VOYAGE EN CALIFORNIE,

PAR M. L. SIMONIN[1]
1859. — TEXTE INÉDIT.

V

DE COULTERVILLE À SACRAMENTO, GRASS-VALLEY, NEVADA ET MARYSVILLE.

Départ de Coulterville. — Les Chinois sur la rivière Stanislaüs. — Le fleuve et la ville de Sacramento. — Exposition agricole. — Le chemin de fer de Folsom. — La première pépite. — Auburn. — Les mauvais clients d’une buvette. — Grass-Valley et ses mines. — Le reboisement en Californie. — Nevada. — Marysville. — Une lutte au pugilat.

Vers la fin du mois de septembre, ayant appris qu’un meeting de mineurs devait se tenir à Grass-Valley, la ville des mines par excellence, je dis adieu à Coulterville pour me diriger vers ces nouveaux parages. J’avais vu une partie des mines du sud, j’allais visiter celles du nord, beaucoup mieux exploitées sinon plus intéressantes.

En même temps je devais rencontrer sur ma route Sacramento et Marysville, les deux cités les plus importantes de Californie après San Francisco ; enfin je devais parcourir une grande portion du pays, passer par des contrées agricoles, naviguer sur le fleuve Sacramento, sur les rivières Yuba et Feather, traverser les placers célèbres de Nevada : il n’en eût pas fallu tant pour me décider à ce pittoresque voyage. Les préparatifs furent bientôt faits, et, après avoir mis mes bagages à la diligence, je partis avec mon intrépide mule pour Crimean-house. Le fidèle Vermenouze m’accompagnait, et nous chevauchâmes de concert toute l’après-midi par le plus beau temps du monde, ce qu’il est presque inutile de mentionner puisque ce beau temps dure en Californie six mois consécutifs.

De la route élevée que nous parcourions, tout le bassin de la Merced apparaissait au-dessous de nous, et sur nos têtes surplombaient les cimes arrondies ou anguleuses des montagnes. Deux fois nous traversâmes des terres défrichées, où nous vîmes des vergers chargés de fruits, qui excitèrent notre envie. Mais sur presque tous les points où nous passâmes, le sol encore vierge ne nous présentait qu’une végétation naturelle. Cette végétation, réduite à des bruyères parsemées de pins et de chênes, devenait tout à coup luxuriante, si un filet d’eau humectait le terrain. Alors la vigne sauvage mariait ses rameaux avec le tronc des chênes, des aubépines mêlaient leurs grappes rouges aux grappes noires des ceps, et partout un fourré épais, où chantaient et s’ébattaient les oiseaux, était un présage certain de la fertilité et du riant aspect du sol en Californie quand il est arrosé.

Sur la route que nous suivions se présentèrent bientôt quelques cottages, quelques prairies fermées de haies : il était évident que nous approchions d’un centre habité. Nous étions en effet à Don-Pedro’s-Bar, dont les jardins se montraient à nous et dont le mineur chilien don Pedro, son fondateur, n’avait sans doute point prévu la future prospérité.

La ville nous apparut, gracieusement située sur la rivière Stanislaüs. Cette rivière, dont de nombreuses compagnies de Chinois, profitant des basses eaux, lavaient alors les sables, se jette comme la Merced dans le fleuve San Joaquin. Je mis pied à terre, et j’allai sur les bords du Stanislaüs jouir du spectacle qui s’offrait à moi.

Les Chinois, auxquels le travail sur les rivières est maintenant presque entièrement dévolu, parce qu’il n’offre plus les mêmes bénéfices qu’autrefois, font preuve dans cette exploitation d’une très-grande habileté, et manœuvrent avec un ensemble merveilleux. L’opération consiste à fouiller le lit d’une rivière, en la détournant sur un côté, puis on recueille les sables du fond, que l’on jette dans des canaux en bois ou sluices, légèrement inclinés. Des obstacles sont opposés au parcours des sables dans les canaux : quelquefois ce sont des doubles fonds en treillis ou des godets remplis de mercure. L’or, dans tous les cas, se trouve retenu, tandis que toutes les matières légères sont entraînées. Une roue pendante, mue par le mouvement de la rivière, fait marcher une pompe chinoise ou à chapelet, qui alimente d’eau les sluices.

Du haut du pont en charpente jeté sur le Stanislaüs pour le passage de la route de Coulterville, le coup d’œil des mineurs sur la rivière me parut encore plus pittoresque que des bords. Appuyé à la balustrade du pont, j’assistai à tous les détails de l’opération à la fois. Les travailleurs étaient disséminés le long des rives, sur plusieurs kilomètres de longueur. Chaque compagnie faisait de son claim une sorte de ruche bruyante, où régnaient le mouvement et la vie. Les uns, disposés sur les côtés du sluice, y jetaient la terre et les sables à pelletées ; d’autres, montés sur le sluice, remuaient avec un râteau à dents de fer le gravier et les sables. Ceux-ci faisaient avec le berceau un essai sur le bord de la rivière, et le bruit monotone de l’appareil se mêlait aux cris aigus et discordants des fils du Céleste Empire. Ceux-là, sans doute les mécaniciens et les charpentiers de la troupe, réparaient sur leurs établis les désastres survenus aux roues, à la pompe ou aux sluices, ou bien construisaient de nouveaux appareils.

Sur des rivières de faible débit, quand on a entièrement détourné le cours de l’eau dans un canal latéral, tous les mineurs occupent l’ancien lit. Le pic et la pelle désagrègent les sables ; des chèvres, grossièrement installées, enlèvent les blocs de rocher volumineux, et la pompe assèche complétement le terrain à exploiter. Ainsi vis-je faire sur la Merced, dès que la saison des basses eaux fut venue.

Après avoir longuement contemplé le spectacle intéressant que la rivière Stanislaüs présentait à mes regards, je piquai ma mule de l’éperon, et en deux heures d’un trot soutenu nous arrivâmes à Crimean-house, à l’hôtellerie de maître Brown. Nous y passâmes la nuit, et le lendemain je prenais la route de Stockton, pendant que Vermenouze, non sans jeter un regard en arrière, ramenait les mules à Coulterville.

La route de Crimean-house à Stockton, par la diligence, et celle de Stockton à San Francisco, en bateau à vapeur sur le San Joaquin et la baie, sont connues du lecteur. J’ai décrit aussi San Francisco, où du reste nous reviendrons encore.

Pour cette fois embarquons-nous sur le magnifique vapeur Antilope, et, traversant la triple baie, entrons dans le Sacramento et remontons ce fleuve, aux rives verdoyantes, jusqu’à la ville qui porte son nom. Tout le long de la route se montrent de magnifiques campagnes bien cultivées. Les comtés de Solano, Yolo et Sacramento, qui s’étendent à gauche et à droite, sont parmi les plus fertiles de l’État.

Vue panoramique de Sacramento. — Dessin de Regis d’après une gravure californienne.

La ville de Sacramento, le but de notre voyage en steamer, est non-seulement la capitale, mais aussi la plus belle ville de la Californie, et par conséquent du Pacifique. C’est là que siége, dans le Capitole, la législature de l’État, c’est-à-dire la chambre des représentants et des sénateurs. Ces derniers sont au nombre de 35, et les représentants ou membres de l’assemblée au nombre de 80. Les séances s’ouvrent chaque année du commencement de janvier à la fin d’avril. Les sénateurs sont nommés pour deux ans ; les membres de l’assemblée sont renouvelés chaque année.

Sacramento mérite à tous égards son titre de capitale ; ses quais, élevés le long du fleuve, sont grandioses, et les wagons du chemin de fer de Folsom viennent prendre jusque sur les navires les marchandises pour l’intérieur du pays. Les rues de Sacramento sont larges et bien percées, se coupant d’équerre comme dans toutes les villes nouvelles des États-Unis. De beaux hôtels, des édifices somptueux, des églises monumentales mêlent leurs styles divers à celui des maisons particulières, toujours d’une grande élégance. Des squares plantés d’arbres et de gazons réjouissent le promeneur, et au milieu de tant de splendeurs réunies il oublie que sur l’emplacement de cette ville, aujourd’hui si peuplée, il n’y avait encore, en 1848, qu’un maigre fortin élevé par le pionnier Sutter sur les rives du Sacramento pour tenir en respect les Indiens. Il oublie, que l’incendie et les inondations ont par trois fois détruit de fond en comble cette vaste cité ; et qu’au lieu des habitants paisibles, mais toujours affairés, qu’il rencontre à chaque pas, Sacramento ne présentait en 1849 qu’un ramassis de brigands et d’aventuriers, venus de tous les coins du monde à la curée de l’or.

La population de Sacramento s’élève aujourd’hui à plus de 30 000 habitants. La ville fait un immense commerce, et ses développements sont le fruit de sa position même. Les environs sont parsemés de jardins et de vastes fermes où l’on récolte toutes les productions que la terre peut fournir sous les climats tempérés, et qu’elle fournit avec usure dans ce pays privilégié. Les verdoyantes prairies que l’on rencontre dans tout le comté de Sacramento permettent aussi d’élever beaucoup de bétail.

L’exposition agricole de l’État était ouverte à Sacramento depuis le 1er  septembre, quand je visitai cette heureuse capitale. J’eus l’occasion de jeter un coup d’œil sur ces fruits aux dimensions phénoménales que la nature se plaît à produire en Californie, et qui se trouvaient là rassemblés. En même temps je pus contempler des échantillons de ces récoltes miraculeuses en céréales qui font aujourd’hui de la Californie le grenier de tout le Pacifique. Parmi les fruits je remarquai des pommes mesurant jusqu’à cinquante centimètres, soit un pied et demi de tour. Des grappes de raisins dont les grains étaient presque aussi gros que des noix, attirèrent aussi mon attention et me donnaient envie d’y goûter. Parmi les légumes, il y avait des carottes longues d’un mètre et d’une épaisseur proportionnelle. Des potirons pesant jusqu’à cent kilogrammes représentaient avec honneur la famille des cucurbitacées.

Quant au blé, l’orge et l’avoine, les échantillons en montre indiquaient une échelle de reproduction phénoménale. Un grain ensemencé en avait reproduit cent et plus. Puis venaient des échantillons de lin, de chanvre, de riz, de tabac, de sorgho ou canne à sucre de Chine ; et à côté les oranges, les citrons, les figues, les olives de Los Angeles, ainsi que les fruits tropicaux, ananas, bananes ou autres semblables, que produit une portion de ce comté, le plus méridional de la Californie. On eût dit que toutes les productions des deux hémisphères, plantes industrielles, fruits des pays froids et tempérés, fruits des tropiques, s’étaient donné là rendez-vous.

Tout y proclamait comme à l’envi l’inépuisable fécondité de la terre californienne, comme si cette terre n’avait pas déjà assez fait en produisant l’or en abondance.

Le 27 septembre au matin, je pris place sur le chemin de fer qui, côtoyant la rivière américaine, mène de Sacramento à Folsom. Je retrouvai les wagons si commodes des États-Unis. Qu’on se figure une immense voiture où cinquante voyageurs peuvent tenir à leur aise. Les siéges sont rangés transversalement sur deux files, et au milieu du véhicule règne, sur toute la longueur, un espace vide où l’on peut circuler librement. Chaque siége, en osier et à claire-voie, occupe deux places, et l’on peut aller à volonté en avant ou en arrière en faisant basculer le dossier. Un conducteur parcourt sans cesse le wagon, dont il a la police. Un autre vend des livres, des journaux, des fruits, des pâtisseries. Dans un des coins de la voiture est un bidon rempli d’eau, où les voyageurs peuvent se désaltérer à leur aise ; dans un autre coin est un poële qu’on allume en hiver ; enfin dans un dernier recoin, faut-il le dire ? est le water closet de rigueur, dont nos chemins de fer européens devraient bien adopter l’emploi. On peut librement passer, à ses risques et périls, il est vrai, d’une voiture dans une autre. Il est aussi permis aux imprudents amateurs du paysage de se tenir en dehors du wagon, sur les marchepieds qui relient deux voitures l’une à l’autre.

Par le moyen d’une corde, disposée sur toute la longueur du train, le conducteur se met, s’il y a lieu, en rapport immédiat avec le mécanicien en avant. Une seule sorte de place existe pour tous les voyageurs, hormis les nègres et les Chinois, que l’on empile dans un petit wagon à part, sur des bancs de bois. Là ces gens de couleur, coloured people, comme les nomment les Américains avec mépris, jouissent de la seule liberté qu’on leur concède, celle d’attendre avec patience que le voyage soit au plus tôt achevé.

La rivière américaine, dont nous suivions la rive gauche, est connue en Californie par ses placers autrefois si riches. C’est là que les Américains ont fait leurs premiers essais dans le lavage de l’or. Aujourd’hui les Yankees ont déserté les claims qui ne produisent plus assez pour satisfaire à leur amour immodéré du gain, mais en 1849 la rivière américaine était partout citée pour sa production fabuleuse et l’énergie de ses travailleurs.

C’est à Coloma, sur l’un des bras de cette rivière, que le capitaine des gardes suisses de Charles X, l’Helvétien Sutter, devenu en 1830 colon aux États-Unis, et plus tard, en 1839, pionnier californien, avait établi une scierie de bois. Sutter exploitait aussi une ferme à l’endroit où existe aujourd’hui Sacramento, et il y avait bâti, pour protéger son commerce, le fortin dont j’ai parlé.

Les choses marchaient ainsi depuis 1839, lorsqu’au commencement de 1848, — année qui eut une aurore si brillante dans le vieux monde comme dans le nouveau, les Américains conquirent presque sans coup férir la Californie, que les débiles Mexicains leur abandonnèrent avec d’autres provinces.

Vers cette même époque, les Mormons, chassés des États-Unis comme des ennemis du bien public, achevaient leur exode, et se dirigeaient vers le grand lac Salé de l’Utah. Les uns vinrent à pied en traversant les montagnes Rocheuses, les autres doublèrent le cap Horn. Ceux-ci s’arrêtèrent aux Sandwich d’abord, puis abordèrent en Californie. De là, ils gagnèrent le lac Salé, où les attendaient leurs coreligionnaires.

Mais les Mormons, avec une grande foi, possédaient tous très-peu d’argent, et il fallait vivre dans ce pays nouveau. Et puis, comment traverser la Sierra, dont les flancs étaient couverts de neige à cette époque de l’année ? Les Mormons allèrent demander de l’ouvrage à Sutter. L’un d’eux, l’Américain Marshall, fut employé à la scierie de Coloma, que le capitaine Sutter faisait alors construire.

Par une froide matinée de janvier, comme Marshall descendait vers la rivière, il aperçut, au fond du canal amenant l’eau au moulin, un minéral de couleur jaune et brillante. Il s’assura par le poids et tous les caractères extérieurs que c’était bien de l’or.

Il s’empressa de collectionner quelques pépites, et, ne pouvant en croire ses yeux, fit part de sa découverte à Sutter. Mais rien ne pèse tant qu’un secret, a dit le bonhomme, et bientôt la découverte fut partout divulguée.

Les villes espagnoles du littoral californien, Monterey, San José, Los Angeles, qui faisaient un certain commerce, virent partir leurs habitants pour les placers de Coloma. Bientôt, toute l’Amérique, du nord au sud, s’ébranla à son tour. Enfin, l’Europe, puis toute l’Asie et l’Océanie entrèrent dans le mouvement. On connaît cet immense courant d’émigration qui poussa un moment tous les peuples à la recherche fiévreuse de l’or On sait les désordres qui s’ensuivirent dans l’Eldorado. La Californie, à peine conquise, ne jouissait encore d’aucune loi. Mais dès que l’État a été constitué, le trouble et l’agitation ont cédé la place au travail régulier et au bon ordre. La loi de Lynch et les comités de vigilance ont bien vite purgé le pays de tous les convicts australiens, de tous les loafers et rowdies américains, enfin de tous les bandits des deux mondes, écume de toutes les nations, et que les nations avaient rejetés de leur sein pour en faire cadeau à la Californie.

Comme nous arrivions à Folsom, nous traversâmes une plaine basse et humide, dont les émanations malsaines occasionnent la fièvre en été. Cette plaine de Folsom et celle plus étendue des Tulares, dans le sud de la Californie, sont les seuls endroits marécageux du pays. C’est à tort qu’on avait accusé dans le principe le climat de l’Eldorado d’être fatal aux Européens. La Californie offre le plus beau climat du monde, c’est la contrée la plus salubre de la terre. L’été, la chaleur, bien que fort élevée, est facile à supporter, à cause des brises du matin et du soir, et de la sécheresse de l’air. À l’automne, viennent les pluies, et la terre se couvre d’une herbe verdoyante qui s’élève dans les champs, baignée par une eau bienfaisante. C’est à peine s’il tombe un peu de neige l’hiver. Les pluies, souvent torrentielles, durent plusieurs jours ; mais dès que les nuages ont disparu, le ciel devient aussi pur, aussi brillant qu’en été, et la température des plus douces. Tel est le climat enchanteur qui attend l’émigrant dans le pays de l’or ; et le ciel si vanté de Nice et de Naples n’approche pas du ciel californien. Si quelques mineurs, dévorés par les fièvres, ont succombé dans l’Eldorado, c’est qu’ils avaient pris à Panama ou en mer le germe de leur maladie. Le travail de la terre développe aussi, surtout sur un sol vierge, des émanations malfaisantes, et beaucoup de chercheurs d’or ont dû succomber dans le principe aux effets de cette fièvre, que les médecins appellent la fièvre des terrassiers.

Une des choses qui, en arrivant à Folsom, me frappèrent le plus vivement, fut le nombre incalculable de diligences qui nous attendaient au débarcadère.

De Folsom rayonnent tous les services pour les mines du Nord, comme de Stockton pour celles du Sud. Je montai dans la diligence de Grass-Valley. Il était huit heures du matin, et le voyage commença avec la fraîcheur du jour. Le stage avait la forme de celui qui m’avait voituré déjà sur la route de Stockton à Sonora. Je me transportais par la pensée à travers les montagnes Rocheuses jusque dans les États américains de l’Atlantique, et là, je voyais des diligences comme les nôtres, des chemins de fer comme celui que je venais de parcourir, le même genre de villes, les mêmes hommes, les mêmes mœurs. Je me pris à réfléchir que si cette unité, sur un pays qui est aussi grand que l’Europe, peut avoir quelque chose de désespérant pour le touriste, elle ne cesse pas d’avoir son côté curieux.

Comme j’étais plongé dans ces rêveries, nous franchîmes, sur un magnifique pont suspendu, la rivière américaine, et bientôt nous nous enfonçâmes dans des bois de chênes et de pins. La route était à peine tracée, à la façon californienne. C’était la diligence en passant qui prenait soin de niveler la voie. Du reste, le terrain n’appartenant encore à personne, pas même à l’État, puisqu’il ne faisait point acte de propriétaire, la voiture passait librement, au caprice de l’automédon qui la dirigeait, à droite ou à gauche, suivant les cas. Il s’ensuivait une route nationale (je ne puis dire impériale ou royale) d’une largeur à rendre jalouses nos routes de première classe.

Dans le lointain, les premiers contre-forts de la Sierra, couronnés de noirs sapins, élevaient dans le fond azuré du ciel leurs cimes de granit dentelées. Tout autour de nous, sur le plateau que nous traversions, les arbres étendaient leurs rameaux. Quelquefois, une branche indiscrète entrait dans la diligence, comme un curieux qui regarderait par la portière ce qui se passe dans l’intérieur. C’était, avec les cahots, une des plus grandes distractions de la route, car, aux États-Unis, on cause peu, et nous arrivâmes à Auburn, à midi, neuf dans la diligence, sans nous être adressé la parole.

Auburn, ville chinoise autant qu’américaine, espagnole et française, nous ouvrit son immense table d’hôte ; mais un déjeuner de Yankee est trop peu appétissant pour que j’en fasse une nouvelle description.

Auburn me parut renfermer au moins douze à quinze cents habitants. Dans les environs sont de riches placers aux noms significatifs, comme Goldhill, la montagne d’or, ou bien Ophir, dont les trésors dépassent sans doute ceux de l’Ophir des Phéniciens d’autrefois. En octobre 1859, Auburn fut entièrement dévoré par un incendie, et de pareils événements ne sont pas rares à la suite des fortes chaleurs de l’été. Mais les courageux Yankees rebâtissent leurs demeures sur les cendres fumantes, et dès le lendemain, au milieu du feu à peine éteint, les architectes viennent crayonner leurs devis, et les maçons planter leurs piquets. C’est là un spectacle auquel j’ai pu assister de mes yeux à Coulterville, qui brûla, comme Auburn, en octobre 1859. Je n’eus pas, dès lors, de peine à comprendre comment, aux premiers jours de la Californie, San Francisco, Sacramento, Stockton, Maryswill, Nevada et tant d’autres, s’étaient plusieurs fois relevées de leurs ruines, et avaient réapparu plus belles dès le lendemain des sinistres.

Nous remontâmes en diligence à Auburn, vers une heure de l’après-midi, et tout le long du jour, nous continuâmes notre course, accablés par la chaleur et couverts d’une épaisse poussière. Les routes de la Californie sont très-rapidement parcourues, ouvertes en tout sens, sillonnées de diligences, de charrettes, en un mot très-animées ; mais nul cantonnier ne les entretient ; l’empierrement, le macadam, et encore plus l’arrosage, y sont complétement inconnus. Qu’on se figure les montagnes de poussière que les routes présentent après six mois d’une sécheresse continuelle, quand aucune goutte d’eau n’a humecté le sol. En hiver, au contraire, des pluies torrentielles, et qui durent souvent plusieurs jours sans discontinuer, délayent la poussière des chemins, et les voitures entrent alors jusqu’à mi-roue dans une boue liquide. Mais il faut bien que tout ait son bon et son mauvais côté. Si l’on avait trop soigné les routes en Californie, on n’en aurait pas ouvert autant, et même pas du tout peut-être, si l’État s’en était mêlé. Enfin, on ne peut pas tout avoir à la fois : le plus beau climat du monde, une terre d’une fécondité miraculeuse, de l’or à pleins boisseaux, et des routes nivelées comme des rues. Les Américains, au reste, ne s’en plaignent pas, et comme ils sont chez eux, ils ont le droit de se traiter comme ils l’entendent.

Notre automédon, franc buveur autant qu’habille conducteur, s’arrêtait à la buvette de toutes les stations. Pour nous, les complaisants maîtres de poste avaient tous pris la précaution de faire disposer à côté de leurs comptoirs un évier où abondait l’eau. Un morceau de savon, une sorte de plat à barbe en fer-blanc, rappelant l’armet de Mambrin, enfin une serviette commune, tachée par les ablutions précédentes, suffisaient, et au delà, à mes compagnons yankees.

Dans une des buvettes ou nous descendîmes, le propriétaire de l’établissement, excellent homme, avait, dans le principe, l’habitude de faire crédit à ses nombreux buveurs. Tous, postillons, charretiers, mineurs de passage, avalaient leur verre d’eau-de-vie au comptoir, en disant : « Nous payerons en repassant. » Le chiffre des crédits avait fini par atteindre des sommes énormes, et le buvetier ne pouvait aisément poursuivre ses créanciers, disséminés de toutes parts. Que fit-il ? Il imagina un moyen qui lui réussit à souhait. Il fit afficher sur un poteau, et en lettres hautes d’un pied, le nom de tous les mauvais payeurs, et à côté la somme qu’ils devaient. En tête était cette admonestation courte et vigoureuse : « Soyez homme (Be a man), si vous voulez que votre nom soit effacé. » La buvette commandait la tête d’un pont jeté sur un ravin pour le passage de la route. Ce poteau se dressant de toute sa hauteur de plusieurs mètres à l’entrée du pont, attirait immédiatement la vue des passants. Le nom des buveurs non payants était ainsi noté d’infamie, et dans un pays où l’opinion publique est reine, le châtiment ne tarda pas à produire son effet. Une bonne partie des noms était effacée et devenue illisible quand je passai à côté du poteau vengeur. Je ne pus saisir à la hâte que trois ou quatre noms, car notre postillon, qui connaissait sans doute quelques-uns des mauvais payeurs, mit les chevaux au petit trot sur le pont. J Freeman était inscrit pour quatre dollars, W. Hall pour trois, F. Wheeler pour cinq, l’Irlandais Mac Lane pour trois et demi. Le dollar vaut cinq francs, et une trentaine de crédits de ce genre, comme le poteau en portait à l’origine, forme encore une somme assez ronde, même dans le pays de l’or.

Le soir de ce long voyage, nous arrivâmes à Grass-Valley, et les abords de cette ville de mineurs s’annoncèrent à nous comme ceux de tous les centres miniers californiens. Ce n’étaient partout que terres remuées et amoncelées, que fossés et talus. Dans les ravins, sur tous les ruisseaux, sur tous les plateaux, partout où une mince couche d’alluvions montrait ses sables ou son gravier, le pic et la pelle du mineur avaient bouleversé le sol. On eût dit qu’une avalanche, un torrent en furie avaient promené en ces lieux la dévastation et la ruine.

Je descendis, dans Grass-Valley, à l’hôtel de Paris, tenu par un Américain. Dans mon ardeur d’étudier toujours les mœurs des États-Unis, je préférai cet hôtel à celui tenu par un Français. J’en eus du regret ; car je fus littéralement écorché à l’hôtel de Paris. Bien que n’y ayant presque jamais mangé, je n’en payais pas moins deux dollars et demi par jour, comme un Américain qui y eût fait ses quatre repas. Ayant voulu faire cirer mes bottes, je dus aussi donner chaque fois vingt-cinq cents au garçon, soit un peu plus d’un franc vingt-cinq centimes. C’était le prix des premiers temps ; mais à l’époque où je visitai la Californie, ce prix était descendu de moitié dans les principales villes : il paraît qu’à Grass-Valley on avait conservé les anciens tarifs, au grand contentement des brosseurs.

Grass-Valley n’est pas seulement la ville des mines par excellence ; c’est aussi une cité charmante à plus d’un titre, bien bâtie, toute pleine d’élégantes demeures. C’est dans un de ses cottages que Lola Montès a passé une partie de son temps en Californie ; et quel pays du monde n’a pas visité cette illustre aventurière, récemment morte pauvre à New-York ?

Le lendemain de mon arrivée à Grass-Valley, je descendis de bonne heure dans la rue, et je m’informai du lieu du meeting des mineurs. « Le meeting ? monsieur, me fut-il répondu, le colonel R…, qui l’avait organisé, est malade et le meeting n’aura pas lieu. » Il paraît que ce colonel, inventeur d’une machine à amalgamer l’or, avait eu l’idée de provoquer une réunion de mineurs pour leur vanter son appareil. C’est toujours la grande affaire : prenez mon ours. Mais le colonel avait fait fiasco, comme on aurait dit en Italie. Le mineur californien, avant tout homme de pratique, et non de science pure, s’occupe peu de discussions théoriques. S’il va au meeting, c’est pour affaire de politique et non de mines, ou dans ce cas, il faut que ce soit le métier et non la science qui soit en jeu. Dans tous les comtés l’État reconnaît, en effet, à la corporation des mineurs le droit de faire des règlements qui ont force de loi, et ces règlements sont édictés dans des meetings, où se réunissent tous les mineurs.

Le colonel R… s’étant trouvé à propos malade, et son meeting ayant été renvoyé aux kalendes grecques, je profitai de cette occasion pour me rendre aux environs de Grass-Valley. J’allai visiter un moulin d’amalgamation et une mine de quartz dirigés par deux compatriotes, MM. Ch… frères. Ils m’offrirent l’hospitalité la plus cordiale. L’un me promena dans le moulin dont j’admirai la bonne installation, l’autre m’accompagna dans la mine qui était en parfait état d’exploitation et conduite selon toutes les règles de l’art.

C’est sur le plateau de Grass-Valley que sont les fameuses mines de Gold-hill, de Lafayette, de Massachusetts, dont les Américains et les immigrants étrangers se disputèrent plusieurs fois les claims, les armes à la main, aux beaux jours de 1849.

C’est aussi aux environs que se trouve la célèbre veine d’Allison Ranch, la plus riche de toute la Californie, et dont le nom est devenu presque proverbial. Le quartz y est tellement imprégné d’or qu’il en renferme plus de un franc par kilogramme de minerai. Les trois propriétaires de cette mine, des Irlandais, qui la découvrirent en 1851, n’ont commencé à l’exploiter qu’en 1855 ; car on croyait dans le principe que le rendement des mines de quartz ne rembourserait pas les frais d’exploitation. Ces trois heureux Irlandais, venus pauvres de leur pays, sont aujourd’hui plusieurs fois millionnaires, et voient chaque année s’augmenter leurs bénéfices fabuleux. Ils ne savent que faire de leur or ; ils se sont bâti chacun un élégant cottage, et ils ont, en bons catholiques, élevé une chapelle pour remercier Dieu. Ils font à leurs ouvriers une situation exceptionnelle ; enfin, pour se distraire et à tour de rôle, ils vont, chaque lundi, porter eux-mêmes à San Francisco le gâteau d’or, produit de la récolte hebdomadaire.

Je restai plusieurs jours à Grass-Valley, parcourant les différentes mines, les moulins d’amalgamation, et même les placers. Tous les systèmes employés dans le travail de l’or, posèrent tour à tour devant moi ; j’avais devant les yeux toute la Californie minérale. Le long d’un ruisseau où les moulins à quartz déversent leurs résidus, je rencontrai deux Français qui lavaient des terres au sluice et qui m’assurèrent que, depuis quatre ans, et malgré tous leurs lavages, la richesse de ces sables était toujours la même. C’étaient les sables rejetés par les moulins, après le traitement sous les pilons et les appareils d’amalgamation, que ces mineurs repassaient surtout dans leur sluice. Ce simple canal parcouru par une eau courante, avec un peu de mercure au fond, faisait justice de l’or que des mécanismes plus compliqués n’avaient pas pu retenir tout entier : tant il est vrai que les appareils les plus simples sont quelquefois ceux qui conviennent le mieux.

Moulin chilien pour le traitement du minerai d’or. — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Le plateau de Grass-Valley, où tant de mines et de moulins se trouvent aujourd’hui rassemblés, avait été dans le temps un plateau boisé, couvert de cèdres et de sapins gigantesques. Tous ces arbres ont peu à peu disparu, devant l’énorme consommation qu’en font à chaque instant les mineurs pour toutes leurs constructions diverses, et même pour l’alimentation de leurs chaudières à vapeur. Aucune loi, aucun règlement ne limite en Californie la libre exploitation des bois. On taille, on coupe au hasard. Chacun abat le tronc qui lui convient, et la hache inflexible du bûcheron ne respecte rien, ne s’arrête jamais. En même temps, nul ne songe à ménager les coupes et encore moins à renouveler les plantations. Il en résulte un dépeuplement général, et déjà le climat de la Californie a été modifié par cet incessant déboisement, qui trouble à la fois le phénomène des vents et des pluies et l’étatd’huinidité du sol. Le paysage a changé aussi, et le plateau de Grass-Valley, naguère, si ombreux, ne montre plus que des collines ondoyantes, au dos pelé.

Çà et là se dressent des troncs à fleur de sol, pleurant leur cime et leurs branches abattues. Cette vue est loin d’être attrayante et pittoresque, et l’œil se repose volontiers sur les flancs éloignés de la Sierra qui bornent l’horizon. Jusqu’à ce jour, la cognée du bûcheron a bien voulu respecter leurs forêts de noirs sapins, probablement à cause de la distance.

Ces observations paraîtront tout au moins superflues et ridicules aux Américains et surtout aux Californiens qui pourront lire ce voyage. Mais enfin il est bien permis de témoigner quelques regrets devant ce flot d’idées matérielles qui monte autour de nous et nous enlace. L’industrialisme dessèche nos cœurs, et, sous prétexte de progrès, on détruit même nos campagnes. MM. Ch…, devenus tout à fait Californiens, ne partageaient pas mes idées ; mais ils faisaient preuve de tant de bonne cordialité à mon égard, que nous n’eûmes jamais aucune discussion eusemble. Le soir nous nous réunissions autour d’une table commune, où vint s’asseoir aussi un compatriote, M. D…, voyageur comme moi. Le vin était bon, le pain d’une éclatante blancheur, le mouton et le bœuf de qualité supérieure, et nous fîmes des repas homériques, ayant pour toute nappe une toile cirée sur la table, et nos mouchoirs pour toute serviette. MM. Ch… avaient adopté là-dessus les usages américains. De même nos chambres ne brillaient pas par un luxe exagéré, et le matin nous avions pour cabinet de toilette le devant de la maison, sous le dôme azuré du ciel. On trempait le lavabo dans un bassin à fleur de terre, et on s’inondait à grande eau. Mais les cigares étaient d’odorants havanes, des puros de qualité supérieure, que l’on puisait sans façon dans des boîtes ouvertes tout le jour ; les hamacs, venus de Panama, étaient doux et bien suspendus ; le ciel serein et sans nuages, la compagnie pleine d’entrain : c’était assez pour me laisser un doux souvenir de mon passage à Grass-Valley. Je quittai un jour ce charmant endroit, pour aller visiter Nevada, capitale du comté. Elle n’est éloignée de Grass-Valley que de quelques milles, que l’on parcourt en voiture en moins d’une heure. Je retrouvai à Nevada une maison de jeu, jadis fameuse, et tenue par une Française. C’est un reste de ces anciens tripots, si nombreux aux beaux jours de la primitive Californie. L’ardeur des joueurs avait bien diminué : ce n’étaient plus des morceaux de pépites qui formaient les enjeux, et le revolver, que le croupier tenait naguère à côté de lui, avait disparu du tapis vert.

Lavage au « flume ». — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Dans les environs de Nevada était employée, sur les placers, la méthode dite hydraulique, que j’avais vue aussi en usage sur les bords de la Merced et à Knight’s-ferry, mais sur une moins grande échelle. C’est à Nevada que cette méthode a été imaginée, et c’est là qu’il faut encore aller l’étudier. Au moyen d’un jet d’eau violent, à très-haute pression, et qu’un mineur projette devant lui, par le moyen d’un tube comme celui des lances à incendie, on démolit des montagnes entières. Les terres, les graviers, les rocs eux-mêmes s’éboulent avec fracas, et les laveurs doivent agir avec prudence s’ils ne veulent être engloutis sous les décombres. Les terres, ainsi désagrégées, sont jetées dans un canal de même forme que les sluices, mais de dimensions beaucoup plus grandes et qu’on nomme un flume. On parvient de la sorte à traiter avantageusement les terres les plus pauvres, où l’or même ne trahit point sa présence. Le lavage à grande eau dans le flume, et le mercure que l’on dispose sur le fond d’un des godets, séparent l’or et le retiennent mieux que ne sauraient le faire les mécanismes les plus compliqués.

Lavage par la méthode hydraulique. — Dessin de Chassevent d’après une gravure californienne.

Nevada doit à ses nombreux placers son importance et ses progrès. C’est une ville de 5 à 6000 habitants, aussi bien bâtie que Grass-Valley, et où l’on rencontre de beaux hôtels, de vastes magasins, des églises d’une élégante architecture.

Un dimanche matin des premiers jours d’octobre, je quittai Grass-Valley pour me rendre à Marysville. Le dimanche est un jour férié en Californie. On ne voyage pas ce jour-là. Les stages, les steamers chôment invariablement ; mais il paraît que l’interdiction ne s’étend jusqu’à Grass-Valley. Le wagon qui devait me porter jusqu’à Marysville, sauf à se transformer en stage quand la route serait devenue moins accidentée, ne fit aucune difficulté de me recevoir, et nous partîmes au grand galop des chevaux. Les cahots que j’eus à supporter, les secousses terribles qui vinrent ébranler mes côtes dépassèrent tout ce que j’avais en à subir jusque-là dans ce genre de supplice. Était-ce la Providence courroucée qui voulait me punir ainsi d’oser voyager un dimanche ? Je l’ignore ; mais je sais bien que je fus un instant sur le point d’abandonner ce véhicule maudit. « Y en a-t-il encore pour longtemps de cette route de démon ? » criai-je au postillon par la portière. Assis imperturbablement sur son siége, et conduisant ses deux bicéphales d’une main ferme et assurée, il me regarda d’un œil d’étonnement : « Bye and bye,  » me répondit-il, « peu à peu tout ira mieux. » Le bye and bye se faisant attendre trop longtemps à mon gré, je vis l’instant où j’allais quitter la partie. Je voulais remettre mes bagages à un charretier de la route, louer une mule ou un cheval, et m’en aller ainsi à Marysville. Je tins bon par entêtement. Il faillit m’en arriver mal, car non-seulement j’étais en proie à un malaise pénible, mais encore nous manquâmes verser. La déclivité de la route devint si prononcée en un endroit, que tout le wagon pencha d’un côté : « Never mind ! » dirent trois Yankees mes voisins, « qu’à cela ne tienne ! » Ils sortirent de la voiture, s’attachèrent à ses flancs, et pesant tous d’un même côté, rétablirent l’équilibre. Des faits de ce genre sont assez fréquents sur les routes de Californie. L’usage du self-government habitue le citoyen à ne compter que sur lui-même, et jamais il ne se trouve embarrassé.

Vers midi, nous arrivâmes à une station où était préparé le dîner. Devant la porte attendait un vrai stage, une diligence suspendue. Quatre chevaux attelés piaffaient d’impatience et ne demandaient qu’à marcher, Je respirai plus librement ; je compris que mon supplice était fini.

Je montai prestement en voiture après le dîner, et nous partîmes au galop. Le pays présentait un coup d’œil des plus pittoresques. Nous traversâmes la Yuba dont les placers étaient, comme aux premiers temps, toujours très-activement exploités. À chaque instant, nous passions sous des lignes de canaux, qui apportaient l’eau aux travailleurs, souvent de très-loin.

En un endroit deux lignes rivales suivaient la même direction, sans autre différence que celle du niveau. Les travaux les plus gigantesques : des ponts suspendus surprenants de hardiesse, des aqueducs d’une immense portée et soutenus en l’air comme par enchantement, se présentaient à nous presque à chaque pas. Tous ces canaux avaient leur prise sur des cours d’eau de la contrée ; quelques-uns allaient chercher l’eau à plus de vingt et trente lieues. Ces travaux hydrauliques sont les plus surprenants de la Californie, et l’on compte jusquà trois mille lieues de développement de canaux dans tout l’État. Nulle part, mieux que dans le comté de Yuba que je traversais, ces constructions n’apparaissent dans tout leur grandiose. Les bras et l’argent des mineurs ont tout fait, et si beaucoup d’entre eux ont, dans le principe surtout, réalisé de grandes fortunes, ils les ont certainement bien méritées.

Je ferai grâce au lecteur des autres détails de mon voyage, et je le conduirai tout d’un trait à Marysville, où nous arrivâmes vers six heures du soir.

La diligence me descendit devant l’hôtel Western-house, où je m’empressai de demander une chambre avant d’aller dîner. Je mis, tant bien que mal, un peu d’ordre dans ma toilette ; et pour me reposer des secousses et des fatigues d’une aussi chaude journée, je m’appuyai un instant sur mon balcon.

Le spectacle était saisissant. Une plaine verdoyante s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon. Au loin apparaissaient des fermes dressant çà et là la façade blanche de leurs maisons ; plus près, des cottages élégants, qui formaient comme le faubourg de la ville. Le soleil était sur son déclin, son globe de feu disparaissait lentement derrière ces trois pitons isolés qui se dressent comme trois géants au milieu de la plaine de Marysville, et qu’on nomme les Buttes.

Marysville est la ville la plus jolie et la plus coquette que j’aie vue en Californie. Située au confluent des rivières Feather et Yuba, elle y déroule gracieusement ses larges rues et ses édifices somptueux. Une partie des maisons est bâtie en briques, et ne le cède en rien pour l’élégance, le luxe et le confort, aux maisons de San Francisco et de Sacramento. Marysville doit à sa situation exceptionnelle d’être un lieu de grand entrepôt et d’important commerce, et dessert, comme Sacramento, la plupart des mines du nord. Elle renferme au moins quinze mille habitants, et ses environs sont assurément le jardin de la Californie. > Le soir de mon arrivée, comme je me promenais dans les rues de la ville, je fus témoin d’une lutte au pugilat. Deux Américains s’étaient pris de querelle, et boxaient de leur mieux. Chaque adversaire visait à pocher l’œil de son voisin, ou à lui démonter la mâchoire. Un cercle nombreux, entourant les combattants, les excitait du geste et de la voix. Nul ne cherchait à les séparer, pas même un policeman, spectateur comme les autres, et qui semblait juger des coups. Malheur à celui des assistants qui, mû par un trop vif sentiment d’humanité, eût cherché à s’interposer ! Les deux adversaires échangeaient à l’envi de vigoureux coups de poing, au bruit desquels se mêlaient des sons entrecoupés qui n’arrivaient que difficilement à mon oreille. Enfin un des champions tomba, baigné dans son sang. Le policeman aida à le transporter chez lui, et le rôle de l’impassible agent de la force publique ne parut commencer qu’à ce moment.

  1. Suite et fin. — Voy. pages 1 et 17.