Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/12

Michel Lévy (p. 309-315).


XII

PATIALAH


La ville de Patialah. — Le palais du rajah. — La résidence et les jardins de Martibagh. — Le premier ministre Sayad Mohamed Hosaïn.
Novembre 1872.


Les Anglais, qui ont détrôné pour prendre leur place le Grand-Mogol et tant d’autres potentats hindous, petits et grands, sont cependant loin d’avoir supprimé dans l’Inde tous les princes régnants. Les supprimer tous eût sans doute été impossible, il y en avait trop. Ils en ont donc laissé subsister un grand nombre, et même dans le cas de gens amis ou alliés, ceux qu’ils ont conservés ont été par eux arrondis et engraissés aux dépens des autres.

Patialah est actuellement le premier parmi les princes du Punjab. Son état occupe sur la carte de l’Inde un espace assez considérable. Il a environ un million et demi de sujets, plus que le roi de Grèce. Il est aussi indépendant qu’un rajah peut l’être sous la suzeraineté de l’Angleterre. Il n’a point chez lui de garnison anglaise, il a au contraire son armée en propre et exerce les droits de justice et souveraineté les plus étendus sur toutes choses.

Quand on a passé Umballa, entre Delhi et Lahore, on arrive à Rajpoura. Là, quittant le chemin de fer, on parvient, au bout de dix-huit milles, à la ville même de Patialah, la résidence du rajah et la capitale de l’État. Les Anglais, le long des routes, autour des villes de l’Inde, plantent des arbres ; en outre, le quartier où ils résident est une sorte de bois qu’ils rendent le plus touffu possible, de telle sorte que la ville hindoue aux mains des Anglais apparaît presque toujours de loin renfermée dans une ceinture de verdure. Mais à Patialah, il n’y a point eu d’Européens pour planter des arbres aux abords de la ville, et les murs de boue qui ceignent la cité s’élèvent nus de la plaine sablonneuse où elle est bâtie.

Le point de la ville vers lequel tout converge est occupé par le château ou palais du rajah. Dans la région du palais on est frappé de la multitude de serviteurs, domestiques, valets et suivants qu’on rencontre. Même dès le bazar et dès la place publique, on trouve un grand nombre d’hommes qui ont l’air de n’avoie rien à faire et qui doivent subsister à l’état de parasites des largesses du prince. Cette classe de gens vivant aux dépens de la cour paraît former une fraction notable de la population, et elle doit être pour le reste un lourd fardeau.

En entrant dans le château, nous trouvons la porte gardée par des sickhs, de fort beaux hommes avec de grandes barbes. Les quelques mille soldats que le rajah maintient sous les armes sont sickhs et appartiennent ainsi à sa secte, car il est lui-même de religion sickhe, tandis que la majorité de la population de l’État se compose de mahométans et d’Hindous.

Le rajah actuel a fait des additions importantes aux vieilles constructions de son palais ; il a rebâti les salles de réception et la grande salle du trône. Tout cela a été meublé à neuf de la façon la plus magnifique qu’à Patialah on ait pu imaginer. Cette nouvelle salle du trône a des proportions suffisamment vastes ; elle ferait une belle salle de fête dans n’importe quel pays. Mais c’est quand on est arrivé à l’ameublement que la difficulté a commencé. Les Orientaux n’ont point de meubles ; lorsque, sous l’influence européenne qui les domine de plus en plus, ils veulent meubler leurs palais à notre manière, ils se trouvent sans tradition pour le faire avec goût ; alors ils entassent pêle-mêle tout ce qui a du clinquant et qui tire l’œil. Ici, du plafond de la salle, pendent de grands lustres, verts, roses et blancs en verre de Bohême ; ces lustres se touchent tous ; à cela on a ajouté des chandeliers, des marbres et albâtres italiens, des cristaux de tout genre, surchargeant les tables et les consoles. La pièce, ainsi encombrée, perd absolument la physionomie d’un appartement particulier pour prendre celle d’une salle où l’on eût fait un déballage pour une vente.

Nous ne manquons point non plus de trouver là une grande boîte à musique, des pendules mécaniques avec petits oiseaux voltigeant de branche en branche, des tableaux à ressorts où des navires se balancent sur une mer agitée. Je m’étais bien souvent demandé où pouvaient aller ces produits spéciaux de l’industrie genevoise. Je sais maintenant qu’ils vont en Asie, car depuis que nous y sommes nous n’avons pas encore visité de prince ou de riche particulier chez lequel nous n’ayons trouvé quelque boîte à musique et de ces pendules à sujets mécaniques.

Chez les Asiatiques, il n’y a jamais rien de complet et qui supporte un examen attentif. C’est un mélange de splendeur et de misère, de luxe et de saleté. Dans leurs palais comme ailleurs, il y a toujours quelque côté par où apparaissent le délabrement et l’abandon. Par exemple, il y a ici, dans les écuries du rajah, un grand nombre de chevaux plusieurs sont de fort beaux animaux, les chevaux sont bien soignés, chaque cheval a à peu près un homme à lui, mais alors les écuries sont formées de hangars misérables, et ceux-ci sont peuplés de rats qui grimpent partout presqu’à l’état familier.

Il se trouve que nous avons on ne peut plus mal choisi notre temps pour notre visite au rajah de Patialah. Nous ne saurions le voir. Il est depuis plusieurs jours retenu au lit par la fièvre dengue. Cette fièvre, qui sans être mortelle rend fort malade, s’est successivement étendue à une grande partie de l’Inde ; nous l’avons déjà trouvée sur notre route dans plusieurs villes.

Dans l’état d’empêchement du rajah, nous sommes reçus par le premier ministre Sayad Mohamed Hosaïn. On nous installe sur ses ordres à Martibagh, à deux milles en dehors de la ville. C’est un grand jardin avec plusieurs pavillons servant de résidence d’été. Le jardin est planté d’orangers, de manguiers, au centre et dans les allées on a creusé des bassins et des canaux revêtus de marbre où l’eau circule et du milieu desquels s’élancent des jets d’eau ; cela a été disposé à l’imitation des jardins d’Agra et Delhi. Il y a eu une époque en Europe où les princes se bâtissaient des châteaux à l’image de Versailles ; dans l’Inde ce sont les palais et les jardins du Grand Mogol qu’autrefois les rajahs ont pris pour modèle.

Nous occupons dans le jardin le pavillon principal situé au fond. Nous n’avons plus ici, comme dans la résidence de ville du rajah, un entassement de bric-à-brac européen ; les deux grandes pièces du pavillon sont décorées dans le goût purement oriental. Il n’y a point de meubles, tout le luxe réside dans les tapis et dans les peintures des murailles. Dans l’une des salles on a retracé sur les murs, à la détrempe, toutes sortes de compositions où figurent les divinités du panthéon brahmanique avec leurs formes monstrueuses et leur type moitié bestial, moitié humain. La moins grande des deux pièces a été décorée de miniatures qui représentent des scènes tirées de la vie des gourous ou prophètes sickhs. Tout cela a réellement du cachet et est fort original.

Aussitôt installés à Martibagh, nous recevons la visite du ministre Mohamed Hosaïn. C’est un mahométan, un homme encore jeune et des plus distingués. Il parle anglais avec une assez grande pureté ; il est suffisamment au courant de la politique générale ; quant aux choses de l’Inde, elles lui sont familières, et il a sur elles des vues justes et larges. Il nous donne tous les renseignements que nous pouvons désirer sur le gouvernement de son État. Il a dans les derniers temps introduit des réformes considérables dans le mode de perception de l’impôt, et il s’occupe en ce moment de la création de routes et de canaux d’irrigation. Mohamed Hosaïn appartient à ce type nouveau dans l’Inde de politiques indigènes formés au contact anglais, qui se sont approprié d’une manière réellement intelligente les idées européennes en matière d’administration et de gouvernement.