonzes de droite disaient un verset, auquel répondaient ceux de gauche. Leurs mains étaient étendues devant leur poitrine dans la position de la prière ; un homme, frappant avec un bâton sur une espèce de tambour de bois peint, marquait la mesure, qu’accompagnait aussi un triangle. Une sonnette donnait le signal de se mettre à genoux, et le triangle celui de se relever. Un Européen qui serait entré là par hasard, sans savoir où il était, aurait vraiment pu se croire, les idoles à part, dans une église catholique. Chaque fois que les bonzes s’agenouillaient, ils ne se tournaient pas vers la divinité, mais vers le soleil couchant. Lorsque les derniers rayons de l’astre disparurent sous l’horizon, un des bonzes vint se placer gravement devant la porte principale, tournant le dos à Boudha, et se prosterna par trois fois, le front contre terre et la tête tournée vers l’occident. Quand il se releva pour la troisième fois, tous les bonzes accomplirent ensemble le même mouvement ; puis ils firent trois fois le tour du temple, marchant à la file, le premier de ceux de la gauche entrant dans la procession quand le dernier de la droite arrivait à lui. Leur démarche était grave et mesurée ; leurs mains restaient étendues, et ils prononçaient tous ensemble et sans interruption deux ou trois paroles que j’eus de la peine à saisir : Bada an abida ! Lorsque la procession fut terminée, tous les bonzes sortirent du temple, à l’exception de deux ou trois, qui restèrent pour éteindre les lampes et fermer les portes. Nous pûmes alors jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la chapelle ; le long de chacun des murs latéraux étaient rangées huit statues également dorées et de grandeur naturelle : ce sont les disciples de Boudha ou les apôtres de sa religion. Chacun d’eux est représenté se livrant aux occupations qu’on suppose lui avoir été familières pendant sa vie. La religion de Boudha a aussi son saint Pierre, car nous remarquâmes un des apôtres raccommodant un filet. Il y a d’ailleurs plus d’un rapport entre la religion de Boudha et la religion catholique. Ces couvens dans lesquels se vouent à une vie de chasteté et de sobriété des confréries de bonzes, l’attitude de ces moines, leur coiffure, leur costume, leurs chants, les cérémonies de leur culte, leur manière de vivre, ne sont-ils pas autant de points de contact entre les deux religions ? Cette analogie apparente entre deux cultes, dont l’un est le plus puissant moyen de civilisation, et l’autre le type le plus caractéristique de la barbarie, ne saurait, du reste, surprendre ceux qui se rappellent que pendant plusieurs siècles les missionnaires jésuites ont prêché le christianisme en Chine. Il doit être naturellement resté, surtout chez les corporations religieuses de ce pays, des traditions ou des souvenirs des effets produits par la parole de ces hommes, dont le dévouement et la haute capacité ne peuvent être mis en doute. Quelques personnes attribuent ces points de contact entre les deux cultes à une analogie d’origine entre le boudhisme et la religion cophte. Je suis trop peu versé en ces matières pour ne pas laisser à d’autres le soin de faire des rapprochemens qui ne sauraient manquer de donner des résultats curieux.

La religion de Boudha est généralement regardée en Chine comme une superstition. Les lois de l’empire proscrivent le boudhisme, mais cette proscription n’est pas toujours active ; le gouvernement ne l’exerce que quand il croit avoir intérêt à le faire. De temps en temps, cependant, une persécution vient réveiller le zèle des disciples de Boudha. Bien que le polythéisme règne presque sans partage dans le céleste empire, bien que chaque maison, chaque art, chaque profession ait, pour ainsi dire, son dieu et son culte, le gouvernement ne reconnaît qu’une seule religion, dont les divinités sont le ciel, la terre et l’empereur. D’après cette doctrine religieuse, le ciel et la terre sont le père et la mère de l’univers ; la terre produit toutes choses ; le ciel dispense le bien et le mal, et dispose de tout ; il est le suprême arbitre. L’empereur est le chef de la création ; c’est lui qui sert d’intermédiaire entre la créature et le souverain maître ; c’est lui qui intercède, qui juge et qui condamne. Les empereurs de la Chine, comme on le voit, se sont réservé un assez beau rôle, et on ne saurait s’étonner du respect ou plutôt de l’adoration que leurs sujets ont pour eux, puisqu’ils disposent de tout, non-seulement sur cette terre, mais encore dans l’autre vie. Ce respect va si loin, que c’est, dit-on, un crime puni de mort que d’oser souiller le nom de l’empereur en le prononçant

Avant d’assister à la prière des bonzes, on nous avait conduits dans une cour où sont renfermés les plus immenses cochons et les plus gras que j’aie jamais vus. Ces animaux immondes sont sacrés pour les bonzes. Chacun de ces moines, en entrant dans la congrégation du temple, fait offrande au dieu d’un cochon, qui est nourri pendant toute sa vie avec le plus grand soin. On ne tue jamais ces animaux, et lorsqu’il vient à en mourir un, c’est un jour de deuil pour la communauté.

On nous fit voir aussi le jardin du temple ; on y cultive une immense quantité de légumes de toute espèce, qui, comme je l’ai déjà dit, constituent l’unique nourriture des bonzes. Au fond de ce jardin sont leurs sépultures ; elles couvrent toute la partie d’une colline exposée au soleil levant. Chacune de ces tombes se compose d’un cercle de maçonnerie avec une ouverture à l’est ; le corps est enterré au fond de ce cercle, et quelquefois au milieu. Une inscription gravée sur la pierre apprend sous quel règne et dans quelle année le corps qu’elle renferme y a été placé, ainsi que les noms et la profession du mort. À Macao, toute la campagne qui entoure la ville est littéralement couverte de tombes de ce genre, parmi lesquelles on remarque quelques sépultures européennes, dont l’inscription indique qu’elles ont été élevées sur la dépouille des chefs de la factorerie hollandaise qui y était établie.

Disons maintenant un long adieu aux temples, aux chapelles, aux pagodes et aux bonzes ; nous n’en reparlerons plus. Le temps que j’ai fixé pour mon voyage à Canton est presque écoulé ; mes momens sont comptés, et le devoir me rappelle à Manille. Mes amis de Canton me disent que j’ai vu plus de choses pendant le court séjour que j’y ai fait, que quelques Européens qui y résident depuis quinze ans. Cependant, aujourd’hui qu’il faut partir, je me reproche les momens précieux que les exigences de la société, quelque peu exigeante qu’elle soit à Canton, m’ont fait perdre. Il me reste encore une journée, et je veux en profiter. — On m’a proposé d’aller dans une maison où on vend de l’opium, et on m’a assuré que je pourrais en fumer moi-même si je le voulais. Je me suis bien gardé de refuser une si séduisante invitation, et me voilà m’acheminant vers cette maison sur laquelle est suspendu le glaive de la justice chinoise. Moi-même je vais commettre un délit que les lois punissent sévèrement ; mais comment résister au désir d’être témoin des effets de cette passion dominante des Chinois, contre laquelle le gouvernement s’arme de toutes ses rigueurs, et qui les défie toutes ?

La pièce d’entrée de la maison était un magasin ordinaire, où étaient étalées quelques marchandises de peu de valeur, afin de tromper la surveillance des agens de la police. Si celle-ci pourtant y avait bien regardé, elle aurait promptement reconnu que les boîtes couvertes de poussière qu’on voyait çà et là sur les étagères ne formaient pas le véritable commerce des habitans de la maison. Mon compagnon échangea quelques mots à voix basse avec un Chinois qu’il trouva dans la boutique, et, après ce préliminaire indispensable, on nous fit monter un escalier fermé par une porte que quelques paroles cabalistiques de notre guide firent ouvrir. Nous entrâmes dans une salle assez spacieuse, que terminait une alcôve fermée par des rideaux de soie. On tira les rideaux : une espèce de lit de camp sur lequel était étendu un matelas recouvert d’une riche étoffe remplissait toute l’alcôve ; des coussins moelleux où on pouvait encore distinguer la pression d’une tête semblaient inviter au repos. C’était tout l’ameublement de cette salle. Après y avoir jeté un coup d’œil, mon attention se porta vers les personnes que nous y trouvâmes ; c’étaient deux ou trois Chinois assez richement vêtus. À leur teint rouge et bouffi, à leurs yeux gonflés, je reconnus bien vite qu’ils n’étaient pas, comme moi, novices dans l’art de fumer l’opium. On m’invita à m’étendre d’un côté du lit ; un Chinois se plaça dans une position parallèle à la mienne ; on mit entre nous deux un petit coffret de bois de na, puis on apporta des pipes de deux pieds de long, faites d’un bambou très fin. Un des bouts de ces pipes se terminait par un bec d’ivoire ; à six pouces de l’autre extrémité sortait un petit tube se renflant vers sa base. On plaça près de nous une bougie allumée, dont la flamme répandait une fumée odoriférante. Mon compagnon de débauche prit ensuite dans le coffret une petite boîte d’argent et une espèce de petit dé d’or. La boîte contenait de l’opium préparé ; le Chinois en mit une certaine quantité dans le dé, et, m’offrant une pipe, il sembla m’engager à lui donner l’exemple. Je fus obligé de lui faire entendre par signes que j’étais un pauvre ignorant, et que je comptais sur lui pour m’éclairer. La grave et rouge figure du Chinois resta impassible ; il prit un peu d’opium de la grosseur d’un pois, le pétrit quelque temps entre ses doigts, puis le posa sur l’orifice du petit tube. Il se coucha ensuite tout de son long, ramena vers lui la bougie, afin de jouir de toutes les douceurs de sa position et approcha l’opium de la flamme. La petite boule se dilata aussitôt, puis s’allongea, prit toute espèce de formes, enfin se concentra comme le voulait le fumeur ; car en un instant il mit le bec d’ivoire de la pipe dans sa bouche, approcha de nouveau le tube de la flamme, huma et avala deux ou trois longues gorgées de fumée ; ses yeux se fermèrent, et il resta quelques minutes plongé dans une douce extase. Mon tour était venu. Je pris des mains de mon compagnon la pipe toute préparée ; je posai ma tête sur l’oreiller, j’enflammai mon opium, et en respirai la fumée comme je venais de le voir faire ; mais mes yeux ne se fermèrent pas, je n’éprouvai pas d’extase, et je fus tout étonné de ne pas sentir la moindre émotion. Nous remplîmes et vidâmes tour à tour quatre ou cinq pipes, et je laissai mon Chinois sur le lit de camp transporté au septième ciel et voyant sans doute passer devant ses yeux à demi ouverts les plus douces visions, car toute sa physionomie peignait le délire du bonheur. Quant à moi, je me levai, satisfait d’avoir fumé l’opium à la chinoise et avec un Chinois, mais presque fâché de me trouver aussi calme qu’auparavant et de n’en ressentir aucun effet. Peut-être l’opium n’agit-il vivement que sur ceux qui en font un usage journalier. Du reste, les Chinois ne fument pas toujours l’opium aussi sobrement que je viens de le dire : souvent une jeune femme aux doigts délicats, couchée auprès d’eux, leur prépare l’opium ; c’est surtout alors, quand l’ivresse se répand sur leurs sens, au milieu de cette atmosphère embaumée, qu’ils doivent croire à la réalisation de quelques-uns des rêves du paradis de Mahomet.

J’eus occasion, dans la même journée, de jouir d’un honneur auquel les Européens sont loin d’être accoutumés ; je veux parler d’une visite à une nouvelle mariée. C’était la femme d’un linguiste ou interprète, qui, ayant de très grandes obligations à un négociant anglais, ne crut pas devoir lui refuser la faveur de le présenter à sa jeune femme. Ce négociant m’offrit de l’accompagner, ce que j’acceptai avec la joie la plus vive. Cependant cette visite m’intéressa beaucoup moins que je ne l’avais cru. Nous arrivâmes à la maison de l’interprète, qui nous laissa dans une salle et entra dans les appartemens intérieurs. La conférence qu’il eut avec sa femme fut longue, et sans doute il eut plus d’un scrupule à vaincre avant de pouvoir triompher de sa résistance, car nous eûmes le temps d’examiner, jusqu’en ses moindres détails, tout l’ameublement. Enfin, après une heure d’attente, le mari vint nous avertir que sa femme allait venir. En effet, à peine avait-il fini de parler, qu’une porte s’ouvrit, et une jeune femme parut sur le seuil, appuyée sur deux suivantes. Elle fit quelques pas vers nous, répondit par une légère inclination de tête à notre salut ; puis, après nous avoir regardés de côté et sans lever les yeux, elle tourna sur ses petits pieds et disparut. Tout ceci se passa en moins de temps que je n’en mets à l’écrire. On comprendra sans peine mon désappointement ; je m’attendais à toute autre chose, et je comptais sur le plaisir d’examiner cette femme à loisir. J’espérais la voir assise au milieu de nous, pouvoir juger de ses manières et de son esprit ; il fallut renoncer à cet examen : tout ce que je pus voir d’elle fut qu’elle était jeune et peut-être jolie, je dis peut-être jolie, car je retrouvai sur son visage ce masque de plâtre qui m’avait si désagréablement surpris chez les filles des fleurs. Sa coiffure était étincelante de plaques d’or ; sa main me parut très blanche et d’une beauté remarquable ; ses doigts, dont les ongles étaient d’une longueur extraordinaire, étaient couverts de bijoux, parmi lesquels les bagues de pierres vertes dominaient. Une espèce de longue tunique violette, descendant plus bas que les genoux et richement brodée, dessinait des formes élégantes et venait s’attacher sur sa poitrine avec des boutons d’or ; un large pantalon couvrait ses jambes, et de tout petits souliers rouges, tout brillans de paillettes, renfermaient ses pieds meurtris.

Que dirais-je de sa démarche que je n’aie déjà dit ? Je fus douloureusement ému en la voyant s’avancer vers nous en trébuchant ; elle serait tombée vingt fois sans le secours de ses deux suivantes ; je fus au moment de lui offrir l’appui de mon bras. Combien cette horrible contrainte, que les femmes subissent ici dès leur enfance, ne doit-elle pas peser sur leur imagination et rétrécir le cercle de leurs idées ! N’importe, elles sont ce que les Chinois veulent qu’elles soient, des esclaves soumises à tous leurs désirs. Le mari est toujours sûr de trouver sa femme chez lui, et quand, le soir, il revient, fatigué du travail de la journée, ou l’esprit préoccupé de soucis, il n’a à craindre ni les pressantes sollicitations de sa compagne pour aller à la promenade ou au bal, ni un visage boudeur, s’il repousse sa prière. Mais quelle consolation, quel charme peut-il trouver dans l’ame étouffée de cette pauvre femme ? Dans ce triste ménage, pas d’épanchemens, pas de douces confidences ; à chaque pas qu’il fait dans la vie, son bonheur se brise contre la réalité. On dit que, malgré l’emprisonnement forcé des femmes, l’honneur des maris n’est pas toujours, en Chine, à l’abri de toute atteinte. Je ne serais pas éloigné de le croire : si la victime est renfermée, la séduction marche et peut entrer librement dans les maisons ; si l’ame est mutilée, les sens ne le sont pas, et, en vérité, quand on est femme et Chinoise, il doit être difficile de résister au désir de la vengeance. Pour moi, je l’avoue, quelque immoral que soit un pareil vœu, je souhaite volontiers malheur à ces barbares maris.

À ce tableau d’un intérieur chinois succéda pour nous une scène plus triste encore ; l’exécution d’un pauvre contrebandier, sur lequel les agens de la police avaient surpris quelques boules d’opium, et qui allait payer de sa vie cette infraction aux lois de l’empire. C’est en vain cependant que le gouvernement s’arme de toutes ses rigueurs ; l’opium est plus fort que lui ; les magistrats, ceux même qui prononcent la sentence de mort contre le malheureux qui s’est laissé surprendre, sont peut-être ivres d’opium sur leur tribunal ; les mandarins chargés spécialement de surveiller la contrebande sont les premiers à enfreindre la loi ; on fume l’opium jusque dans les murs du palais impérial. Peut-être cette passion effrénée ferait-elle moins de ravages, si le gouvernement permettait et régularisait le commerce de l’opium. C’est ce que les autorités anglaises demandent à grands cris ; mais comment changer une loi de l’empire ? il serait absurde d’y penser. En Chine, on ne dit pas : Périsse l’état plutôt qu’un principe, mais bien : Périsse le peuple plutôt qu’une loi, quelque mauvaise qu’elle soit d’ailleurs ! — En cheminant vers le théâtre du supplice, situé à l’est de la ville, je ne pus m’empêcher de penser que, quelques heures auparavant, moi aussi, je fumais ce mortel poison, et un léger frémissement parcourut toutes mes veines. Une exécution en Chine n’est jamais chose rare, car les lois du céleste empire sont vraiment draconiennes, et si je pouvais mettre sous vos yeux le tableau de toutes les tortures qu’elles infligent, et dont la description que j’ai faite des peines de l’enfer donnerait à peine une idée, vous frémiriez d’horreur ; mais c’est surtout à la fin de l’année que les exécutions et les châtimens de toute espèce se multiplient, car il faut que les prisons se vident et que les dossiers des juges s’épuisent avant que s’ouvre l’année nouvelle. Le peuple nous sembla familiarisé avec ce spectacle. Lorsque j’approchai du lieu fatal, je ne remarquai pas ce mouvement inusité, j’allais dire cet air de fête dont je m’indignais à Paris, lorsque le hasard me conduisait autrefois sur la place de Grève un jour d’exécution. La population chinoise restait calme pendant que défilait devant elle la longue procession qui doit accompagner le criminel à ses derniers momens. Une exécution se fait toujours en Chine avec beaucoup de pompe. — Une compagnie d’hommes armés de piques ouvrit la marche ; la forme de leurs chapeaux me rappela le fameux armet de Mambrin ; leurs habits, tout bariolés de rouge, les faisaient ressembler passablement aux troupes de masques qu’on voit le matin du mercredi des cendres. Puis venaient des officiers à cheval, précédés d’hommes faisant sonner des chaînes et armés de fouets, comme pour rappeler au peuple qu’il était esclave ; derrière eux marchaient d’autres hommes portant des chaises, afin qu’en descendant de cheval, ces illustres personnages ne fussent pas obligés de rester debout. Il était aisé de distinguer les officiers tartares des officiers chinois, à leur physionomie plus hautaine et plus martiale et à leurs longues moustaches. Un de ces officiers passa près de nous et nous remarqua au milieu de cette foule dont le cortége arrêtait le passage, et qui, pressée par derrière, avait peine à ne pas forcer la ligne de soldats qui formaient la haie de chaque côté de la rue ; il nous jeta un regard où la curiosité et le mépris se mêlaient étrangement, et, quand il s’aperçut que nous soutenions ce regard sans baisser les yeux, nous pûmes voir un éclair de colère traverser son front. Ensuite passèrent une foule de mandarins portés dans leurs palanquins et distingués par la couleur du gland dont leur bonnet était surmonté. Chacun des mandarins était précédé et suivi d’hommes qui de temps en temps faisaient retentir l’air en frappant sur des gongs. Enfin venait le bourreau, tout habillé de rouge et portant à la main un large sabre dont le fourreau était couleur de sang. Le condamné marchait derrière le bourreau ; aucun prêtre ne l’accompagnait ; aucune consolation, ni humaine ni divine, ne venait adoucir ses derniers instans ; il était seul, le monde l’avait déjà abandonné. Une autre troupe de soldats fermait la marche. — J’ai toujours eu horreur des exécutions, et si parfois je me suis trouvé accidentellement près du lieu où un homme allait payer ce terrible tribut à la justice humaine, je me suis toujours empressé de tourner mes pas d’un autre côté ; mais cette fois j’étais poussé par un sentiment de curiosité plus fort que ma répugnance, et je me mêlai avec mes compagnons au petit nombre de personnes qui suivaient le cortége.

L’empressement de la population, si faible qu’il fût, nous fournit l’occasion de voir avec quelle active sévérité se fait la police chinoise. De nombreux agens, armés de fouets ou de longs bambous, châtiaient les téméraires qui tentaient de traverser la rue pendant le passage du cortége. Quand nous arrivâmes au lieu de l’exécution, qui n’est qu’une espèce de petite place ou plutôt d’élargissement de la rue, les juges étaient assis auprès d’une table et écrivaient ; les deux troupes de soldats étaient rangées derrière le tribunal ; le criminel était debout devant une espèce d’armoire sans portes et appuyée contre le mur ; sur ces sanglantes étagères, on pouvait voir plusieurs têtes récemment coupées, et ce devait être un horrible spectacle pour le condamné, dont le bourreau ramassait au-dessus de la tête la longue tresse de cheveux qui distingue les Chinois des Tartares. Pendant ce temps, les juges avaient fini, sans doute, de dresser leur procès-verbal, car ils rassemblèrent les papiers qui couvraient la table. Au même instant, le bourreau fit agenouiller la victime, qui semblait avoir perdu l’intelligence de sa situation, et tira son large sabre du fourreau. Quand il fut prêt, il se tourna vers le tribunal ; le son d’un gong se fit entendre ; un juge poussa du pied et renversa la table sur laquelle il venait d’écrire : c’était le signal de l’exécution ; le sabre fatal brilla dans l’air, et la tête du condamné roula aux pieds du bourreau. J’étais vivement ému ; nous retournâmes silencieux aux factoreries.

M. Dent avait eu la bonté de me faire inviter à un dîner chinois ; j’avais reçu du haniste Sam-qua une lettre d’invitation sur papier rouge, et écrite, comme vous pouvez bien le penser, en caractères inintelligibles pour moi, mais dont on m’expliqua le sens. À six heures, nous nous rendîmes donc à la maison de Sam-qua, qui nous reçut avec la plus grande cordialité. Sam-qua était un homme de manières distinguées, d’une belle figure, mais malheureusement il ne savait pas un mot d’anglais. Pendant la demi-heure qui précéda le dîner, je m’amusai à examiner la distribution et l’ameublement des pièces dans lesquelles nous avions accès. Une large verandah ou galerie avait vue sur la rivière et dominait une grande quantité de masures bâties sur des vases môles que la marée baigne deux fois par jour. Une population misérable habite ces chétives demeures, dont la tristesse contrastait avec l’aspect joyeux de la rivière, sillonnée en tous sens par une foule d’embarcations, et sur laquelle retentissaient les bruyans hommages qui accueillent en Chine les derniers rayons du soleil couchant. Malheureusement, le voisinage des factoreries avait un peu altéré la physionomie chinoise de l’ameublement de la maison de Sam-qua. Le cabinet d’étude de ce haniste était à peu près décoré à l’européenne ; il y avait une pendule sur une table, des étagères supportaient des livres ; on aurait pu se croire dans le cabinet d’un homme d’affaires de Paris. Les autres pièces étaient plus intéressantes : la salle à manger était grande et bien aérée ; le plafond était garni de lanternes de papier de riz gommé, d’un effet charmant ; de larges buffets, quelques chaises, des vases précieux, des modèles de jonques, deux ou trois sofas complétaient le mobilier.

Cette salle était séparée d’une autre pièce par une cloison faite d’une étoffe très fine et couverte de dessins coloriés ; la transparence de cette étoffe me la fit prendre d’abord pour un assemblage de longs panneaux de verre recouvrant des tableaux : ce n’est qu’en la touchant que je reconnus mon erreur. Dans cette pièce, nous trouvâmes encore des sofas, une pendule, des tables de marbre et d’autres tables recouvertes de plaques de bronze ciselé, précieuses par leur antiquité ; mais ce qui éveilla le plus mon attention, ce fut un superbe orgue d’Arouville : les lambris étaient surmontés d’un travail à jour de menuiserie d’un fini parfait, et dont les dessins étaient quelquefois très bizarres. Au fond de la galerie était une statue du dieu du commerce, et, le croiriez-vous ? à droite et à gauche de la statue, une gravure de Napoléon au Simplon et un portrait du duc de Reischtadt. Une carte de géographie chinoise, espèce de planisphère, attira aussi particulièrement mes regards. Cette carte me donna une idée de l’opinion que les Chinois se font des pays étrangers : elle avait environ vingt pieds carrés ; la Chine en occupait au moins les dix-neuf vingtièmes ; on y voyait le fleuve Jaune large comme la main, la fameuse muraille avec ses tours crénelées et ses portes innombrables ; puis, dans un tout petit coin, la Russie, qui aurait à peine formé une toute petite île sur le fleuve Jaune, l’Angleterre grande comme une noix, la France et la Hollande chacune comme une noisette, et enfin quelques petits points noirs, jetés çà et là et destinés à représenter les autres nations du globe. C’était vraiment humiliant. J’étais encore occupé de mon examen quand on vint m’avertir que le dîner était servi. La compagnie s’était augmentée de quatre riches marchands de Nankin, graves et sérieux comme des musulmans ; les convives étaient au nombre de dix-huit. Trois tables contenant chacune six personnes avaient été disposées ; en Chine, jamais plus de six personnes ne prennent place à la même table. Un drap écarlate très richement brodé servait de nappe ; la même étoffe recouvrait les fauteuils sur lesquels nous nous assîmes. Ces tables formaient un triangle dont la nôtre était la base ; l’espace avait été ménagé de manière à ce que les domestiques pussent librement circuler entre elles. Nous nous plaçâmes deux par deux sur trois côtés de chacune des tables, celui par lequel elles étaient en regard restant libre. Je me trouvai assis entre Sam-qua et un gros marchand de Nankin, dont le nom, je crois, était Kou-niung.

Vous dire tout ce qui compose un dîner chinois, ce serait une entreprise presque aussi difficile que de le manger. M. Dent avait demandé à Sam-qua, comme une faveur, que le repas fût tout entier à la chinoise, sans aucun mélange de cuisine européenne, et le bon Sam-qua avait tenu parole. J’essaierai cependant de décrire quelques-uns des plats qui furent placés devant nous. Il faut dire, avant tout, que le dîner se composa au moins de cinquante services ; chaque service, il est vrai, n’était que d’un seul plat. Notre couvert consistait en une très petite assiette d’argent, une tasse du même métal servant de verre, deux petits bâtons d’ivoire et une espèce de cuillère de porcelaine ronde et très épaisse. C’est avec ces instrumens que nous allions procéder à l’attaque du plus monstrueux dîner auquel j’aie jamais assisté. On nous servit d’abord une espèce de soupe faite de nids d’hirondelles. Vous avez sans doute entendu parler de nids d’hirondelles, mais vous n’en avez probablement jamais mangé. Ce mets ne m’était pas inconnu ; à Manille, j’en avais plus d’une fois mangé par curiosité, mais alors je me servais d’une cuillère. Ici, il fallait faire usage de nos deux petits bâtons ; nos grosses cuillères ne pouvaient avoir prise sur cet épais liquide, qui ressemblait, et pour le goût et pour la forme, à du vermicelle. J’examinai un instant nos convives chinois, qui vidaient leur assiette avec une merveilleuse rapidité, tandis que nous avions toutes les peines du monde à ne pas laisser échapper nos bâtons. On les tient tous les deux dans la main droite, l’un entre le pouce et l’index, l’autre entre le gros doigt et l’annulaire, de manière à former un triangle dont le bout s’ouvre et doit saisir l’aliment qu’on veut porter à la bouche. La mine grave de nos Chinois commença à se dérider quand ils virent les efforts inutiles que nous faisions pour les imiter ; car je crus un moment que la fable du renard et de la cigogne allait se réaliser pour nous. Cependant nos amis nous donnèrent tant de leçons, qu’à la fin nous parvînmes tous, sauf quelques maladroits, à nous acquitter assez passablement de notre tâche. Mes progrès même furent si rapides, qu’au bout d’une heure d’exercice je pouvais saisir entre mes deux bâtons le moindre petit grain de riz. Tous les convives trouvèrent les nids d’hirondelles délicieux ; c’est un mets très recherché en Chine, et on nous le servit cinq ou six fois, à des intervalles raisonnables, sous différentes formes. Des œufs de pigeon, cuits tout entiers dans du jus d’agneau, suivirent les nids d’hirondelles, et chacun déclara que c’était la meilleure chose qu’il eût mangée jusque-là. Puis vinrent des côtelettes de chien ; mais quoique à une table chinoise il soit impoli de ne pas accepter tout ce qu’on vous offre, et qu’il vaille mieux risquer une indigestion qu’un refus, je ne pus prendre sur moi de porter la dent sur les dépouilles de cet animal. On nous servit ensuite des ailerons de requin, dont le goût a beaucoup d’analogie avec celui du homard ; la pêche des ailerons de requin se fait aux environs de petites îles désertes où de pauvres pêcheurs chinois passent les trois quarts de l’année, souffrant mille privations pour procurer ce régal à leurs riches compatriotes. Après les ailerons de requin, on apporta des holothuries ou vers de mer, qu’on avait fait cuire tout entiers pour ne pas les défigurer. Cette fois encore, ma répugnance fut la plus forte, et je ne pus regarder sans dégoût ces gros vers noirs, longs de six pouces, qui paraissaient contracter, comme pour se défendre, leurs anneaux armés chacun d’une corne aiguë. Tandis que mes deux voisins, les prenant délicatement par un bout avec leurs bâtons, les avalaient à la façon des boas, je recouvris celui qu’on m’avait offert de ma large cuillère, afin de ne plus l’avoir sous les yeux. Que vous dirai-je ? on nous servit mille choses dont je ne pus retenir le nom, ni comprendre la composition : des nerfs de cerf, des yeux de poisson, des légumes, des viandes de toute espèce, et tout cela tellement défiguré à la vue et au goût, que je vous aurais défié d’y rien reconnaître. Il se fit bientôt dans mon estomac un chaos vraiment alarmant, sur lequel les tasses de sam-chou chaud, dont on me forçait à m’abreuver à chaque instant, ne parvenaient qu’avec peine à me rassurer.

Pendant le dîner, je ne me bornai pas à manger, quoique ce fût déjà une tâche assez difficile ; je fis encore, par tous les moyens possibles, la conversation avec mon voisin Kou-niung, dont la gaieté, très grave d’abord, devenait graduellement plus vive. Kou-niung était admirablement défendu contre le froid ; un bon vêtement de soie bleue bien ouatée, de longues bottes de satin noir, et Dieu sait combien d’autres excellentes précautions, donnaient à toute sa personne un air de comfort auquel ajoutait encore une pelisse de magnifiques fourrures. Il semblait parfaitement à son aise, tandis que moi, avec mon pauvre petit habit noir, je grelottais de froid. Le thermomètre marquait six degrés ; ce n’était pas sans doute un froid bien excessif, mais il suffisait pour glacer mon sang accoutumé aux chaleurs du climat de Manille. L’usage des cheminées est inconnu à Canton parmi les Chinois ; ce n’est que depuis quelques années que les étrangers les ont introduites dans les factoreries. Un simple réchaud avait été allumé dans la salle ; mais la fumée devint bientôt plus insupportable encore que le froid, et nous fûmes obligés de le faire éteindre. Peu à peu le sam-chou opéra son effet sur Kou-niung, et il en vint bientôt à se débarrasser de sa pelisse, que je m’empressai de mettre sur mes épaules. Cette action provoqua un rire de gaieté inextinguible parmi nos convives chinois. Kou-niung compléta mon costume, en me mettant sur la tête, sa toque, qu’il remplaça par mon chapeau. Je vous assure que sa grosse face réjouie et pleine de franche gaieté nous amusa infiniment. Nous ne nous en tînmes pas à un échange de vêtemens ; Kou-niung voulut absolument que nous changeassions aussi de nom, et jusqu’à la fin du dîner il ne répondit que quand on lui adressait la parole sous le mien.

Cependant nous étions gorgés de tous ces mets, que notre curiosité bien plus que notre appétit nous avait fait accueillir ; nous suppliâmes Sam-qua de faire apporter le riz, qui est comme le plat d’adieu d’un dîner chinois. Nous mîmes à nos boutonnières les fleurs qui décoraient les tables, et nous passâmes dans la galerie, où nous trouvâmes un nouveau service, composé de tous les gâteaux connus en Chine ; des vins d’Espagne, de Portugal et de Bordeaux remplaçaient le sam-chou ; les cigares s’allumèrent, et la gaieté de nos Chinois devint si communicative, que nous y prîmes part de tout notre cœur ; les chansons anglaises, chinoises et françaises, se succédèrent sans interruption pendant trois ou quatre heures, et je ne sais, en vérité qui, dans ce singulier concert, écorcha le mieux les oreilles de ses voisins. Je remarquai que nos Chinois étaient loin d’être accoutumés aux vins généreux de l’Europe ; ils en prirent par complaisance quelques verres qu’ils semblèrent avaler comme si c’eût été du poison, et qui produisirent sur eux en très peu de temps un effet merveilleux.

Il était près d’une heure du matin quand nous nous retirâmes, fatigués sans doute de nos excès de la soirée, mais enchantés de notre hôte et de ses amis, qui nous avaient fêtés avec tant de cordialité et de bon goût, même lorsque le sam-chou et le vin de Xérès eurent mis leur caractère entièrement à nu.


Le bateau qui devait me reconduire à Macao m’attendait. La marée commençait à descendre ; aussitôt que je fus arrivé à bord, on leva l’ancre. J’étais venu par la rivière ou canal extérieur, je voulus retourner à Macao par la voie intérieure. Pour cela, j’avais demandé, quatre ou cinq jours à l’avance, un chop ou permission, qui, en y comprenant les frais du bateau, me coûta environ 2,50 francs. De cette somme, le maître du bateau ne reçoit qu’environ un tiers ; le reste va dans les coffres et du mandarin qui accorde le chop, et de ceux qui sont stationnés tout le long de la rivière pour faire la visite à bord. Il en est de même de tout ce que les Chinois font pour les étrangers qu’ils ne peuvent servir, en quoi que ce soit, sans avoir obtenu l’indispensable chop qu’il faut toujours payer très cher. Par exemple, un peintre chinois entreprend-il de peindre un navire, la permission qu’il obtiendra lui coûtera 150 fr. qui, bien entendu, sont ajoutés par lui au marché qu’il fait avec le capitaine européen.

Mon bateau-chop, car c’est ainsi qu’on appelle ces sortes d’embarcations, était un assez joli cutter d’environ vingt-cinq tonneaux, avec deux grandes voiles latines, faites de nattes, et qui me firent presque trembler quand on les hissa au haut des mâts ; mais ces bateaux sont très sûrs, et les Chinois qui les montent les conduisent avec beaucoup d’adresse. À Canton, ainsi que je l’ai déjà dit, chaque bateau a une forme particulière, suivant l’usage auquel il est destiné : ainsi les bateaux qui portent le thé ont une forme différente de celle des bateaux qu’on charge de sel. C’est une précaution prise par la douane, afin que les mandarins préposés à la police de la rivière puissent reconnaître à la première vue la nature de la cargaison. Cette différence consiste ou dans la forme de l’embarcation, ou dans celle des voiles, ou en tout autre signe distinctif.

Notre navigation par l’intérieur n’offrit rien de bien intéressant. Nous voguions sur un bras de la rivière aussi large que la rivière elle-même ; nous trouvâmes partout, comme en venant, des terrains plats et des champs de riz, une immense quantité d’embarcations de toute espèce, et de temps en temps un village peu considérable. Nous nous arrêtâmes, pendant quelques heures, à un gros bourg dont je ne me rappelle plus le nom, et qui est à douze lieues environ de Macao ; ce bourg s’étend près d’une lieue de chaque côté de la rivière. Nous pûmes voir, sur l’une et l’autre rive, quelques belles maisons de campagne ; mais les habitans de ce village ne me semblèrent pas très hospitaliers. À peine quelques enfans se furent-ils aperçus que le chop-boat portait des Européens, qu’ils accoururent sur le rivage, en poussant des cris étourdissans de fan-kouaio. En un instant, le même cri fut répété par mille bouches, et nous suivit sans interruption, jusqu’à ce que la nuit vînt nous dérober à ces acclamations de nouvelle espèce. Il n’eût pas été prudent, je crois, de descendre à terre ; lors même que nous l’aurions voulu, nos bateliers ne nous l’auraient pas permis. Les femmes qui montaient les bateaux de passage entourèrent bientôt aussi notre chop, et nous firent entendre leur éternel com-cha (don) ; mais au moins l’insulte était bien loin de leur physionomie et de leur bouche. Du reste, je n’ai jamais entendu le mot fan-kouaio sortir d’une bouche de femme.

Pendant tout le voyage, nos bateliers jouèrent constamment aux cartes ; vous dire quel jeu ils jouaient, cela me serait assez difficile, car moi qui connais à peine les jeux d’Europe, j’aurais été bien embarrassé de comprendre le mécanisme d’un jeu de cartes chinois. Le jeu est, à ce qu’il paraît, une des passions favorites des Chinois, et, comme partout, il se rencontre parmi eux des hommes qui savent joindre l’habileté à la chance, et faire, comme disent les Anglais, surety doubly sure. Quelqu’un me racontait une scène assez plaisante qui s’était passée sous ses yeux ; cette personne se trouvait par hasard témoin d’une partie de cartes entre deux hanistes dont l’un avait la vue très basse. Son adversaire, profitant de cette infirmité, se levait doucement sur la pointe des pieds, et pendant que le myope, la figure collée sur ses cartes, cherchait à les distinguer et à les arranger, il les regardait tout à son aise ; l’autre cependant, tout occupé qu’il parût être, ne perdait pas son temps ; et, tandis que le tricheur faisait son inspection, il avançait doucement la main et lui volait son argent sur la table. Cette petite scène ne ferait-elle pas un excellent sujet de caricature, surtout si le peintre faisait ressortir le costume sérieux et la figure grave et impassible des deux vieux marchands ?

Nous arrivâmes à Macao après trente heures de voyage, et quelques jours après, un brick américain me reconduisit à Manille.


Canton, qui est le seul port de la Chine ouvert au commerce étranger, a un mouvement commercial très considérable. Le chiffre s’en est élevé, en 1837, à deux cents millions d’importation et à deux cent vingt millions d’exportation. — La part du commerce anglais est, en Chine, comme presque partout, la meilleure ; il a importé dans ce pays, pendant la même année, une valeur de 180,718,000 francs, et en a exporté environ 161,400,000 francs. Il est vrai que l’opium entre, dans le chiffre de ses importations, pour une valeur considérable, qui n’a pas été, en 1837, moindre de quatre-vingt-dix-neuf millions de francs.

C’est l’Inde anglaise qui fournit cette denrée, ainsi que les quarante-cinq millions de francs de coton brut que reçoit annuellement la Chine ; le reste des importations anglaises se compose d’environ quinze millions de francs de draps et autres étoffes de laine, de huit millions d’étoffes de coton, et de vingt cinq millions d’autres produits que fournissent les mines et les manufactures de l’Angleterre. Ne sont-ce pas là de beaux résultats ? et ne devons-nous pas envier à nos voisins cet esprit commercial, cette active industrie qui leur ouvrent, sur tous les points du globe, des sources si fécondes de richesse et de prospérité ?

En échange des marchandises qu’elle apporte à la Chine, l’Angleterre lui demande, chaque année, environ 90,000,000 fr. de thé, 45,000,000 fr. de soie grège, 5,000,000 fr. de sucre brut ou candi, et 25,000,000 d’or ou d’argent monnayés.

Si nous plaçons notre commerce en Chine en regard du commerce anglais, la comparaison est loin d’être à notre avantage. Aux cent quatre-vingt-six millions d’importation de l’Angleterre, nous ne pouvons opposer, en 1837, qu’une valeur de 650,000 fr, et à ses exportations une valeur de 1,400,000 fr.

J’ai presque honte d’écrire ces chiffes, et je ne puis m’empêcher de déplorer notre infériorité. Nous abandonnons, presque sans lutte, à nos rivaux, un marché sur lequel nous pourrions entrer, pour certains articles, en concurrence avec eux. Le mal est grand, il l’est d’autant plus que nos manufactures ne fournissent même pas cette humble valeur de 600,000 fr. à la consommation chinoise. La masse des articles importés en 1837 se composait de riz pris à Batavia et à Manille, de poivre de Sumatra, d’opium de Bengale ou de piastres espagnoles.

Y a-t-il donc des obstacles insurmontables qui nous rendent la concurrence impossible ? Est-il absolument reconnu que toute voie à une réforme commerciale nous soit à jamais fermée ? Non, certes. Ce n’est pas au moment même où notre industrie étonne le monde par ses progrès, où la science lui prête avec tant d’avantages son puissant appui, que j’oserais soutenir une pareille assertion. Les vérités de haute économie politique commencent à se faire jour chez nous ; il s’opère, en France, depuis quelques années, un grand mouvement commercial et industriel, que le gouvernement seconde de tous ses efforts ; notre industrie cherche à sortir des limites que les circonstances de notre vie politique lui ont tracées depuis un demi-siècle. Il ne lui faut dorénavant que de l’expérience et une bonne direction ; il faut surtout, pour que nous puissions arriver à des résultats, que l’esprit d’association se développe chez nous, que nos villes manufacturières et leurs intermédiaires naturels, les ports de mer, se donnent la main et réunissent tous leurs efforts et toute leur puissance pour soutenir la lutte. — La tâche n’est pas au-dessus de leurs forces.

Les marchés de Chine leur offrent des débouchés importans. Pourquoi notre commerce et notre industrie ne fournissent-ils pas leur part de ces 15 millions de francs d’étoffes de laine que les Anglais vendent tous les ans aux Chinois ? Sommes-nous, sur cet article, inférieurs à nos voisins ? Je ne le crois pas. Pourquoi nos étoffes de coton, notre horlogerie, n’iraient-elles pas rivaliser, en Chine, avec les articles similaires anglais ?

Ce que je dis de la Chine, je le dirais de toute l’Indo-Chine, si le cadre que je me suis tracé me permettait de m’étendre sur ces importantes questions. Je me contenterai de dire que toute cette partie de l’Inde nous offre d’immenses débouchés où nous pouvons écouler l’excédant des produits de notre mouvement industriel, où notre navigation peut trouver les élémens d’un commerce considérable. Mais, pour parvenir à ce but si important, il faut que nous abandonnions jusqu’à un certain point ce système de restriction et d’exclusion auquel nous avaient condamnés certaines nécessités politiques. Les temps et les exigences ne sont plus les mêmes. Pourquoi resterions-nous dans une voie fausse dont l’expérience nous démontre tous les jours les inconvéniens ?

Il y a une vérité qui, Dieu merci, est aujourd’hui bien connue de nos hommes d’état, c’est qu’il n’y a pas de commerce possible sans échanges. C’est le défaut de cet élément indispensable qui est la cause principale de notre infériorité commerciale dans les contrées éloignées. Comment nos navires peuvent-ils aller porter les produits de notre industrie dans l’Indo-Chine, s’il leur est de toute impossibilité d’y trouver des frets de retour ? Un voyage commercial se compose de l’aller et du retour ; chacune de ces deux périodes doit donner ses bénéfices. Or, si le retour, au lieu d’être profitable à une opération, augmente ses charges de 40 à 50 pour cent, comment pourra-t-elle soutenir la concurrence avec une opération anglaise, par exemple, qui, après avoir réalisé ses profits sur les marchandises apportées d’Europe, trouve un fret avantageux et des bénéfices certains dans le chargement rapporté en Angleterre ? La lutte devient dès-lors impossible pour nos navires.

Nous devons donc recourir à toutes les voies pour donner à notre navigation les moyens de former des chargemens de retour à l’étranger ; car ce n’est qu’ainsi que nos relations peuvent s’accroître. Il faudrait, pour que notre commerce se développât avec le système actuel, que nous fussions la seule nation commerciale du monde, et que nous ne trouvassions pas, comme cela nous arrive, sur tous les marchés une rivalité forte et intelligente.

Pourquoi n’avons-nous qu’un ou deux navires qui visitent annuellement la Chine ? C’est que nous ne pouvons prendre en Chine qu’un ou deux chargemens de thé. Il en est de même partout. Nous aurions, tous les ans, cent bâtimens dans l’Indo-Chine, si nos dispositions douanières nous permettaient de former le chargement de retour avec les denrées que produit cette contrée.

C’est là une question d’une importance incalculable, car elle n’intéresse pas seulement notre navigation, elle intéresse également notre industrie ; on ne peut pas séparer l’une de l’autre. L’une ne peut pas souffrir ou prospérer sans que l’autre n’éprouve au même degré les mêmes effets. La navigation n’est que le canal de l’industrie : ainsi, chaque navire auquel vous donnerez la facilité d’aller chercher des produits à l’étranger, sera un nouveau débouché que vous créerez à l’industrie de notre pays.

Malheureusement, nous avons beaucoup à faire pour arriver à ce but, que nous atteindrons cependant tôt ou tard. Nous avons bien des réformes à opérer, bien des intérêts individuels ou locaux à froisser, bien des préjugés à vaincre ; mais, ce but est trop beau pour que nous nous laissions décourager. Tous les jours nous sentirons de plus en plus la nécessité de donner de l’extension à notre commerce, car chaque jour nous donnera une nouvelle preuve des immenses avantages dont il peut devenir la source.

Nous ne pouvons, toutefois, prétendre à arriver tout d’un coup et sans transition à ces améliorations ; nous avons des ménagemens à prendre, nous avons à assurer peu à peu la sécurité des intérêts dont j’ai parlé tout à l’heure ; mais aussi nous devons suivre, sans déviation, la route que nous trace l’intérêt général. Notre industrie étouffe, pour ainsi dire, dans les étroites limites de notre consommation intérieure ; nous devons ouvrir à ses produits le monde commercial, qui leur est aujourd’hui en partie fermé.

Nous sommes entrés, depuis 1815, dans une ère nouvelle ; le champ de bataille des nations n’a fait que changer ; aujourd’hui, elles rivalisent d’industrie ; chacune d’elles prépare ses moyens de puissance pour l’avenir, et prend ses positions à l’avance. Nous ne resterons pas en arrière des autres, nous ne retomberons pas dans cette apathie commerciale, suite inévitable de nos longues guerres ; nous saurons profiter et de notre expérience et de celle de nos rivaux.

Notre infériorité actuelle s’explique facilement : elle est la conséquence d’une crise telle qu’en éprouvent, à de longs intervalles, tous les états. Les élémens de création et d’industrie n’en existent pas moins chez nous ; nous n’avons besoin que de les ranimer et de leur donner une nouvelle vie. Un demi-siècle de guerres continuelles, pendant lesquelles nos ports ont été bloqués et notre industrie resserrée dans le cercle de nos besoins intérieurs, a dû nécessairement paralyser toutes nos relations et créer pour nous d’innombrables difficultés. Lorsque la paix est venue ouvrir nos ports, lorsque notre commerce a pu entrer en lice, nous avons trouvé, sur tous les marchés du monde, une concurrence redoutable. Nos rivaux s’étaient, pendant notre longue inaction, emparés de tous les débouchés, il les avaient pour ainsi dire conquis ; nous avions à lutter contre leur vieille expérience, contre les grands capitaux qu’un commerce non interrompu avait mis entre leurs mains, contre l’activité stimulée de leurs manufactures, contre les habitudes des populations, et enfin contre les tarifs qu’une influence rivale et victorieuse avait imposés à presque tout le monde commerçant. Il n’est donc pas étonnant que nous ayons presque toujours succombé, que nous n’ayons fait que glaner là où les autres ont recueilli une si riche moisson, que nous n’ayons pris que ce qu’on a bien voulu nous laisser. Parcourez le globe, et vous verrez qu’en tout pays tous les objets de consommation générale, ceux qui sont d’une nécessité première et incessante, sont presque exclusivement fournis par les Anglais ; que notre commerce à nous est réduit à n’apporter aux populations des pays éloignés que les objets de luxe qui donnent quelquefois de grands bénéfices, mais dont la vente est toujours subordonnée à des chances de prospérité locale. Ainsi, une cargaison française se vendra avantageusement, s’il y a excédant de numéraire dans le pays sur lequel elle est dirigée ; l’opération sera malheureuse, si une guerre civile ou une mauvaise récolte ne permettent pas au pays d’acheter du superflu. Une cargaison d’articles anglais est, au contraire, toujours assurée d’une vente plus ou moins avantageuse, car elle se compose d’objets dont les populations éloignées ne peuvent se passer : il faut, avant tout, qu’elles s’habillent et qu’elles satisfassent aux besoins de leur agriculture et de leur industrie.

De cette infériorité relative de notre commerce naissent tous les reproches qu’on ne cesse de lui faire, peut-être injustement. Qu’on lui donne les moyens d’action que possède le commerce anglais, et on ne pourra plus bientôt l’accuser ni de petitesse de vues ni de mesquinerie d’exécution. Ouvrez-lui des voies larges, donnez-lui, au même point que chez nos voisins, les deux élémens indispensables du commerce d’importation, les articles d’encombrement pour l’aller et des chargemens pour le retour, et vous verrez que ses allures deviendront immédiatement plus franches et surtout plus faciles. Jusque-là, ne nous étonnons pas s’il cherche quelquefois à suppléer, par des moyens souvent injustifiables, à sa faiblesse, et à éluder une lutte qu’il lui est de toute impossibilité de soutenir.

Je le répète, nous sommes en grande voie de progrès ; ne nous décourageons donc pas. C’est au commerce de seconder les efforts du gouvernement, de lui rendre plus faciles les sacrifices qu’il doit faire pour arriver à la réforme des abus ; qu’il prenne bien garde de manquer le but, en voulant y arriver trop vite. Ce n’est pas dans une société aussi vieille que la nôtre que les améliorations comme celles que réclame notre situation commerciale peuvent s’obtenir brusquement. Non, il faut, pour cela, autant de persévérance, de modération et de sagesse, que d’habileté et de courage.

Je reviens au commerce étranger en Chine. Le commerce anglais éprouve aujourd’hui dans ce pays une crise dont on peut difficilement calculer toutes les conséquences, lesquelles seront nécessairement très graves. Les dernières mesures prises par le gouvernement chinois rendent impossible, pour quelque temps du moins, le commerce de l’opium. Or, ce commerce avait une valeur annuelle de cent vingt millions de francs ; cette somme servait à payer, ou à peu près, les thés que les Anglais achetaient en Chine. C’était un commerce qui employait d’immenses capitaux et qui en mettait d’autres bien plus considérables encore en mouvement ; c’était une source d’énormes bénéfices, sur lesquels comptait la compagnie des Indes, et qui vont lui manquer au moment peut-être où elle en a le plus besoin. Si la vente de l’opium intéressait au plus haut point la compagnie des Indes, qui en avait le monopole, elle n’était pas d’une importance moindre pour le commerce anglais en général, qui servait d’intermédiaire à la compagnie. L’opium était vendu en première main par la compagnie des Indes ; le commerce libre devenait acquéreur et réalisait pour son compte de nouveaux bénéfices sur la vente en Chine.

Tout ce mouvement commercial se trouve paralysé, non pas graduellement, comme cela arrive dans une crise produite par une baisse de prix, mais tout d’un coup, sans transition, au moment même où il venait d’acquérir son chiffre le plus élevé. Ce sera donc un coup terrible pour tout le commerce anglais dans l’Inde, car toutes les branches commerciales d’un pays sont, pour ainsi dire, solidaires l’une de l’autre ; on ne peut en détruire une sans nuire essentiellement au reste. Le contre-coup de cette crise se fera sentir, mais moins fortement que dans l’Inde, jusqu’en Angleterre.

L’Angleterre a-t-elle des voies de représailles ? — Aucune.

Une nation n’a que deux moyens de récrimination contre une autre nation, dans le cas où des droits trop élevés ou prohibitifs sont établis par celle-ci au détriment du commerce de la première. Ces moyens sont la guerre ou des mesures analogues contre les produits du pays dont on a à se plaindre.

Commençons par le dernier de ces moyens : l’Angleterre peut-elle réagir contre la Chine, en élevant les droits d’entrée sur les marchandises chinoises qui s’en importent ? Non, car cette importation est réclamée bien plus impérieusement par la consommation anglaise que par les intérêts du commerce chinois. Le thé est devenu pour l’Angleterre un article de première nécessité ; il alimente un commerce considérable, et fournit des sommes immenses au trésor par les droits qu’il paie ; le thé influera donc long-temps encore comme une puissante cause de modération sur les mesures que le gouvernement anglais serait tenté de prendre contre la Chine. La suppression totale du commerce du thé n’exercerait d’ailleurs pas la moindre influence sur la détermination du gouvernement chinois ; il sait qu’à défaut de navires anglais, assez de navires des autres nations viendraient acheter les thés chinois. Si on consulte enfin les antécédens de la politique du céleste empire, on sera facilement convaincu que, dût-il faire le sacrifice complet de tous les avantages produits par le commerce étranger, le gouvernement chinois n’hésiterait pas un seul instant à lui fermer ses ports, s’il croyait que ce commerce pût mettre en danger son indépendance, l’intégrité de son territoire, ou la conservation de sa religion et de ses coutumes.

Cette voie étant fermée à l’Angleterre, peut-elle avoir recours à la seule qui lui reste, la guerre ?

Cette question est peut-être plus grave que la première, et je n’hésite pas à dire qu’une guerre avec la Chine est une chose tout-à-fait impossible. Je ne m’étendrai pas très longuement sur les causes qui rendent aujourd’hui une invasion du territoire chinois impraticable, même pour l’Angleterre, malgré sa grande puissance maritime. Les Anglais, mieux que toute autre nation, les connaissent. — D’abord, une semblable guerre aurait pour base un principe injuste. La Chine a toujours été considérée comme tout-à-fait en dehors du code des nations civilisées ; elle n’a et ne veut avoir avec elles aucunes relations, excepté celles qu’il lui convient de permettre. Ainsi elle a autorisé le commerce étranger à venir à Canton, mais elle lui a imposé ses conditions : c’est à lui de voir si elles lui conviennent. Si les nations que la Chine a admises à commercer avec elle veulent lui imposer leurs lois et leurs usages, elle a, je crois, le droit de s’y opposer, et à plus forte raison si ces nations prétendent assigner comme base principale à leur commerce une drogue qui est réellement funeste à la population chinoise, un poison qui l’abrutit et la démoralise. Ainsi, toute agression de la part d’une puissance étrangère quelconque contre la Chine, en raison des mesures que prend ce pays pour arrêter le commerce d’opium, serait, à mon avis, souverainement inique.

Ce serait d’ailleurs plus qu’une injustice, ce serait une grande faute. Rien de plus aisé, sans doute, que de faire une descente sur un point quelconque du territoire chinois, et de s’y établir momentanément ; il suffirait pour cela de quelques milliers d’hommes et de quelques vaisseaux. Mais cet établissement une fois formé, il faudrait le soutenir ; là commenceraient des difficultés sans nombre, dont l’issue inévitable serait la honte de n’avoir pu réussir. Il faudrait d’abord conquérir une assez grande étendue de terrain pour avoir les mouvemens libres et se procurer les vivres nécessaires. Mais le terrain suffirait-il ? Ne faudrait-il pas des bras pour le cultiver ? Il est bien certain d’avance que toute la population se retirerait et laisserait le pays entièrement désert. Il y a quelques années, le gouvernement chinois, pour se débarrasser de quelques pirates, fit brûler une étendue de cent lieues de côtes sur une profondeur de cinq lieues. Que ne ferait-il pas, s’il fallait résister à une agression étrangère ? Il sacrifierait sans hésiter huit ou dix millions de la population de ses provinces littorales.

Supposons encore néanmoins que l’établissement sur le territoire chinois soit formé, et qu’on soit parvenu à s’y procurer facilement les vivres nécessaires. Le point qu’on occupera aura des frontières ; ces frontières, il faudra les défendre contre des agressions incessantes ; on se verra entraîné à les agrandir peu à peu, et déjà, après quelques années d’existence, sans offrir aucun avantage, l’établissement demanderait des armées et un budget. Puis, on aurait toujours devant soi un immense continent avec une population de deux à trois cents millions d’ames ; une population chez laquelle la haine et le mépris de l’étranger sont non-seulement inspirés par l’éducation, mais encore imposés par la religion. Toute cette population se lèverait comme un seul homme. On n’aurait pas affaire, comme dans l’Inde, à des tribus isolées et souvent hostiles les unes aux autres, mais bien à une nation compacte et unie. Quelque dépourvus d’énergie que l’on veuille bien représenter les Chinois, l’envahissement de leur territoire soulèverait nécessairement l’orgueil national de tout le pays. On sait la force que donnent à une nation les mots de patrie et de religion ; le nombre, aidé par mille circonstances de localités, pourrait bien triompher à la longue de l’habileté et du courage.

La tache serait donc difficile et le succès au moins douteux ; mais, le succès fût-il certain, les avantages que l’on retirerait de la conquête de la Chine (chose tellement énorme, que je ne puis un seul instant la regarder comme possible) seraient-ils une compensation de ce qu’elle coûterait ? L’Angleterre elle-même aurait-elle intérêt à cette entreprise ? Faudrait-il tenter, en vue d’une éventualité effrayante, même en cas de succès, une épreuve dont le premier résultat serait de ruiner la compagnie des Indes ; de porter un coup funeste à l’industrie anglaise, qui verrait refluer sur elle la masse des produits qu’elle exporte en Chine ; de priver le trésor d’une rentrée annuelle de cent vingt millions, et de quintupler en Angleterre le prix du thé, c’est-à-dire le prix d’une denrée qui non-seulement y est devenue un article de consommation générale, mais même une véritable nécessité ? Enfin, cette immense puissance anglaise, à force de s’étendre, ne s’affaiblirait-elle pas, et, en devenant vulnérable par tant d’endroits, ne serait-elle pas exposée encore à plus de chances de dissolution ?

Quant à nous, nous nous trouvons presque entièrement désintéressés dans la question. L’interruption du commerce étranger en Chine ne nous ferait aujourd’hui aucun tort ; nous y trouverions même un avantage, car cette interruption éloignerait le moment où la Chine, entrant dans des voies de civilisation européenne, viendra, sur les marchés du globe, faire à notre industrie, avec laquelle elle a tant de points de contact, une concurrence redoutable, et apporter dans la lutte, avec ses matières premières et sa main-d’œuvre à si bas prix, la connaissance de nos goûts et l’expérience de nos usages. Fort heureusement, ce moment semble plus éloigné que jamais, et nous pouvons nous fier aux Chinois eux-mêmes pour nous garantir, pendant bien des siècles encore, des effets de leur rivalité industrielle et commerciale.


Adolphe Barrot.
  1. Voyez la livraison du 1er  novembre.
  2. How-qua est mort dernièrement ; on attribue sa mort aux vexations dont il a été l’objet lors de la mise à exécution des édits de l’empereur contre le commerce de l’opium. Il fut conduit enchaîné devant les factoreries, et on menaça les étrangers de lui trancher la tête sous leurs yeux, si l’opium n’était pas livré.