Voyage en Asie (Duret 1871)/Le Japon/01

Michel Lévy (p. 1-4).


I

YOKOHAMA


Arrivée au Japon. — Le Fousyama. — Les Européens au Japon. Départ pour Yedo.
Octobre 1871.


Le steamer Great-Republic, amenant en Asie les deux voyageurs qu’on va suivre dans ce livre, M. Henri Cernuschi et l’auteur, avait depuis vingt-quatre jours quitte San-Francisco lorsqu’il signale le Fousyama. La côte du Japon est encore invisible. mais déjà les neiges du volcan s’élèvent dans les nuages comme une féerique apparition. Nous outrons dans la baie de Yedo ; le rivage se dessine, et nos yeux s’arrêtent sur de petites montagnes dentelées, couvertes de pins clair-semés, à formes bizarres et capricieuses. A première vue, c’est bien là le Japon, volcan, paysage et végétation, tel que nous l’avons constamment vu figuré dans les dessins de l’art et de l’industrie japonais.

Un coup de canon et l’ancre qu’on laisse tomber dans le port de Yokohama marquent l’instant où finit notre traversée : midi, 25 octobre 1871. Nous voici arrivés à l’extrémité de l’Asie ; nous venons de faire la moitié du tour du monde ; nous commençons la visite des pays d’Orient par le Japon, celui de tous qui est resté le plus longtemps fermé aux Européens. Dans ces circonstances, le lecteur se figurera peut-être son auteur à une immense distance de l’Europe, dans un lointain d’un pénible accès. Il n’en est rien, et tout autres sont surtout mes impressions. Me voici, en effet, au bout de l’Asie, mais pour cela je ne me sens pas loin de l’Europe. De Liverpool, de rapides steamers mènent en dix jours à New-York. De New-York à San-Francisco le chemin de fer du Pacifique fait traverser le continent en sept jours, et les Américains ont construit, tout exprès pour ces longs parcours, d’immenses vagons-salons-chambres à coucher, où l’on s’installe comme dans un hôtel ambulant. A San-Francisco, des bateaux de 4 à 5000 tonneaux vous attendent, qui vous transportent au delà du Pacifique en vingt-quatre jours.

Nous venons de suivre celle voie, et réellement, en arrivant au Japon, on n’a aucune impression de l’immensité des distances et de l’éloignement. On en a d’autant moins que l’on regarde en outre de l’autre côté. De Yokohama à Marseille et à Brindisi par Suez, il y a quatre paquebots-poste par mois, partant à heure et jour fixes, faisant la traversée en quarante-six jours. Ces paquebots correspondent sur la route, à Hong-Kong, Singapore, Ceylan, avec d’autres allant sur tous les points du globe. C’est un vaste service de bacs et d’omnibus à vapeur qui embrasse toutes les mers.

Il y a plus. S’il est bien vrai que nous soyons au Japon, il n’en est pas moins vrai qu’ici même nous retrouvons encore l’Europe. Une colonie européenne s’est établie à Yokohama, et l’Européen s’est arrangé son existence pour la mener comme chez lui. Il a ses journaux — Yokohama n’en a pas moins de quatre, — ses clubs, ses courses de chevaux. Les femmes suivent les modes de Paris, les hommes celles de Londres. Maisons, magasins, mobiliers, voitures, sont comme en Europe, s’ils n’en ont été importés. A la table où je déjeune, on ne boit que du vin français ou de la bière anglaise, et si j’accepte la moindre des invitations à dîner dont l’hospitalité locale est prodigue, il me faut passer l’habit noir et mettre la cravate blanche. Ainsi non-seulement l’Europe s’est rapprochée du Japon, elle s’y est implantée.

En débarquant au Japon, on a donc au suprême degré le sentiment de la révolution que la vapeur réalise dans le monde. Il y a maintenant autour de la terre une ceinture de routes à vapeur que l’on parcourt à grande vitesse sans temps d’arrêt. On n’ose presque plus parler du tour du monde fait dans ces conditions que comme d’une promenade ; voyager, dans l’ancien sens du mot, devient, par la force des choses, de plus en plus rare. Il est vrai que nous nous proposons de sortir assez des routes battues pour retrouver quelque part la vieille Asie et pour mériter à ces pages le titre de voyage que nous leur donnons. Mais, puisque nous voulons parler de l’Asie, il est temps de quitter Yokohama, qui est beaucoup trop européen, et de partir pour Yedo, où nous devons nous trouver en plein Japon.