Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/08

Michel Lévy (p. 121-126).


VIII

PÉKIN


Les boutiques de curiosités. — Nous collectionnons les bronzes chinois. — Antiquité des bronzes chinois. — Style nouveau introduit avec le bouddhisme.
Mai 1872.


Arrivant en Chine après avoir fait au Japon une collection de bronzes japonais, nous nous mettons de suite à collectionner les bronzes chinois. A Shanghaï, à Yang-Chau, nous avons déjà fait une récolte, mais nous trouvons que Pékin, pour les curiosités, est en Chine le grand marché que Yedo est au Japon.

A Pékin, les boutiques de curiosités sont nombreuses, particulièrement dans la ville chinoise, où elles occupent deux rues presque entières. Le commerce des curiosités, bronzes, porcelaines, jades, cloisonnés, est fait en Chine par des gens qui connaissent exactement l’âge, le style, la valeur des objets qu’ils possèdent. Lorsqu’une pièce rare paraît ici chez un marchand, elle est aussitôt connue de tous les amateurs. Quoiqu’il n’y ait point d’hôtel des ventes, les marchands savent fort bien mettre les amateurs en concurrence. Les amateurs chinois et le personnel des légations européennes, qui, dans son ennui, passe son temps à collectionner, se trouvent ainsi fort souvent rivaux. En ce moment, c’est, pour a porcelaine, une assiette sang de bœuf, et, pour les bronzes, une très-vieille cloche chargée d’inscriptions que les amateurs se disputent. Le marchand, dans les deux cas, est arrivé à obtenir des offres qui dépassent tout ce qu’on a encore payé les objets analogues.

A Pékin nous ne pouvons point opérer comme à Yedo, où nous achetions les bronzes par centaines et en bloc. Il nous faut acquérir les pièces le plus souvent une à une, après un long marchandage, et il faut toujours finir par les payer un prix élevé. Nous prenons d’abord dans les boutiques tout ce qu’elles contiennent, puis, en élevant successivement les prix, nous parvenons à nous faire apporter de chez des particuliers des pièces rares qui nous permettent de former une collection des plus complètes.

Arrivés en Chine, nous découvrons du reste, à la vue des vieux bronzes chinois dont nous faisons connaissance, qu’un certain nombre de vieilles pièces que nous avions achetées au Japon et que nous avions d’abord crues japonaises se trouvent être chinoises. Cela s’explique quand on pense que les Japonais, avant de connaître l’Europe, prisaient par-dessus ont les choses venues de Chine.

La collection à Pékin exige une certaine somme de connaissances appropriées. Les objets se classent, selon leurs marques et leurs inscriptions, par dynasties et par les règnes des empereurs. Il faut donc se familiariser avec le nom des dynasties et des empereurs sous le règne desquels l’art a particulièrement fleuri. Pour la collection des bronzes en particulier, on doit se procurer certains livres qui traitent de la matière. Ces livres sont dans les mains des principaux marchands, ils leur servent comme de vademecum. Ce sont : le Pou-Kou-Toii, Figures d’un grand nombre d’antiquités, publié pour la promiero fois sous la dynastie des Sonng, vers l’an 4200 de notre ère, et plusieurs fois réimprimé depuis ; le Si-Tching-Kou-Kieng, Mémoire des antiquités de la pureté occidentale, qui est le catalogue raisonné de la collection de bronzes anciens, réunie par l’empereur Kieng-Long ; enfin le Tsi-Kou-Tchaï, ouvrage plus récent du à un vice-roi de Canton.

Les bronzes chinois remontent à la plus haute antiquité ; ils commencent sous la dynastie des Chang, de 1700 à 1100 ans avant notre ère. Il n’y a point de doute à avoir sur leur authenticité ; ils portent des inscriptions tracées en caractères presque hiéroglyphiques. qui ont cessé d’être depuis longtemps en usage, mais dont les livres donnent la transcription en caractères modernes. Les vases de la dynastie des Chang, comme étant les plus anciens, sont les plus appréciés des connaisseurs. Nous parvenons à en réunir un certain nombre de formes caractéristiques. Après les bronzes des Chang viennent ceux, de la dynastie des Tcheou (de 1122 à 248 ans avant notre ère), de la dynastie des Tchin (de 248 à 206), de la dynastie des Han (de 206 ans avant notre ère à 220 ans après). Les bronzes de toutes ces dynasties comprennent des vases destinés aux sacrifices ou encore des vases honorifiques dont les empereurs faisaient cadeau à des généraux vainqueurs ou à des gouverneurs de province. Leurs inscriptions révèlent, en même temps que leur date, le nom du personnage qui les a fait faire ou bien auquel ils étaient destinés ; aussi ces vases sont-ils estimés des Chinois en raison du nombre de caractères qu’ils portent ; à égalité d’âge et de mérite de forme, de deux vases, celui qui aura les caractères les plus nombreux se payera de beaucoup le plus cher.

Les bronzes des dynasties que nous venons de mentionner représentent par leur forme et leur ornementation ce que l’on peut appeler la première période de l’art chinois, d’un art dont les sources, en supposant qu’il en ait eues au dehors, nous échappent encore. Mais avec le bouddhisme, dont l’introduction en Chine date du premier siècle après notre ère, nous voyons apparaître des formes et des motifs nouveaux ; comme ces derniers ne se rattachent point directement à ceux de la période précédente, nous devons en conclure que les bouddhistes, en introduisant en Chine leur religion, y ont en même temps introduit un art approprié.

La période la plus brillante de l’art bouddhique a été sous la dynastie des Mings, du xive au xvie siècle de notre ère. La dynastie des Mings était une dynastie nationale succédant aux Mongols expulsés de Chine après une longue occupation du pays. L’ère de la dynastie des Mings, en même temps qu’elle a été une époque de rénovation politique, a donc été une époque de renaissance artistique. Après les bronzes des Mings, en se rapprochant de notre temps, on ne trouve plus que ceux de l’empereur Kieng-Long, contemporain de Louis XV, qui aient un style particulier. Ce que l’on fabrique aujourd’hui à Canton et ailleurs, principalement pour l’exportation, est dépourvu de toute espèce de style et n’est plus que de la pacotille.