Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/08

Michel Lévy (p. 278-287).


VIII

CALCUTTA


La politique de l’Inde. — État de l’Inde au moment de la conquête anglaise. — Résultats de cette conquête. — Développement des ressources matérielles du pays et augmentation de la population. — Transformation de l’inteiligence hindoue et mouvement de rénovation intellectuelle.
Octobre 1872.


L’Inde, lorsque les Européens vinrent lutter pour s’en assurer la possession, avait depuis longtemps subi une première conquête, la conquête mahométane. Les mahométans conquérants avaient réussi à fonder une puissante monarchie, et, pendant un temps, l’empire mongol avait étendu sa domination à la plus grande partie de la péninsule. Mais, à l’époque où les Anglais prirent pied dans l’Inde, la monarchie mongole s’était affaissée sur elle-même. A la place des Mongols musulmans, les Mahrattes, de religion brahmanique, étaient arrivés au premier rang. Les Mahrattes n’étaient cependant point parvenus à fonder un empire véritablement stable, comme l’avaient fait les Mongols, et leur suprématie était restée des plus disputées.

Au moment où commença la conquête anglaise, aucune grande force capable de dominer absolument le pays et de s’y établir ne se trouvait donc exister. Une lutte sans fin et des guerres perpétuelles entre des puissances tant mahométanes que d’ancienne race hindoue entretenaient partout l’instabilité. C’était l’anarchie, la division irrémédiable, fruit de la décomposition politique, que les Anglais trouvaient dans l’Inde, et, aussitôt arrivés, ils étaient devenus la seule force capable de dominer successivement toutes les autres et de les absorber.

Si la conquête mahométane, avec les conséquences qui s’en étaient suivies, était le grand fait d’où découlait l’état politique du pays, on peut supposer que son état moral découlait d’un autre fait non moins capital, la disparition, vers le vie siècle de notre ère, du bouddhisme, par suite du rétablissement de l’ancienne religion brahmanique. Le bouddhisme occupe vis-à-vis du brahmanisme une position analogue à celle du christianisme vis-à-vis du judaïsme, il en est sorti comme un perfectionnement. Le bouddhisme a donc représente pour l’Inde, au moment de sa naissance, la somme d’améliorations intellectuelles et morales que le perfectionnement opéré par le pays sur lui-même lui avait permis de réaliser. Le bouddhisme, par comparaison avec le brahmanisme, représente en effet un double progrès : au point de vue intellectuel, il a délaissé la conception religieuse grossière que le brahmanisme se fait des forces de la nature, qu’il personnifie dans des divinités nombreuses et bizarres ; en morale, il s’est dégagé de l’idée de caste et il est arrivé à la notion de l’égalité de valeur de toutes les créatures humaines.

La disparition du bouddhisme, après qu’il a régné dans l’Inde pendant des siècles, et le retour de l’ancienne religion brahmanique, veulent donc dire que le pays s’est trouvé incapable de s’approprier définitivement les éléments de culture perfectionnée qui s’étaient fait jour. On a là le spectacle d’une réaction qui fait que les vieilles forces primitives et plus grossières réabsorbent, pour les faire disparaître, les éléments supérieurs qui se dégageaient. Ce pas en arrière si considérable influe sur le sort de toute la civilisation hindoue ; il n’y aura plus désormais de mouvement ni de développement ; l’Inde, restée en enfance, vieillira immobile, attachée an passé, et, au moment où les Anglais en feront la conquête, le pays, qui, au point de vue politique, est dans un état de décrépitude et d’impuissance complet au point de vue moral, présentera, s’il se peut, le spectacle d’une décrépitude et d’une impuissance encore plus grandes.

Ce qui frappe en effet par-dessus tout dans la civilisation hindoue, c’est le caractère qu’on lui découvre d’un état qui est resté celui de l’enfance, combiné cependant avec tous les signes de la décrépitude. Tout dans l’Inde est rudimentaire. En politique, on ne voit point que l’Hindou soit jamais arrivé à la notion de la patrie ou de la cité, non plus qu’à celle dé droits dans l’ordre civil. Nulle part la société civile n’est parvenue à avoir suffisamment conscience d’elle-même pour s’affirmer à part de la société religieuse ; aussi demeure-t-elle soumise au moule théocratique.

Dans l’ordre éthique, l’Hindou ne possède aucune notion développée de l’idée de justice, aucune conception de droit naturel. Par la caste il établit toutes sortes d’inégalités d’essence d’homme à homme. Dans l’ordre intellectuel, il n’a aucune idée définie de lois connues comme réglant les forces de la nature. Celles-ci sont personnifiées par des divinités bizarres qui dans leur caprice décident arbitrairement des choses de l’homme ; aussi la religion n’est-elle qu’un grossier paganisme qui pèse d’un poids écrasant sur l’esprit pour le tenir abaissé. Le seul côté, avec celui de la métaphysique, par où l’intelligence hindoue ait jeté à ses débuts un vif éclat, est celui de la poésie. Mais l’ère de la grande prose et de la poésie de nature réfléchie n’est pas venue dans les temps modernes après celle de la poésie primitive, et l’ancienne Inde, avec ses hymnes védiques et ses épopées, représente un ordre de culture analogue à ce qu’était celui de la Grèce alors qu’elle n’avait encore produit que les hymnes orphiques et les poèmes homériques.

Du côté du développement matériel, l’Inde a le même caractère qu’elle a dans l’ordre moral : tout est rudimentaire. L’Hindou n’a guère appris à se vêtir ; il est de tous les hommes resté le plus imparfaitement nourri ; chez lui, les arts utiles, l’industrie, l’agriculture, n’ont reçu aucun perfectionnement ; produisant très-peu, il est toujours demeuré très-pauvre.

Cependant cette civilisation, sans avoir dépassé d’état d’enfance, parle fait du temps, était arrivée au plus complet abaissement. Les castes, alors qu’elles avaient perdu leur sens primitif, subdivisées à l’infini, y séparaient plus absolument que jamais l’homme de l’homme. La religion, loin de s’épurer, était devenue un paganisme tous les jours plus grossier et plus sensuel. Les pratiques les plus criminelles s’étayaient sur elle. Pour les thugs, le massacre et l’assassinat étaient passés à l’état d’actes religieux ; et les brahmanes avaient poussé l’abus de la supériorité de force d’un sexe sur l’autre jusqu’à apprendre au plus faible à se brûler vivant pour honorer l’autre[1]. Il n’y avait nulle part de sauvegarde pour les faibles et les petits ; c’était un état de guerre chronique, traînant après lui la dépopulation, la diminution des terres en culture, avec de grandes bandes de pillards ravageant les États, et de petites assassinant sur les routes.

Cette société ainsi avilie et décrépite, les Anglais l’ont conquise. Qu’en font-ils ?

Dans l’Inde, autrefois livrée à la guerre et au pillage chroniques, les Anglais font régner aujourd’hui la tranquillité la plus absolue et une paix perpétuelle. Ils ont établi partout une police excellente avec des juges ; le pays a été purgé des thugs et des empoisonneurs ; les brahmanes n’ont pu plus longtemps brûler les veuves. Chacun a trouvé protection auprès de magistrats intègres. Les Anglais ont greffé toute la partie matérielle de la civilisation européenne sur la civilisation hindoue. Les routes, les chemins de fer, les postes, les télégraphes, ont été établis. De grands travaux d’assainissement et d’embellissement dans les villes, d’irrigation dans les campagnes, le développement des cultures industrielles, de l’indigo dans le Bengale, du thé dans l’Assam, du coton à Bombay, ont partout développé les ressources locales. Sous la domination anglaise, la population de l’Inde s’est donc accrue, et la richesse s’est accrue dans des proportions encore plus grandes.

Cependant les transformations matérielles ne suffisent pas ; c’est dans le domaine de l’esprit qu’il faut apporter des modifications pour être définitivement maître des hommes. Or, sous l’influence anglaise et au contact des idées européennes, l’Inde subit en ce moment une véritable transformation intellectuelle. La classe qui s’éclaire est enlevée à ses dieux et passe à l’état de scepticisme vis-à-vis de son grossier paganisme. L’esprit de caste se relâche et s’affaiblit, et, lorsqu’on aura réussi à généraliser les tentatives, auxquelles on commence à se livrer, de donner de l’éducation à la femme hindoue, les trois grandes forteresses de la barbarie hindoue, la religion grossière, les castes et l’abaissement de la femme, seront à la fois battues en brèche.

On s’étonne du nombre d’indigènes que l’on rencontre ayant une telle connaissance de la langue anglaise qu’ils la manient comme un instrument naturel. On voit de jeunes Hindous sortis des écoles, subir avec succès des examens comparatifs en concurrence avec les jeunes Anglais et entrer, au même titre que ces derniers, dans le corps administratif. Dans le commerce, dans les carrières libérales, la médecine, le barreau, les Hindous arrivent aujourd’hui en grand nombre, après avoir subi une préparation qui les rend les égaux des Anglais.

Les branches les plus variées des connaissances et de la littérature sont maintenant cultivées par des Hindous, Tous les jours augmente le nombre des livres, des journaux qu’ils publient, non-seulement dans leurs idiomes, mais encore en anglais. Sous cette influence, l’Inde ne se remet pas seulement à penser, elle agrandit le champ de sa vision. L’intelligence hindoue, qui, laissée à elle-même, ne s’est appliquée qu’à la poésie et à la métaphysique, fait siennes en ce moment les notions que lui fournissent les Européens sur des sujets qu’elle n’avait jamais entrevus : les sciences, l’histoire, le droit, la politique. Quand on considère le travail de transformation qui s’opère ainsi, on peut concevoir un moment où l’Inde, entièrement transformée, fera dater l’époque de sa régénération du jour où les Anglais, par la conquête, lui auront apporté les éléments de vie nouvelle et de développement supérieur qui lui manquaient absolument.

La conquête de l’Inde n’a pourtant été faite que par une société de marchands, avant tout avides de lucre, Cependant, dès qu’elle s’est trouvée assise, la compagnie des Indes, quels qu’aient été ses erreurs, ses fautes, ses crimes même, a réalisé une grande amélioration sur tout ce que l’Inde avait connu auparavant en fait de gouvernement, tant est encore grande la distance qui sépare le degré de lumières et de moralité de l’Européen, même au plus bas, de celui des princes et des castes gouvernantes de l’Inde. Aujourd’hui la compagnie a disparu, le gouvernement de l’Inde n’existe plus qu’à titre de délégation de celui de la métropole. On est frappé, quand on l’étudie, de la connaissance profonde que les Anglais possèdent des diverses parties de l’Inde, qui permet de leur appliquer les mesures de législation les meilleures, et du désir général qu’ils ont d’exercer leur pouvoir d’une manière qui soit avantageuse pour le peuple conquis. Le sens politique et l’intérêt de la conservation poussent les Anglais dans cette voie, et, à défaut de tout autre mobile, suffiraient à les y maintenir, car ils leur disent assez qu’on ne peut fonder une domination durable sur une aussi grande multitude qu’autant qu’il existera dans son sein l’opinion qu’en somme la conquête lui est favorable.

  1. Dans la seule division administrative de Calcutta, on comptait, en 1817, 442 cas de suttis, ou de veuves brûlées vives sur le bûcher avec le corps de leurs maris.