Voyage en Asie (Duret 1871)/Java/03

Michel Lévy (p. 176-187).


III

DJOCJOKARTA


Le Dieng et ses ruines, — Le régent de Wonosobo. — Les ombres javanaises. — Les ruines de Boro-Boudour, de Mendoul et de Brambanam.
Juillet 1872.


En quittant la résidence des Préanger pour celle de Cheribon, on descend d’un pays de montagnes et de plaines élevées dans des terres basses baignées par la mer. Sur toute la côte règne une grande uniformité de cultures : du riz, et maintenant, au lieu de tabac et de café, des plantations de canne à sucre. On a partout, à perte de vue, des champs cultivés, et, comme la monotonie des cultures n’est rompue que par la vue des sucreries et de leurs cheminées, nous franchissons le plus vite possible la distance qui nous sépare de Pékalongan.

A Pékalongan nous laissons la côte et, prenant dans les terres, nous nous dirigeons sur le Dieng, tant à cheval qu’en palanquin. Le Dieng forme un grand pâté montagneux sur le faîte de la chaîne centrale. Au milieu de ses cimes nous allons trouver les premières ruines de l’ancienne civilisation de Java. L’île de Java, qu’on pourrait se figurer comme une unité politique et nationale aussi bien que géographique, en réalité n’a jamais été rien de pareil. Avant la conquête hollandaise, l’île était divisée en plusieurs royaumes hostiles les uns aux autres. Elle est encore aujourd’hui partagée en deux grandes fractions distinctes par la langue : la partie occidentale, la Sunda, où l’on parle la langue sundanaise ; la partie centrale et orientale, Java proprement dit, où l’on parle le javanais. C’est dans Java même que l’ancienne civilisation de l’île a atteint tous ses développements ; c’est par là qu’ont pris pied d’abord les religions de l’Inde, puis le mahométisme, qui les a remplacées. Il est donc naturel que ce soit là qu’on trouve les restes des anciens monuments. Les ruines les plus importantes sont, dans la partie centrale de l’île, au Dieng, à Boro-Boudour, à Mendout et à Brambanam, dans la partie orientale à Kediri.

Pour arriver au Dieng, on traverse des montagnes où l’action volcanique est partout visible. Entre Batour et le Dieng se trouve une énorme source d’eau chaude, signalée au loin par une colonne de vapeur. L’eau bouillante et sulfureuse jaillit en gerbe avec force à plusieurs mètres. A peu de distance de cette source, du fond d’un petit cratère, se dégagent des gaz mortels à tous les animaux qui s’en approchent. La grande force plutonienne qui a soulevé les volcans sur la surface de Java se manifeste encore au Dieng plus ou moins active.

Les ruines sont sur un plateau, à 6500 pieds au-dessus du niveau de la mer. Ce plateau est environné de pics du haut desquels on découvre la mer au nord et au sud. Les monuments avaient été bâtis en partie sur la surface même du plateau, en partie à mi-côte. Autant qu’on peut se former une opinion par les fragments qui subsistent et qui n’ont point été encore complètement déblayés, il y a eu là des séries entières de temples et de constructions de nature diverse. Cela suggère l’idée d’un lieu de pèlerinage et de retraite religieuse. Il ne reste aujourd’hui que quatre à cinq petits temples, dans un état de conservation suffisant pour bien juger du style de l’architecture dans son ensemble et ses détails. Ce que l’on voit reporte tout de suite à l’Inde, et les sculptures révèlent que c’était la religion brahmanique qui avait là son culte. On n’en sait guère plus long. Les recherches que l’on a faites tendent seulement à placer vers le huitième siècle de notre ère l’époque de splendeur du Dieng.

Nous descendons du Dieng à Wonoboso, sur le versant opposé à celui que nous avons gravi en venant de Pékalongan. Le régent de Wonosobo est d’une très-ancienne famille indigène. Sa femme, quoiqu’elle ne soit plus très-jeune, n’en a pas moins conservé les plus beaux yeux qu’il nous ait encore été donné de voir à Java. Nous trouvons chez eux le régent et sa femme, entourés de leurs sept enfants. Toute la famille a revêtu un même sarong tigré, tacheté de couleurs tranchantes, et forme ainsi un groupe des plus pittoresques. Toutefois la grande raison de notre visite au régent est une représentation de ouayants, d’ombres javanaises, donnée à notre intention.

Ayant pris place sur des sièges, nous avons devant nous un grand panneau tendu d’une toile blanche ; c’est sur ce panneau que l’ombre des marionnettes va se détacher. Le régent possède un ancien jeu de ouayants très-précieux. Ce sont des figures de deux pieds de haut environ, faites d’un cuir taillé très-délicatement et découpé à jour ; les figures sont en outre peintes et dorées avec art. Un jeu pareil à celui du régent coûterait une très-grosse somme. Par-derrière le panneau est accroupi l’impresario, le dalang, comme les Javanais l’appellent. Il a, rangée à sa droite et à sa gauche, toute la série des marionnettes qu’il produira pendant la soirée. La musique ayant commencé à faire entendre en sourdine une sorte d’accompagnement continu, notre dalang se met à l’œuvre. Il prend une figure et la pique, par le pied, sur une tige de bananier disposée à cet effet derrière la toile ; il prend une seconde figure et la pique face à face avec la première, puis il les met toutes les deux eu conversation. Les marionnettes restent tout le temps immobiles sur la tige de bananier, seuls les bras sont articulés, et quand une figure prend la parole, le dalang, qui parle pour elle, les lui tient en mouvement.

Les ombres qui se détachent à tour de rôle sur la toile sont fort originales avec leur profil fuyant, leur nez d’oiseau et les étranges coiffures que le cuir découpé à jour leur dessine ; mais comme il n’y a jamais que les bras qui remuent, cela manque un peu d’animation. Et puis ce sont des marionnettes épiques ! C’est Rama lui-même qui est entré en scène pour faire une déclaration d’amour à une grande princesse. Deux ou trois scènes avec changement de figures ont déjà eu lieu, et cependant les amours de Rama n’ont nullement avancé. Noire imprésario introduit toutes sortes d’aparte qui n’ont rien à faire avec l’action principale, et entremêle de scènes comiques l’épopée tirée du Ramayana. Cela ne finira point. Il est vrai que la foule des Javanais, qui s’est accumulée, a pris ses précautions ; on fume, on boit, on mange, et ainsi préparé, on passera la nuit, et encore la matinée après, à suivre le dalang par tous les chemins où il lui plaira de faire passer Rama et sa princesse. Pour nous, qui n’avons que le plaisir des yeux et non point des oreilles, notre patience se lasse plus vite, et, prenant congé de nos hôtes, nous allons nous coucher.

Nous sommes maintenant dans le Baguelen, un magnifique pays, celui de tout Java où la population est la plus dense. Pourworedjo, où habite le résident hollandais, se perd sous le feuillage d’arbres qui nous paraissent encore plus touffus qu’ailleurs. A peu près à égale distance de Pourworedjo et de Djocjokarta, dans le Kedou, se trouvent les anciens monuments de Boro-Boudour et de Mendout, les mieux conservés qu’il y ait à Java.

Boro-Boudour est une construction d’environ 100 mètres à la base, occupant le sommet d’une petite colline. Elle se compose d’abord de cinq grandes assises carrées allant en diminuant les unes par-dessus les autres, en forme de pyramide. Par-dessus la pyramide carrée sont trois assises cylindriques superposées les unes aux autres, et allant également en se rétrécissant de la base au sommet ; aux assises cylindriques se superpose encore un dôme d’environ cinquante pieds de diamètre. Malgré tout cet échafaudage, le monument semble un peu surbaissé et paraît manquer de proportions. La pyramide tronquée est relativement trop large pour sa hauteur, et les assises cylindriques et le dôme ne sont point d’un volume correspondant à celui des assises carrées sur lesquelles ils reposent.

Il faut du reste bien se rendre compte des dispositions de l’édifice. Ce n’est point un temple dans lequel on puisse entrer pour prier, il n’y a ici aucun vaisseau intérieur, au contraire tout est plein. Boro-Boudour est un immense bloc, érigé à la gloire du Bouddha. Il servait de piédestal à un nombre infini de statues et donnait un grand développement de murailles pour appliquer des bas-reliefs. On trouve là sculptées toutes sortes de scènes tendant à la glorification du Bouddha. Ce sont de belles compositions, parfaitement équilibrées et pondérées, pleines de mouvement, de vie et d’expression. Par l’exécution, elles tiennent comme le milieu entre le style grec et le style roman.

Mendout n’est qu’à une faible distance de Boro-Boudour, quatre ou cinq kilomètres. Le temple de Mendout, qui est assez petit, est demeuré longtemps enfoui sous un monticule de terre ; il n’a été découvert et déblayé qu’en 1835 ; Si nous n’avons pas ici, comme à Boro-Boudour, une construction de dimensions colossales, nous avons en revanche un monument harmonieux dans toutes ses parties. D’abord une plate-forme distincte du temple et sur laquelle celui-ci est placé ; puis le temple lui-même, une tour carrée dont chaque face est ornementée par une sorte de grand panneau défini à l’aide d’arabesques et de moulures. Au centre du panneau sont sculptés des personnages en bas-relief. La tour de Mendout se terminait au sommet en forme de pyramide. Cette partie de l’édifice est celle qui a le plus souffert.

On pénètre à l’intérieur par une petite porte qui sert d’unique ouverture à la chambre dans laquelle on se trouve alors. La pyramide surmontant la tour est exactement au-dessus de la chambre ; le plafond de celle-ci se trouve être ainsi une voûte élancée en encorbellement. Dans la chambre sont placées trois statues en granit ; au fond, directement en face de la porte d’entrée, un Bouddha assis, plus de deux fois grandeur nature ; à droite et à gauche, adossés à chaque face latérale, deux disciples, probablement deux rois, sensiblement moins grands que le Bouddha. Ces statues sont fort belles. Ce qui en fait surtout quelque chose d’admirable, c’est qu’à elles trois elles forment un groupe. Les personnages sont en train de disserter. L’action est si bien indiquée, les divers mouvements de la parole à l’attention et à la réplique sont si justes, que dès l’entrée dans la chambre on en demeure frappé. Le Bouddha du milieu fait aux disciples une démonstration qu’il appuie par un geste du doigt d’une main, l’annulaire, placé sur le doigt correspondant de l’autre main. Ce geste est parlant. L’expression de la tête est très-réussie. C’est le vrai Bouddha de la théologie, avec un air de calme et de sérénité absolus. Les deux disciples écoutent la parole du Bouddha ; leur geste appuie la démonstration du maître et marque que chez eux la conviction va se faisant. Nous avons là une œuvre de grand art, qui peut être également admirée par tous les hommes de tous les temps.

Djocjokarta est situé entre Mendout et Brambanan, et sert ainsi comme de station pour aller de l’un à l’autre. L’ensemble des ruines de Brambanan dépasse en étendue tout ce que nous avons encore vu. Malheureusement ici les tremblements de terre, les arbres qui poussent au sommet des édifices, la main même de l’homme, ont été autant de causes de dépérition, et les monuments ne subsistent plus guère qu’à l’état d’amas de pierres.

A Bramhanan, on est en plein dans le gigantesque. On rencontre les constructions groupées par centaines. L’assemblage principal, Chandi Sewou ou les Mille temples, ne se compose point en réalité de mille temples ; mais, ce qui est déjà un nombre étonnant, de deux cent quatre-vingt-seize petites chapelles formant plusieurs rangs disposés en rectangle autour d’un grand édifice central. Sur chaque face du rectangle se trouvaient placées de colossales figures humaines, des sortes de monstres. Ils avaient sans doute été mis là pour figurer des gardiens aux côtés des entrées, et aujourd’hui encore ils son presque tous en place à leur poste. Le second assemblage, Loro-Jongrang, a dit se composer primitivement d’une vingtaine de temples. Aujourd’hui les six principaux subsistent à peu près seuls et dans un état tout à fait informe. Malgré tout, les statues de Ganèsa, de Sivà et des autres personnifications du panthéon brahmanique qu’on découvre encore entières ou par fragments, montrent assez qu’à Brambanan nous ne sommes plus, comme à Boro-Boudour et à Mendout, sur le terrain bouddhique, mais que nous avons retrouvé la religion brahmanique qui avait son culte de Dieng.

Les ruines de Java suggèrent divers problèmes. Quel est l’âge respectif des constructions ? Comment expliquer l’existence sur le même sol d’édifices du culte brahmanique et du culte bouddhique ? Les édifices appartenant à ces deux cultes sont-ils ou non contemporains ? Ce sont là autant de questions qui paraissent être encore assez mal élucidées. Il n’y a que sur le point de savoir à qui sont dus les monuments qu’on puisse considérer la lumière comme faite.

L’époque antérieure à la venue des religions de l’Inde ne présente à Java aucune trace d’un art architectural indigène né sur le sol. Dès que l’architecture paraît ici, elle est consacrée à des édifices brahmaniques ou bouddhiques qui par le style rappellent ou reproduisent ceux de l’Inde. Puis on cesse de construire. C’est l’époque qui correspond à la disparition des cultes aryens et à leur remplacement par le mahométisme. On ne trouve rien à Java avant les monuments des religions de l’Inde et rien après eux. Il faut donc en conclure que les constructions étaient l’œuvre d’hommes qui avaient apporté en même temps du dehors leurs arts et leurs religions. Ainsi les ruines que nous venons d’admirer sont la manifestation d’un génie étranger à l’île.