Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/16

Michel Lévy (p. 340-348).


XVI

SIROHI


Nous quittons Ajmir en charrettes à bœufs. — Le territoire de Jodpour. — Les Rajpouts. — Les terres du rao de Sirohi. — Les Bhils. — Un pèlerin. — Sirohi en proie à la famine.
Décembre 1872.


Depuis Madras, où nous avons quitté les charrettes à bœufs, nous nous étions flattés — flattés, en vain — de ne jamais plus les revoir. De Calcutta à Lahore, y compris le retour à Agra, nous avions le chemin de fer, et d’Agra à Ajmir, une grande route avec relais de chevaux ; mais, à Ajmir, nous sommes au bout de la civilisation, les relais ne vont pas plus loin. Pour poursuivre dans la direction de Bombay, nous n’avons plus qu’à choisir entre les divers modes de transport indigènes : les chameaux, les palanquins et les charrettes à bœufs. Avec les chameaux, on est par trop exposé au soleil et par trop secoué ; les palanquins, on nous en parle, mais vérification faite, ils sont introuvables ; si bien qu’il ne nous reste que le troisième mode de transport, les bœufs.

Nous avons de longues journées de route à faire dans un pays à peu près désert, et Ajmir ne nous offre que de maigres approvisionnements ; il eût fallu tout apporter d’Agra. Puis il nous est impossible de nous y procurer les voitures quelque peu perfectionnées avec lesquelles les Anglais font ces sortes de voyages ; nous devons nous contenter des affreux véhicules indigènes.

Dans le nord de l’Inde, le char à bœufs employé pour les voyages est une sorte de petit carré ou piateau sans rebords, soutenu au-dessus de deux roues basses par tout un échafaudage de traverses. Des quatre coins du carré se dressent des montants ; ils servent de supporta une chemise d’étoffe, qui recouvre le plateau sans préserver ni du chaud, ni du froid, ni de la poussière, ni de la pluie. Le long du timon, on a disposé, entre deux tringles, un filet dans lequel le conducteur de la charrette se pelotonne au milieu des sacs et des bagages. Sur le plateau couvert qui constitue la place du voyageur, on ne peut être assis qu’en tenant les jambes pendantes par-dessus les roues ; il faut donc rester en dedans, ramassé sur soi, dans des positions intolérables. Que si vous voulez vous étendre, vous devez passer les jambes dans le filet, où vous avez à leur faire une place en lutte avec le bouvier. Vous pourrez alors essayer de dormir, la tête en bas, le plateau, sur ses petites roues, étant rejeté en arrière par le timon, appuyé haut sur le cou des bœufs.

Nos personnes et les bagages répartis entre cinq charrettes, nous sortons d’Ajmir d’un pas solennellement lent. Nous voilà à recommencer un de ces voyages qui ressemblent à un voyage au long cours. Nous en avons pour douze, quinze ou vingt jours, selon la hâte que les chances de la route et la qualité de notre bétail nous permettront de faire. Nous traversons en premier le territoire attaché à Ajmir, et, comme la ville, sous la domination anglaise. Tant que nous sommes lâ, les signes de civilisation ne manquent point ; nous avons surtout une bonne route. Mais ayant franchi les monts Araoualli, nous entrons chez le rajah de Jodpour, et chez lui les traces de la barbarie se font tout de suite sentir.

La route n’est plus qu’une sorte de sillon qui serpente à travers les buissons ; on y est à fond dans la poussièrc ; elle est difficile à trouver, et pour ne point la perdre, il nous faut, dès la tombée de la nuit, recruter des guides de village en village. La direction que nous suivons sur Pali nous fait côtoyer les monts Araoualli. Ils forment sur notre gauche un mur dentelé de petits pics chenus. Tout le pays sent la soif. La plaine, qui s’étend interminable, ne donne naissance qu’à de maigres plantes et à des arbres chétifs. Autour des villages, on n’obtient des champs quelque peu verts et cultivés que dans les endroits encaissés et grâce à l’eau que des roues mues par des bœufs puisent dans les profondeurs du sol. Ce n’est pas tout à fait le désert, mais on se sent sur sa limite.

En traversant les monts Araoualli, nous croisons d’immenses troupeaux de bœufs employés comme bêtes de somme à transporter du sel ou des grains. Les gens qui les conduisent viennent de l’intérieur de Jodpour. Les femmes ont aux chevilles des anneaux en argent, avec des grelots qui annoncent de loin leur venue. Les hommes sont armés de boucliers, de sabres, de lances. Depuis Agra, plus nous avançons, plus le port des armes devient chose générale, Nous ne rencontrons presque plus personne sur le territoire de Jodpour qui n’ait son sabre à la ceinture et son bouclier dans le dos. Les gens comme il faut, allant à cheval, ont en plus un fusil ou quelque vieille paire de pistolets. Tout ce monde n’en est pas moins fort pacifique et fort poli, nous saluant du plus loin avec de grandes marques de respect.

Contrairement aux Hindous de la vallée du Gange, qui ne conservent que la moustache, les Rajpouts, au milieu desquels nous nous trouvons, portent toute la barbe. Ils la dressent d’une façon très-particulière, rebroussée de chaque côté vers les oreilles. Cela leur donne l’air ébouriffé. Ce sont gens dévots, fort attachés à la religion brahmanique ; ils ont au cou des médailles, et nous recommençons à voir presque tous les fronts marqués de divers signes religieux tracés avec de la bouse de vache. Partout aussi on trouve des chapelles et l’étalage à profusion des emblèmes assez peu décents du culte de Siva.

La route que nous avons prise nous tient éloignés de Jodpour, la capitale de l’État, mais nous passons à Pali, qui est la ville la plus importante après la capitale, et que le dictionnaire géographique donne comme un lieu d’une certaine importance commerciale. On ne s’en douterait certainement pas à voir l’aspect sale et délabré de la ville et l’air de ruine de toutes choses. Le rajah actuellement régnant pressure les populations sans autrement s’occuper d’elles ; c’est un assez vilain homme, en lutte avec ses fils, en querelle avec ses voisins, n’ayant nul souci de ses sujets.

À Pali et sur la route il existe cependant un dernier signe de civilisation. Ce sont les bungalows que le gouvernement anglais a bâtis pour les voyageurs. À chaque station nous trouvons une petite maison avec tables, chaises, bois de lit, plus un gardien qui nous donne de l’eau et du feu, qui nous vend des œufs et des poulets. Nous n’avons qu’à sortir notre literie des charrettes et qu’à mettre à l’œuvre notre cuisinier pour nous trouver installés.

Après avoir dépassé Pali et être sorti du territoire de Jodpour, nous entrons sur les terres du rao de Sirohi. Le titre de rao est, dans l’ordre de l’étiquette hindoue, une qualification quelque peu inférieure à celle de rajah. Si dans Jodpour on sentait la barbarie, dans Sirohi on sent la sauvagerie. Le territoire de Sirohi est presque absolument inculte, en partie couvert de broussailles et de jongles. Le sol n’est occupé, dans certains endroits, que par des tribus de Bhils.

Ces Bhils sont les restes — comme il s’en rencontre encore dans les parties reculées de l’Inde — des peuplades autochthones qui occupaient le pays avant l’arrivée des Aryens. Les Bhils ont traversé les âges et vu passer par-dessus eux les Aryens, les musulmans, les Anglais, sans que leur degré de civilisation s’en soit ressenti. Nous les voyons sortir de dessous des huttes misérables faites de paille et de branchages. Ils vivent dans un abject état de paresse, de misère et de malpropreté. Leurs traits diffèrent sensiblement de ceux des Hindous ; ils ont les pommettes saillantes, les lèvres grosses, et quelque chose de vague et d’égaré dans le regard. Ils n’ont point été convertis aux religions aryennes et ils restent adonnés à un fétichisme grossier. Leur culte se fait au pied de grands arbres ; dans les branches ils suspendent des lambeaux de peau de bêtes, et au pied ils placent des pierres peintes en rouge. Eux aussi vont armés, mais d’une façon tout à fait primitive, avec l’arc et les flèches. Ils portent l’arc à la main, et leurs flèches, faites d’un mince roseau, dans un carquois sur la hanche. Les Bhils ont la réputation d’être de grands voleurs. C’est avec difficulté que nous parvenons à faire marcher nos charretiers la nuit, lorsque nous devons passer près de quelques-uns de leurs villages. Les Rajpouts et les Hindous, de religion brahmanique, les tiennent en grand mépris ; ils n’entrent que le moins possible en contact avec eux.

Les castes et les classifications, plus que partout ailleurs, exercent donc ici leur empire. Depuis que nous sommes sur le territoire de Sirohi, nous avons augmenté notre suite d’un pèlerin qui revient de Bénarès et d’un Bhil, qui nous sert de guide. Nous avions déjà parmi nos charretiers un brahmane, parmi nos domestiques un musulman ; cela fait autant de gens cuisinant séparément, qui, pour rien au monde, ne consentiraient à boire et à manger ensemble. Notre pèlerin surtout, qui revient de se purifier dans les eaux du Gange et qui se considère en état de grande sainteté, se tient avec soin à distance des gens de la basse caste ou sans caste, catégorie dans laquelle nous sommes compris. Il a même hésité longtemps à accepter l’offre que nous lui avons faite de nous accompagner et de déposer sur nos charrettes les bouteilles d’eau du Gange qu’il rapporte avec lui ; ce n’est que la peur des voleurs Bhils qui a prévalu pour le décider à accepter notre invitation.

Nous arrivons à Sirohi, traînant après nous toute cette ménagerie. Cette capitale d’un méchant petit État n’est qu’un lieu misérable. Tout le monde y est ruiné, à commencer par le rao, qu’on dit endetté par-dessus la tête. Il y a eu dans ces dernières années des disettes amenées par la grande sécheresse, puis la visite des sauterelles. La sécheresse, les sauterelles, les collecteurs du rao, c’en est vraiment trop pour ce pauvre peuple ; aussi paraît-il aux portes mêmes de la famine, et dans tout Sirohi nous ne pouvons nous procurer aucune provision pas même des œufs.